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René Daumal : la quête de l'être, 2ème partie

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exemplaire de la bibliothèque municipale de Reims
A terme, ce constat semble avancer une vision cynique de l’homme qui peut et doit être contrôlé par des cadres strictes, délivrant en un certain nombre d’informations elles-mêmes encadrées, qui régissent les marges de manœuvres de la pensée. Pire encore, ce système n’existe  pas parce qu’une élite, dominée par un appétit de domination, en orchestre le mouvement, mais bien parce que l’homme semble nécessairement poussé au chaos comme le laisserait penser l’existence d’une pensée libre et autonome chez un individu dont le crime serait simplement d’être soi à l’image de « cette femme qui portait une torche et un seau d’eau et qui, interrogée par un saint homme, expliqua que le feu était pour incendier le Paradis et l’eau pour éteindre l’Enfer, afin que les humains fissent désormais ce qu’ils auraient à faire, non plus par espoir ou crainte d’un sort futur, mais pour le seul amour de Dieu. Nous serions alors tous rôtis… ou noyés, je ne sais pas trop, ajouta-t-il malicieusement » (p. 145). Telle est la doctrine du projet de la civilisation qui promet l’étouffement de la pensée de l’homme au nom de la sauvegarde de ce dernier, comme le montre la phrase emblématique du guide : « faire sans savoir et savoir sans faire ». L’expression est singulière en ce que les théories philosophique de l’art ont souvent questionné le rapport de ces deux termes, comme le fait de même Daumal dans son texte Poésie noire, poésie blanche où ils sont essentiels à la création de l’art. En somme, une telle pensée, qui se refuse par essence à l’art, propose nécessairement un mécanisme de la pensée qui nie toute forme de transcendance du moi avec le monde, de connaissance de l’être, et se construit ainsi dans un mouvement égoïste incapable de sortir de ses propres gestes.

Dès lors, l’organisation de ce monde en trois catégories d’habitants traduit bien le vide auquel l’esprit se confronte et vers quoi la pensée contemporaine prétend se diriger. Tout d’abord, les Fabricateurs d’objets inutiles font partie de ceux qui adorent un de leurs viscères. Enfermés dans la contemplation de leurs constructions fictives, ils vivent dans ce qu’ils nomment « le monde des idées ». L’homme étant un parasite à leurs yeux, ils cherchent à rendre ce viscère immortel par un art tout autant stérile. A travers eux, Daumal attaque ces défenseurs modernes d’idéaux, en décalage avec un monde empirique et matériel, qui vivent de leurs propres illusions à tel point qu’ils ne peuvent en voir les failles (par exemple un défenseur acharné de la démocratie qui refuserait de constater la corruption de son gouvernement). Ceci n’est également pas sans rappeler la critique nietzschéenne de l’homme moderne qui s’enferme dans sa spécialité tout en se fermant au monde, prenant l’objet de son étude pour sa manifestation fondamentale. Nietzsche en fait une des figures du nihilisme incomplet, où l’expression « d’hommes supérieurs » (associés aux « vestiges de Dieu sur la Terre ») fait curieusement écho à celle d’ « Evadés supérieurs », comme Daumal montre bien en quoi ils ignorent tout du monde et de ses vérités. Ils sont semblables à ce « consciencieux de l’esprit[1] » qui, s’accrochant à l’idéal d’une science parfaite, n’étudie qu’une seule chose, mais intégralement : le cerveau de la sangsue[2]. Dans un second temps, Daumal remarque les Fabricateurs d’objets inutiles qui se caractérisent de manière claire par une mécanisation de la pensée : « ils confiaient à des mécaniques étrangères le soin de penser pour eux. Le premier logeait sa mécanique dans ses entrailles, le second dans son crâne ; c’était toute la différence ». Avec eux, la référence baudelairienne peut prendre tout son sens en ce que ce corps social se manifeste par une fracture de l’homme comme organisme vivant et esprit, le corps dominant l’esprit et l’esprit le corps dans l’autre cas. L’homme est bien ce « microbe » incapable de régulation, ignorant de sa propre vérité qui est autant une vérité de chair que de pensée. « Figurants de songe », pour reprendre l’expression citée plus haut, l’homme de La Grande beuverie est ce mort-vivant perdu dans un monde imaginaire (il erre dans un monde immatériel pareil au rêve), ignorant sa réalité empirique (il n’est qu’une figure indistincte et sans contour) et refusant la conscience de soi (le rêve est le royaume de l’inconscient mais échappe à l’analyse intellectuelle si on s’en contente). Enfin, les « logologues », ou explicateurs d’explications inutiles manifestent bien cette pensée qui tourne à vide, enfermée dans ses constructions factices et où la vérité est donc celle de n’importe qui. On peut difficilement se permettre de ne pas remarquer une critique des critiques où le terme d’ « esthéchiens » cache à peine celui d’esthète/esthéticien. En effet, pareil à l’esthète proustien, enfermé dans sa culture et alors incapable de véritablement créer, il est une figure du néant chez l’intellectuel où le néologisme, incluant le mot « chien », souligne à la fois un mécanisme vide (comme le chien va chercher un bâton lancé), voire une situation proche de l’esclave, et une dimension impure à l’être en ce qu’ils « vivent dans le domaine de la ‘’connaissance pure’’ » (p. 121). Leur vérité est nulle, leur monde est transparent et consacre le refus de la pensée en ce qu’ils « s’ingénient à décortiquer les propos des autres pour en extraire une vérité inutile » (p. 121). Pour symboliser cet étirement absurde des réflexions intellectuelles chez ceux qu’il cible –la pensée universitaire avec tout ce qu’elle a de plus normé et absurde aux yeux de Daumal–cet ouvrage en dix volume que se propose de rédiger les compagnons de la beuverie et qui portera pour nom : «Erreurs qui restent à commettre dans l’interprétation de ce que n’est pas la dialectique matérialiste » (p. 44).

~Portée didactique/gnomique : vers un éveil de l’être.

Si la vision daumalienne est une critique sévère des intellectuels de son temps et de la place faite à la pensée dans un monde de plus en plus dominé par la technologie, elle ne se contente pas d’en montrer les failles. En effet, selon l’héritage d’une littérature didactique clairement revendiqué à travers l’humour ironique et révélateur d’un Rabelais, Jarry et Fargue (p. 35), Daumal fait sans cesse le constat d’une situation révoltante tout en le doublant d’un devoir-être. Le sentiment de détresse de la perte de l’être dans l’histoire s’accompagne donc nécessairement de ce qui semble être une solution au problème. La Grande beuverie se veut ainsi un manuel pour aider à penser où ce décalage entre ce qui est et un devoir-être peut provoquer le rire comme moyen de dévoilement de cette vérité, premier pas vers une conscience d’un état de l’homme. Dès lors, le rôle des définitions tirées d’un dictionnaire supposé aider à comprendre le langage des « Evadés supérieurs » fait sans cesse des allers-retours entre la conception actuelle et la conception passée où cet écart témoigne de l’absurdité du monde contemporain.

Ainsi, le lyrisme est défini comme «  un dérèglement chronique de la hiérarchie interne d’un individu, qui se manifeste périodiquement chez celui qui en est atteint par un besoin irrésistible, dit inspiration, de proférer des discours inutiles et cadencés. N’a rien de commun avec ce que les anciens appelaient lyrisme, qu’était l’art de faire chanter la lyre humaine préalablement accordée par un long et patient travail » (p.83). L’incapacité à comprendre cette notion en fait, aux yeux de l’homme moderne, une maladie dominant de manière frénétique le sujet contaminé. La référence au passé elle-même est quelque peu déformée en la réduisant à une réalité matérielle et ignorant le concept d’inspiration, c’est-à-dire de possession du poète par les Dieux, afin de mieux le pervertir pour le rendre odieux et incompréhensible pour le contemporain et l’associer à la folie dans cet écart entre une totale absence de contrôle et un travail minutieux et technique. De même la raison est définie désormais comme un « mécanisme imaginaire sur lequel on se décharge de la responsabilité de penser » afin de justifier un mode de pensée délirant et arbitraire que Daumal pointait dans les critiques d’ouvrages[3]. La pensée, elle, est ainsi clairement à une nécessité d’asservissement et de domination puisque sa simple existence semble relever d’une forme d’insurrection, un au-delà des cadres limités qu’il s’agit de contenir par une froide mathématique alors que les potentiels de l’esprit sont à proprement indéfinissables, c’est-à-dire infinis : « La pensée : tout ce qui dans l’homme n’a pas encore été pesé, compté, mesuré » (p. 120). La volonté de redéfinition des termes pour montrer un écart entre l’être et le devoir-être se manifeste même dans la syntaxe des mots. Ainsi, le mot « prière » devient le néologisme « plière » ramenant l’acte de prier à sa plus simple matérialité, c’est-à-dire l’acte de s’agenouiller ou, plus grossièrement, de s’incliner devant l’entité vénérée. Ceci permet de ruiner le concept de spiritualité/religion en soustrayant sa valeur immatérielle qui est son fondement afin non seulement d’uniformiser toutes les formes de croyances et de leur prêter la même intention (une intention d’esclavage, de soumission). D’un certain côté, on pourrait penser que cet emploi ironique du néologisme par Daumal peut faire référence aux athéistes radicaux qui ne voyaient dans la religion qu’une forme d’asservissement de l’homme par l’homme sans en questionner la portée philosophique et gnomique tant ils étaient animés d’un désir de destruction les rendant aveugles à toute réflexion. Enfin, les explications que le narrateur reçoit lors de son exploration de la Contre-Jérusalem sont généralement bien doublées d’un devoir-être, comme les définitions, afin de rappeler la nécessité d’un ordre de direction, une forme de téléologie, dans l’existence humaine. Dès lors, il fait toujours la différence entre les vrais savants, les vrais artistes, religion, amour, vérité…etc. et leurs sournoises imitations :

« Le savant fait œuvre utile. De toutes ses hypothèses que l’expérience a vérifiées, il ne conserve que celles qui peuvent servir à son bien et à celui des autres. Le Scient, au contraire, recherche la vérité pure comme il dit, c’est-à-dire celle qui n’a pas besoin d’être vécue. […] Quelques Scients prétendent bien étudier la pensée ; mais comme ils ne savent qu’expérimenter qu’avec la règle et la balance, ils tiennent tout au plus entre leurs instruments les déchets et les traces matérielles de la pensée […]. Ce qu’ils appellent pensée, c’est l’image d’un front plissé et d’un sourcil crispé » (pp. 107-108).

A terme, cet écart entre ce qui est et le devoir-être, marqué par le rire de l’ironie, agit comme moyen de révélation acéré d’une réalité qu’on tente de cacher sous sophismes et autres moyens. Pourtant, rares sont les solutions clairement explicitées dans La Grande Beuverie, tout au plus le rire est-il esquissé. L’enjeu fondamental relève en réalité plus du constat d’une expérience. En effet, le narrateur daumalien ressort de l’expérience catabatique, le regard dévoilé, la vision changée. C’est cette confrontation à l’être, à soi et au monde, que cherche Daumal en prétendant offrir une expérience au lecteur. C’est pourquoi « alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense » (p.90). De même, c’est également la raison pour laquelle il se Daumal se met en scène, croisant son propre double qui justifiera son projet :

 « Cela s’appellera […] La Grande Beuverie. Dans une première partie, je montrerai le cauchemar de désemparés qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballotés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraîchissent pas. Dans une deuxième parti, […] ce qui se passe ici et l’existence fantomatique des Evadés ; comme il est facile de ne rien boire, comment les boissons illusoires des paradis artificiels font oublier jusqu’au nom de la soif. Dans une troisième partie, je ferai pressentir  des boissons à la fois plus subtiles et plus réelles que celles d’en bas, mais qu’il faut gagner à la lueur de son front, à la douleur de son cœur, à la sueur de ses membre » (p. 90).

 L’expérience de la beuverie a donc une portée gnomique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle un projet de connaissance sur soi et le rapport au monde entre un sujet et celui-ci. En revendiquant son écart avec la philosophie, elle prétend dépasser l’ordre logique du discours instauré par la dissertation philosophique, régie par les propositions, vérifications, thèses et antithèses afin d’offrir quelque chose qui s’adresse à la fois à la composition intellectuelle qu’est l’homme comme à l’organisme vivant, fait de chair. C’est pourquoi le constat final de l’expérience n’est pas clair, c’est pourquoi il ne s’articule pas sur une phrase finale qui résoudrait le problème de l’ivresse collective, mais une sensation indistincte qui informe l’être d’un malaise, d’une angoisse dans sa rencontre avec le monde mis à nu :

 « Entre les cercles vicieux de la beuverie et ceux des paradis artificiels, je ne pourrais plus jamais choisir, je ne pourrais plus m’engrener, je n’étais plus qu’une désolation » (p. 145).


Conclusion

Les dernière pages manifestent ainsi ceux vers quoi doit tendre l’être alors ébranlé par l’expérience : « l’eau et le feu : c’est pour nous l’image de deux ennemis indestructibles. Pourtant l’un n’existe pas l’un sans l’autre » (p. 169). Dans l’angoisse de l’expérience, on doit rechercher, ou du moins tendre vers, l’harmonie des contraires, conscience et inconscience, intellectualité et sensualité, esprit et chair au risque de devenir fou en se plongeant dans l’extrémisme d’un des deux. L’enjeu principal est pourtant bien dans l’éveil de l’être, son ouverture à la conscience qui le renseigne sur son état, peut-être pas de manière claire mais au moins par la naissance d’un sentiment qui lui fait sentir cette détresse de l’abandon de soi : « Et constater cela me fait espérer ; mais encore ici cette espérance vous semblera désespoir ». L’ultime annonce, prophétique, du narrateur daumalien, revenant des sources internes de l’être, prédit le moyen principal de ce qu’il nommera sous plusieurs noms comme « l’expérience fondamentale ». L’angoisse, née de l’expérience, n’est pas juste un des symptômes de cette rencontre avec l’être, elle devient le ressort principal de cette quête poétique du moi que La Grande beuverie, en exposant sa nécessité fondamentale, prépare et augure.



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La fête de l’âne ».

[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La sangsue »

[3] Voir le tableau dressé par Daumal dans Chaque fois que l’aube parait, Essais et notes, I, « Poésie et critique » où les seuls critiques qu’il ne renie pas sont ceux justifiant leur analyse par ce qu’il nomme un « déterminisme de la chose réelle » à la manière de Roland de Renéville qui  ne fait pas « de l’œuvre de Rimbaud une simple illustration de la doctrine […] ne fait pas de la doctrine une simple hypothèse  vraisemblable pour expliquer l’œuvre et la vie de Rimbaud. Mais par l’œuvre il fonde la doctrine et par la doctrine il fonde l’œuvre ».


Le monde mystérieux d'Andy Kehoe

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Appearance of a Sylvian Specter

Andy Kehoe est un illustrateur américain, vivant à Pittsburgh, diplômé de la Parsons School of Design. L'artiste reste assez secret puisque bien peu de choses de sa vie privées sont trouvables sur le net, on sait néanmoins qu'il est né d'une mère coréenne et d'un père irlandais et allemand, et qu'il a un frère jumeau avec qui il est très lié. La biographie sur son propre site est très métaphorique et c'est ce qui fait l'attraction de l'artiste : son mystère. Deux belles interviews lui ont été consacrées sur les webzines Juxtapoz et Combustus et permettent d'en savoir un peu plus sur sa manière de travailler et ses inspirations. L'artiste est représenté par plusieurs galeries dont deux américaines et une italienne (Mondo Bizzarro). 

Bearer of Wonderment

Son art peut être à la fois apprécié des adultes comme des enfants. Il y a une part de rêve et de fantasmagorie dans ses peintures, qui nous plongent immédiatement dans un autre monde. Il utilise souvent les mêmes couleurs : des tons bleus, bruns et ocres, des couleurs presque primaires, voire primitives, qui nous emportent dans des mondes anciens. Il souhaite apporter une part de mysticisme au public, dans un monde ultra matérialiste qui ne vénère plus les divinités et les légendes. Voilà, les peintures de Kehoe ont une profondeur légendaire. Légendes nordiques, indiennes, contes européens, tout cela se mélange avec l'imagination fertile de l'artiste. Il frôle avec le monde de l'enfance, raconte des histoire mystérieuses avec des animaux bizarres issus de cauchemars, met en scène la part d'ombre que chacun porte en soi, dialogue avec les spectres et autres monstres qui se cache dans le noir, et en dégage leur étrange beauté avec ses pinceaux. 

Roamer of the Subterranean Forest

Call Forth the Seed of Winter

Transdimensional Emissary



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En savoir plus :



Le Trottin : chapitre 21

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Suite du roman de Christian Jannone (précédents chapitres ici).


Après le bain, Delphin Enjolras


Chapitre vingt et un


Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait  subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma. Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.

  A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour. L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts, que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât, du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires. C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.

 Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle. 

  Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie. 
  A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe. 

« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient. 
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres. 
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
  
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger. 
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai. 
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas ! 
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie. 
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère. 

  Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »

 L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
  Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement, qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance. 
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »

  A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche, traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son entrejambes blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ? 

 Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! » 

  Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle abominait la vicomtesse, qui elle-même avait célébré ce culte noir au souvenir gustatif funeste sous le déguisement de la Mère, faux-semblant auquel elle avait cru dur comme fer avant qu’elle n’éventât la ruse. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles la tromperie de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais. 

 Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier : 
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
  Mais la pierreuse d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais là où elle désirait être, grattait, labourait et meurtrissait son moi secret d’où sourdait une eau malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair féminine infectée. 
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
  C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde… 
  Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule impudique de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de la ponctionner, de la cureter à plaisir. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes ces suppurations de fille perdue et condamnée. La jeune damnée se contenta de dire : 
« La prochaine fois, tu mourras… »
  Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun. 

  Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles. 
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté,  Odile et Marie auront eu plus de chance… »


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 Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut. Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.

 Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie. Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance. 

  Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil : 
« On est encore loin ? »

  Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ?  L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine. 

  Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Mais ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant. Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.

  Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître. 
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »

  Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.


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  Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore. 


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   Une fois les premiers secours prodigués (un bon grog leur fut administré), nos deux fugitives aventureuses furent envoyées et placées en observation à l’hôpital de Laon. On les y garda quelques jours afin qu’elles récupérassent de leur périple. Nonobstant leur éprouvante odyssée, toutes deux étaient robustes. Elles avaient tout simplement grand’faim et grand froid et étaient assoiffées. Leur chance avait été conséquente. Laon est une bonne ville, connue pour se subdiviser en une partie haute, qui a su conserver son empreinte médiévale, qualifiable de bourgeoise, et une basse, abritant des populations modestes. La cathédrale, superbe, surplombe tout, tout le bosquet des toits d’ardoise de la vieille cité médiévale, se dressant tout en haut de l’antique motte féodale, au point que sa réputation d’être visible à distance n’est nullement usurpée. L’hôpital général lui-même est une bâtisse historique du XVIIe siècle, plus exactement du temps de César d’Estrées, même si certains aménagements n’ont pas un demi-siècle.  
  Au cinquième jour, tempêtant dans son lit, Odile réclama à cor et à cri qu’un fonctionnaire de police vînt la voir car elle avait beaucoup à lui conter et la presse locale relatait la découverte par la gendarmerie, à proximité de Condé, de deux petites inconnues vagabondes dont on ignorait l’identité, mais qui étaient correctement vêtues, non point pauvresses, ni paysannes du coin.  L’enquête étant de la compétence des gendarmes de Château-Thierry, un brigadier fut dépêché à Laon afin d’interroger les deux fillettes. Assise dans cette literie qui l’insupportait, bouillant d’impatience, la petite révoltée ne manifesta ni surprise ni crainte à la vue de l’uniforme de la maréchaussée. Un procès-verbal de découverte des gamines avait été dressé ; il serait instamment transmis au procureur qui déciderait d’une enquête. On pensait à deux orphelines perdues, échappées de quelque ferme, mais leurs trop belles toilettes, linge inclus, démentaient cette conclusion élémentaire et convenue. Le rideau du lit de cette salle commune fut tiré pour des raisons de confidentialité. Dès qu’elle vit le gendarme, Odile déclina son identité avant même qu’il débutât son interrogatoire, et se présenta d’emblée comme Odile Boiron, la petite parisienne enlevée au mois d’août, qui venait de s’évader d’une odieuse maison de prostitution pour enfants, sise à quelques kilomètres de Condé. Le visage du brigadier Ourland s’éclaira à l’importance des propos de la petite, qui réclama aussitôt la présence de Marie pour corroborer ses dires. La juvénile normande, qui récupérait bien et ne cessait de s’empiffrer, lui fut amenée. Elle avait bénéficié, vu son âge tendre, d’un régime de faveur par l’octroi d’une chambre à seulement trois lits, d’habitude dévolue à des malades privilégiés. On le sait, Marie craignait les uniformes, l’autorité. Elle broncha lorsqu’elle aperçut le brigadier. Elle grimaçait de crainte, comme si on allait lui arracher une dent à lui en briser le condyle. Marie fit mine de s’aller cacher sous le lit d’hôpital, toute tremblante d’un effroi comique, mais la voix douce d’Odile la rasséréna, la rassura. 
« Allons, ma toute belle, c’est pour ton bien que monsieur le gendarme veut te demander de lui raconter de gentilles choses sur la Maison où tu as séjourné avec moi.
« C’est pas vrai ! C’était ben vilain, et y’avait une méchante fille qu’a rien fait que me faire du mal et qu’me battre ! Je le jure par l’Petit Jésus ! Acrédié ! » 

  Les mots proférés par la petite Normande étaient explicites : elle accusait Adelia, sans la nommer. Or, le gendarme avait besoin qu’elle confirmât les propos d’Odile, et que les mêmes noms de suspects qu’elle avait fournis fussent avalisés. Après, toutes deux devaient signer leurs dépositions concordantes. Marie continua, timide, quoique mise en confiance par le regard de son amie, racontant avec la maladresse et l’hésitation propres à son jeune âge, en entrecoupant ses paroles de force jurons, tout ce qu’elle avait vécu ces deux derniers mois. Elle acheva, s’attendant à ce que le gendarme la punît. Ce fut alors qu’Odile déclara : 
« Avant de signer la moindre déposition, je souhaite au préalable répéter mon témoignage à une autorité policière supérieure, de Paris si possible. » Elle compléta : « Si j’ai effectivement quelque document à signer, je veux le faire non pas en qualité de témoin, mais en tant que victime. En cas de procès, je témoignerai à charge contre la comtesse de Cresseville et ses complices. »
  La maturité d’Odile ébaudit le brigadier Ourland, qui lissa sa moustache en signe de convenance, d’approbation et d’entérinement. 
« Mesdemoiselles, il est prévu que la maréchaussée condescende à vos désirs. Vous êtes deux témoins capitaux de l’affaire sur laquelle nous enquêtons, et il est prévu que nous vous conduisions jusqu’à Château-Thierry, où siège le quartier général des enquêteurs, dont certains dépêchés par la Préfecture de police de Paris. Sachez que toutes les mesures de sécurité vont être prises pour vous protéger : vous allez voyager sous escorte.
- Non ? C’est une blague ? s’exclama la fillette.
- Pas du tout. »

  Soucieuse, Odile reprit : 
« Le domaine d’où nous nous sommes enfuies, Marie et moi, est situé à une dizaine de kilomètres du village de Condé-en-Brie, à l’est. Je pense que les infirmières ont conservé mes affaires, et que le plan de la route s’y trouve encore. Il y a là-bas près de quarante fillettes comme nous, dont au moins trente à trente-cinq retenues contre leur gré, bien qu’à première vue, elles paraissent bien traitées, gâtées même, et que leur séquestration n’en revêt pas l’allure. 
- L’enquête est avancée, je ne puis vous en dévoiler plus. Vous verrez avec les policiers et l’expert qui reprendront, en plus exhaustif, mon interrogatoire, ici préliminaire, répondit le gendarme. Je suis mandaté pour faire signer votre permis de sortie de cet hôpital général. »

  Une fois que les sœurs infirmières eurent restitué leurs affaires aux fillettes et que la permission de partir eut été signée, il fut procédé comme l’avait dit le brigadier Ourland. Ce fut une voiture fermée qui conduisit Odile et Marie jusqu’à Château-Thierry, sous l’escorte de quatre gendarmes à cheval bien armés, commandés par Ourland en personne, en cet après-midi d’octobre. Aucune précaution n’était à négliger. 


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  Le convoi spécial parvint à destination dans la soirée, sans qu’il eût particulièrement attiré l’attention, car tous les castelthéodoriciens et les gens alentours savaient désormais qu’une importante enquête était en cours et qu’elle portait de plus en plus ses fruits. On réquisitionna – ô ironie – l’Hôtel Théodoric, en l’honneur des deux gamines qui y soupèrent et couchèrent, toujours sous la surveillance étroite des gendarmes qui jouaient aux anges gardiens. Après leur toilette et leur collation matinale, l’inspecteur Moret vint les chercher en personne. Elles furent conduites jusqu’à la caserne de la gendarmerie, toujours dans une voiture couverte discrète d’une fort vilaine teinte noire. 

  Dans le bureau du commandant de la brigade, où Moret les fit entrer, elles se trouvèrent confrontées à trois hommes en redingotes sombres, sévères et raides comme celui qui les avait accompagnées. Une quatrième personne était assise derrière le bureau, en uniforme de gendarme, face à une de ces modernes machines à écrire Remington, lourde et disgracieuse bien que pratique, alors qu’on eût pu s’attendre plutôt à la présence d’un sténographe ou d’un greffier classique, quoique nous ne fussions point dans un tribunal. Prise d’une trémulation d’épeurée devant tous ces inconnus, Marie enfouit son visage dans son châle. 
« N’aie pas peur, bébête, la rassura Odile. Ils sont là pour notre bien. »
  Il y avait le commissaire Brunon, Allard, le sergent Hugon, préposé aux procès-verbaux, et qui avait suivi une formation de dactylographe, néologisme bienvenu reflétant les nouvelles manières mécaniques d’écrire, bien que les professionnels préférassent que les femmes s’adonnassent à ce métier point sot de secrétariat en lieu et place des hommes. Surtout, un nouveau policier, venu de Lyon, marquait la pièce un peu exiguë de sa présence : l’inspecteur Aubergeon, du commissariat central de la capitale des Gaules. Il se présenta et serra la main de Moret, qui lui-même, demanda aux fillettes de décliner leur identité. 
« Ainsi, ce sont bien là mesdemoiselles Marie Bougru et Odile Boiron », fit-il. 
  Aubergeon exposa le motif de sa mission : il était venu porteur d’informations de première importance pour l’enquête, dont le dénouement semblait approcher, et de documents capitaux qui recoupaient tous les autres éléments des dossiers détenus par le Quai des Orfèvres et la maréchaussée. C’était, entre autres, un duplicata certifié conforme des aveux signés (extorqués par intimidation selon le drôle) de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Le Lyonnais demanda aussitôt si Odile et Marie connaissaient ce bonhomme.
« Que non pas, mais nous avions parmi les pensionnaires des jumelles, Daphné et Phoebé, porteuses de ce nom, et la première est morte assassinée voilà tantôt près de deux semaines », répliqua Odile.

  Cette révélation était si incroyable – du fait qu’elle dénotait que quelque chose de grave se déroulait en ces jours (un drame ?) dans cette maison de tolérance d’un nouveau style – qu’Hégésippe Allard se décida à questionner en personne les deux morceaux de choix que constituaient nos évadées de ce bagne doré anandryn. Il débuta par Marie.
« Pristi ! » s’écria-t-elle, persuadée que ce grand croque-mitaine tout en noir avait l’intention de la saigner comme un goret ou de l’étrangler telle une poule devant passer à la casserole. Il lui fallait employer des mots simples s’il voulait que la petiote le comprît. Allard hésita entre le parler des tirailleurs de Faidherbe et une lingua franca réinterprétée. Dès que Marie prit la parole, un cliquetis se fit continûment entendre : c’était la Remington du sergent Hugon.
« Toi vouloir me dire quoi de la maison d’où toi t’être échappée ?
- C’était pas ben ! Et j’sais point quoi dire d’autre ! 
- Sois plus explicite ma petite.
- Y avait plein d’autres petiotes, ben habillées, pas comme cheuz nous et on y dînait et soupait ben ! 
- Toi me raconter plus !
- J’ai rien à dire ! Acré ! 
- Comment es-tu arrivée là-bas ? 
- J’sais plus ! J’avais ben peur et j’ me faisions d’ssus ! J’étions attachée dans une voiture dans le noir et l’Odile, l’était avec moué ! Crénom ! 
- Après ?
- C’est des bonshommes qui nous ont amenées dans la grande maison ! L’était pleine de petites filles ben habillées avec une très méchante, qu’a fait rien qu’me battre comme une bête bâtée ! Adelia qu’elle s’appelle, pour sûr ! Crédié ! Ah ça, on dînait ben, on soupait ben et y avait une pagaille de biaux meubles, de biaux lits tout douillets, mais Adelia, l’était toujours là pour m’châtier parce qu’elle croyait tant que j’avions mal fait ! 
- Mademoiselle Boiron, pouvez-vous confirmer les propos de votre amie ?
- Certainement. J’ai été enlevée en plein orage, alors que j’errais dans le quartier de Belleville. Une borgnesse pitoyable et sale m’a attirée. J’ai voulu résister. J’ai senti qu’on apposait un tampon sur ma bouche, puis ça a été le trou noir…jusqu’à ce que je me réveille couchée et ligotée dans une espèce de tombereau bâché brinquebalant, en compagnie de Mademoiselle Bougru. 
- Qui est cette Adelia que votre compagne d’infortune ne cesse d’accuser ? Le procès-verbal du brigadier Ourland, rédigé à l’hôpital général de Laon, mentionne ce prénom.
- Acré ! J’le dirai point, parce que sinon, elle reviendra me punir avec une trique ! Elle m’a battue et mordue, c’est pas Dieu possible ! » intervint Marie. 

 Hugon interrompit l’interrogatoire.
« Pardonnez-moi cette interruption, docteur, mais acré prend combien d’r ?
- Un seul, mais ne perdez pas de temps à noter toutes les interjections de cette malheureuse, observa Brunon. 
- Connaissiez-vous la borgnesse qui vous a fait enlever, Mademoiselle Boiron ?
- Je ne l’avais jamais vue auparavant.
- Hé bien, je vais vous le dire. Il s’agissait de Madame Blanche Moreau, au métier fort peu honorable, mais je suppose que vos oreilles ne sont guère prudes, et que vous aurez saisi à quelle profession je fais allusion. Cette femme, connue des services de police pour cette pratique éhontée, pour ne pas dire honteuse, est décédée à Saint-Lazare, après avoir rédigé une confession qui a relancé notre enquête. Elle confessait avoir participé à votre enlèvement, après cinq autres, et disait rechercher sa fille, vendue, abandonnée vénalement par elle dirais-je, à des hôteliers de Château-Thierry, que nous avons aussi interrogés.
- C’est pas biau ! jura Marie.
- Moreau…ce patronyme me dit quelque chose. Mon Dieu ! 
- Qu’avez-vous, Mademoiselle Boiron ?
- Comment s’appelle la fille de la borgnesse ?
- Berthe Louise Quitterie Moreau, précisa l’aliéniste, insistant à loisir sur le dernier prénom, car il avait saisi l’usage de Moesta et Errabunda, où il était convenu que toutes les pensionnaires portassent de tels prénoms compassés et précieux. Il avait lu dans le procès-verbal d’Ourland qu’on avait rebaptisées contre leur gré Odile en Cléophée et Marie en Marie-Ondine, ce qui était proprement ridicule et navrant. Cela rappelait certains usages courants parmi les créatures, qui aiment à s’attribuer des pseudonymes, des sobriquets et des faux noms.
- Oh, malheur ! Quitterie ! Quitterie est impliquée !
- Que dites-vous, l’apostropha le commissaire, vous la connaissez ?
- C’est une des amies que je me suis faite là-bas. Elle nous a aidées à nous échapper. Si vous devez arrêter les coupables, ayez pitié d’elle, épargnez-la ! C’est une pauvre malade… quoi qu’on puisse lui reprocher, elle n’a commis aucun acte…
- Délictueux, c’est ce que vous insinuez… au contraire de cette Adelia …
- Crédié ! M’sieur tout en noir ! Parlez plus d’elle ! 
- Mademoiselle Bougru, pourquoi tant de crainte ?
- Laissez-moi faire, Moret.
- Docteur, cette gamine cache quelque chose.
- Je le vois bien et je subodore que ce traumatisme est de nature sexuelle.
- Qu’est-ce à dire ?
- Cette Adelia que Mademoiselle Marie Bougru redoute tant l’a en quelque sorte violée ! »
  
  A ce terme, Odile fut saisie à son tour de frissons incontrôlables. Elle se remémora son vécu éprouvant, cette odieuse lesbienne américaine obsédée par la lingerie souillée de sang féminin et qui avait abusé d’elle dès le lendemain de son arrivée. 
« Marie, demanda Allard avec calme et longanimité, j’ai besoin que tu me parles plus d’Adelia.
- C’est le diable, m’sieur, c’est l’diable ! L’a des cheveux rouges comme le cuivre…et m’zelle Cléore itou ! L’a plein d’armes pour frapper, des fouets qu’on emploie pour les bêtes, et elle punit…elle punit ! 
- Je vous recommande la prudence, docteur, objecta le commissaire Brunon. Notre témoin n’a que sept ans, et elle est fort impressionnable.
- Elle risque l’hystérie, si on ne la soigne pas, je le sais bien. Je tiens à vous rappeler que nombreuses sont les hystériques rendues en cet état après que leur père les ait possédées incestueusement. J’ai lu le rapport médical des sœurs infirmières de Laon, que le brigadier Ourland nous a communiqué. Aucune de nos deux fillettes ici présentes n’est vierge.
- Mais là, cela implique la culpabilité inimaginable d’une troisième petite fille ! »

  Une envie de Marie interrompit ce dialogue d’adultes dont elle n’avait pas l’entendement. Elle quémanda à boire. On lui servit avec amabilité un gobelet d’étain avec un carafon d’eau bien fraîche, droit tirée de la fontaine proche, une eau proprette qui réconforta la petite paysanne. Marie avait effectué cette demande avec rusticité et instance. Les policiers n’étaient pas censément des domestiques à son service, mais ils avaient pitié d’elle, de son âge tendre, de sa petite frimousse aux grands yeux effarés, et Marie, de par sa fréquentation forcée des péronnelles de Moesta et Errabunda, en avait pris le mauvais pli, bien qu’elle eût conservé son langage coloré de jurons. Odile coupa net.
« Marie ne dira plus rien. Moi, je puis vous donner beaucoup de noms, d’abord, celui d’Adelia, et vous énoncer toutes ses actions odieuses. Ensuite, ceux de Cléore et de ses comparses. Enfin, je vous livrerai les identités de certaines clientes dont j’ai dû subir les caprices. 
- Notez tout, sergent ! » ordonna l’aliéniste.  

  Alors, Odile dégoisa, racontant tout, allant jusqu’à inclure les soupçons d’assassinat qui pesaient sur miss O’Flanaghan à l’encontre de Daphné, exposant le récit rapporté par Quitterie de la mort d’Ursule Falconet, ce qui suscita une infime réaction des policiers connaisseurs des identités de toutes les enlevées, s’attardant avec force détails sur la flagellation de Jeanne-Ysoline et son estropiement définitif, citant Sarah, Michel, Jules, Julien, donnant tous les noms des clientes portés à sa connaissance ou à son expérience, insistant sur cette Américaine, cette miss Jane Noble, d’une 
engeance sadique absolue.

  Lorsqu’elle en eut terminé et que se tut le cliquetis de la Remington, Marie et elle furent invitées à signer leurs dépositions. Chacune commençait par le je soussignée de rigueur et énumérait le nom, le prénom, l’âge et le lieu de naissance des intéressées. A sept ans, la pauvre enfant était encore illettrée et ne put inscrire qu’une croix tremblée, émotive et maladroite au contraire de Mademoiselle Boiron qui traça un paraphe vigoureux et volontaire au bas du document. Aussitôt, l’inspecteur Aubergeon extirpa les aveux du vieux scientifique et les confronta aux deux dépositions. Bien des éléments concordaient, les noms fournis par Odile en particulier. Il remarqua que Monsieur de Tourreil de Valpinçon paraissait ignorer ou faire fi de l’assassinat de sa petite nièce. Un détail qui restait à éclaircir… à moins que cela signifiât que Cléore de Cresseville n’avait pas encore prévenu le vieil homme. En ce cas, il fallait encore renforcer la surveillance des bureaux de poste, jusqu’à ce que l’adversaire commît l’erreur d’envoyer un faire-part de décès à l’intéressé, que l’on venait d’inculper. Mis sous écrou à la maison d’arrêt de Lyon, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon était convoqué par le juge d’instruction de Quintemarre pour supplément d’enquête, car il restait à démasquer les autres chefs du réseau dont Cléore était l’élément clef et ceux qui avaient financé l’horrible projet.

***************
  Tout comme Elémir, avec Le Gaulois, la vicomtesse avait été informée par la presse de l’arrestation de Dagobert-Pierre. Le Supplément illustré du Petit Journal était allé jusqu’à commettre l’impair d’un dessin approximatif représentant cet épisode lamentable. Cependant, tous deux ne cessaient de s’étonner de l’absence de réaction de la comtesse de Cresseville. C’était à croire qu’elle s’était coupée totalement du monde, recluse dans la casemate de l’Institution pour des raisons qui échappaient à ses amis. Elémir prévint Madame par téléphone : il avait envoyé un télégramme tantôt à Cléore, au sujet de l’arrestation, et celle-ci n’avait toujours pas donné signe de vie, comme si le message ne lui était pas parvenu. Ils convinrent tous deux d’un rendez-vous, en un lieu où nul n’irait les importuner, afin de décider quoi faire. Elémir, dont nous connaissons les goûts morbides, choisit l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, où l’on avait récupéré et installé les célèbres momies d’écorchés anatomiques d’Honoré Fragonard, dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote, si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat, héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.

  C’était un capharnaüm conséquent, un entassement pêle-mêle de pièces pathologiques animales, de monstres et de préparations humaines d’Honoré Fragonard aux secrets de conservation bien préservés, quoiqu’on les délaissât de nos jours. Madame se gardait de renauder, de renâcler, au spectacle de l’exposition de ces saletés augustes, bien qu’en son for intérieur, elle en restât pantoise. Elle ne pouvait cependant empêcher çà et là, quelques pincements fugitifs des narines et des lèvres, à cause du musc et des effluves que dégageaient toutes ces ordures et dépouilles scientifiques, dont fourrures et tissus paraissaient suinter d’une solution oléifiante destinée sans doute à les prémunir contre les insectes et la putréfaction. Leur fragrance avait la fadeur d’un mauvais vin suri, d’un reginglard infect stagnant en dépôt au fond d’une vieille barrique. Deux trois fois, Madame porta à son nez son mouchoir en dentelles de Bruges. Elémir avait choisi de la mener jusqu’au saint des saints, au tabernacle et au naos, là où s’amoncelaient, sans classement aucun, les cadavres d’Honoré Fragonard.
  Il s’agissait de mannequins humains disséqués, encaustiqués de chairs roidies. Tout en découpures, compartimentés de viscères, d’artères, de veines et de fressures aux coloris artificiels ternis, bleus, rouges, injectés encore liquescents dans les cadavres par quelque mystérieux clystère via le tissu conjonctif et le réseau circulatoire, ces spécimens anatomiques de démonstration jouaient leurs saynètes bibliques au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux. C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le Cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le Cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua : 
« Je me meurs d’anxiété au sujet de Cléore. Elle n’a pas accusé réception de mon télégramme d’alerte. »
  Madame la vicomtesse réfléchit à deux fois avant de proposer une réponse à demi rassurante. 
« Cléore est encore malade. Une mauvaise grippe doit la clouer au lit. J’ai jà mandé un médecin tantôt, puis-je vous le rappeler. Sa poitrine est devenue bien fragile.1 Elle suit un traitement contre la phtisie. C’est grand malheur pour une si jeune et si exquise femme !
- Mais, dans ce cas, Sarah aurait dû nous prévenir. Tout cela est bien étrange, que dis-je, fort déroutant. »
  La maîtresse anandryne parut tout émotionnée. 
« Quelque chose de fâcheux est arrivé. Moesta et Errabunda court un danger mortel. La prolongation plus que probable de l’accès maladif de Mademoiselle de Cresseville n’est pas sans motif. L’arrestation de Monsieur de Tourreil de Valpinçon implique un resserrement de l’étau policier. Hier, j’ai croisé deux sergents de ville près de mon hôtel particulier. J’ai dû entrer par la porte de service. Ils surveillaient les lieux, j’y mettrais ma main au feu.
- Que me révélez-vous, Madame ? s’effaroucha le marquis de la Bonnemaison. Nous serions épiés, surveillés ! »
  
  Elémir ne parvint pas à réfréner des tremblements de mains d’un fumeur d’opium en manque de son vice, mais ceux-ci paraissaient davantage suscités par l’effroi engendré par la présence des cadavres écorcés, d’une teinte de litharge, qu’à cause de la crainte d’une arrestation de la vicomtesse. Afin de se donner meilleure contenance, il osa allumer un Trichinopoly, faisant fi des chairs mortes traitées éminemment combustibles. Tout en tirant des bouffées de ce poison, il lissa ses moustaches frisées d’éphèbe efféminé usé par ses excès de débauche sous l’œil goguenard hyalin et mort de ces cadavres confits d’Honoré Fragonard. On s’attendait à ce qu’un bitume noir exsudât de leurs bouches sardoniques au rictus putrescent. Elémir réfléchissait, songeur. Puis, lorsqu’il eut décision prise, il jeta, comme pour moquer la prétention morbide des momies : 
« Je me rendrai en personne à Château-Thierry, dussé-je y laisser des plumes, ou pis, ma liberté. »

  Le choc de ces paroles dessilla les yeux empreints de langueur de la vicomtesse.
« Vous ne parlez pas sérieusement, mon ami ! 
- Je n’ai pas le choix. Je veux savoir ce qui s’y trame, me faire maître espion et prévenir Cléore. Vous le voyez bien ; la présence de policiers près de votre hôtel parisien trahit l’inaction de V**. Il a lors cessé de nous protéger, de nous couvrir. Si j’étais vous, je solliciterais de sa part une audience secrète, incognito, et je lui suggérerais de limoger sur l’heure Raimbourg-Constans, ce qu’il aurait dû faire de longue date, d’ailleurs. 
- Raimbourg-Constans est un finaud. Il a tout un réseau maçonnique à sa solde. Il saurait promptement que le coup vient de moi. 
- Alors, dans ce cas, pourquoi V** affiche-t-il tant d’impuissance ? Cela nous nuit fort.
- Parce qu’il s’est amouraché de son bourreau, mon cher, et comme vous le savez, l’amour tue.
- Diantre ! Monsieur est tombé amoureux d’Adelia O’Flanaghan, cette catin miniature toute coulante de son vice ! J’en suis tout ébaudi !
- En ce cas…
- Je risque le tout pour le tout et, si Cléore est aussi malade que nous le pensons…
- …et si surtout, Raimbourg-Constans ordonne à ses forces de police d’effectuer un coup de filet général contre Moesta et Errabunda, nous devrons assurer les arrières de Mademoiselle, lui permettre d’échapper aux rets de la Gueuse. Il est un refuge que je gère… un refuge insoupçonnable, que mes ancêtres et moi-même tenons en commende depuis Charlemagne. C’est à M**.
- Vous êtes commendataire de M** ! Je l’ignorais !
- Si Cléore n’est pas arrêtée, si elle réchappe aux forces de la République, elle s’y rendra d’instinct. Si je puis m’exprimer ainsi, j’ai là-bas pignon sur rue, et revêtir une fois de plus l’habit de la fonction me siérait fort !
- Mais on dit que l’habit ne fait pas le…
- Il suffit. Permettez-moi, mon ami, que je vous réserve moi-même votre billet de train. Dès votre arrivée à bon port, télégraphiez-moi.
- Est-ce prudent ? Si Tourreil de Valpinçon nous a vendus ? Les bureaux des postes et télégraphes doivent regorger de gendarmes ou d’inspecteurs aux aguets. Rappelez-vous mon télégramme. Ils ont dû l’intercepter, tout simplement.
- Dissimulez votre identité ; soyez un simple commis-voyageur.
- Soit, j’acquiesce. Topons là ! »

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  Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon subissait son deuxième interrogatoire par le juge d’instruction. Monsieur de Quintemarre observait le prévenu avec un sourire narquois. L’homme n’apparaissait plus que comme l’ombre de lui-même. Il était visible que son séjour en cellule ne lui réussissait pas, et qu’il ne dormait plus du sommeil du juste depuis que sa détention en préventive avait commencé. Tout son être s’entachait, se marquait des signes d’une sénilité galopante, accélérée. C’était comme si en dix jours, il eût pris une décennie. Non seulement sa barbe apparaissait dépeignée, sa coiffure en désordre, atteinte d’un échevellement peu reluisant, non seulement ses yeux étaient creusés de cernes, mais sa bouche et ses mains, en plus, souffraient d’accès de tremblements irrépressibles. 

  Face au savant déchu, qu’il savait royaliste, le juge avait du mal à retenir un sentiment de triomphe propre à un partisan inconditionnel du gouvernementalisme républicain. Il plastronnait, lorgnons au nez, toupet de neige pointé avec orgueil, cou de dindon décharné et tendu émergeant d’un col raide d’empois, avec une cravate orgueilleuse nouée avec ostentation, qui rehaussait de son grenat vif et de sa perle authentique son habit d’ébène, sans oublier sa croix de commandeur de la Légion d’honneur qu’il s’amusait et s’obstinait à arborer en sautoir, même lorsqu’il n’avait pas revêtu sa robe fourrée, comme c’était présentement le cas. Sa tête rappelait celle d’un vieux macaque ratatiné, à la semblance du visage d’Emile Littré, le fameux grammairien à l’athéisme crasse.  Grand et sec, d’une voix sifflante comme celle d’une vipère aspic, il attaqua : 
«  J’ai besoin d’un complément de renseignements pour clôturer mon instruction. Ce sont tous vos complices haut placés, qu’il vous faut me livrer, tous ceux et celles qui financent votre institution abjecte. Cette canaille de B** est-elle de la partie ? S’agit-il d’une nouvelle conjuration destinée à abattre la République ainsi qu’il en fut voici deux ans ? Répondez ! »

  Comprenant qu’il avait affaire à un émule de Fouquier-Tinville, l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine, à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire2 de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne. 
  Le bureau au lourd mobilier était lambrissé, ciré avec maniaquerie, agrémenté d’une bibliothèque débordant d’ouvrages de droit pénal de maroquin pourpre classés avec soin et exactitude, à l’image de son occupant. Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne cessait de se lamenter en son for intérieur, se jugeant le dindon (encore une fois, il ne me faut pas abstraire cette métaphore de basse-cour) d’une indigeste farce. Il répétait en son esprit, en les détournant, les sept dernières paroles du Christ sur la croix, remplaçant Dieu par Cléore, et se questionnait amèrement : « Pourquoi m’a-t-elle abandonné à ce funeste sort ? »  

  L’interrogatoire se faisait plus serré, plus insistant que jamais. Il fallait que le savant perdu dégoisât. Il ne parvint qu’à balbutier une dérisoire réponse toute faite, digne d’un de ces mauvais romans-feuilletons d’investigation policière de messieurs Gaboriau et Wilkie Collins, qui polluaient de leur présence indigne les cabinets de lecture des deux rives de La Manche : 
« Je crois…vous avoir déjà tout dit. »
 A ces mots, le juge de Quintemarre s’empourpra et cracha, de sa parole coupante :
« Vos premiers aveux ne suffisent pas. Cléore de Cresseville n’est pas la seule coupable. Qui donc vous a financés, qui ?
- Je ne vendrai point la mèche, dussé-je passer par la table de géhenne.
- Nous n’en sommes plus là. Nous vivons au XIXe siècle, que diable, et nous nous targuons d’être des civilisés.
- Mais quels noms vous faut-il donc ?
- Avez-vous des fonds secrets qui permettent à votre…hem Institution – quel mot anodin dissimulant la pire des infamies ! – de tourner ?
- Fonds secrets ? L’affaire prendrait-elle une tournure politique ?
- Secret de l’instruction, je ne puis rien vous dire ! 
- Mais j’ai bien le droit de savoir, tout de même !
- Vous n’êtes autorisé à parler que pour nous donner des renseignements, pour tout dévoiler de ce que vous savez. 
- Sont-ce ici les geôles d’un tsar autocrate ? Va-t-on me déporter en Sibérie ? Il est vrai que la Gueuse émet des titres d’emprunts russes depuis deux ans et…fait les yeux doux à un despote non éclairé, pour sortir de son isolement. 
- Cessez donc de tourniquer autour du pot ! Encore une fois, qui vous finance ?
- Souhaitez-vous donc que je vous le jette ?
- Nous envisageons de traduire tout le monde en justice, y compris… celles qui librement, sans contrainte, se sont adonnées là-bas au vil métier que vous savez…
- Qui visez-vous en particulier ? » s’inquiéta Dagobert-Pierre.

  Le juge avait décelé le point faible du prévenu. Monsieur de Tourreil de Valpinçon avait jà avoué, et cité ses deux petites-nièces dans la participation aux enlèvements lyonnais, notamment celui de la petite Jeanne Guadet. Dagobert-Pierre aimait et gâtait les jumelles, parce qu’il n’avait point d’enfants, et qu’elles avaient toujours joué le rôle de progéniture par substitution. Les savoir passibles d’une arrestation l’angoissait. Mais que pourrait faire la justice à l’encontre de mineures de treize ans ? De Quintemarre abattit une carte majeure, afin que Dagobert-Pierre cédât. Il prit un ton neutre, détaché. 
« La Préfecture de police de Paris m’a communiqué un procès-verbal d’arrestation à l’encontre d’une ressortissante d’origine polonaise : la comtesse Nadia Olenska Allilouïevna… Lorsqu’on l’a interpellée à son domicile, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant une fiole de poison. Nos médecins patentés ont effectué les lavements d’estomac nécessaires et elle est présentement tirée d’affaire et sous écrou à Saint-Lazare. Elle a avoué être une cliente de Moesta et Errabunda  qui fricotait avec…inutile de prononcer leurs noms, n’est-ce pas ?
- Ne…ne touchez pas à un cheveu de mes petites-nièces ! Ce sont d’innocentes poupées souffreteuses et…
- Elles ne sont pas parmi les enlevées, donc, tous leurs agissements relèvent de la complicité active ! 
- Ayez pitié de Daphné et Phoebé ! Elles sont gravement malades ! Leur état languide nécessite de permanents remèdes ! Elles souffrent du sang…
- Il est prévu d’émettre un mandat d’arrêt à leur encontre, au même titre que pour la comtesse de Cresseville, miss Adelia O’Flanaghan et messieurs Julien C** et Michel S**, que vous avez désignés comme les régisseurs des lieux.  Miss O’Flanaghan est passible d’être inculpée pour assassinat.
- Co…comment ! mais elle n’a que…
- Souhaitez-vous que je vous livre les identités de ses victimes ? Deux des filles sont parvenues à s’évader et elles ont bien sûr tout raconté…
- Leurs noms, palsambleu ! 
- Secret de l’instruction ! 
- Et les victimes de miss Délie…trembla le scientifique déchu.
- Ursule Falconet, de Lourdes et….Daphné de Tourreil de Valpinçon. »

  A ces mots, Dagobert-Pierre s’effondra, prenant une attitude prostrée. Il ne savait pas, n’avait jamais su, parce que Cléore n’informait plus de rien. Le fruit était blet, chanci, constellé de pruine, jà fragrant de pourriture. Le juge de Quintemarre n’avait plus qu’à le cueillir ou le prendre dans le compotier où il contaminait et touchait ses voisins. Il avait trompé, possédé le prévenu, attendant l’instant propice pour lui assener les informations de premier ordre qu’il détenait... depuis seulement la veille au soir, par Petit Bleu secret. Il s’était amusé bellement, faisant des soupçons d’Odile à l’encontre d’Adelia une certitude de culpabilité. L’Irlandaise aimait à homicider, comme l’on disait du temps de Monsieur de Sartine, sous Louis le Bien Aimé. Monsieur le juge n’eut lors plus qu’à tendre un porte-plume et une feuille de papier au vaincu pour qu’il la renseignât, notât les noms des grands argentiers de l’entreprise odieuse et signât en bonne et due forme. Dagobert-Pierre commença à faire crisser cette plume en sanglotant et tremblotant plus que jamais. A sa grande surprise, il avait succombé aux assauts de ce sectateur de la Gueuse sans vraiment combattre, sans lui opposer la protection de l’égide, ou du clipeus virtutis, non point par veulerie ou par fatigue, mais par pur désespoir. L’inattendu de la nouvelle l’avait frappé au cœur, et, en état de choc, il n’avait plus qu’à dénoncer celles et ceux qui avaient porté l’Institution sur les fonts baptismaux et l’avaient soutenue de leur argent douteux. Peu lui importait lors que les sycophantes de la République s’acharnassent contre sa petite personne, bien qu’il se sentît –oh, juste un peu – responsable de la situation et que tout en lui criât vengeance. 

« Bien, fort bien », se satisfit le juge d’instruction avec des clappements indécents de la langue et d’obscènes déglutitions de son cou de dindon décharné, après que Dagobert-Pierre eut achevé et lui eut tendu ses seconds aveux signés. 
« Par le diable ! jura le magistrat en parcourant l’écriture déformée par le chagrin. Comment ! Le ministre de l’intérieur V** serait compromis jusqu’au cou dans l’affaire ! Monsieur le préfet de police de Paris aurait donc eu raison de me faire part de ses soupçons ! … Voyons… La vicomtesse de**. Oui, nous le subodorions déjà. Elle est surveillée depuis une semaine. Mais je vois là les noms du marquis de la Bonnemaison, de la duchesse de**, de la princesse de**, de l’actrice M**, de Madame de Pressigny, de Mademoiselle de La Bigne, de miss Jane Noble, de Boston, de la peintre Louise B**, de la veuve du maréchal de**. Cela sent le cadavre, Monsieur de Tourreil de Valpinçon.
- Monsieur le juge… je… permettez-moi une requête…
- Je suis tout à vous…
- Ayez pitié de celle qui me reste…
- De Mademoiselle Phoebé ?
- Oui…et, s’il vous plaît, protégez-moi aussi. 
- Pourquoi ?
- Dans les prisons, on n’aime pas les gens comme moi, qui s’en prennent aux enfants… Il y a des lois non écrites dans les geôles… Une justice immanente de ceux qui entre eux, se nomment les pègres…Et je crains fort leurs tribunaux…
- Nous renforcerons la garde de votre cellule.
- Dès aujourd’hui ?
- C’est au directeur de la maison d’arrêt d’en décider après avis du procureur, puis de moi même…
- Sous vos injonctions, monsieur le juge d’instruction ?
- Si ce terme vous convient.
- En ce cas, j’en serai fort aise, car je suis en danger, je ne plaisante pas.
- Je rappelle les sergents. Ils vont vous reconduire au dépôt. Adieu, monsieur.
- Au revoir à mon procès, vous voulez dire ?
- Point encore. Vous passerez en jugement…avec les autres…tous ensemble…lorsque nous les aurons tous pris. »

  Il avait prononcé ces mots non comme un accusateur public de la Terreur, mais à la manière d’un lovelace lutinant une danseuse.


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  Le lendemain matin, le gardien préposé à la nutrition des hôtes forcés de la maison d’arrêt effectuait son accoutumée distribution du rata ou brouet destiné à la manducation matutinale des prévenus et repris de justice. Son chariot chargé d’écuelles et d’une marmite de mauvaise soupe fumante, bonne pour la gueuserie, grinçait dans les couloirs aux murs lépreux d’écaillures, semés avec régularité d’huis à lucarnes et judas grillagés tels d’anciens guichets. Bien qu’à la dernière ronde, on eût signalé que tout était normal, que toutes les cellules du quartier étaient bouclées, on ne peut plus bouclées, il eut la surprise de découvrir grande ouverte, béante, la porte de celle de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Etonné, il y pénétra en grommelant : « Quel est donc le bougre qui s’est permis une telle négligence ? ». Ce qu’il vit le glaça d’effroi, le paralysa, avant de déclencher une compréhensible nausée, tant le spectacle avait quelque chose d’hideux, de sanglant et tératologique. 

  La chose qu’il vit, tapie au fond de la cellule, respirait encore. Cette chose rappelait – comment l’exprimer en des termes zoologiques et chimériques adéquats ? – un monstrueux volatile incapable de voler. C’était un homme-chapon. Il baignait dans le sang et le coagulum de ses mutilations. L’homme ou l’être se tenait à croupetons sur ses jarrets, et il n’avait plus ni pieds, ni génitoires. On lui avait taillé des croupières et il apparaissait nu, ventre proéminent, poitrine enflée tel un jabot, comme s’il eût été doté d’un bréchet. De fait, sa nudité n’en était pas exactement une puisque tout son corps se couvrait d’un duvet, d’un plumage à la fois hétéroclite et hétérogène, provenant d’on ne savait combien d’édredons et autres coussins, plumage parsemé, inégal, qui tenait sur son épiderme excorié par la magie d’une affreuse mélasse d’origine indéterminée, dont il valait mieux d’ailleurs ne point connaître ni la nature, ni la composition. Le visage était horrible, défiguré, inhumain, la bouche taillée de manière à ce qu’elle formât une espèce de bec, aux lèvres accolées, rapprochées, pointant, quasi érectiles, érigées et fendues. Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi. 


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  C’est dans un semi brouillard de la psyché que Cléore avait appris de Sarah les évasions de Cléophée et de Marie-Ondine. Indifférente, elle ne broncha même pas à la terrible nouvelle. Elle reposait dans sa couche, en position assise, adossée au vaste coussin, vêtue d’une chemise de nuit toute simple, ses cheveux ardents dénoués et libres. Il régnait en cette chambre une atmosphère prégnante, du fait de l’envahissement des fragrances camphrées. Cléore avait demandé qu’on lui fît porter la poupée automate pianiste de Nikola Tesla. Elle avait imposé qu’on en remontât le mécanisme afin qu’elle jouât son répertoire exclusivement pour elle. Elle aurait voulu que la petite fût nue, qu’elle lui montrât ses appas synthétiques. Elle se pâmait d’aise, l’écoutant exécuter Au lac de Wallenstadt, l’enchanteresse œuvre des Années de pèlerinage suisse de Liszt. De temps à autre, elle portait à ses lèvres pourprines un mouchoir de dentelles de Malines qu’elle ne cessait de souiller de ses expectorations séreuses. Une entrée la surprit alors qu’un léger étouffement la prenait : c’était Jeanne-Ysoline, coiffée de son singulier turban, bien que ses cheveux repoussassent à grand train (des mèches jà ondulantes d’un châtain clair doré dépassaient lors de l’étoffe soyeuse de la coiffe), appuyée avec fermeté d’une main sur sa canne, l’autre tenant un étrange biberon de fer.  
« Que me veux-tu, ma mie ?
- T’administrer un mien remède pour te sauver, ô Cléore. »

  Il valait mieux que la comtesse de Cresseville ignorât la complicité de la fée d’Armorique dans l’évasion des deux ingrates et qu’elle ne sût point, non plus, qu’Adelia l’avait missionnée céans sous la menace. Obéissant en aveugle, Jeanne-Ysoline s’était rendue au chevet de Cléore avec ce biberon de fer empli de son humeur atroce, de cette becquée d’enfer. Elle savait devoir renouveler deux fois cette opération, afin qu’aussi Phoebé fût rassasiée et sauvée par l’absorption de cette vaccine d’un nouveau genre, contenue dans un récipient qui représentait une hérésie pour les hygiénistes prônant l’usage du biberon de verre à la tétine caoutchoutée. Mademoiselle de Kerascoët s’avança doucement jusqu’au lit, l’embout ferré de sa canne de chêne résonnant d’un bruit mat sur les lattes du parquet de la chambre, qui irradiaient de cire. C’était une constellation miroitée, hyaline et diamantée, d’un sol rendu aux ors auliques du siècle de la douceur de vivre. Cléore s’appuya au baldaquin du lit à l’étoffe émolliente et sensitive de soie et de velours, dont le ciel avait tant impressionné la traître Marie-Ondine. Jeanne-Ysoline approcha des lèvres pâlies de la malade le bec du récipient, prête à ce qu’elle pût boire le contenu indicible de ce bien particulier biberon métallique. Cléore n’opposait aucune résistance, persuadée du but curatif de la damoiselle d’Armor qui une fois, l’avait guérie d’une fameuse apostume3. La comtesse accordait davantage sa confiance, presque aveugle, à Mademoiselle Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët qu’aux deux infirmières patentées de la Maison. Elle téta goulûment l’atrocité qui s’épreignit dans son gosier, plus infecte qu’une purge à base de cascara ou d’ipéca, alors que la poupée pianiste reprenait son morceau jusqu’à ce que s’épuisassent ses rouages, grimaçant à peine au goût de pourriture de cet ichor médicamenteux qui brûla ses papilles et son larynx, car notre Bretonne avait pris soin de faire chauffer ce déchet liquescent. Ses yeux noirs s’illuminèrent de joie lorsqu’elle lut dans le regard de sa maîtresse la réussite de sa mission. Alors qu’elle s’attendait à ce que la mie la cajolât et la félicitât, flattât ses joues vermeilles et parsemées de son de bécots et caresses de remerciements, notre fillette d’Armor fut surprise par la prime réaction de Mademoiselle. Se redressant avec brusquerie hors de ses draps de lys vierge tachetés de son sang pulmonaire, Cléore s’écria : 
« Dieu du ciel ! Le faire-part ! J’ai oublié le faire-part ! Monsieur de Tourreil de Valpinçon ignore encor la mort tragique de sa petite-nièce ! Jeanne-Ysoline, allez mander, quêter Mademoiselle Regnault ! Il me faut une personne sûre, non connue des Castelthéodoriciens, pour l’envoi d’un télégramme à Lyon.
- Cléore ! Mais cela fait deux semaines que…et il me semble que l’efficacité de ma potion biberonnée par vous… son efficience… que dis-je, son efficacité instantanée…
- Où ai-je donc eu la tête durant tout ce temps ? J’ai trop souffert. Ah, je recouvre enfin mes esprits ! Allez, va !
- Sans même un baiser pour moi ? 
- Nenni ! Je te ferai rubans fuchsia ! Je te promeus dès l’instant ! Va ! Ramène-moi Regnault, ma chérie ! »

  Jeanne-Ysoline ne se fit pas prier ; elle s’exécuta le plus vite que son handicap le lui permettait. Elle ne rechigna pas face à l’ingratitude flagrante de Cléore. La nurse introduite dans la chambrée, elle s’alla préparer le biberon-médicament de Phoebé, la nouvelle ponction de ses plaies morbides, comme si rien n’eût été fait. Lorsque le remède fut fin prêt, elle se rendit en la chambre de la jeune malade munie de sa provende. Mademoiselle de Kerascoët poussa la porte avec circonspection, et le spectacle qui s’offrit à ses prunelles de jais ne fut point pour la rasséréner. Une silhouette cachectique, translucide comme du cristal, reposait, aussi blême que les draps de sa couche. L’infirmière Béroult officiait, s’apprêtait. Elle venait de changer les draps de la juvénile moribonde. Le fumet infâme de la literie sale persistait encore et polluait l’atmosphère de réclusion de ce lieu de souffrance et de chagrin. Endeuillée, raide dans une tenue anthracite à peine rehaussée d’un tablier blanc et d’une coiffe ancillaire, Marie Béroult fit signe à Jeanne-Ysoline de partir ; elle n’en avait pas terminé avec la patiente, qu’elle toilettait, humectait d’une essence de néroli afin d’atténuer les fragrances horribles d’ordures et d’escarres qu’elle exhalait.
« Mademoiselle, que signifie votre intrusion ?
- Excusez-moi, mais Cléore m’a chargée d’administrer à Mademoiselle Phoebé un remède de la dernière chance, se surprit-elle à mentir.
- Etes-vous certaine de son efficacité ?
- J’en témoignerais devant Notre Seigneur et j’en jurerais sous serment ! Je viens de faire absorber le contenu de ce biberon métallique à notre maîtresse à toutes, et elle s’est promptement sentie ravivée ! 
- Dois-je vous croire sur la seule foi de vos paroles ? 
- Je suis prête à me donner à vous si vous doutez encore ! » jeta Jeanne-Ysoline avec résolution tout en commençant à retrousser ses jupes et à montrer ses pantalons de broderie. 

  Troublée un furtif instant par l’exhibition de ce linge mignard, la nurse trouva fort osée la proposition de la fée d’Armor. Au contraire de Cléore, Marie Béroult n’éprouvait aucune attirance pour les petites filles, préférant le fricot entre anandrynes adultes. Juste pour donner le change, elle attoucha l’entrefesson pansé de la belle enfant abîmée (les poupées endommagées ne sont-elles point tout de même jolies ?) qui en frissonna d’aise. Jeanne-Ysoline lui rendit la pareille, après avoir déposé sa canne. C’était là un signe d’approbation, d’acceptation mutuelle, d’une sauvagerie de lambrusque, comme lorsque les chiens flairent leurs parties honteuses en remuant leur queue. Alors, Mademoiselle de Kerascoët put approcher le bec de fer de la bouche crayeuse de Phoebé. Elle redressa et soutint sa tête contre le coussin de plumes de pluvier tandis qu’elle lui faisait boire le contenu abject de ce biberon pansu en forme de poire, qui comportait un poinçon remontant à l’an 1830. Bien que le contact du métal fût froid, les lèvres de l’empuse émirent bientôt un bruit de succion révélateur, tétant ce chaud liquide. Jeanne-Ysoline ne put empêcher un mince filet jaunâtre et brûlant, assez malodorant, de couler de la bouche maladroite et sèche de Phoebé, filet qui s’alla le long de son cou de cygne décharné salir le col engrêlé de sa chemise de nuit de batiste. Elle parvint à vider le récipient insane à petites gorgées. La fée d’Armor vit que cela était bon ; les joues de la fillette reprenaient des couleurs bienvenues ; ses yeux s’illuminaient, perdant leur ternissement quasi cadavéreux. C’était la satiété, la satisfaction, et un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la survivante des Dioscures, bien qu’il fût antithétique au vu de son habituelle cruauté de lamie. Jeanne-Ysoline n’était pas sans savoir combien les biberons de fer, de fer-blanc ou d’étain, becqués souventefois de croûtes de lait séché et moisi, représentaient un danger, une aberration pour la santé, car, difficiles à stériliser, ils étaient propices à la prolifération de ces microbes et germes que Monsieur Pasteur combattait.

  La respiration, jusqu’à présent courte et sifflante, presque à la semblance d’un râle, de la poupée blondine, reprit de la force, de la consistance, et la jeune Bretonne put voir la maigre poitrine de la péronnelle se soulever avec une belle régularité qui dénotait l’efficacité de son curatif déchet. La lividité cadavérique de son incarnat alla s’atténuant. Alors, Mademoiselle Phoebé de Tourreil de Valpinçon se dressa toute hors de ses draps et dit : 
« Pressez-moi, ma mie, un rat ou un oiseau, pour que je puisse m’abreuver. J’en ai grand besoin. »
Il fallait que la nurse ou la petite fille satisfissent cette envie impérieuse. Notre Armoricaine se proposa ; elle savait où dénicher les rongeurs qu’elle avait l’habitude de piéger pour tenter de les apprivoiser et non d’en user sadiquement comme Délie ou les jumelles. Dès qu’elle fut sortie de la chambre, Adelia l’interpella. 

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  L’entretien entre Cléore et l’infirmière Regnault fut assez glacial. Certes, la nurse avait toujours fait preuve de prévenance et d’égards envers celle que ses titres rendaient parfois par trop condescendante. Cléore considérait les demoiselles Regnault et Béroult comme de simples domestiques, ainsi qu’un Wolfgang Amadeus Mozart par Colloredo. Là, la coupe était pleine, d’autant plus que la puissance de la comtesse de Cresseville s’était érodée au fil des événements. Ce qui intéressait Diane Regnault, tout comme sa collègue et supposée amante, était la possibilité croissante de signifier son congé et de demeurer désormais exclusivement aux services de la vicomtesse et de la peintre de talent mondain. Cléore parla, donnant ses ordres, un reste de pourpre aux joues, ses cheveux d’or safranés lustrés ayant recouvré leur brillant et leur soyeux proverbiaux.
« Je vais faire atteler une voiture par Jules. Il va vous conduire au bureau des postes et télégraphes de Château-Thierry. Là, vous enverrez un télégramme à l’intention de Monsieur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, Lyon, 18 Avenue des Ponts, du moins est-ce là sa domiciliation officielle, parce qu’il en a deux autres dans la ville, dont un laboratoire secret. Prenez une feuille et un crayon,  afin que vous notiez avec exactitude la teneur de ce message.
- Serait-ce point folie, Mademoiselle ? On dit que les pandores pullulent là-bas ! 
- Ne discutez pas mes ordres ! Vous n’y risquez rien. Nul ne vous y connaît.
- Vous faites votre Adelia, et je vois que votre langueur s’est bien évaporée. 
- Notez : A Monsieur de Tourreil de Valpinçon stop. 18 Avenue des Ponts Lyon stop. Ai la douleur de vous annoncer disparition petite nièce Daphné stop. Décès survenu le 4 octobre stop. Cause inconnue stop. Condoléances sincères stop. Est-ce assez laconique ? 
- Vous mentez effrontément Mademoiselle. N’eût-il pas fallu que vous écrivassiez Assassinée stop ?
- Afin d’attirer l’attention de la police ? Jamais de la vie. Allez, et exécutez ! 
- Vous avez la sécheresse d’un despote, Mademoiselle.
- Non, du Roy Soleil, mon personnage historique favori, qui, si je l’avais connu, m’eût convertie…
- A quoi donc ?
- A ne plus aimer que des hommes, comme toutes les femmes banales, hélas ! »


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  Tous les mouvements d’entrée et de sortie de Moesta et Errabunda étaient désormais étroitement surveillés, dans l’attente que les forces de l’ordre ordonnassent un beau coup de filet. Un gendarme caché en haut d’un peuplier, guettant le portail avec ses jumelles, vit sortir l’attelage de Jules.
« Il prend la direction de Château-Thierry avec un passager. » rendit-il compte à son collègue en bas.
« Je les suis à distance ! »
  
 Ni Jules, ni Regnault, n’avaient de raison d’assurer leurs arrières, pensant que le danger ne se situait qu’à la poste elle-même. Aucun ne songea à tourner la tête et à remarquer un cavalier distant coiffé d’un bicorne pourtant repérable à cent lieues. Le ciel automnal était d’un gris d’ardoise, propre à susciter le spleen. Lorsque la voiture parvint à destination, Diane Regnault ordonna à Jules de l’attendre à quelque distance, dans une rue transversale. Comme si de rien n’était, elle franchit le seuil du bureau postal et attendit qu’un guichetier du télégraphe voulût bien la prendre en charge. C’était une heure de faible affluence, et le gendarme Louis, passant de l’autre côté du bâtiment où se tenaient plusieurs hommes en faction, les prévint qu’on allait instamment cueillir un gibier de choix. Il pensait qu’il s’agissait de Cléore elle-même, bien qu’il n’eût pu distinguer ses traits derrière la vitre remontée de la voiture. Moret était de la partie. Il fit poster un brigadier et un gendarme à l’entrée, et encore deux hommes dont Louis derrière. Lui-même pénétra dans la poste et eut tôt fait de repérer la maigre et sèche femme en robe noire qui patientait, attendant son tour, près d’un des guichets voués à la télégraphie. Il constata qu’elle ne correspondait pas au signalement de Cléore, et supputa qu’il s’agissait d’une domestique, mais non point de la fameuse Sarah dont Odile avait parlé, parce que moins âgée et cassée. Les employés eux-mêmes étaient, comme le disent les pègres et pégriots des prisons, au parfum. Ils devaient signaler à la police et à la gendarmerie tout envoi et toute réception de correspondances suspectes, et remettre les plis aux autorités qui les décachetaient. Ainsi avait été intercepté le télégramme d’Elémir. L’architecture des lieux était banale, passe-partout, conçue sans génie, hésitant entre les éléments architecturaux passés et présents, avec des piliers aux moulures médiocres et quelques concessions au fer.

  Enfin, le tour de l’infirmière vint. Dès que Diane Regnault commença à énoncer le contenu de son message, les yeux de l’employé s’éclairèrent. L’homme, chauve et gras, coiffé d’une couronne de cheveux bruns pelliculés, son costume de confection ordinaire protégé par les classiques lustrines, prit un air chafouin, demandant à Madame d’articuler avec soin et de lui répéter par deux fois le nom du destinataire. Il nota le tout sur une feuille de papier, au lieu d’aller actionner le fameux fil chantant. Il s’éloigna pour ne pas revenir, après avoir dit à Madame de patienter quelques instants à cause d’une petite formalité à respecter pour qu’il lui en coûtât moins, car il supposait, à la mise modeste de Madame, qu’elle était parcimonieuse, près de ses petits sous, et qu’elle devait thésauriser. Lorsqu’elle vit le télégraphiste revenir, non point derrière le grillage caillebotté, après qu’il eut envoyé le message et en eut évalué le prix, mais dans la salle même, sans qu’aucun cliquetis caractéristique du langage de Monsieur Samuel Morse eût retenti, accompagné de Moret et d’un gendarme, en la désignant aux autorités d’un geste explicite, elle s’alarma et tenta de quitter les lieux en hâte. Un coup de sifflet la cloua sur place, suivi d’une empoignade et d’une brève algarade, car elle essaya de se défendre avec un stylet, arme de garce, qu’elle enfonça légèrement dans la dragonne du brigadier Coupeau. L’inspecteur et Coupeau immobilisèrent la tribade et lui firent lâcher sa lame de fourbe. Moret prononça la phrase rituelle : « Au nom de la loi, je vous arrête pour complicité de prostitution d’enfants. » et Coupeau lui emprisonna les poignets dans des liens métalliques que l’on nomme menottes, et qui ont remplacé les antiques poucettes du temps du sieur Vidocq. Les badauds présents dans le bureau, au nombre d’une douzaine, stupéfaits, tant l’intervention avait été prompte, n’avaient pas bronché, supposant qu’il s’agissait de quelque voleuse ou mauvaise marâtre appréhendée pour traitements indignes de ses beaux-enfants. 
« Belle prise, messieurs », dit l’inspecteur, sans commentaire.
    
  Lorsque Jules eut constaté que l’infirmière ne revenait pas, il s’approcha avec discrétion de la poste ; il y vit un attroupement, et distingua la silhouette de Diane, attachée et tenue avec fermeté par deux gendarmes, sous l’œil ébahi des passants, bien que quelques commères n’hésitassent point à l’admonester et lui crier leur hargne. La rumeur se répandait vite et l’on savait désormais par la presse que la gendarmerie allait démanteler une bande de voleurs d’enfants dont Madame Grémond et ses filles, jà écrouées à Laon, étaient les complices. Il était visible que le rassemblement de badauds, enflant sous une affluence irrésistible de curieux appâtés, risquait de dégénérer en échauffourée. Jules prit prudemment la fuite, décidé à prévenir la comtesse de Cresseville, et à ne pas tomber à son tour dans cette souricière. La foule allait toujours croissante autour du peu commun spectacle, point si rare désormais, depuis que la famille Grémond avait eu maille à partir avec les forces de l’ordre. Bientôt, on dépassa la centaine de personnes. Cela créait une animation bienvenue dans une bourgade trop longtemps assoupie dans sa routine provinciale. Les gendarmes avaient du mal à contenir cette émotion populacière, cet agglutinement de passants à la fois curieux et haineux. Les poissardes, à demi ivres, lors en pleine effervescence, tentaient d’exciter, de galvaniser les autres, au risque qu’ils appliquassent à l’encontre de la nurse la loi américaine de Lynch. Chacune, telle une tricoteuse, semblait avoir son bon mot, son quolibet et son insulte à cracher. Elles métamorphosaient Regnault en bouc-émissaire de leur misère et de leur ordure, et certaines, prostituées notoires, la prenaient comme victime expiatoire, la menaçant de leur vindicte, soupçonnant à juste raison qu’elle avait quelque chose à voir avec cette Poils de Carotte qui, quatre mois durant, leur avait ôté leur pain de leur bouche puante d’absinthe et de pyorrhée, en instituant une débauche contre nature qui avait eu pignon sur rue. C’était un cortège de faces triviales aux poings brandis, hurlantes, vêtues de hardes informes et d’oripeaux étiques, comme si tous les bas-fonds de la Champagne et de la Brie s’étaient donné rendez-vous ici, afin qu’ils châtiassent la complice supputée de la poupée-pierreuse aux cheveux rouges. Les ribaudes ravagées par l’alcool essayaient d’arracher les cheveux et les yeux de Diane, de déchirer sa robe, de la frapper, de lui jeter des pierres, de la violer et de l’éventrer même. Elles étaient armées, qui de tessons de bouteilles, qui d’aiguilles à tricoter, qui de tisonniers, qui de ciseaux, qui de couteaux de boucher qu’elles brandissaient à tout-va en éructant et en bavant comme des enragées. Il ne leur manquait que les piques pour qu’elles fissent un mauvais sort à Mademoiselle Regnault. Elle représentait pour elles la grand’ville, l’étrangère, l’autre, la gouine, la teutonne, la juive peut-être, tout ce qui leur passait par la tête et incarnait une déviance par rapport à leur fruste et réductrice vision du monde.  
  
 De son poing, un cabaretier excité réussit à casser le nez de l’anandryne, avant que les gendarmes pussent réagir et disperser cette foule houleuse et irrationnelle, sans nul guide, simplement grossie par une haine inexplicable, trop longtemps contenue et lors déchaînée. « Viens ici que je t’ôte ton cœur et tes seins et que je te les bouffe, marie-salope ! Tueuse de gamines ! Va rejoindre tes semblables chez le diable ! » criailla une vieille pocharde à demi édentée vêtue d’un fichu lustré qui empestait l’urine et le suint. « J’prendrai tous les poils de c’que tu sais, sale putain, et j’en fr’ai une barbe pour mon homme ! » s’érailla une autre. Beaucoup harcelaient Diane de leurs insultes, déblatérant mille abominations du même acabit. Comme l’eût dit Odile, c’étaient des guenons sans contrôle, crocs gâtés dehors, folles furieuses, qui escortaient l’ordre de la Gueuse, jusqu’aux enfers si elles eussent pu le faire. Le brigadier Coupeau dégaina son sabre, attendant l’ordre de charger car le cordon policier protecteur faiblissait de plus en plus. C’était à croire que désormais, presque toute la ville avide de sang était présente, afin de tailler en pièces la prévenue et de se repaître de ses restes déchiquetés. Coupeau n’eut pas à agir : une pluie drue se mit à tomber, qui d’un coup, fit retomber les ardeurs des démentes et déments. La populace enfin s’égailla, car elle exécrait davantage les intempéries pourvoyeuses de fluxions de poitrine que les supposées enleveuses et tueuses de fillettes. La peur de leur mort avait vaincu les émeutiers, sans même qu’un coup de sabre eût été assené. Enfin Moret et la maréchaussée  parvinrent à faire monter la prévenue dans la voiture fermée et grillagée affrétée par le commissaire Brunon.

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  Jeanne-Ysoline remarqua qu’Adelia s’était enfin lavée et bien adonisée. Sa coiffure ondulée avait retrouvé son éclat et elle ne sentait plus la saleté de l’autre nuit.
« Je vois que tu as accompli la tâche que j’avais exigé de toi. Il me reste à te convaincre de l’inanité du pouvoir de Cléore. Puis, nous rassemblerons les autres et détrônerons la Mère. » discourut-elle.

  En un premier temps, la jeune Bretonne, qui savait le quant-à-soi et l’égoïsme de Délie redoutables, demeura coite. Elle la laissa poursuivre, allant jusqu’à se laisser prendre et conduire par la main. L’antinomie régnait en maîtresse entre les deux fillettes.
« N’as-tu jamais été traversée par la tentation ? reprirent les lèvres gourmandes de stupre de la goule d’Erin dont la sylphide d’Armorique ne pouvait qu’abominer le verbiage. Hé bien, moi, poursuivit-elle avec désinvolture, j’ai eu la tentation de me libérer du joug de Cléore, de recouvrer ma liberté entière. »
 Jeanne-Ysoline continuait à marcher sans mot dire, espérant que l’imperméabilité de sa probité résisterait à la pernicieuse fillette, mais, lorsqu’elle vit que toutes deux prenaient le chemin du confessionnal de la Mère, ce qui confirmait les intentions torves d’Adelia, elle se décida enfin à lui répondre. 
« Drôle de manière d’interpréter le mot liberté ! Tu as assassiné Daphné, ne le nie point. Phoebé t’accuse. N’es-tu pas bourrelée de remords ? 
- J’ai agi par vengeance. Vous m’avez déposée de mon trône, non parce que j’avais failli comme un Charles le Gros, mais du fait de la survenue de ma nubilité. Tu fus odieuse envers moi, parce que toi aussi, tu as voulu laver l’affront supposé de ta flagellation ô combien méritée. Tu as persiflé en toute indignité.  Et tu es la prochaine sur ma liste vengeresse !
-  Par ta faute, je suis marquée à vie dans ma chair !  Tu t’arroges le droit de justice. Tu te crois la bannie, la maudite, la révoltée, la guide d’une improbable révolution. A ce propos Quitterie m’a rapporté… 
- Ta complice dans l’évasion de Cléophée et de Marie-Ondine, puisque j’ai tout vu ! rétorqua, sardonique, miss O’Flanaghan, les pommettes pourprines de haine.
- Je reprends, quels que soient tes sarcasmes. Quitterie m’a rapporté  les paroles d’Odile – j’étais alors encore à l’infirmerie, en train d’endurer les mille souffrances de tes coups de fouets dont mon intimité porte à jamais la purulente souillure –, lorsque Cléore lui remit les rubans jonquille. Elle évoqua la révolte des guenons…la destruction de leurs entraves…
- Quelle emphase ! Quelle grandiloquence ! Te prends-tu pour le poëte Hugo ? L’entrave, c’est la Mère, une entrave factice, un artifice, une tromperie commode, telles ces statues des divinités soi-disant dotées de la parole, que les prêtres de Rome ou d’ailleurs faisaient s’exprimer de leur propre bouche, par quelque exercice de ventriloquie, exploitant jusqu’à plus soif la naïveté des peuples ! La Mère est un carcan, notre carcan à toutes, un carcan artificieux que je m’apprête à jeter bas pour dessiller les yeux de toutes tes petites amies. Jeanne-Ysoline, je me voue tout entière à la tentative de reconstitution, de reconstruction, de restauration, que dis-je, de résurrection d’un paradis perdu, d’un jardin des délices, dussé-je y sacrifier mon existence même.
- Oiselle de mauvais augure ! 
- Lorsque j’en aurai terminé, que je t’aurai prouvé la véracité du leurre, je prendrai un porte-voix et j’ameuterai toutes les pensionnaires afin qu’elles s’assemblent autour du cadavre brisé du grotesque automate. Je sonnerai l’hallali et…
- Je ne le veux point, Adelia ! »

  Jeanne-Ysoline avait jeté ces derniers mots à la figure cramoisie d’excitation de la poupée catin, avec la résolution farouche d’une chrétienne du temps de Dèce s’apprêtant à subir le martyre. Adelia la souffleta. A sa surprise, habituée qu’elle était lors à ressentir la douleur, Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët éprouva presque du plaisir à ce soufflet. Jeanne-Ysoline réalisa qu’au fond, Adelia ne la laissait nullement indifférente. Quelles qu’elles eussent été, miss O’Flanaghan était dotée de cette faculté rare capable, par un simple effleurement de la main, par un furtif clin d’œil, d’abolir toutes vos inhibitions. Elle représentait la transgression incarnée, le plus beau des fruits verts défendus de l’Arbre édénique de Gomorrhe. Nouvelle Lilith, Mélusine, Serpent tentateur de la Connaissance et de l’Inconnaissance, fille-femme susceptible de percer le Mystère divin, la liberté selon elle équivalait à braver l’interdit. Par son moindre grain de peau, par la moindre parcelle de son linge, elle transsudait de désir, de volupté et de suavité. Jeanne-Ysoline la connaissait belle ; elle la sut désirable. La jadéite de son regard ulcéré et courroucé la subjugua. Les longues torsades parfumées de cuivre ardent ourlant sa chevelure, qui resplendissait à la lueur jaune et incertaine d’une lampe à gaz du couloir, encadrant un visage d’un ovale onirique, l’ensorcelèrent. Même l’éclat et le cédrat ambré de son camée de chrysoprase et de corail, qui ornait sa jeune gorge, l’attirait. Sa respiration oppressée par la colère soulevait son corsage évocateur par ce qu’il dissimulait d’un jouissif enivrement tactile, visuel et olfactif, et ajoutait à la sensualité turpide que tout son être juvénile avait toujours dégagée, l’irradiant d’un érotisme confondant. Et l’odeur de ses cheveux ! l’odeur de cette peau aussi, enfin lavée de ses souillures de crasse, de toute son ordure, pure, pure de nouveau, pure enfin de toutes les tavelures de la fille cachée. C’était un pot-pourri de naguère, une résurgence immémoriale des senteurs oubliées d’autrefois, envoûtantes comme jadis en la couche de Cléore lorsqu’Adélie se dépouillait, qu’elle se dénudait toute, offrait au regard concupiscent de sa maîtresse son corps de sylphe qui se formait à peine, laissait choir son linge avec négligence jusqu’à la dernière pièce au pied du lit tarabiscoté de l’adulte-enfant aimée, exhibant sa peau immature enduite de parfum pour la mie. Myosotis et dahlia, œillet mignardise, bouquets d’amaryllis et d’asclépiades. Le parfum vénéneux, suicidaire et suffocant de la belladone aussi, mêlé au pélargonium, à l’aconit, et à la rare fragrance du curare indien. C’était l’embrun fouettant, qui laisse sur la joue et la bouche une empreinte saline, que la langue s’empresse de lécher ; l’arôme du ressac aussi, au bord de la mer normande, qui charrie et laisse se putréfier les méduses translucides et sème un sillon d’algues brunes et rouges entêtantes de fumets iodés. C’était un tourbillon fluviatile de nuit emportant toutes les roses fanées, tous les pétales secs, toutes les blettissures végétales des floraisons enfuies, mais aussi une eau noire, dormante, ténébreuse, zébrée de sphaignes, prête à engloutir les imprudentes qui se risquaient, attirées par ses appas musqués comme l’insecte par le nectar exhalé par une fleur de mort. Elle engloutissait dans un maelstrom les hydrangeas bleutés, les nymphéas rosacés, diaphanes et pourprés. Elle rappelait quelque gâteau ranci, fort ancien, dur comme pierre mais carié, se fragmentant, suant de son vieux beurre jaunâtre, qu’eût émietté à l’adresse des oiseaux pour leur provende et leur pitance un bon vieillard dans un jardin public. Elle virevoltait. Elle était cette valse lente, la plus ancienne des valses, antérieure à toutes les autres valses, perdue par la mémoire mais rémanente, éternelle, tout en ruptures de rythme, d’harmonie, languissante, compassée, vieillotte, assourdie mais spasmodique telle une agonisante, puis accélérant, haletant, soupirant, pour de nouveau ralentir, céder sans cesse, sans répit, entourant de l’étau de ses bras la cavalière phtisique et évanescente aux longues boucles blondes agrestes entravée par son corset de mort. Elles se confondraient toutes deux en une intrication, en une inextricable étreinte de l’amour-mort. Efflorescence, inflorescence de la torpidité. Adelia était tout cela, composite. Cheveux de frangipane, lèvres carmines de peau d’Espagne, ganterie de chevreau, de quasi vélin, fine comme un hymen, gainant les douces mains fébriles. Jeanne-Ysoline avait envie d’elle, une envie saphique irrépressible, et se décida à la ruse des sens afin de repousser par la volupté l’échéance de la destruction de la Mère.

 Alors, elle joua son va-tout. Elle retarda Adelia, l’accaparant par les jeux de l’amour. Sans prévenir, alors que sa joue brûlait encor du soufflet assené, elle lui dit, d’un calme apparent, presque béat et irénique, bien que ses lèvres tremblassent et trahissent une émotion intense : « Faisons la paix, ma mie…Viens à moi, viens tout à moi. » et commença à bécoter son cou ivoirin et ses pommettes veloutées. Adelia avait beau se faire prudente, elle rendit d’instinct la caresse tout en persiflant.
« Voilà que tu t’offres à moi à présent ! Tu joues les catins inconstantes ! Tu as oublié ta chère Cléophée ? » susurra-t-elle avant d’ordonner : « Ôte ton turban pour moi, fais-moi plaisir…je sais que tes cheveux repoussent. »
  Comme la fée d’Armor ne s’exécutait point et continuait à parcourir de ses lèvres le cou de l’Irlandaise tout en dégrafant le corsage de sa partenaire et révélant son linge pectoral de dessous, Adelia enleva elle-même la coiffe et dévoila de coruscantes mèches soyeuses châtain-roux. « Tu reconstitues vite ta parure nonpareille »… murmura-t-elle alors que Jeanne-Ysoline parcourait jà ses seins menus. Elle voulut lui rendre la pareille, aller elle-même de l’avant, défaire la robe de la petite futée, dénuder sa poitrine alors que bécots et suçons se multipliaient avec une allégresse mutuelle mêlée de gémissements de plaisir anandryn de Gomorrhe. Leur enlacement réchauffait leurs ardeurs collectives. Plus l’étreinte progressait, plus Délie se dulcifiait, substituant la tendresse à la méchanceté. Les pantaloons des deux amantes se trouvèrent promptement entr’ouverts et les doigts des jeunes nymphes, libres, fort entreprenants et impatients d’en découdre, purent tout leur soûl y exercer leur luxure tactile, par des palpations renouvelées, côté tissu et côté peau, insistant sur les ravines et rayères naturelles. Leurs lèvres ne cessaient de susurrer des paroles douces, sucrées et tendres, sirupeuses comme du mellite, nourrissantes comme du matefaim, des « ma ravissante, ô ma ravissante », tandis que l’écartement de l’entr’ouverture de leurs pantalettes devenu maximal, permettait toutes les audaces digitales exploratoires et les froissements délicieux au sein de leurs matelassures secrètes. Chacune en ses ébats soupirants sentait l’ipomée, le volubilis de son opercule précieux ourlé humecter de mouillures subtiles la douce étoffe festonnée de son entrefesson. La sève de l’extase montait, les humidifiait toutes, poissait leurs mains, là où devait s’assouvir leur instinct féminin. Leur cœur battait à tout rompre ; leur frimousse était pourprée de leur hardiesse saphique, alors que de leur épiderme s’écoulait une sudation de bonheur, un exsudat sudorifique de musth. Jeanne-Ysoline, toute haletante, sentait en elle un étrécissement spasmodique ; sans doute était-il dû au pansement qui comprimait encore sa fleur personnelle dont la rosée nectarine gouttait sans retenue, mêlée de pus. Elle devenait cependant euphorique. Bien qu’ils eussent été renouvelés dès potron-jacquet, ses bandages chancissaient jà et le julep de luxure de la fille d’Armor tachait ses pantaloons de jaunissures de suppuration. Cela engendrait des adhérences insanes, mais ô combien jouissives ! 
  Miss O’Flanaghan frémit : Jeanne-Ysoline s’était brusquement agenouillée malgré l’estropiement qui la gênait, et s’était insinuée sous ses jupes. Elle fit glisser jupon de percaline et pantalons de broderie anglaise de la fleur empoisonnée d’Erin. Lors impudique, la volupté acheva d’envahir toute l’ancienne favorite. Délia sentait les doigts puis l’ourlure, la ciselure buccale de Mademoiselle de Kerascoët parcourir lentement son rubis indicible, lisser, caresser, embrasser, pourlécher et suçoter le bienveillant Ryû tatoué sur la peau épilée, qui émergeait de la gemme intime, comme si elle eût désiré en absorber tous les pigments. Elle l’entendait murmurer : « Le mignon animal ! » alors que la langue gourmande et alléchée de Jeanne-Ysoline se jouait du léger déchaussement du bijou, sans que sa partenaire craignît qu’elle achevât de le dessertir, de le desceller de son anneau nuptial. A peine ébranlé par le coup de pied d’Abigaïl, il tenait encore en suffisance à sa conque-serrure de poupée-putain de par l’excellence du travail du joaillier-orfèvre. En extase, une sirupeuse liqueur perlant de son trésor, elle haleta plus intensément encor que sa mie, ravie, assouvie, quoique sachant en sa quintessence de jeune fille de joie que nul objet ne pouvait pourfendre sa joaillerie hindoue, cette ouverture-intaille facettée iridescente et grenadine, ce bouchon de Golconde, cette hyménée de pierre dure, jusqu’à ce que le principe de réalité la rappelât à elle. Son entendement revint d’un coup et elle cria : « Tu me gruges ! Retire-toi de mon intimité ! » Lors, elle sortit une horreur de son réticule tombé à terre. C’était un étui…l’étui du seppuku de la geisha, la seule œuvre façonnée de main d’homme possédant l’aptitude à forcer et détruire son joyau verrou conçu pourtant pour obvier à toute tentative d’intromission, de quelque nature et matière qu’elle fût.
« Je puis te tuer à l’instant avec ceci, ma chère… Tu vas m’obéir. C’en est assez de nos ébats, de nos transports saphiques, si doux et agréables qu’ils soient. Rhabille-toi. Suis-moi ou je te transperce. Cléore ignore encore que je lui ai dérobé son arme secrète tout à l’heure, pendant qu’elle biberonnait ton ichor bouilli. »
  Elle renfila ses pantalons et son jupon, rajusta son corsage et sa brassière de dessous, à demi délacée, d’où émergeaient, impudents et charmants, ses petits seins de lait, puis, menant Mademoiselle de Kerascoët résignée comme à la baguette, elles parvinrent au confessionnal de la Mère. L’être de mort y demeurait, silencieux, inerte, d’une immobilité de cadavre. Sans nulle hésitation, Adelia extirpa l’horrible mannequin de sa cage grillagée. Jeanne-Ysoline ressentit une peur obsessionnelle, instinctive, à la vue de l’automate inanimé. Elle blésa et trembla.
« Ze…ze ne puis croire…Zerait-elle morte dans zon zommeil ? Z’ai grand’peur Délia !
- Crédule pécore ! Aide-moi plutôt à la tirer. Nous allons prévenir toutes nos camarades que la Mère n’a jamais existé. »
  Une fois cette horreur déplacée et couchée sur le ventre, Délia montra combien la créature artificielle était dépareillée. Le dos de sa robe d’Angélique Arnauld, tissée en étoffe nivernaise de poulangis, était déchiré, dévoilant un panneau béant sur l’appareillage interne de l’androïde, appareillage qui semblait avoir été saboté. De l’extrémité ferrée de sa canne, Jeanne-Ysoline essaya timidement de retourner la chose, comme pour conjurer un mauvais sort ou exorciser l’effroi que la vision de cette figure de squelette vérolé et pellagreux engendrait. Elle paraissait à la fois rancie de boursouflures, polie et marouflée, tels ces antiques masques animistes chinois qu’on façonnait pour célébrer un culte dit nuo, empreint d’une conception géomancienne et souterraine du monde. 
« Je l’ai réduite à l’impuissance avant même de te conduire ici, en son antre, reprit notre Irlandaise d’une voix résolue. Il suffisait de point grand’chose… Briser un mécanisme par-ci, fausser un engrenage par-là… Désormais, Lacédémone, Port-Royal et Cîteaux ne nous tourmenteront plus ! Gomorrhe et l’art pour l’art triomphent et j’en suis l’impératrice incontestée ! 
- Adelia, tu perds l’entendement… 
- Petite fille en fleur, mutine et candide poupée ! s’exalta Délie. Sache que je suis sous l’emprise de mes stupéfiants chéris, dont j’ai abusé avant de t’aller prendre… Aimes-tu les pipes d’opium, le laudanum, le bétel, le kif, l’orientale saveur assommante et décadente du swab et de l’épine de Mossoul ? Veux-tu devenir comme moi, une prostituée de Babylone immature et pourtant jà réglée ? Laisse-moi informer toutes les autres qu’elles sont désormais libres, et que je prends le commandement de Moesta et Errabunda…Je t’offre, ô ma pyxide précieuse aux suaves fragrances d’Aphrodite, le partage du pouvoir… le partage du monde… Nous régnerons ensemble. Nous soumettrons les rétives à nos coups de fouet, à nos sévices imaginatifs, ô mon anandryn nouvel amour… Les autres, celles qui accepteront notre domination, pourront s’adonner à tout ce qui leur chante, à toutes les variétés de stupre et de concupiscence, selon leur nature, leur plaisir, leur envie, leur caprice de l’instant… Eden saphique reconstitué… jardin des délices de Hiéronymus Bosch créé, engendré par la Bona Dea, véritable conceptrice de l’Univers… Car le monde fut accouché par une divinité féminine, non pas par un pseudo créateur masculin ! Le Dieu prétendu des chrétiens n’est qu’un usurpateur sorti d’obscurs écrits juifs du royaume de Juda ! Il ne fut conçu, imaginé, par le clergé vaticinateur, fanatique et rassis de l’Ancienne Alliance, que pour asseoir la toute-puissance prétentieuse des mâles ! La Bona Dea fit le monde… Gésine de l’univers qui s’engendra par la Matrice, par le sans pareil Utérus de Notre Mère à toutes ! Il s’extirpa de Sa sacro-sainte Intimité, de Son Sexe trois fois sanctifié ! Origine véritable du monde…Elle prit le nom de Gê, de Gaïa… et l’Univers connu naquit d’une parturition parthénogénétique sans nulle liqueur masculine. La Terre était encor stérile, informe et nue… Alors, la Bona Dea conçut le bois de palissandre, un bois parfumé, onctueux, tendre, qui sécrétait une sève, une huile douce et lubrifiante d’une suavité nonpareille. Elle le tailla, le façonna, en fit un bâton d’une taille de Titan, plus érigé et haut que mille séquoias, puis en fit bon usage ; et, par lui, grâce à cet objet merveilleux et magique acheiropoïète, Elle déversa, épandit Ses propres liqueurs fécondantes germinales, Ses eaux lustrales rutilantes, qui s’écoulèrent en fontaine émolliente, qui se ramifièrent en des millions de rameaux fluviatiles, en un aqueux réseau moiré infini, coulant jusqu’à la mer engendrée à son tour, fertilisant au passage le sol d’où la primordiale sylve émergea de ces mêmes moirures où poussèrent toutes les espèces végétales du monde. La terre verdit de par l’irrigation des fleuves de la semence divine. Gê la fécondatrice, créatrice de la Vie, cette première tâche accomplie, malaxa la boue, la modela en la mêlant à Son sang cyclique divin… Sang de la vie, sang de toutes les créatures peuplant les océans, les rivières, les montagnes, les bois, les grottes et le ciel. Elle conçut toute la faune, Zoa, les animaux, femelles et mâles, puis la première femme, Eve, créée à Son image, d’abord Golem, fœtus d’argile informe pétri avec Son sang intime, homuncula à laquelle Elle insuffla une part de son Noûs, de son souffle, afin qu’elle s’animât.  Du doux sein blanc d’Eve, de son aréole pellucide aussi délicate qu’un bouton de rose, what a rosebud !, la Bona Dea extirpa enfin l’homme, Adam, le sous-être, conçu au départ comme un simple instrument de plaisir de la femme fait de chair vive, qui devait lui servir d’esclave et élever les enfants mâles naissants de leurs ébats, les filles demeurant dans le giron de toutes les mères à l’image de Gaïa, de toutes les Niobé, bien qu’Elle eût songé de prime abord imposer à tout le Vivant la parthénogenèse. Ainsi fut la vraie Genèse, le véritable Récit de la Création, que des prêtres hérétiques voulurent occulter à jamais. C’est cela que Cléore m’a enseigné. Quant à la révolte d’Adam et à la destruction de l’Eden originel, il s’agit d’une autre histoire, apocryphe… Je la réprouve, my Goddess !  Je suis la plus radicale des anandrynes. Je plaiderai ma cause devant Cléore… elle saura m’entendre et me remettra les insignes monarchiques, les rubans pourpres et noirs… Tu les auras aussi. Et j’instaurerai mon règne, notre règne exclusif pour les siècles des siècles ! 
- Ton esprit s’égare… Vois tes prunelles de folle ! Tu es aussi fanatique que ceux que tu prétends combattre. Tu peux m’agonir sous tes imprécations. Je ne me laisserai jamais idiotiser par toi. Je suis raisonnable, bien qu’introspective.
- Reste donc en ton introspection hérésiarque ! Je t’exclus du testament d’Eve-Lilith après t’avoir offert le partage du fruit-monde ! Vois ce porte-voix que j’ai jà apporté. On trouve de tout dans les greniers, ici, et je m’en vais clamer sur-le-champ ma prise de pouvoir avec ce fort pratique outil ! 
- Tu n’en feras rien, pauvre égarée ! Je puis t’en empêcher ! »

  Alors que miss O’Flanaghan s’emparait du porte-voix et s’apprêtait à y crier la nouvelle de son avènement, Jeanne-Ysoline se lança sur elle et lui assena un coup de canne. Cela l’étourdit à peine mais un filet de sang coula sur la tempe gauche de la putain d’Erin. Comme surprise, abasourdie par son propre déchaînement de violence, Mademoiselle de Kerascoët parut désarmée et se fit inerme. Elle voulut s’agenouiller devant Adelia, lui demander pardon, lui quémander une câlinerie, une cajolerie afin qu’elles oubliassent toutes deux ce qui venait de se passer, qu’elles se réconciliassent par une nouvelle scène d’amour, par un échange de caresses. La personnalité douce de Jeanne-Ysoline avait repris le dessus sur son semi-sadisme, essentiellement fétichiste et porté sur les pieds. Miss O’Flanaghan profita de cet instant de faiblesse débonnaire pour rétorquer. Elle frappa plusieurs fois la jeune Bretonne au visage afin de l’étourdir sous les coups. Jeanne-Ysoline, quoiqu’elle fût bonne catholique, n’était pas une personne à tendre la joue gauche après qu’on lui eut meurtri la droite. Elle rétorqua en mordant la goule irlandaise à la main qui ne la battait pas, puis la griffa au front. Saignant deux fois, Adelia décida de rendre coup pour coup. Ce fut un déchaînement, un enchaînement de ripostes sournoises et sordides. Déchirées, écorchées, leurs robes et leur linge en lambeaux de mousseline et de percaline pendillant, les deux petites filles s’approchèrent dangereusement d’un escalier à balustres de cuivre qui descendait en direction du réfectoire. Jeanne-Ysoline était gênée par son handicap et elle avait délaissé sa canne. Adelia trouva l’ouverture. Sa face pourpre et griffée, dégouttant de plusieurs sillons sanglants, s’éclaira d’une expression de fillette cruelle torturant un oiseau qui fit ressortir ses pommettes et son petit nez gracieux que parsemaient de fort mignardes éphélides n’ayant rien à envier à celles de son adversaire. Elle eut lors une beauté de diablesse et, sans marquer aucune hésitation, poussa sans autre forme de procès Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët qui roula dans l’escalier et s’abîma au bas des marches sans même un gémissement de stupéfaction tant le geste avait été prompt, inattendu. La supposant morte, parce qu’elle ne bougeait plus, gisant tout en bas, l’âme damnée de Cléore voulut s’éclipser sans demander son reste. Faisant volte-face, elle agita les pendeloques effilochées de sa robe tout en adoptant une expression de dédain. Lors, elle entendit une clameur qui enflait. C’était Jules qui s’en revenait de Château-Thierry, seul, et qui hurlait, stridulait, comme une trompette du Jugement Dernier : 
« On a arrêté Diane Regnault ! On a arrêté Diane Regnault ! » 

****************

  L’express d’Epernay dans lequel Elémir avait pris place entra en gare de Château-Thierry deux jours après que la nurse Regnault eut été conduite en maison d’arrêt après qu’elle eut avoué avoir servi la comtesse de Cresseville, Louise B** et la vicomtesse de**. Le commissaire Brunon avait reçu l’information selon laquelle la Préfecture de Police s’apprêtait à émettre trois mandats d’arrêt à l’encontre des deux précitées et du marquis de la Bonnemaison. L’étude des plans cadastraux avait confirmé tous les éléments de l’enquête à disposition de Brunon et d’Allard. Moesta et Errabunda était la propriété de la vicomtesse et Cléore de Cresseville en quelque sorte sa locataire. Les plans mêmes de l’Institution, dressés voici quinze ans, étaient en possession des forces de l’ordre qui pouvaient désormais fourbir leurs armes et préparer une stratégie d’attaque du domaine. Rien n’y manquait, sauf la serre, non encore créée. Tous le bâti apparaissait en coupe, étage de pavillon par étage de pavillon ainsi que les jardins, pièces d’eau… Des relevés topographiques détaillés, dignes d’une carte d’État-major, indiquaient la moindre faille, le moindre accident de terrain, les déclivités, trous, fosses… Plus récente, la brèche du mur de la propriété avait été ajoutée, grâce aux informations glanées dans les témoignages de Marie et d’Odile. Allard songeait : 
« C’est là qu’il faudra nous introduire… Une intrusion par surprise, qui nécessite cependant qu’on élargisse l’ouverture. Il faudrait aussi faire surveiller les lieux depuis les airs par un aérostier. Nous aurons besoin d’un appât, d’une chèvre, pour distraire l’attention des goujats esclavagistes. Une autre gamine de préférence. Je doute que Mademoiselle Boiron soit volontaire. Elle refuse même de retourner chez ses parents indignes et nous l’avons placée en attendant dans un internat pour petites filles à Soissons, où elle rattrape son retard scolaire. Marie Bougru, par contre, n’a pas fait d’histoires et ça a été pour elle et sa famille la joie des retrouvailles. Et si Pauline, ma chère Pauline, acceptait de rendre à la République ce menu service ? »

  L’aliéniste soliloquait, échafaudait des hypothèses, des projets, afin que cette aventure déplorable prît fin. Il se doutait que V** serait le dernier à tomber, se croyant encore protégé par son portefeuille ministériel. Moret vint interrompre ses cogitations méditatives.
« Nous sommes aux aguets. Paris nous a signalé qu’une personne suspecte a pris le train en gare de l’Est pour Château-Thierry. Elle est certes grimée, mais elle ne peut guère cacher sa stature, son allure. L’inspecteur Granier est à bord de l’express et surveille le quidam de près. » 

  L’inspecteur n’était pas un plaisantin. Les interpellations de suspects se multipliaient ces derniers jours : ainsi, pas plus tard que la veille, deux voitures avaient été appréhendées sur la route menant à l’Institution. L’une était un véhicule de livraison de denrées alimentaires car il fallait bien que les pensionnaires et les adultes pussent se ravitailler. Quant à l’autre, il conduisait deux passagères pour une journée de plaisirs, Dames du demi-monde aussitôt sous les verrous. Allard appréhendait l’approche du dénouement. Ce n’était plus qu’une question de jours. Tout pouvait être clos avant la Toussaint. Progressivement, les gendarmes mettaient le secteur en coupe réglée et le passaient au peigne fin. Ils avaient l’ordre d’interpeler tout ce qui se rendait à Moesta et Errabunda, les fournisseurs comme les clientes. C’était mettre l’abjecte maison close en état de siège, l’affamer peut-être. La pénurie se faisant sentir dans une propriété qui avait eu le tort de ne point vivre en autarcie, telles ces villas carlovingiennes administrées par des capitulaires, Cléore de Cresseville et sa bande de filous se rendraient à terme afin que les fillettes ne mourussent pas de faim. Les paroles de Moret résonnaient agréablement aux oreilles de l’aliéniste. C’était là une bonne nouvelle, une de plus. Aux grands maux les grands remèdes : Allard avait conscience de la malignité et de l’habileté du plan qui rappelait la manière dont les Yankees avaient vaincu le Vieux Sud. Il s’agissait d’un nouveau type de blocus qui se mettait en place, d’un second plan Anaconda, tel qu’en avaient usés les généraux Sherman et Grant. Moi, Faustine, j’aurais soutenu les Sudistes, leur art de vivre, de se vêtir, et leur manière de traiter paternellement leurs bons nègres, si j’en avais eu lors l’âge4. 

  Un problème toutefois demeurait : comment évaluer les réserves de vivres dont disposait la propriété ? Seuls les régisseurs, Michel et Julien, eussent pu répondre, mais, ne s’aventurant plus à l’extérieur depuis l’affaire des sœurs Archambault, voilà jà cinq mois, il était difficile que les gendarmes les arrêtassent avant l’assaut alors en cours de planification. De quelle défense pouvait disposer l’ennemi ? Combien d’hommes capables de porter les armes ? Combien de domestiques ? Combien de fusils, de pistolets ? Toutes ces questions demeuraient pour l’instant sans réponse. C’était pourquoi il fallait une chèvre, qui servirait d’espionne, qui rapporterait tous ces renseignements, et Pauline en avait le profil, encore fallait-il que son père chéri la convainquît. Il ne restait que douze jours avant la Toussaint. Sera-ce suffisant ? Résolu, Allard annonça à Moret qu’il allait retourner à Paris ce soir même, lui exposa son projet, demandant l’accord de Brunon et de Raimbourg-Constans. Il était conscient du risque, de la possibilité que Pauline fût prise, torturée peut-être par la damnée Adelia O’Flanaghan. L’enquête était allée si avant que la police était parvenue à mettre la main sur le certificat d’adoption d’Adelia par Cléore, ainsi que sur plusieurs photographies suggestives de la fillette en lingerie, lors d’une perquisition dans sa demeure, son hôtel particulier d’Auteuil. Il avait été ordonné à la presse de taire l’information, de n’éveiller les soupçons de personne, d’éviter les fuites, l’étalage sordide de ces mauvaises mœurs, parce que l’ensemble de la domesticité de la comtesse de Cresseville avait été interrogée mais non point arrêtée, parce qu’aucune charge n’avait été retenue contre elle, à l’exception de Laure, la chambrière, qui avait agressé un des sergents de ville avec un poinçon. Certes, on eût pu toutes les mettre sous les verrous pour saphisme, puisqu’il ne s’agissait que de femmes, et que certaines avaient été surprises ensemble au lit, fort déshabillées et ivres, pompettes comme l’eût dit Julien, car toutes livrées à elles-mêmes depuis plusieurs semaines, Cléore ne s’aventurant plus à son domicile transformé en peu de temps en demeure orgiaque de soubrettes lesbiennes abusant du champagne et de la Veuve Clicquot. Cependant, de telles arrestations auraient suscité le scandale dans certains milieux huppés et lettrés, salonards pour faire bref. L’opération d’interpellation de la vicomtesse, quant à elle, avait été fixée pour le lendemain. 

  Notre savant n’avait pu s’empêcher d’examiner de près les clichés de la petite catin-poupée d’Erin. Elle avait justement une beauté de Sudiste à couper le souffle. Dans un bal d’Atlanta, vêtue des anciennes crinolines moussues de dentelles de l’an 1861, elle n’aurait nullement dépareillé. Sur le fond sépia du tirage sur plaque de verre, elle vous regardait d’un œil canaille, auréolée d’une masse de cheveux vaporeux papillotés, ombrelle en main, en simples cache-corset et pantalons, avec une pose arquée, provocante, connotée, bombant sa jeune gorge de manière à ce qu’elle jaillît du dessous entr’ouvert qui bâillait. Les sens d’Allard se troublèrent un furtif instant devant ce regard de chatte et ces courbes naissantes suggérées par une lingerie moulante fort ajustée. C’était comme si Délia l’eût sollicité, appelé pour qu’il embarquât avec elle pour Cythère. Malgré le flou artistique, on devinait sur les pantalons de la petite fille la présence d’une ouverture, d’une fente inconvenante où il ne fallait pas. La nature avait doté notre possessive Irlandaise d’un galbe harmonieux et délicieux de sylphide, propre à sa jeunesse. L’homme se réprima, se morigéna. Cette vénéneuse et redoutable enfant, dotée de la faculté de vous subjuguer, devait être matée à tout prix, dans la plus sévère des maisons de correction et de rééducation. L’épreuve, d’une pornographie à peine voilée usant du prétexte des Beaux-Arts pour charmer les dépravés des deux sexes, était signée, dédicacée par la fameuse Jane Noble, dont Hégésippe Allard ignorait cette facette de ses talents multiples et scandaleux :
  A ma très chère amie Cléore, la plus constante des militantes de la cause des femmes. 

 Parmi l’inventaire d’images saisies par la police comme autant de pièces à conviction, toutes consacrées ipso facto à la gloire de la nymphe de Dublin et à la célébration de son immature beauté, il existait bien pire, car bien plus nu encore. Certaines photographies étaient des monuments sous-entendus de gaudriole et de lubricité. Qu’elles eussent été en noir ou colorées, Adelia y étalait ses charmes impudiques sans gêne aucune, exposant telle ou telle partie de son anatomie, prenant des poses, couverte çà et là de quelques pièces de vêtements ou de lingerie disparates. Et ces iconographies pédérastiques soi-disant d’art pour l’art avaient le culot de prétendre à une esthétique de la beauté, de l’éphébie féminine, à la mise en scène de sujets édifiants, historiques, religieux, militaires ou autres. Si l’optimum était atteint par une réplique d’un des plus connotés tableaux de tous les temps, œuvre du sieur Courbet, qui mettait en valeur le joyau que l’on sait, d’autres valaient que les sens s’y excitassent. Ainsi, un photochrome fort troublant nous montrait une Adelia si l’on voulait hussarde, du fait qu’elle était coiffée d’un colback en astrakan modèle 1807 fourré à l’intérieur de vair, prêt excentrique de la vicomtesse qui d’habitude l’utilisait pour se travestir en Impératrice rouge, et qu’elle brandissait un sabre d’opérette aux lourds pompons et glands de jais qui chatouillaient ses joues. La ressemblance avec la chose militaire napoléonienne s’arrêtait là, bien que ce cliché prétendît commémorer les plus belles peintures de Géricault ou de Meissonnier et rendre hommage à la légende impériale. Certes, Adelia arborait une décoration factice, une espèce de médaille de fantaisie, épinglée à son sein gauche, mais ce hochet valeureux, censé récompenser une bravoure au combat purement fictive – surtout chez une fillette de quatorze ans plus portée vers le maniement du fouet ou de la cravache que vers celui du sabre de cavalerie – était accroché non sur un uniforme, mais à même un corset mauve intriqué de laçages d’une telle complexité qu’ils formaient un lacis torve et qu’ils en devenaient lascifs. Les baleines en étaient ornementées, brochées de zinnias et bordées d’une fausse fourrure anthracite d’une tentatrice émollience caressante. Par-dessus tout, ce corset représentait son seul vêtement, en dehors d’une paire de bas de soie lactescents tenus par des jarretières cramoisies, un peu fatiguées et distendues, bas qui enserraient ses jambes de poupée et gainaient ses cuisses, et jarretières qui se compliquaient de faveurs émoustillantes et bouillonnantes de soie vieux-rose. Le plus grave, sous-entendions-nous, était que miss O’Flanaghan d’Eire n’avait rien d’autre qui couvrît son joli corps. Le baleinage du corset le rendait fort court et très cintré, puisqu’il s’arrêtait au-dessus du nombril tout blanc de la belle enfant vicieuse. Ainsi, elle exposait aux yeux en extase l’essentiel de son anatomie, que s’en venaient caresser et frôler ambigument de longues mèches dites en anglais curly tant elles tirebouchonnaient et jaillissaient du colback en un sensuel feu d’artifice. La fillette avait posé de trois-quarts, en pieds, mais la tête de face, de manière à ce qu’on vît bien ses appas de devant et qu’on devinât la rondeur fessue de derrière. Ces suggestifs méplats propres à émoustiller, évoquaient de bien charnus fruitions en formes de demi-coques ou de demi-sphères d’un ovale idéal, galbées comme il fallait, désirables, bécotables, caressables, mordillables,  mises en valeur grâce à la pose calculée adoptée par Délia. C’était là quelque posture un peu acrobatique, hétérodoxe, d’une juvénile gymnaste émérite à la souplesse innée, capable de se contorsionner afin que tous les panoramas, les points de vue panoramiques de sa grâce de Vénus enfantine, pussent être apposés en offrande, admirés et loués. C’était là le développement d’une idée révolutionnaire de l’image, las mise au service du sexe au lieu de la science, qui intégrait une innovante conception tridimensionale5 de l’espace, qu’on pourrait dire holographique6. Seule la comtesse de Castiglione avait fait mieux, intégrant dans la mise en scène de son être égoïste l’idée de temporalité et de décomposition du mouvement, en précurseur des recherches de messieurs Muybridge et Marey. En ce tableau héroïque, vivant avant qu’il fût fixé, soumis à une influence victorienne et préraphaélite indéniable, quoique scabreux, le visage poupin d’Adélie affichait une innocence fausse d’enfant ingénue ; Délie semblait s’adresser au spectateur vicieux en arborant une expression à la fois polissonne, friponne, coquine et narquoise, dans l’attente qu’on la sollicitât pour une étreinte tarifée. L’éclairage – sans doute le ou la photographe avait-il ou elle joué avec subtilité des possibilités offertes par la lumière frontale et par l’ouverture plus ou moins large que permettait le diaphragme de l’objectif – faisait paraître cette frimousse polie, lisse, quasi marmoréenne et irréaliste, charmante de stupre enfin. Le choix du photochrome, de ses teintes artificielles, avait cependant évacué toute ambition isochromatique de l’image. Adelia incarnait une plante vénéneuse vivace à l’espièglerie sans bornes. Tout cela posait l’aigu problème de la subjectivité du regard de l’auteur de la photographie… mais aussi de ceux qui la contemplent. Par chance, Allard n’avait pas sur lui ce cliché, qui l’eût fait soupçonner de complaisance et de concupiscence.    


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  Sous l’identité de Gaston de Chanlay (clin d’œil à Alexandre Dumas et à son savoir-faire romanesque exacerbé), représentant le domaine champenois du comte R**, taste-vin et taste-champagne de sa fausse profession, Elémir de la Bonnemaison se pensait en sûreté dans son confortable compartiment de première classe de l’express d’Epernay. Il n’avait pas à subir la promiscuité des pauvreteux de troisième sans doute davantage guidés par l’avarice que soumis aux impératifs de l’indigence, ce qui les empêchait d’acheter un billet d’un prix dérisoire pour la bourse d’un nanti oisif et décadent. Elémir était presque seul dans la voiture, à l’exception d’une veuve dans son compartiment réservé et du policier qui le pistait, le fameux Granier, aussi incognito. En la personne de ce policier, Raimbourg-Constans avait dépêché un des éléments les plus brillants de sa génération, un des champions du Quai des Orfèvres. C’était non seulement un fin limier, mais aussi un as du grimage et du déguisement, capable de prendre l’apparence de n’importe qui, excepté un bébé. De plus, il était doté de la faculté de se changer très rapidement, comme s’il eût été un caméléon de l’habillage. Il créait ainsi un nouvel art du transformisme, peut-être d’avenir, sans qu’il en eût conscience7. Ses pairs le surnommaient l’homme aux dix mille visages. Afin qu’aucun soupçon ne se portât sur lui, et de ne point éveiller la méfiance de sa proie, il avait adopté la vêture et l’aspect d’un archevêque rubicond et goitreux et avait gonflé son ventre et ses joues en les rembourrant et les rendant factices. Qui pouvait se douter que cette silhouette obèse dissimulait un homme d’une agilité rare, adepte de la gymnastique suédoise et de tant d’autres pratiques physiques qu’on l’avait affublé du sobriquet d’athlète complet ? Il était monté dans le compartiment limitrophe à celui d’Elémir, après avoir fait mine de se tromper, bréviaire en main, prétextant que la prière l’avait distrait un temps. Il s’excusa avec gaucherie. Notre ecclésiastique paraissait si anodin qu’Elémir n’y prêta guère attention et ne fut jamais sur ses gardes. Aussi, lorsque le convoi ralentit à l’approche de la gare de Château-Thierry, n’eut-il qu’une seule idée en tête : se dépêcher de récupérer ses bagages et commander une voiture qui le mènerait directement à Moesta et Errabunda. 

  Il descendit donc du wagon sans méfiance, attendant qu’un porteur voulût bien prendre en charge sa malle de voyage. L’archevêque le suivait de près, guettant l’occasion propice. Le marquis de la Bonnemaison croyait son déguisement habile : il avait rasé sa moustache trop caractéristique et s’était affublé d’une perruque brune. Se pensant méconnaissable, il effectua quelques pas sur le quai assez bas de la gare, à la recherche d’une buvette où il commanderait une bonne limonade. Le prétendu homme d’Eglise ne le lâchait pas ; il faisait mine d’être plongé dans son livre de prières, et chantonnait son graduel comme une Dugazon son air fleuri de Piccinni ou de Paër. Elémir aperçut bien, à quelques distances, à proximité de la sortie, deux bicornes de gendarmes, sans qu’il se doutât que leur mission était de le cueillir, parc que l’horaire d’arrivée du train leur était connue, communiquée par Paris. Mêmement, il était incapable de faire le lien entre le représentant du clergé collant à ses semelles et ces deux militaires. Peut-être était-ce un archevêque anglican, ce qui expliquait qu’il ne voyageât pas en grande pompe, comme les autres dignitaires ecclésiastiques de son rang. Eh non ! Le bonhomme marmottait en latin, non point dans la langue de Shakespeare, et l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains pommadées aux doigts sertis d’anneaux curiaux et cultuels, conformes à l’Eglise catholique, apostolique et romaine (cela trahissait la perfection du déguisement de Granier) n’était donc pas le Prayer Book élisabéthain. Il prononçait à la gallicane, om et non pas oum. Il avait respecté le violet de son grade ecclésial, mais était dépourvu de tout oripeau sacerdotal, car hors de la célébration d’un office. Point d’aumusse fourrée de demi-vair, de pallium, de manipule, d’étole, de chasuble ou autre comme un soldat qui se fût promené en simple caleçon. 

  Enfin, Elémir avisa la buvette, alors qu’on transportait sa malle hors du fourgon à bagages. Tandis que le sifflet du chef de gare stridulait, en prélude à l’imminent départ du convoi de voyageurs, il franchit le seuil, avec Granier à ses trousses. Il ne commanda qu’une méchante purge. La compagnie des chemins de fer de l’Est avait négligé les rafraîchissements et les limonades et autres orangeades – seules boissons non alcoolisées disponibles ici – étaient servies à température ambiante et de qualité médiocre, contenues dans des bouteilles ternies et malpropres. Son ouïe perçut l’ébranlement du train s’en allant alors que les gorgées de ce détestable liquide qui eût dû être délectable se déversaient dans son gosier trop sec. Il acheva de boire puis s’enquit de l’addition. Comment, vingt sous cette saleté à peine bonne pour la gamelle d’un corniaud ! On le grugeait !  La compagnie abusait. Elémir allait lui adresser une requête de plainte bien sentie. Cela lui rappela ce repas dans le fameux restaurant d’anandrynes jà évoqué antérieurement, cette infecte poule au pot puante et faisandée à quinze francs, mal nommée par la cuisinière, qui se prenait pour une Carême, Poule au pot de la doulce France, comme s’il se fût agi d’invoquer les mânes de Roland, neveu de Charlemagne et palatin de la Marche de Bretagne et celles du bon roi Henri. Absorbé par son ire de sang-bleu, notre marquis n’avait même pas remarqué l’absence temporaire du ventru homme d’Eglise, suivie de son retour autre. Manège incognito, car Elémir était le client unique des lieux, et le serveur désœuvré s’en moquait. Lorsqu’il sentit dans ses reins le canon froid d’un revolver d’ordonnance suivi du rituel « Au nom de la loi…levez les mains. » Monsieur de la Bonnemaison s’en trouva abasourdi et marri de surprise. Granier, expert décidément, avait changé du tout au tout : finis les habits d’archevêque, le ventre, les bajoues et le gros nez fleuri par l’abus des grands crus des coteaux bourguignons ou des cépages bordelais (les languedociens avaient lors souffert du phylloxera). Il exprima bien une velléité de fuite, mais Granier l’empoigna et le força à se lever, le conduisant jusqu’à l’air libre où les menottes lui furent mises par les deux gargantuesques et pantagruéliques gendarmes de six pieds passés, qui l’escortèrent comme deux grenadiers géants mitrés de Fransquillon, ce sobriquet par lequel le roi-sergent de Prusse Frédéric-Guillaume, premier du nom, qualifiait son fils, notre futur vieux Fritz par trop adulé par l’Allemagne actuelle. Elémir ne put émettre d’autres balbutiements incrédules que « Que me voulez-vous, à la parfin ? Je me plaindrai au comte R** ! » et Granier de lui répondre : « Que voilà un joli gibier de potence ! Vous serez inculpé de complicité d’enlèvements de mineures de moins de quinze ans et de financement illégal d’une entreprise de prostitution clandestine ! » 


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   Les arrestations de Louise B** et de la vicomtesse ne se déroulèrent pas aussi facilement que celle d’Elémir. On peut parler de déception pour la première et d’échec pour la seconde. Introduite par effraction chez notre peintre, la police dut compter avec Sybaris, Lesbos et Cythère, les trois panthères noires de notre Héliade d’Hébé, dressées pour défendre leur maîtresse. Ce fut un préalable massacre, pour la bibeloterie des lieux, les forces de l’ordre et les félines moirées qui ne se privèrent pas, avant de succomber sous les balles, de déchiqueter et déguster quelques succulents abats humains. Ce valeureux combat de belluaires en vareuses de sergents de ville et en jaquettes fut ignoré des annales contemporaines et ses victimes conservèrent un anonymat voulu, destiné à endormir V** dans ses certitudes d’immunité et d’impunité.

  Ce fut un prodigieux bestiaire, une bataille de titans, plus parfaite en sa forme inédite qu’une entéléchie aristotélicienne. Les héros inconnus succombèrent sous les crocs à fourrures noires de ces non-pattes-pelus d’Insulinde. Il fallut aux survivants valides se frayer un chemin parmi les éparpillements, les dispersions de tripes, de membres et de fressures, mêlés à des lambeaux d’uniformes, des bris multiples de fenêtres à vitraux componés, des brisures de meubles d’acajou, des éclats de biscuits, de Saxes, de Wedgwood, de Sèvres, de Moustiers, des bosselures d’argenterie et d’orfèvrerie, des automates de singes musiciens, cymbaliers et autres, cassés et pantelants, dont les mécanismes émettaient encore de faibles craquements, le tout englué dans des traînées de sang humain et félin. La peintre illustre s’était cloîtrée dans son bureau fermé à clef. Il fallut qu’un projectile de colt en brisât la serrure mais deux bruits de détonations coïncidèrent. Lorsque l’inspecteur Maroux pénétra dans le lieu claustral, la mort avait fait son œuvre. Vêtue de sa panoplie de dompteuse de cirque Barnum qu’elle affectionnait tant, Louise B** venait de s’homicider d’une balle dans la bouche afin d’échapper au déshonneur. Elle gisait, assise sur une chaise Louis XVI, la boîte crânienne explosée par l’impact tiré à bout portant par le canon de son Derringer. Ses besicles éclaboussées de sang reposaient sur son meuble de bureau, mêlées à des fragments de dents et de cervelle, sans omettre les esquilles. Une spectaculaire giclure écarlate, déhiscente comme une fleur de mort, avait souillé tout le mur derrière le cadavre.

  Madame la vicomtesse de** eut davantage de chance ; elle échappa à la police impitoyable de Raimbourg-Constans. On ne la découvrit à aucun de ses pieds à terre, ni à Paris, ni à Deauville, ni à Nice, encore moins en son célèbre château de Meudon. Introuvable, comme évaporée, elle était jà partie se réfugier en son repaire insoupçonnable, là où Cléore saurait la rejoindre.


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  Un Jules vociférant avait découvert Jeanne-Ysoline à terre, l’échine brisée, sans connaissance. Transportée en civière jusqu’en l’infirmerie, elle ne reprit connaissance qu’au bout de deux heures, son corps meurtri, paralysé des quatre membres. Enveloppée de bandages et de plâtres, le visage congestionné et violâtre, la diction à peine intelligible à cause de plusieurs dents cassées, elle ne pouvait plus se nourrir seule. Cléore, inondée de chagrin, se dévoua à venir la sustenter à la cuiller, d’une compotée de pommes. Elle fut accueillie par une fée d’Armor en l’état d’une poupée demi morte, qui la supplia de manière poignante, d’une voix voilée et altérée par la souffrance. 
« Cléore, ô, ma mie…protégez-moi… implora cette silhouette paralytique gainée d’emplâtres à la face tuméfiée, méconnaissable. Je sais que je vais mourir…Adelia va venir m’achever… » 

  La comtesse de Cresseville, sous le coup de l’arrestation de Diane Regnault, désigna la nurse Béroult.
« Elle sera ta gardienne. Sois quiète. Je veillerai à ce que rien ne t’arrive. Je vais faire rechercher Adelia. Michel et Julien vont la traquer dans tout le domaine.
- Elle…elle est si vif-argent, comme l’éther volatil… la retrouveront-ils, Cléore ? marmotta-t-elle d’une voix pâteuse difficilement audible.
- Dans ton malheur, tu as eu de la chance… même si ce mot peut t’apparaître indécent dans ma bouche. Délie a ouvert mon coffre, volé la pire de mes armes. Elle eût pu s’en servir contre toi sur-le-champ, au lieu de te pousser dans l’escalier. C’est une lame imparable, sans échappatoire. 
- Serait-ce… l’objet… avec lequel elle me menaça ?
- Oui…le seppuku de la geisha. Elle m’a laissé un petit mot sur un carton, me déclarant qu’elle avait simplement emprunté cette saleté pour se défendre… La garce ! » 
  Une faible trémulation saisit l’organisme brisé de Jeanne-Ysoline car elle venait de saisir que lors de leur étreinte, tandis que toutes deux goûtaient à des émotions intenses, à nulles autres pareilles, Délie eût pu saisir l’opportunité de la pourfendre toute. Quant à Cléore, il était inutile qu’elle glosât, spéculât encor sur la responsabilité de son ancienne favorite, qu’elle refusât une évidence exprimée, sortie par la bouche tuméfiée et pâteuse de la pauvre enfant : Adelia était un monstre, un serpent que la comtesse de Cresseville avait réchauffé, couvé dans son sein laiteux dont la diaphanéité épidermique était si réputée et coruscante qu’un subtil réseau veineux bleuté y apparaissait par places, en transparence, y était deviné, suggéré, et ajoutait à sa grâce, à son irrésistible charme érotique de femme fragile et désirable par toutes les autres adeptes de la religion de Psappha. 
« Je vais faire assurer ta protection, ma mie, ajouta Cléore d’une voix mouillée par l’émotion tandis que des filets de larmes coulaient de ses iris vairons. Un valet armé gardera l’infirmerie, préviendra toute intrusion de cette sorcière d’Erin. Ne crains point cette claustration. J’ai compris que plus jamais, au jamais, tu ne recouvreras la marche mais je te choierai encor, comme au premier jour où nous t’accueillîmes à Moesta et Errabunda, enchanteresse petite fée des roches vives, des fontaines enchantées de l’Armorique profonde, où coulent des ruisseaux de miel… Tu fus la surprise de la Maison, et nous t’aimâmes pour ta joliesse, ta distinction de douceline, tes rubans parfumés à la soyeuse suavité de rose et de muguet… ô, Jeanne-Ysoline d’Armor, jamais je ne t’oublierai. Je ferai fabriquer pour toi, mon adorée, un joli petit fauteuil roulant fort ouvragé, conçu en les plus précieuses essences odoriférantes des tropiques… Je te le promets, ma mie. 
- Ne m’enterre point encor Cléore… je…. »
  Mademoiselle de Cresseville ne saisit nullement les derniers mots, à peine articulés, que les lèvres enflées de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët venaient de prononcer. Etourdie par les multiples piqûres de morphine destinées à calmer l’intolérable douleur d’un corps qui l’abandonnait peu à peu, sa langue de plus en plus épaisse, Jeanne-Ysoline était lors en passe de perdre l’usage de la parole. Elle essaya d’ajouter quelque chose mais ne le put point ; ces mots ultimes se métamorphosèrent en de poignants gargouillements. Puis, une torpeur de drogue la saisit. On ne pouvait réellement parler de sommeil car il s’agissait d’un au-delà du songe, sans nul rêve réparateur. Cléore, en larmes, dit : 
« Infirmière Béroult, surveillez bien la malheureuse enfant. Attendez-moi. Je m’en vais quérir un gardien armé pour prévenir toute tentative de nuire à la personne de Mademoiselle de Kerascoët. »

  Tandis que Cléore s’allait en soupirant, fort chagrinée car elle savait Jeanne-Ysoline perdue à plus ou moins brève échéance, trop grièvement blessée, car l’échine brisée et la moelle épinière atteinte, et elle se doutait bien qu’un nouvel acte d’Adelia ne ferait que hâter une fin sans doute attendue par la fée bretonne afin qu’elle fût libérée de ses tourments et rejoignît son Ciel personnel, Béroult acquiesça et se mit au chevet de la patiente. De fait, Adelia était cachée, proche, et attendait l’occasion d’en finir… Elle s’était dissimulée dans un placard où l’on remisait le matériel médical au rebut, non loin du double transfuseur devenu presque inutile à présent, profitant de la panique générale, de l’inattention provoquée par l’enchaînement des tragédies. Elle attendait le soir, guettant le moindre signe de fatigue de Béroult, espérant que l’apathie de Jeanne-Ysoline, due aux multiples injections médicamenteuses, faciliterait ses noirs desseins. Cependant, ses oreilles fines avaient entendu Cléore annoncer le recours à un ridicule emperruqué qui, sans aucun doute, serait pourvu d’une des dérisoires pétoires entreposées dans l’ancienne armurerie de chasse. Lors, elle dut hâter l’exécution de ses plans, profiter du laps de temps entre le départ de la comtesse et l’arrivée du cerbère poudré. 

  Dès que Cléore eut quitté le pavillon de l’infirmerie, Sarah l’appréhenda. 
« Madame la comtesse, chuinta la vieille judéo-tzigane, l’heure est grave. Prenez cette longue-vue et venez avec moi au plus proche belvédère. »

  Cléore ne se fit pas prier, mais cela la contrariait et retardait ; qui savait ce qu’il pourrait advenir avant qu’elle ramenât un bon gardien armé ? Les deux femmes montèrent jusqu’à la balustrade émoussée tachetée de lichens ocrés et jaunâtres. Sarah lui tendit une antique lunette, qui avait dû servir à quelque capitaine de vaisseau du temps de La Pérouse ou du bailli de Suffren, à moins qu’un astronome du siècle de Herschel en eût usé pour observer les étoiles. Cléore scruta l’horizon, au-delà de la propriété.
« Observez bien par-delà nos murs, Mademoiselle… Cela explique pourquoi plus aucun véhicule ne parvient ici pour nous avitailler. 
- Dieu du ciel ! Des patrouilles de gendarmes à cheval, deux au moins ! 
- Ils doivent intercepter systématiquement toute voiture souhaitant entrer.
- Je comprends pourquoi ces jours-ci, aucune cliente ne nous arrive. Quant aux vivres... Nous avons une réserve d’un mois, deux chambres froides aménagées selon les principes les plus modernes de conservation et … 
- Cessez donc là votre optimisme ! Souhaiteriez-vous que nos chères petites souffrissent d’accès scorbutiques ? Nous manquerons sous peu de fruits et légumes frais. Conserver les primeurs dans des caissons réfrigérés n’est pas comme afroidir de la viande. 
- Nos…nos pensionnaires ne risquent-elles point d’avoir grand’faim ?
- Nous sommes tous perdus si vous n’agissez pas, Mademoiselle. Ce pullulement de gendarmes signifie que nous sommes en état de siège et de blocus, que la Gueuse va nous affamer…parce qu’elle sait tout sur notre compte… Elle investit la place. 
- Qui nous a trahi ? Car il y a trahison à la base de ce qui se passe. J’ai été si malade ces temps derniers que…
- Avant Regnault, la police en a eu d’autres. Elle enquête depuis longtemps.
- Tourreil de Valpinçon, le croyez-vous ? Il devait enlever Phidylé, et celle-ci n’est jamais arrivée en nos pénates. Il a failli à sa mission.
- Je ne conjecturerai pas, Mademoiselle, mais son arrestation fait partie des possibilités. Vous avez grand tort de négliger la lecture des journaux, de n’y être point abonnée. Quand nous serons tous mûrs, affaiblis par la faim, la Gueuse ne se privera pas de nous attaquer sans coup férir. 
- Je vais armer tout le monde, faire distribuer les fusils à toute personne susceptible d’avoir été conscrite et de savoir en user. Certes, ce ne sont que des fusils de chasse, mais…
- Je sais manier ces armes…
- D’un seul bras, allons donc ! 
- Ne me mésestimez pas, Mademoiselle… Je donnerais ma vie pour vous, pour votre cause libératrice de la femme…
- Entendu, mais je suis retardée, et il me faut d’abord assurer la sûreté de mon aimée d’Armor. Une fois cette tâche accomplie, soyez rassérénée, j’ordonnerai à Michel de pourvoir à la distribution de nos outils de défense… Si les petites manquent à tomber entre les mains des forces de cet ordre mauvais, elles ne capituleront pas. Je vous rappelle que chacune est dotée d’une capsule de poison enfermée dans une fausse dent ou dans un cabochon de bague. Elles sauront en faire un excellent usage. 
- Je croyais qu’il ne s’agissait que de drogues aphrodisiaques.
- Certaines font office de poisons violents et imparables. Allons, le temps presse. »

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 L’infirmière ignorait la surveillance occulte dont elle était l’objet. Elle ne cessait de s’affairer autour de Jeanne-Ysoline, alors qu’Adelia guettait le moindre signe de défaillance pour exécuter son plan. Bien que Mademoiselle de Kerascoët fût la seule malade alitée, son état pitoyable nécessitait des soins de tous les instants, propres à exténuer la plus endurante des nurses. Marie Béroult demeurait sur le qui-vive, parce qu’elle avait grand’peur que le pauvre cœur meurtri par le choc de la jeune blessée cédât, qu’elle succombât avant que la nuit fût passé. Elle ne supportait pas que ce qui restait de cette jeune passerose mourût devant elle, avant que ses treize ans de pleine promesse d’inflorescence fussent révolus. Quatre jours ! C’était l’affaire de seulement quatre jours ! Elle était lors si belle dans ses pansements, tout en plaies cruentées, gémissant, à demi sonnée, sommeilleuse, sur son blanc lit de géhenne, sa frimousse boursouflée émergeant d’un bandage qui enroulait ses cheveux gracieux qui semblaient être la seule partie de son corps qui eût conservé le souffle merveilleux et la splendeur de la vie. Marie Béroult n’ignorait pas que cette si jolie chevelure revenait de loin, retrouvait toute sa magnificence après qu’Adelia l’eut tondue. Elle se surprit à caresser doucement ces joues de poupée brisée, cette face plâtrée, cette silhouette empesée, prise dans le carcan de multiples attèles, en fredonnant une comptine, un dodo l’enfant do dérisoire. Elle ne savait comment s’empêcher d’afficher la manifestation puérile et lacrymale d’un deuil introspectif anticipé au chevet de cette demi-morte. Ses yeux embués devant cette destinée pitoyable, pathétique, elle s’interrogeait, se demandait s’il n’eût pas mieux valu abréger les souffrances de cette nymphe de porcelaine. On appelait cela la mort douce, l’euthanasie, terme forgé lors des odieuses et fatales Lumières. La moelle épinière de Jeanne-Ysoline était lésée à vie par sa chute, et c’était cette meurtrissure qui lui occasionnait les accès les plus flagrants, les plus intenses, que les doses répétées de morphine ne parvenaient pas à calmer. La cervelle de Marie Béroult s’agitait, prise dans un tourbillon de pensées turpides, contradictoires, se résumant à un conflit entre la nécessité de faire son devoir de soigneuse et la pitié éprouvée au spectacle de cette fleur des fleurs incurable. Il suffirait d’une quantité plus conséquente dans la seringue de Pravaz… l’injection terminale, traumatique, volontaire, en la vestale florale qu’on achève. Certes, elle se refusait à ce que la jeune rose mourût, qu’elle s’altérât, s’étiolât toute, à jamais, que ses pétales se fanassent l’un après l’autre… Ils choiraient de la rose, pourprés, veinés, mais s’effiloquant en poudre et en brisures. Sous peu, que son geste de mise à mort eût ou non été accompli, la primerose enfuie par l’appel du trépas serait placée dans une bière capitonnée et satinée de blanc de Vierge, puis s’irait reposer auprès de Bénédicte, de Daphné à l’inhumation si récente encor, et de Sophonisbe, sous l’habituelle motte de terre et les jonchées liliales épanouies. Cléore, assurément, ferait embaumer cette inoubliable dryade de Brocéliande, cette giroflée bien-aimée de la chouannerie, cette pieuse enfant admirable, enfin… pour qu’elle ne se corrompît point, pour que demeurassent intacts les linéaments coruscants de la jeune défunte. Quelques iambes s’iraient glorifier son souvenir adorable, puis, le Vieillard Temps accomplirait son œuvre impie, impitoyable, ensevelissant sous un voile d’oubli gaufré de pourriture l’existence passée de la noble petite fée. 

 Adelia quitta sa cachette, réjouie du chagrin de Béroult qui lui ôtait tout entendement, toute raison. Elle portait une sacoche de cuir en bandoulière. Béroult était si troublée qu’elle ne la vit même pas. Miss Délie n’eut qu’à l’étourdir en l’assommant avec ce sac qui contenait un objet lourd. Alors, elle officia. C’était à croire que les yeux toujours vifs de Jeanne-Ysoline, quant à eux, l’avaient vue. Ils s’illuminèrent d’une terreur indicible. Elle voulut crier, donner l’alerte, mais n’y parvint point, sa langue empâtée, embarrassée, paralysée… Ses yeux de jais brûlants, eux seuls, continuaient à vivre, à s’animer, à exprimer son sentiment d’horreur, lorsqu’Adelia extirpa ce que la sacoche contenait. 
« Aimes-tu les sucres d’orge que j’affectionne ? la questionna la goule d’Eire d’un ton affecté, plein d’une hypocrite affèterie ignoble. Viens, celui-ci, je te l’offre. Il sera le délice de ton petit palais. Il est parfumé à la fraise des bois, mon parfum favori. Allons, point de simagrées. Dans ton état, c’est inutile. Je te sais bien gourmande, et tu dois avoir grand’faim à cette heure. »

  Elle approcha l’objet en disant : « Allons, ouvre ta petite bouche plâtreuse, ma mie… Laisse-moi t’y fourrer cette friandise… Tu verras comme c’est bon… Songe à ce qu’elle représente… C’est bien évocateur et sans ambiguïté, n’est-ce pas ? »

  Jeanne-Ysoline ne put qu’émettre des mmm mmm de terreur, tandis que Délia la forçait à écarter ses lèvres, à ouvrir sa mâchoire. Elle fourra dans sa bouche, en l’y forçant, ce sucre d’orge hypertrophié, cette atrocité fort réaliste, grande de deux pieds, qui suffoqua Mademoiselle de Kerascoët. La face de l’enfant d’Armor bleuit. Elle s’asphyxia ; ce fut comme une cyanose. Une minute suffit à Adelia pour que sa rivale expirât, tandis que la nurse, réduite à l’impuissance, gisait au bas du lit, toujours inconsciente. Douze ans, onze mois et vingt-sept jours… tel était son âge exact. Adelia contempla le cadavre pansé et plâtré, horrible, ce visage bleuâtre et noirâtre, cette bouche élargie d’où émergeait à moitié, baveux et sanglant, un colossal membre de mort sucré, qui avait pénétré jusqu’au pharynx en brisant le palais au passage tant la catin avait forcé.   
« Tu m’en diras des nouvelles en enfer. » conclut le petit monstre. 

  Son forfait accompli, Adelia s’esquiva par les mansardes et les corniches tandis qu’accompagnée d’un domestique en livrée armé d’un fusil de chasse, Cléore s’en revenait enfin, trop tard pour sauver la nouvelle victime.

Malicorne

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Malicorne est un groupe de musique français de folk fondé en 1973 par Gabriel et Marie Yacoub, Laurent Vercambre et Hughes de Courson. Le groupe a interprété à sa manière des chansons du répertoire traditionnel français. Le groupe sort une dizaine d'albums dans les années 1970. C'est le 5 septembre 1973 que se forme le groupe Malicorne, le nom venant d'une ville où ils iront donner un concert un peu avant la fondation du groupe ; Gabriel Yacoub raconte "une déviation nous a fait passer à Malicorne-sur-Sarthe. C'est dur de trouver un nom pour un groupe, et celui-là nous a paru très poétique, très évocateur".Le groupe perd à plusieurs reprises sa formation originelle suite au départ de Laurent Vercambre et Hughes de Courson entre 1973 et 1979 et se voit rejoindre par de nouveaux musiciens notamment Olivier Zdrzalik-Kowalski qui restera dans le groupe. Cependant, la plupart des albums sont enregistrés par le quatuor originel.

C'est d'essence traditionnelle et folklorique que le groupe interprète des chansons aux sujets sombres tels que les amours déçues ("Le Deuil d'amour", "Le Mariage anglais", "Le Galant indiscret"), la guerre ("Pierre de Grenoble", "Le Prince d'Orange"), la cruauté ("L'Écolier assassin"), la pauvreté ("Alexandre", "Danse bulgare") ou de tristes histoires d'épouvante ("L'Auberge sanglante"). La magie et les malédictions en tous genres tiennent également une place importante dans les albums, à l'image de l'album Le Bestiaire (1979). Les instruments utilisés par le groupe restent pour la plupart traditionnelles mais le groupe fait preuve d'un énorme travail d'innovation en mariant les sons acoustiques (traditionnels) et électriques/électro-acoustiques (modernes). On retrouve dans leur catalogue d'instruments des guitares acoustiques et électriques, de l'épinette des Vosges, du dulcimer acoustique et électrique, du bouzouki, de la vielle à roue, du violon, du psaltérion à archet, de l'harmonium, de la mandoline, de la basse, du cromorne et des percussions.

Abandonné en 1981 le groupe renaît de 1984 à 1988 pour quelques tournées. C'est en 2010 aux Francofolies de La Rochelle que le groupe se reforme pour un unique concert. En 2011, le nom Malicorne est abandonné, et le groupe composé des deux membres fondateurs Gabriel et Marie se renomme "Gabriel et Marie de Malicorne", pour redevenir Malicorne par la suite, Marie dit "le nouveau nom ne parlait pas aux gens". Aujourd'hui le groupe est composé des trois membres originels : Gabriel, Marie et Laurent ainsi que de cinq autres musiciens dont certains ayant déjà pris part au groupe dans les années 70. Malicorne en 2011 a fait un "Almanach Tour" en passant par plusieurs festivals et salles de concerts pour le plus grand bonheur des fans. Leur dernier concert date du 17 janvier 2015 à Dijon au Théâtre des Feuillants.


Aujourd'hui, "l'envie de Malicorne est revenue".








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Extraits d'interviews pris sur le site Rennes1720

Chiara Bautista

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Au cours d’une de mes promenades quotidiennes sur les réseaux sociaux j’ai découvert les illustrations fascinantes de Chiara Bautista. Cette artiste mexicaine de 38 ans vit à Tucson en Arizona. J’ai immédiatement plongé dans son univers graphique et poétique fait d’amour, de violence, de perte et de mélancolie. Utilisant le dessin, la peinture et l’image numérique, elle a été révélée par internet et reste très mystérieuse sur sa vie personnelle.


Ses illustrations, étranges et oniriques, sont peuplées de créatures imaginaires semblant sorties tout droit d’un conte de fées et jetées sans ménagement dans la réalité du monde moderne : loup, oiseau squelette, crâne. Les personnages essentiellement féminins, solitaires et combatifs, sont très souvent mis en scène dans des situations de tristesse où le monde de l’enfance se mêle parfois à la froideur du monde adulte. Sirènes et ours en peluche côtoient les médicaments, les arcs et les flèches.


Chiara Bautista explique que ses œuvres émanent de conversations avec sa muse, surnommée Ikla, avec laquelle elle a seulement conversé par internet mais qu’elle n’a jamais rencontrée. Nous n’en savons pas plus. D’éventuelles recherches concernant Ilka sur internet ne vous mèneront que vers Chiara.

Ses dessins, extrêmement graphiques et précis, servent de modèle à de nombreux tatouages. Chiara considère cela comme un honneur.



Douces, mélancoliques et ironiques, ses images sont aussi très souvent musicales et agrémentées de textes. Son talent permet d'entendre les voix ou la musique juste en regardant ses dessins. On se retrouve à chaque fois dans les yeux du personnage, vivant un moment très personnel qui n’est pas le nôtre. Ses illustrations sont comme une photographie de ses sentiments intérieurs.



On l’aura compris, Chiara est  aussi une grande fan de musique, elle en écoute tout le temps et avoue chanter en dessinant. La musique n’est pas indispensable à son travail, mais tout est plus beau en musique. Par contre, de ce qu’elle écoute, nous ne savons rien.
Elle a de très nombreux projets à venir mais pas forcément le temps pour s’y atteler. Elle aimerait en priorité écrire une nouvelle graphique ou un comics. Mais elle estime avoir encore besoin de temps et de pratique car raconter une histoire ne consiste pas seulement à dessiner.

Patience donc…

Je vous laisse en attendant découvrir son univers fascinant qui me tient tout particulièrement à cœur.




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Interview de Féebrile, en peu de mots...

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Un article avait déjà été consacré au travail de Féebrile, jeune photographe originaire de Lyon. Son univers très personnel et macabre ne laisse pas indifférent. Autoportraits, scènes burlesques ou grotesques, miniatures ou portraits érotiques, Féebrile développe un monde peuplé d'étranges créatures en noir et blanc. Artiste mystérieuse et peu expansive, elle a toutefois gentiment répondu à mes questions :

masque : Patrick Jannin

~ Bonjour Féebrile ! D'où vient ce pseudonyme ? Quel est ton parcours ?

Féebrile c'est un mélange de contes et de fièvre, une sorte de rêve à demi éveillé. Sinon, je suis autodidacte.

~ Tu fais de la photo depuis 2006, qu'est-ce qui t'y a amenée ?

L'ennui m'a amenée à l'autoportrait qui m'a amenée à la découverte de l'image et aussi de moi-même.


~ Quelles sont tes inspirations (littérature, musique, arts visuels...) ?

Essentiellement le cinéma : l'expressionnisme allemand, ou certains films de Polanski, Hitchcock, Buñuel, Lynch ... Je suis une grande fan de Jan Svankmajer également.

~ Quels artistes photographes admires-tu ?

Répondre Witkin serait tout sauf original, pourtant...

modèles : Cindy et Jérôme

~ Ton univers est assez macabre, pourquoi ?

C'est amusant, je suis tout sauf macabre et ce n'est (du moins aujourd'hui) pas mon but de l'être. Peut être que je me débarrasse de tout ce côté sombre en le photographiant.

~ Est-ce que c'est pour ça que tu traites toutes tes photos en noir et blanc ?

Non, le noir et blanc est là pour se différencier d'avec la réalité.

modèle : Romy Alizée

~ Tu sembles très inspirée par le XIXe/début XXe, qu'est-ce qui te plaît dans cette époque ?

L’esthétique, les coiffures, les vêtements, les prémices du cinéma...

~ Tu pratiques le numérique mais aussi le polaroid, peux-tu nous dire qu'est-ce que tu aimes chez ces deux façons de photographier ? Qu'est-ce qui te pousse à choisir l'un ou l'autre procédé lors d'un shoot ?

Avec le numérique j'ai mon idée souvent précise et je n'aime pas les images gratuites ou trop simples, j'ai trop de scrupules ; le polaroid me permet de me laisser aller, surprendre, d'accepter le côté purement esthétique.


~ Une série est en cours : « Les Petites », dans laquelle les modèles ont l'air de petites figurines dans un décor « carton-pâte ». D'où t'es venue cette idée et pourquoi ?

L'idée part d'une photo que j'ai faite en 2011 où je suis dans un mini cercueil en carton. Au début, je voulais faire une série avec juste des petites personnes dans des boîtes mais pourquoi rester cantonnée à des boîtes ou des objets déjà existants ? Et j'ai découpé mes premiers arbres.

~ Tu pratiques beaucoup l'autoportrait, est-ce un besoin ?

Aujourd'hui, peut-être moins, mais j'en ai eu besoin oui. Besoin de me rencontrer, de me rapproprier mon image et de la contrôler quelque part.


~ Comment repères-tu tes modèles ? Y'a-t-il des qualités spécifiques que tu recherches ?

Surtout grâce à internet. Comme cela marche par coup de cœur, il serait bien difficile de parler de qualités spécifiques.

~ As-tu des idées des idées de shoots que tu souhaiterais à tout prix réaliser ?

Les idées viennent sans prévenir et comme je suis plutôt impatiente je les réalise dans la foulée, du coup je ne crois pas avoir de "fantasme de shoot".

modèle : Miss Pandora

~ Quels sont tes projets pour cette année ?

Beaucoup de photos, bien entendu ! Peut-être une chouette expo en fin d'année. Un livre dans mes rêves ou ... ?

masque : Patrick Jannin



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Saint John Perse : de l'obscurité en poésie, partie 1

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Introduction

1887-1875. C’est un homme de la fonction publique, reconnu, qui a longtemps servi comme diplomate. Par exemple, il a participé aux Accords de Munich ce qui montre son importance sur la scène internationale. Il n’a pas connu la réalité des tranchées pour avoir été en Chine durant la Première Guerre mondiale, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas participé à l’effort de guerre. Anecdote : mission pendant la guerre, en 1917 : enlever en auto la femme, les filles, le fils et les concubines du Président de la République gardés en otage par le dictateur impérialiste ». Mission accomplie.

C’est quelqu’un dont la poésie peut avoir été critiquée en ce sens qu’elle était très intellectuelle et élitiste. En effet, si vous écoutez du Léo Ferré vous savez peut-être que la chanson « Le Chien » se termine ainsi : « Je ne parle pas comme De Gaulle ou comme Perse, je cause et je gueule comme un chien ». Comparaison évidemment insultante mais qui est révélatrice de sa poétique. En effet, la parole de De Gaulle, c’est la parole d’un politicien, c’est-à-dire une parole soignée, éduquée, lisse, calculée. De la même manière, la parole poétique de Perse est une parole extrêmement réfléchie, rigoureuse, qui travaille le rythme, la syntaxe et la ponctuation et n’offre pas un sens de manière immédiate.


L’œuvre et son contexte

~ Une œuvre contre le temps

Publié en 1924, et revenant alors de Chine pour intégrer les services du Quai d’Orsay, Anabase apparaît comme la production opposée d’un livre publié la même année, à savoir Le Manifeste du Surréalisme. En effet, le travail du rythme et de l’écriture, la conception de la poésie qu’il projette s’inscrivent alors en faux contre les déclarations du Manifeste et ses arrêts catégoriques, c’est-à-dire à une esthétique qui repose sur « le fonctionnement réel de la pensée en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». De même, le surréalisme prône la primauté de l’imagination allant jusqu’à exalter le hasard, l’arbitraire et le gratuit ; la poésie de SJP, sans refuser les droits poétiques de l’imagination fonde son identité et son efficacité avant tout sur le réel, celui des choses, des éléments du concret, et celui de l’esprit, c’est-à-dire du rêve, de l’intellect. Un mouvement comme le surréalisme aurait surement fait sourire Perse lorsqu’il suggère, par exemple, l’universalité de l’art (tout le monde peut être poète), l’abandon de toute conscience (pour l’exercice de l’inconscient) dans l’écriture ou encore le refus du style comme manifestation d’une forme de vanité et de vide. A mon sens, ce n’est pas un hasard si les plus grands écrivains du mouvement surréaliste ont fini par s'en détacher –et pas seulement parce que s’entendre avec Breton n’était pas facile –, parce que refuser le style en littérature, c’est refuser un de ses moyens d’actions majeures, c’est refuser que la forme peut être signifiante. A titre d’exemple, si Aragon revient à la forme contraignante du vers avec ses poèmes de guerre ("Seconde guerre mondiale", "Le Crève-Cœur") c’est parce qu’elle est l’identité et le principe de la poésie française, et le fait de l’user c’est pouvoir alors injecter de l’ordre et du sens dans l’Histoire face au chaos et à la barbarie qu’introduit le projet guerrier nazie en France. Par conséquent, Perse, lui, propose une conception de l’écriture qui repose sur un travail rigoureux des formes qui est tout aussi important que le fond où l’imaginaire peut prendre appui d’une manière tout aussi authentique.

~ Une œuvre charnière dans la production poétique persienne

Si Anabase est reconnu par la critique comme une œuvre-charnière dans la production persienne, annonçant la ligne de direction de son projet poétique que des recueils comme Amers ou Exil traduiront, c’est également parce son projet a une origine lointaine. En effet, en 1912, il écrivait une lettre à Paul Claudel dans laquelle il déclarait : « J’aimerais qu’il me fût donné un jour de mener une ‘’œuvre’’ comme Anabase sous la conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si beau que j’aimerais bien rencontrer l’œuvre qui put assumer un tel titre. Il me hante.) ». De même, dans une lettre à sa mère, il déclare à propos du projet d’une expédition dans le désert : « j’exulte de pouvoir enfin réaliser le rêve qui m’aura tant hanté : celui d’un peu de vie réelle en plein et vrai désert ». S’il faut se méfier des références biographiques pour expliquer une œuvre, et en limiter l’usage comme je le fais ici, ces références ont ici une certaine valeur en ce sens qu’elles apparaissent bien comme non seulement le produit d’une méditation à travers les années, comme le suggère le titre Anabase qui se définit comme ascension de l’esprit, ou expédition à l’intérieur des terres, chevauchées –donc à la fois parcours et appel dont la réponse ou du moins la traduction est le poème – et également annonce un de ses thèmes favoris, celui du désert comme paradoxalement synonyme de vie par la stimulation du désir que le vide suggère. Ceci témoigne déjà d’un des paradoxes de l’œuvre persienne où le désert devient en effet le lieu d’exercice du désir, et où le vide n’est pas néant mais un appel, une promesse à quelque chose qui viendrait le combler, ou du moins le tentera.
D’un autre côté, œuvre charnière en ce qu’elle marque le passage de courts poèmes dits « impressionnistes » et lyriques ayant pour thèmes l’enfance, au long poème épico-lyrique qui sera le genre persien typique. Egalement, Anabase est au carrefour de deux modes d’écriture ; celle de l’art classique (ordre, harmonie, plénitude) et une modernité (désarticulation, déconstruction, voire chaos). A la fois continuité avec les courants passés, une rhétorique et des thèmes classiques hérités d’une poésie lyrique et sacrée, et modernité au niveau de l’imaginaire, la syntaxe et des rythmes. Octavio Paz : « le langage de Perse est l’un des plus libres et des plus riches de la poésie contemporaine », il est « source d’images prodigieuses », et pourtant « ce qui ne l’empêche pas d’en être l’une des constructions rythmiques les plus rigoureuses et les plus raffinées ». Ceci annonce une poésie qui se caractérise par cette union entre une constante référence au réel et des jeux de mots, de sons et de sens. Contradiction ? Pas tout à fait, Michel Deguy affirme que la poésie de SJP est « essentiellement aventure de la langue » mais que ce chant intègre justement, dans sa diversité, le  monde à travers « la texture sonore du français » (= contre le surréalisme qui se défend d’un travail rigoureux de la langue, en raison de l’écriture automatique, et preuve que la forme peut être signifiante, manifestation du monde) en même temps qu’une poésie qui est presque son propre sujet, dimension autotélique. C’est toute l’ambiguïté de la poésie persienne que de prétendre pouvoir ramener les choses lointaines et peu familières à la langue, à ses structures et cadres qui ne doivent pas être vus comme des contraintes mais des moyens de construction d’une parole poétique cohérente avant tout avec elle-même, pour que « l’univers et le français se mesurent l’un à l’autre » (M. Deguy).
Une des rares interviews données par le poète est à ce titre significative sur les enjeux poétiques d’Anabase : il dit : « Anabase a pour objet le poème de la solitude dans l’action. Aussi bien l’action parmi les hommes que l’action de l’esprit, envers autrui comme envers soi-même. […] Mais on ne traite pas thèmes psychologiques par des moyens abstraits. Il a fallu ‘’illustrer’’ ; c’est le poème le plus chargé de concret ». Ainsi, le poème prend une dimension quasi éthique dans cette manière d’être au monde qu’il propose qui est celle de la remise en question, ou du moins de la confrontation de soi à sa propre conscience dans le monde et dans son esprit, mais sur et par des moyens concrets, ce qui constitue là le paradoxe et l’originalité du projet poétique persien. D’où ce recours –qu’on étudiera plus tard –au désert ramené à sa dimension concrète et naturelle malgré un caractère extratemporel et extra planétaire qu’il n’ignore pas.

Originalité : la posture d’un poète : l’exil poétique.
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre de la part d’un haut fonctionnaire de l’Etat, sa poésie ne touche en rien à une dimension politique. Sa posture, comme poète dans le monde et la figure même du poète qu’il construit dans ses recueils, est à ce titre révélatrice. Elle est marquée par la solitude, fuyant la gloire littéraire et les éloges liés à sa position. On peut citer ces deux extraits d’Anabaseà titre d’exemple :

Solitude ! Nos partisans extravagants nous vantaient nos façons,
Mais nos pensées déjà campaient sous d’autres murs. (Anabase, V)
Ou encore : Levez des pierres à ma gloire,
Levez des pierres au silence… (Anabase, VII)

Perse veut suivre sa propre voie, et ceci de manière solitaire puisqu’on ne se réalise que dans la confrontation à soi-même. Il est le « Prince de l’exil », « Prince taciturne », se forgeant sa propre langue, son propre style, sa propre imagerie, sa propre musique. Il y a perte de l’identité liée à un monde empirique, ou du moins séparation (déjà dans le refus du nom, Alexis Leger) pour un autre nom, lié à une identité poétique. Le thème de l’exil chez Perse témoigne de ce refus de la réalité empirique, quotidienne et médiocre, où aucune marque du politique ne transparaît :

« J’ai fondé sur l’abîme, et l’embrun et la fumée des sables »(Exil, II)

L’hyperbate manifeste cette perte illimitée dans et vers un mouvement immatériel, un devenir toujours loin du monde. Le sable, comme figure de la disparition, relève bien de la non-fondation, d’un monde de l’au-delà loin de tout référent, absent de l’Histoire. A ce titre, l’exil est immémorial, sans trace ni archive, lieu à la fois d’oubli et d’éternelle :

« L’exil n’est point d’hier ! l’exil n’est point d’hier !
Ô vestiges, ô prémisses,
Dit l’Etranger parmi les sables, ‘’toute chose au monde m’est nouvelle !...’’ Et la naissance de chant ne lui est pas moins étrangère. »  (Exil, II)

Il s’agit d’un exil dans l’être, qui exclut toute connotation politique, ou même psychologique. Ce   n’est pas
lié à un sentiment réactif (oppression d’une société médiocre) mais une condition première. Ses qualificatifs (L’Etranger, l’Errant, le Nomade, le Prodigue, le Pèlerin, le Prince de l’exil) ne sont pas des hommes chassés, persécutés, comme le réfugié, le dissident, l’apatride ; ils ne souffrent pas mortellement comme celui qui est banni d’une cité ou vu comme un paria frappé d’un anathème social. Au contraire, son exil est marqué par la joie et l’émerveillement, le simple fait d’être, et d’être là « avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour… (Exil, V). Pour reprendre une expression de Roger Caillois, l’exilé est « celui qui ne reconnaît plus nulle part sa patrie » et précisément parce que sa « rive natale » est en réalité « toute grève de ce monde ». Joie simple d’être au monde, loin du monde, ou plutôt de la société, médiocre et artificielle comme le sont ses signes. L’exil, pour Perse, permets une sorte de glorieuse disparition des codes, des traces, des bornes et des frontières, de tout ce qui donne un cadre et une limite qu’elle soit réelle ou symbolique comme le montre cette expression lyrique d’une exultation du moi qui se libère des lourdeurs du monde : « Lavez ! lavez, Ô Pluies ! les hautes tables de mémoire » (Pluies).


A suivre...

En route pour le sabbat des sorcières (1) : le motif de l’initiation intergénérationnelle au travers de quelques œuvres

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Depuis la fin du Moyen Âge, nombre de peintres ont cherché à représenter les détails fantastiques du sabbat des sorcières, dont une iconographie précise est progressivement construite tant par des récits populaires que par les minutes de nombreux procès. Il peut être ardu d'appréhender ce corpus immense et varié. Pour vous le faire découvrir, je me propose d'exposer ici, sans prétendre nullement être exhaustif, un motif commun à nombre d'œuvres : l'initiation d'une sorcière néophyte par une consœur plus âgée.

Il est communément admis que, pour se rendre au sabbat (assemblée nocturne des sorcières, où est organisé un banquet en l'honneur du diable), l'usage d'un baume aux propriétés surnaturelles, appelé «onguent des sorcières » ou « onguent de vol », est nécessaire. Celui-ci, qu'on considère aujourd'hui composé de substances hallucinogènes qui étaient absorbées par voie cutanée et muqueuse (1), permettait à la sorcière de parcourir (sur des montures très variables, dont j'établirai un inventaire dans un prochain article : balai, chèvre, dragon, etc.) la distance la séparant du lieu des festivités. Ce motif est en fait bien antérieur au Moyen Âge : dès le IIe siècle, Apulée décrit un tel usage dans ses Métamorphoses (2).

Sans davantage nous étendre sur la description du sabbat ou de ses préparatifs, observons que, dans de très nombreuses œuvres, l'application de l'onguent sur le corps d'une jeune sorcière est effectuée par une autre plus âgée, exprimant graphiquement le topos de l'initiation (3). C’est chez Hans Baldung dit « Grien » (1484?-1545), qui peignit à plusieurs reprises des sorcières, que j’en ai repéré les plus vieilles représentations. Dans son dessin au crayon et à la craie intitulé Les Trois Sorcières, on peut observer celles-ci nues qui s'appliquent sur la peau une substance contenue dans un pot fumant. Seule la plus âgée touche les deux autres, assumant dès lors un rôle d’« initiatrice ».


Hans Baldung, Trois Sorcières, 1514.
Hans Baldung, titre et date inconnus.

Cette caractéristique est plus visible dans un second dessin (au titre et à la datation incertains). Quatre sorcières y sont cette fois représentées, de même qu'un récipient brandi d'une manière semblable à précédemment. Tandis qu’à l’avant-plan une sorcière termine vraisemblablement de s’appliquer l’onguent — une main à l’intérieur de la cuisse et tenant un bâton fourchu tout prêt à lui servir de véhicule —, à l’arrière-plan, une jeune fille est emportée par une vieille volant sur un bâton semblable.

Toujours au XVIe siècle et toujours en Allemagne, cette gravure — bien qu'on puisse douter de l'âge exact des protagonistes, moins discernable — pose une évolution intéressante : les « initiatrices », désormais, sont habillées tandis que les sorcières qui s'apprêtent à partir au sabbat sont représentées nues. Se pose dès lors une distinction du statut des personnages, dont les uns apparaissent être au service des autres.


Pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Trier (Allemagne).
Détail de l'illustration précédente.


Au cours du XVIIe siècle, ce motif tend à se stabiliser et peut s'observer de manière similaire dans de nombreuses œuvres issues d'ères géographiques différentes. La scène prend place soit en plein air, autour d'un chaudron fumant, soit en intérieur, face à une cheminée. La constante vient des personnages représentés et de leurs attributs : une initiatrice (active, d'un certain âge, habillée, tenant parfois un livre) et une initiée (passive, jeune, nue, tenant parfois un bâton — balai, flambeau — destiné à servir de véhicule). On le retrouve notamment en Allemagne, au centre d'une gravure de Michael Herr (1591-1661). Une telle scène est également visible dans une œuvre très intéressante dont on ne sait rien de l'auteur sinon son nom : Adrianus Hubertus.

Michael Herr, Sabbat de sorcières sur le mont Brocken, 1650.
Gravure attribuée à Adrianus Hubertus, XVIIe siècle.


En Flandre, ce motif est davantage présent dans des scènes d'intérieur que, si je ne m'abuse, les historiens de l'art appellent là-bas « toverijtjes », soit « petites scènes de sorcellerie ». On le retrouve notamment dans plusieurs œuvres de David Teniers le Jeune (1610-1690), montrant des sorcières s'apprêtant à s'envoler au travers d'une large cheminée. En voici deux.

David Teniers le Jeune, Sabbat de sorcières, 1633.
David Teniers le Jeune, Sorcières se préparant pour le sabbat, date inconnue.

Dans la même région, un second peintre s'est également consacré à la représentation de nombre de ces scènes : Frans Francken le Jeune (1581-1642). L'attribution de ses œuvres, fort similaires et parfois doublées de copies presque identiques, est problématique et souvent contradictoire car cet artiste est issu d'une famille d'artistes très étendue et a donc de nombreux homonymes. Les légendes de la sélection d'images suivante sont donc à considérer précautionneusement. Notons également que, contrairement aux premières œuvres étudiées, l'application de l'onguent, reléguée sur les bords ou à l'arrière-plan, n'est pas le thème central des tableaux, qu'il convient dès lors de ne pas réduire à cette fraction.

Frans Francken le Jeune, Sabbat de sorcières, date inconnue.
Frans Francken le Jeune, Sabbat de sorcières, date inconnue.
Frans Francken le Jeune, Une assemblée de sorcières, 1607.
Détail de l'illustration précédente.


Le premier de ces tableaux — et tout particulièrement le couple de personnages de droite qui nous intéresse — a fait l'objet d'une analyse de Machteld Löwenstein (4), un chercheur en histoire de l'art néerlandais. Il y explique que le « code pictural qui consiste à juxtaposer des corps de femmes vieilles et jeunes est également utilisé dans des scènes qui, à la même époque, représentent une vieille tenancière de bordel et une jeune prostituée (5) » et ajoute, quelques pages plus loin, en une démonstration compliquée que « la juxtaposition d'une jeune et d'une vieille femme se réfère au caractère temporaire de la beauté de la femme, à la nature transitoire de la vie terrestre = diabolique, tromperie = empire diabolique, illusion = sorcellerie (amour terrestre / amour divin) qui s'évanouit à la lumière de l'Éternité du Seigneur (6) ». Son analogie de la maison close est intéressante, notamment par sa prise en considération du personnage central de la femme en robe jaune qui exhibe ses jambes, mais ne permet cependant pas d'expliquer la présence du couple dans les scènes d'extérieur que nous avons observées plus haut. Quant à sa suggestion de faire de ce motif un memento mori, elle me paraît hors de propos.

Toujours est-il que le motif demeure présent tout au long du XVIIe siècle, ainsi qu'en témoigne la gravure suivante, imprimée à sa toute fin et présentant, dans la miniature de droite, une scène similaire à celles précédemment étudiées.


Frontispice d'une édition allemande de De la démonomanie
des sorciers (1580) de Jean Bodin (Hambourg, 1693).


Ces scènes montrant l'application de l'onguent de vol semblent par la suite disparaître, aux XVIIIe et XIXe siècles (7). Nous les retrouvons cependant au début du siècle dernier. Un premier exemple intéressant consiste en une série de cartes postales françaises des années 1910 (auteur et modèles inconnus) (8). Elles présentent une histoire suivie en quatre tableaux photographiques : deux bourgeoises vont trouver une sorcière ; elles ont ôté leurs robes et la sorcière applique l’onguent sur le dos de l'une d'elles ; elles s’envolent à califourchon sur un balai par la cheminée ; dans un décor extérieur montrant un dolmen en arrière-plan, les deux apprenties sorcières se prosternent devant le visage du démon apparu dans la fumée émanant d’un chaudron.

Si le modèle incarnant la sorcière ne semble pas plus âgé que les deux autres, sa vêture (l’on distingue une sorte de châle à franges — atour connotant la vieillesse — sur la première photographie) et sa coiffure semblent indiquer une condition différente des autres personnages. Son rôle d’initiatrice est en revanche très clair, ainsi que le médium de l’onguent visible par le plat qu’elle tient dans sa main gauche.



Seconde photographie de la série.

Un autre exemple peut être trouvé dans une ère géographique très différente : l'Australie, dont est originaire l'artiste et écrivain Norman Lindsay (1879-1969). Dans l'œuvre suivante, plusieurs caractéristiques d'une initiation intergénérationnelle sont observables : la nudité et la jeunesse (mise en évidence par le titre) du personnage central, la vieillesse et la vêture des autres, la présence d'un plat fumant qui pourrait symboliser l'onguent de vol. Si l'application de celui-ci n'est pas représentée explicitement, les yeux écarquillés de la néophyte peuvent être considérés comme une marque de la transe que vivent les sorcières sous son effet.

Norman Lindsay, The Little Witch, 1937.

J'ai écrit plus haut que ces représentations semblent disparaître au cours du XIXe siècle ; une précision s'impose : si je n'ai pu trouver trace d'œuvres mettant en scène l'application d'un onguent de vol, comme précédemment, plusieurs tableaux décrivent l'initiation d'une jeune sorcière par une consœur plus âgée, selon des modalités qui évoquent immanquablement les scènes baroques observées plus haut. En voici trois, dont les auteurs sont le peintre belge Antoine Wiertz (1806-1865), le français Maurice Boutet de Monvel (1851-1913) et Jean Morisot (1899-1967).

Le premier reprend un décor très semblable à ceux des peintres flamands : une cheminée de pierre massive et un chaudron fumant. Dans tous, les caractéristiques des deux sorcières restent à peu près les mêmes : l'une est âgée (décrépie, même, dans les premier et troisième exemples) et habillée, l'autre jeune et dévêtue. Le médium de l'onguent de vol a cependant disparu et la charge d'investissement des personnages a changé : d'une situation où la néophyte recevait passivement de l'aînée les moyens de se rendre au sabbat (voire y était carrément emmenée, comme dans le second dessin de Hans Baldung), nous sommes passés à une situation où elle acquiert (dans une logique d'apprentissage et non plus de don, particulièrement visible ci-dessous, dans les deux derniers exemples) ce pouvoir.

Les ustensiles représentés sont dès lors différents : en lieu et place du pot d'onguent, constamment représenté précédemment, on trouve un grimoire et un balai, attributs déjà présents par le passé mais qui trouvent ici un rôle prépondérant (9). Notons que des similitudes entre les trois œuvres (chaperon de la vieille sorcière, drap blanc tenu par l'initiée, etc.) et tout particulièrement entre celles de de Monvelet de Morisot (décor de chambre à coucher, bracelet au poignet gauche de l'initiée, etc.) pourraient indiquer un rapport d'influence ou une éventuelle référence (littéraire ?) commune, que je peine cependant à identifier.


Antoine Wiertz, La Jeune Sorcière, 1857.
Louis Maurice Boutet de Monvel, La leçon avant le sabbat, vers 1880. 
Jean Morisot, titre inconnu, 1925.

En guise de conclusion et pour finir de faire la nique à toute considération chronologique, j'aimerais aborder brièvement une ultime gravure. Il s'agit d'une eau-forte de Francisco de Goya, datée de 1799 et intitulée Linda maestra ! (en français : « Belle maîtresse ! » ; il s'agit de la soixante-huitième gravure de sa série Los caprichos). Je ne veux pas trop m'étendre sur les représentations de sorcières en vol car elles méritent amplement leur propre article, quoique certaines de leurs caractéristiques font écho à celles exposées plus haut. Celle-ci me paraît néanmoins incontournable par le sens très clair que lui a donné la tradition. Elle est en effet presque systématiquement décrite comme mettant en scène une vieille sorcière conduisant au sabbat une apprentie.

Un manuscrit contemporain de cette œuvre, conservé à la Bibliothèque nationale d'Espagne, en offre une explication cocasse et qui met bien en lumière le caractère initiatique de ce voyage. Je laisse donc à cette plume anonyme le soin de clore mon article par une sorte de morale, dont chacun tirera ce qu'il voudra : « Les vieilles enlèvent le balai des mains de celles qui ont été bien mariées ; elles leur donnent des leçons pour voler par le monde, leur mettant pour la première fois, ne serait-ce qu'un manche de balai entre les jambes (10). »

Francisco de Goya, Linda maestra !, 1799.




(1) Voir notamment Michael Harrison, The Roots of Witchcraft, Carol Publishing Corporation, 1973. Dans les dernières pages du chapitre X (« The Old Faith Regenerated »), l'auteur décrit la composition de l'onguent et postule que son usage conjoint à celui du balai trouve son origine dans les olisbos employés lors des bacchanales antiques. 
(2) Livre III, 21, 4 : la sorcière Pamphile s'en sert pour se changer en chouette. 
(3) L'équivalent textuel — plus rare — s'observe par exemple dans le roman La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867) de Charles De Coster. La sorcière Katheline y offre à sa fille Nele, la jeune compagne du héros, la recette de l'onguent qu'elle a reçu d'un diable.
(4) Machteld Löwenstein, « Peindre le pandémonium païen : images du sabbat des sorcières aux Pays-Bas (1450-1650) », trad. Catherine Bernard, dans Le Sabbat des sorciers. XVe-XVIIIe siècles, sous la direction de Nicole Jacques-Chaquin & Maxime Préaud, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1993, pp. 427-437.
(5) Ibid., p. 429.
(6) Ibid., p. 436.
(7) On pourrait peut-être citer Cuisine de sorcières (1797-98) de Francisco deGoya qui s'en rapproche, mais le caractère intergénérationnel de cette scène est loin d'être évident. Elle présente en effet — selon l'habitude du maître espagnol — des êtres difformes, dont le sexe et l'humanité même semble incertains.
(8) Je ne reproduis que la deuxième carte de la série, qui concerne tout particulièrement notre problématique. Les autres peuvent être visionnées sur le blog Sexy Witch, riche en illustrations méconnues. Je précise que je ne rejoins pas l’opinion de l’auteur de ce blog, qui intercale entre les troisième et quatrième photographies de la série une autre en format paysage, à mon avis issue d’une série différente. 
(9) Ces caractéristiques me poussent à rapprocher de ces œuvres une gravure de Félicien Rops, intitulée La Petite Sorcière ou Préparation pour le sabbat (1879). Si l'initiatrice est absente de la scène représentée (passée sa période réaliste, les vieilles femmes sont rares chez Rops), le grimoire et le balai sont bien visibles. Quant au titre de l'œuvre, il ne manque pas de la rapprocher de notre corpus. Mais impossible de dire, hélas, si c'est du fond de teint que s'applique la jeune sorcière ou un produit autrement plus magique...
(10) Texte original : « Las viejas quitan la escoba de las manos á las que tienen buenos vigotes ; las dan lecciones de volar por el mundo ; metiéndolas por primera vez, aunque sea un palo de escoba entre las piernas. » (Source : fiche de la gravure sur le site du musée du Prado.)

Saint John Perse : de l'obscurité en poésie, partie 2

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L’obscurité d’une écriture

~ Valeur de l’obscurité dans la production littéraire (point théorique)

Avec notre regard de lecteur du XXIe siècle, on a tendance à assimiler poésie et obscurité, hermétisme de la parole. Or, ceci ne va pas de soi. La persistance de la poétique d’Horace, reposant sur un idéal d’ordre, d’harmonie et de clarté, le montre bien. Pour ceux qui suivent le cours Nerval, on voit bien que jusqu’au XIXe siècle cette idée d’une poésie claire et lumineuse est forte et ce que c’est contre elle qu’il va tenter de justifier l’écriture de ses Chimères. Même chose quand on voit la doctrine classique d’un Boileau, dont la formule type est le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », et qui a traversé la littérature comme ordre de direction. L’écriture des romantiques qui voulait traduire les tourments de la passion et de l’être reste de manière générale relativement limpide (je pense à quelqu’un comme Lamartine dont les Méditations poétiques, à portée pourtant métaphysique, demeurent généralement claires). Il faut attendre le mouvement symboliste et décadent, notamment avec quelqu’un comme Mallarmé, pour mettre l’obscurité comme qualité de l’écriture poétique au centre de la littérature. Mais là encore, les formes divergent largement. L’hermétisme mallarméen ne correspond pas à l’obscurité des Chants de Maldoror. Celle des surréalistes voudrait traduire l’apparition des voies de l’inconscient quand d’autres écrivains du XXe siècle en usent dans le cadre d’une écriture mystique (je pense à des poètes comme Milosz ou Jean de Boschère). Décider d’être obscure, c’est aussi parfois rendre compte d’une position sociale (vision aristocratique de soi) afin de ne réserver son œuvre qu’à une certaine classe. La question de l’obscurité n’est donc pas quelque chose qui va de soi en poésie, et à chaque fois qu’elle est présente elle doit être interrogée. C’est pourquoi l’obscurité est un des objets principaux de la poétique persienne qu’il s’agit d’expliciter afin de « sauver Perse du déshonneur de l’évidence » (Cioran).

~ L’Obscurité dans Anabase : « Instant poétique et instant métaphysique » (Bachelard)

Ainsi, s’il y a obscurité chez Perse, c’est à mon sens parce que son poème se veut invitation à l’expérience : il s’agit de revivre, par la parole poétique, l’expérience de l’Anabase, de la montée de l’esprit vers une « réalité mystérieuse » (attention, référence à Bremond et La Poésie pure de 1926).
On peut pourrait percevoir cette volonté dès le 1er Chant d’Anabase. En effet, il est marqué par l’absence d’un réel fil narratif où la juxtaposition brise les enchaînements logiques et propose une succession d’images poétiques offerte à l’imagination et aux sens du lecteur. L’obscurité est, ici, liée à l’impossibilité de rendre compte objectivement de ce qui se passe. Seule certitude : la persistance du champ sémantique du désert mais qui est frappé d’images surprenantes et expressions énigmatiques : « la terre sans amandes, ciel incorruptible, routes nocturnes, routes splendides, eau des sables, gens de poussière, des confins, des pistes, tambours de l’exil, l’éternité qui baille sur les sables». La thématique du poème affiche également une autre forme d’obscurité comme absence d’ordre logique en ce que le seul autre champ sémantique persistant est son exacte opposé, c’est-à-dire le projet de fondation, lié à la vie et la création, face au désert, terre sans nom, sans identité, absente de codes et de référents et d’où –paradoxe – le poète prend appui : "j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi".
L’obscurité aurait donc pour fonction de traduire une sensibilité grâce à la juxtaposition des images qui refuse la présence de connecteurs logiques :

"Les armes au matin sont belles et la mer. A nos chevaux livrés la terre sans amande
nous vaut ce ciel incorruptible"

Source
Il ne s’agit pas d’un chaos d’images puisqu’il semble qu’un ordre les régit, une forme d’écoulement Clé de la poésie : « Je cherche une loi dont le mystère fasse partie. » Paradoxe ici de la présence d’une loi, c’est-à-dire d’un ordre établit de manière claire par des termes spécifiques à la portée de tous mais qui pourtant ne se dévoile pas. Comment connaître l’existence d’un ordre s’il ne se révèle pas ? C’est en quelque sorte ce que semble mettre Perse en jeu et qu’il signifie dans ce vers, toujours du Chant I : « Et le soleil n’est pas nommé mais sa puissance est parmi nous », formule qui en plus se trouve répétée, ce qui correspond à la formule lyrique, proche de l’invocation et de la prière, mais qui semble également signifier la présence d’un ordre dont on ignore le principe, et qui ne peut être révélé. Il ne s’agit pas de nommer choses, mais de les inscrire dans une logique relevant de la sensibilité parlant ainsi aussi bien à l’esprit qu’au corps de l’homme, ou plutôt de de donner naissance aux idées dans un rapport sensuel aux choses.
harmonieux mais qu’on ne peut nommer, identifier. En effet, on sait que cette fondation du sol s’établit sur « trois saisons » rendant l’idée de quelque chose de programmée mais en même temps il n’y a pas d’actualisation temporelle dans le Chant afin que le lecteur puisse se situer. C’est pourquoi, ce « j’ai fondé » où le passé composé fait référence à une action ponctuelle ne peut être rattaché à aucun point spécifique dans le temps. Jean Paulhan écrit dans
Poser cet ordre sans apparence d’ordre, c’est également aller contre l’organisation logique, relevant d’une dissertation qui expliquerait une expérience mystique. Or elle ne peut s’enseigner, elle se vit. C’est ce que veut surement dire cette absence de connecteurs logique, en offrant ses images au sens et à l’intellect de manière simultanée de la même façon que cela doit avoir été vécu. A ce titre, un texte de Bachelard peut nous éclairer (« Instant poétique et instant métaphysique » in Le droit de rêver) :

« La poésie est métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et de la peine. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni, conquiert son unité. »

La poésie persienne relève donc bien de ce refus de l’ordre du discours, Ceci se manifeste dans des thématiques opposées, par exemple avec ce projet de fondation, c’est-à-dire projet de vie et de création, pourtant lié à l’étendue aride du désert, symbole de stérilité (j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi/ De même la terre est sans amandes, est-ce dire qu’elle est stérile ?), à l’absence de référents temporels précis (trois saisons) et la certitude de l’existence d’une puissance, d’un ordre, mais qui est innommable (le soleil). Dès lors, les invocations, les célébrations, la mise en scène d’images ou encore les dialogues tenus par un personnage ou un fragment narratif ne sont pas unis à un système linéaire spécifique, ils n’ont pas de valeur d’ordre événementiel mais s’attachent plus à une valeur symbolique et métaphorique, participant alors de la création d’un espace, d’un climat sensoriel et spirituel.

Finalement, l’écriture poétique persienne reposerait plus sur une logique de la sensibilité qu’une logique de l’imagination et de l’intellect, son obscurité appelle plus à l’expérience des images qu’à leur intellectualisation, ou du moins pas dans un premier temps, à la manière des mystiques médiévaux.

Julie Marie Gene Gobelin, photographe de mode mystique

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Julie Marie Gene Gobelin est une jeune femme de 25 ans qui un beau bagage photographique derrière elle. Versée dans la mode, ses photographies aux retouches léchées sont pleines de caractère. Ses modèles et mannequins ont tous un style particulier, et beaucoup de ses travaux personnels prennent en compte des modèles tatoués et piercés. Elle jouit aujourd'hui d'une jolie notoriété et a notamment été publiée l'année dernière dans les magazines Beautiful Bizarre et le Bizart. Son univers, un mélange de mode et de mysticisme, ne peut que plaire ! Voici son interview :

modèle : Lizzie Saint Septembre

~ Bonjour Julie ! Question un peu obligatoire : peux-tu te présenter un peu ? Quel est ton parcours ?

Bonjour, et bien je m’appelle Julie Marie Gene Gobelin, oui oui tout ça ! J’ai 25 ans et je suis photographe professionnel sur Lyon en France. Mon parcours est un peu compliqué à vrai dire ! Je suis quelqu’un de très passionné et curieux, j’ai une soif d’apprendre et de découvertes qui s’étend à beaucoup de domaines, mais plus particulièrement aux arts et à leur histoire.
J’ai passé trois années au Lycée en Arts Appliqués ou j’ai pu découvrir et aborder toutes les différentes applications des arts dans notre histoire : la communication visuelle, le stylisme, le design, l’architecture, l’histoire de l’art… La photographie ne faisait pas partie de notre cursus scolaire, au contraire, les profs nous ont toujours découragés dans ce domaine qui était pour eux bien trop bouché et inatteignable. Mais la magie d’internet m'a fait découvrir le site Deviantart où j’ai pu découvrir un bon nombre d’artistes qui ont su me donner l’envie de m’exprimer et de persévérer dans une passion qui venait tout juste de naître. En fin de cursus, bien que mon activité dans la photographie était déjà très prenante, j’ai décidé de m’orienter dans la confection de costumes. Je suis une amoureuse du costume historique et de la mode. Je suis fascinée par cette manière que nous avons de transformer notre corps pour nous exprimer et dévoiler ce que nous sommes. Je n’ai malheureusement jamais pu accéder aux études supérieures dans ce domaine, et malgré mes connaissances en coutures et mes petites expériences dans le milieu, j’ai été contrainte de stopper mes études. Après quelques boulots j’ai finalement intégrer une école de photographie, l’Atelier Magenta dirigé par le fils de Claudine et Jean Pierre Sudre. Cette école a marqué un vrai tournant dans ma vie « artistique ». Je n’avais jamais vraiment su le niveau que je pouvais avoir dans ce domaine, et cette école m’a permis de confirmer mes connaissances mais surtout de les approfondir, de les affiner et d’apprendre ses fondements. Depuis cette école, j’en ai fait mon métier.

~ Tu sembles avoir une très grande expérience photographique, depuis quand t'adonnes-tu à la photo ? Qu'est-ce qui t'a donné envie d'en faire ?

Vers mes 15 ans je traînais déjà beaucoup sur Deviantart qui était pour moi, à l’époque, une très grosse source d’art alternatif. Je découvrais un autre monde que celui qu’on te balançait sans cesse dans les médias habituels et français, j’avais besoin de voir plus loin. Je réalisais en parallèle sur photoshop des photomontages très sombres en puisant dans les stocks d’images et de textures gratuites du site. Je crois qu’à force j’ai simplement voulu maîtriser moi-même ma matière première. L’image et surtout la photographie. Du coup j’ai pris l’appareil photo numérique de mon père, et tout a commencé ! Je vivais dans un petit village, alors jusqu’au lycée je photographiais beaucoup de paysages, je faisais un peu de macro aussi et quelques autoportraits. A mon arrivée sur Lyon j’ai rencontré des personnes qui m’ont inspirée. Des visages et des personnalités qui me donnaient envie de les prendre en photo. Je voulais leur montrer, et montrer aux autres, la manière dont je les voyais, leur beauté et le monde dont pour moi ils étaient les protagonistes.
Puis j’ai rencontré des personnes qui avaient envie d’y participer, et de jouer un rôle dans les histoires que je voulais raconter, ou même de m’aider à les réaliser … Après ça, comment s’arrêter ?

modèle : William Léon

~ Ton travail est très axé mode, est-ce une volonté pure de ta part ?

Oui, totalement ! Avec un peu de recul sur mon travail, je me rends compte qu’au début, et sans avoir de connaissances techniques approfondies, je ne me concentrais que sur la partie artistique et créative. Pendant mon année d’étude en photo, j’en ai profité pour ne développer que l’aspect technique.
Depuis, et même si je continue d’apprendre encore aujourd’hui, j’essaie de mêler au maximum les deux, et la mode me permet justement de les accorder avec justesse je pense…
La photographie de mode ne m’attire pas par son côté paillette et fric ! Mais par cette qualité, cette exigence technique et la beauté qui fait partie intégrante de ce domaine. Il suffit de regarder les vêtements, les accessoires, la coiffure, le maquillage, toutes ces personnes qui ont travaillé pour un résultat parfait et beau. Je suis quelqu’un de très exigeant avec moi-même, j’aime le travail bien fait, voire parfait, et même si je n’arriverai jamais à trouver ce que je réalise comme l’étant, je veux au moins m’en approcher.
J’aime aussi énormément travailler en équipe, voir tous ce monde autour d’un modèle durant le shooting et l’émulation qui en ressort. L’échange humain, les bonnes rigolades et aussi la satisfaction de tous s’afficher sur les lèvres lorsqu’ils s’aperçoivent du résultat de leur travail. La beauté d’un travail réalisé avec envie et passion !

~ Au vu de ton travail personnel, on sent une influence mystique et mystérieuse, quelles sont tes inspirations ?

Je ne sais même pas par où commencer à vrai dire… Comme je suis très curieuse, je passe beaucoup de temps à nourrir ma tête d’images et de mots. L’Histoire et les mythes, la mode et le costume, la photographie et le cinéma, la littérature et la science sont mes domaines de prédilection.
Bien sûr j’ai des préférences, mais chaque photo est un clin d’œil différent à des sources d’inspirations multiples… Un coup ça sera la science-fiction et Star Wars ou Dune, et l’autre les mythes avec une sorcière, une oracle, un chaman, ou même un autre coup Napoléon et les Hussart… J’aime surtout les personnages charismatiques, je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours cette envie « d’élever » les modèles qui posent pour moi à cette « perfection ». Je ne cherche pas à les faire coller à des critères communs ou vendeurs, mais simplement à ce qui m’amène ailleurs, un autre monde où tout ce qui m’appelle à décoller de cette planète est devant mes yeux. Je ne veux pas montrer la réalité, mais vendre du rêve je crois…

Fre(e)men, modèle : Morgan Dubois

~ Tes retouches rendent tes modèles presque irréels, leurs yeux semblent voir des choses invisibles, quel en est la raison ?

J’ai fait un petit projet à part, tirer de mes shootings pro qui s’appelle « I’m a Cyborg ». En fait c’est né grâce aux modèles qui ont posés pour moi… Je trouvais leurs visages tellement parfaits, l’expression, leurs regards, je me disais « ce n’est pas humain !». Non, effectivement, j’ai pris l’expression au mot… Ils étaient tellement beaux pour moi qu’ils auraient très bien pu être des cyborgs. J’ai rajouté ce petit reflet en référence au Nexus dans Blade Runner (de Ridley Scott). Je leur ai même donné un prénom en fonction de ce qu’ils m’inspiraient ou même de leurs propres pseudonymes, comme s'ils existaient vraiment et que je les répertoriais de manière photographique. Et je continuerai tant que j’en croiserai !

~ Quels artistes t'inspirent le plus ?

Encore une longue liste ! Mais pour faire court on commencera par la photographie, ça passe par Nadar, Tim Walker, Eugenio Recuenco, Erwin Olaf, ou plus jeune Elizaveta Porodina. J’aime beaucoup les photographies de Hubble aussi, hahaha ! Sérieusement, il n’y a rien de plus beau à regarder que notre univers ! En art pictural, citer les noms serait tout aussi long donc je m’arrêterai aux courants : renaissance, impressionnisme, classicisme, préraphaélisme, romantisme… et j’ai un amour tout particulier pour la gravure aussi (Gustave Doré et Albrecht Dürer). En stylisme : Jean-Paul Gaultier, Galliano, Iris von Herpen, Mc Queen, etc, et bien sûr et surtout les costumes historiques. Et tout cela sans compter la littérature avec les contes, les mythes, la science fiction ou même la fantazy, etc !

Poppy Tears, modèles : Morgane et Anne-Lise

~ L'univers alternatif des modifications corporelles est très présent dans ton travail photographique, depuis quand t'y intéresses-tu ? Es-tu toi-même tatouée/piercée ?

Je m’y intéresse depuis longtemps oui ! Aussi longtemps que la photographie en tout cas… J’ai très vite trouvé des images de personnes tatouées et modifiées telles que les Suicide Girls qui faisaient un carton aux USA à cette époque, et en creusant un peu plus dans le domaine, j’étais tombée sur BME (Body Modification Ezine) et là, j’ai découvert encore tout un autre monde. La modification corporelle est pour moi tout aussi proche que les vêtements. De la même manière que nous choisissons de nous vêtir d’une certaine façon et pas d’une autre, certaines personnes, elles, modifient leur corps. Il y a des tonnes de raisons de le faire, et chacun à la sienne.
L’Homme est beau, toute cette masse d’atomes qui forment un corps, sa mécanique, son squelette, ses muscles… Et quand certaines personnes le transforment, ça donne souvent des résultats magnifiques. Je ne fais aucune distinction entre des personnes modifiées ou non ! Bien sûr dans mon travail professionnel je suis obligée de sélectionner en fonction des attentes de mon client, mais je bosse aussi quelques fois pour un magazine français de tatouage pour lequel je fais des reportages ou des portraits de professionnels et de clients.
Et oui ! Je suis effectivement moi-même tatouée et piercée, comme on dit « qui s’y frotte s’y pique » hahaha (c’était pourri, désolée) !

~ Comment organises-tu une séance photo ? Comment te viennent tes idées de shoot ?

Je me laisse porter par le flot d’un point de vue créatif… je laisse les idées et les images venir dans ma tête, des fois elles me paraissent trop floues alors je les laisse de côté et je sais qu’elles se préciseront plus tard… Elles évoluent toujours et ne naissent jamais de la même manière à vrai dire ! Un modèle peut m’inspirer, ou des costumes, des histoires, des musiques, des matières minérales, végétales, textiles, des rêves beaucoup de rêves ! Après avoir trouvé l’idée et le thème général je brode autour, je commence toujours par le choix du modèle. Après avoir discuté avec les idées s’affinent ! J’essaie toujours de lui donner un rôle qui lui corresponde. A chaque projet auquel  je réfléchis je cherche quel personnage le modèle incarnera. Puis le choix du stylisme se fait, de la coiffure, du maquillage, du lieu et de la lumière... J’aime toujours à avoir l’opinion de mes collaborateurs, savoir quels conseils et quelles propositions ils pourraient avoir. Je ne suis que photographe, je ne peux pas assurer toute la réalisation du shooting, alors je fais toujours attention à m’entourer d’une bonne équipe avec laquelle le feeling et la motivation sont communs ! Quand les idées, les choix sont faits, je lance la machine et on réalise la séance !
Bien sûr les séances ne se passent jamais comme prévu. Il y a toujours des choses à corriger, ajuster ou même réaliser sur place. Je ne me fixe jamais de résultat, j’ai quelques images et cadrages que je construis à l’avance, mais je préfère laisser la magie opérer sur place !

Narcisse, modèle : Joseph Bach


~ Tu avais fait une très belle séance pour le Bizart Magazine avec un jeune homme : Narcisse. Est-ce que les mythes t'inspirent ?

Ils font parties de mes inspirations premières à vrai dire. J’aime énormément les mythes, les légendes, et les contes… Je les trouve fascinants et leurs nombreuses interprétations picturales le sont tout autant ! Les récits qui ont traversé le temps, parlant de protagonistes tous aussi incroyables les uns que les autres ! Mais pour cet édito, le nom ne m’est venu qu’à la fin du shooting, en regardant une première fois l’ensemble du travail réalisé avec l’équipe,  j’ai tout de suite pensé à ce personnage. L’histoire s’accordait parfaitement aux « tableaux » réalisés en collaboration avec la styliste florale Julie Basson. Le premier portrait : le héros et son armure, le second : sa noyade, le dernier : son ascension.

~ Y'a-t-il des différences lorsque tu shootes avec une femme ou un homme ?

Je ne fais jamais de distinction durant mes shooting, un corps est un corps, je garde le même respect et la même approche méthodologique de travail. Avant de shooter je m’occupe du look et de la mise en place, et durant le shooting, je ne me concentre que sur le corps, la lumière et les détails à ajuster. Je me concentre énormément sur la lumière et la manière qu’elle a de couvrir le corps. Les ombres qui vont se créer et les courbes du corps et du visage qui vont se dessiner. Mais il est clair que j’ai plutôt tendance à préférer travailler avec le corps féminin et sa beauté par contre. Elle m’inspire et me fascine beaucoup plus …

modèle : Aurélie Cheneau

~ Enfin, quels sont tes projets pour cette année ?

Des jolies commandes en perspective où je vais pouvoir me faire plaisir dans la direction artistique, des beaux éditos qui attendent d’être publiés et d’autres réalisés ! Et aussi beaucoup d’encre qui va couler !  

The Oracle, modèle : Psyché Ophiuchus


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En découvrir plus :

Le Trottin : chapitre 22

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Avant-dernier chapitre du roman Le Trottin, écrit par Christian Jannone (précédents chapitres ici).


La Rose, Léon-François Comerre.



Chapitre vingt-deux


Trois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie. 

  Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées. 

« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
  Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole. 
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais. 
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain. 
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ? 
- Non pas. 
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques. 
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »

  Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara. 


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   Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine. 
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
  Cleuziot se retourna et lança : 
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »

  Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.

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  Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée. 
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore ! 
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter. 
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore. 
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous ! 
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »  

  Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote. 
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade ! 
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser. 
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien. 
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu. 
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens ! 
- Allez ! Feu ! »

  Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés. 
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté ! 
- Julien, recommence ! 
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée. 
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe ! 
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.


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   Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
  Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
  C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain. 
  Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois,  mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
  Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu. 
  Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange. 
  Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.

  Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…

  La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin. 

  Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche. 

  Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété.  Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.

  Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation. 

  C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde. 

  Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.

   Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.

 Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer. 

 Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans. 

  A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort. 
  Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe. 

  Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta : 
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi. 
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »

 Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait. 
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
  La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »

 Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »

  Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
   A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
  Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait : 
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »

  Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.

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  La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.

  Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »

  Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme ! 
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi. 
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
  Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés. 

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  Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?

  Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.

  Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira ! 
- Que nenni ! Si tu t’échappes,  les fusils vont se charger de toi ! 
- Menteuse !  Chienne ! »   

   Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
  Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait. 
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia ! 
- Brûle et saigne donc ! »
  Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »

  Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné. 
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
 Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore : 
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
 C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »

  Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie. 
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.

  De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute. 

  Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.

 Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »

  La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même. 

  Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? » 

  Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
 Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.

La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie. 
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
  Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »

  Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…

***************

   
  A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste : 
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à  Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. » 
  Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge. 
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant ! 
-  Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien ! 
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »


***************

   Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible. 
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité !  Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ». 

  Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine !  Adelia s’est trucidée ! »

 La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »

 Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »

 Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux. 
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant. 
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
   Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.

***********

 Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime. 
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge ! 
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »

  On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps. 
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »

  La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »

  Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »

  Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible. 

 Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
  Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait : 
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! » 

  Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.

  La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
  Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
  C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
  C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
  Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.

  Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.

  Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.

  Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.

  La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon,  notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes.  Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.

  S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta : 
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».

 Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux. 
 Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire : 
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment. 
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »

  C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
  
   Elle commença.

« A un aubépin
  
Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

Ellénore-Louise répéta : 

« Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

 Pauline poursuivit : 

« Deux camps de rouges fourmis 
Se sont mis 
En garnison sous ta souche ; 
Dans les pertuis de ton tronc 
Tout du long 
Les avettes ont leur couche. »

 Et Louise reprit, avec plus de difficultés : 

« Deux camps… de rouges fourmis 
Se sont mis… 
En garnison… sous ta souche ; 
Dans les pertuis … de ton tronc 
Tout… du long… 
Les avettes ont leur… couche. »

  Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :

« Le chantre rossignolet 
Nouvelet, 
Courtisant sa bien-aimée, 
Pour ses amours alléger 
Vient loger 
Tous les ans en la ramée. »  

« Le chantre… rossignolet 
Nou… nouvelet, »

Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme : 

« Sur ta cime il fait son ny 
Tout uny 
De mousse et de fine soie, 
Où ses petits écloront, 
Qui seront 
De mes mains la douce proie. 

Or, vis, gentil aubépin, 
Vis sans fin, 
Vis sans que jamais tonnerre, 
Ou la cognée ou les vents, 
Ou les temps 
Te puissent ruer par terre. »

  Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
 En pleurs, Pauline lui murmura : 
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »

  A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts. 

  Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.

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  Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.

  L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures. 

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   La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.

  Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.

 Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.

 Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.

 Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas. 

Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne,  s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
  Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase. 

  Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois,  telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.

 Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline.  Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?   

 Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…

  La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.


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  Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,  avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.

  La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
  
  Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales. 

 Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
 Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »

  Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »

 C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »

  Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort. 
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière ! 
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »

  Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.

 Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup. 
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
 Et Michel de reprendre : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
 Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant. 
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse : 
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »

 Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.

 Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »

 Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »

  Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »

  Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.


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  Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien. 
  A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama : 
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… » 

  Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait. 

  Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle. 

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  L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon luTrois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie. 

  Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées. 

« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
  Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole. 
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais. 
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain. 
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ? 
- Non pas. 
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques. 
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »

  Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara. 


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   Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine. 
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
  Cleuziot se retourna et lança : 
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »

  Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.

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  Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée. 
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore ! 
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter. 
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore. 
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous ! 
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »  

  Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote. 
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade ! 
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser. 
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien. 
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu. 
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens ! 
- Allez ! Feu ! »

  Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés. 
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté ! 
- Julien, recommence ! 
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée. 
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe ! 
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.


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   Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
  Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
  C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain. 
  Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois,  mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
  Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu. 
  Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange. 
  Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.

  Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…

  La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin. 

  Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche. 

  Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété.  Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.

  Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation. 

  C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde. 

  Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.

   Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.

 Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer. 

 Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans. 

  A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort. 
  Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe. 

  Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta : 
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi. 
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »

 Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait. 
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
  La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »

 Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »

  Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
   A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
  Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait : 
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »

  Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.

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  La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.

  Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »

  Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme ! 
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi. 
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
  Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés. 

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  Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?

  Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.

  Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira ! 
- Que nenni ! Si tu t’échappes,  les fusils vont se charger de toi ! 
- Menteuse !  Chienne ! »   

   Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
  Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait. 
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia ! 
- Brûle et saigne donc ! »
  Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »

  Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné. 
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
 Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore : 
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
 C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »

  Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie. 
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.

  De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute. 

  Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.

 Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »

  La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même. 

  Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? » 

  Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
 Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.

La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie. 
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
  Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »

  Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…

***************

   
  A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste : 
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à  Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. » 
  Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge. 
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant ! 
-  Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien ! 
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »


***************

   Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible. 
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité !  Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ». 

  Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine !  Adelia s’est trucidée ! »

 La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »

 Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »

 Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux. 
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant. 
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
   Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.

***********

 Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime. 
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge ! 
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »

  On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps. 
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »

  La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »

  Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »

  Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible. 

 Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
  Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait : 
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! » 

  Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.

  La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
  Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
  C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
  C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
  Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.

  Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.

  Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.

  Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.

  La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon,  notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes.  Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.

  S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta : 
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».

 Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux. 
 Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire : 
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment. 
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »

  C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
  
   Elle commença.

« A un aubépin
  
Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

Ellénore-Louise répéta : 

« Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

 Pauline poursuivit : 

« Deux camps de rouges fourmis 
Se sont mis 
En garnison sous ta souche ; 
Dans les pertuis de ton tronc 
Tout du long 
Les avettes ont leur couche. »

 Et Louise reprit, avec plus de difficultés : 

« Deux camps… de rouges fourmis 
Se sont mis… 
En garnison… sous ta souche ; 
Dans les pertuis … de ton tronc 
Tout… du long… 
Les avettes ont leur… couche. »

  Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :

« Le chantre rossignolet 
Nouvelet, 
Courtisant sa bien-aimée, 
Pour ses amours alléger 
Vient loger 
Tous les ans en la ramée. »  

« Le chantre… rossignolet 
Nou… nouvelet, »

Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme : 

« Sur ta cime il fait son ny 
Tout uny 
De mousse et de fine soie, 
Où ses petits écloront, 
Qui seront 
De mes mains la douce proie. 

Or, vis, gentil aubépin, 
Vis sans fin, 
Vis sans que jamais tonnerre, 
Ou la cognée ou les vents, 
Ou les temps 
Te puissent ruer par terre. »

  Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
 En pleurs, Pauline lui murmura : 
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »

  A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts. 

  Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.

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  Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.

  L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures. 

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   La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.

  Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.

 Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.

 Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.

 Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas. 

Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne,  s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
  Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase. 

  Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois,  telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.

 Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline.  Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?   

 Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…

  La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.


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  Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,  avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.

  La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
  
  Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales. 

 Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
 Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »

  Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »

 C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »

  Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort. 
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière ! 
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »

  Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.

 Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup. 
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
 Et Michel de reprendre : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
 Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant. 
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse : 
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »

 Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.

 Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »

 Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »

  Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »

  Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.


**********


  Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien. 
  A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama : 
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… » 

  Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait. 

  Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle. 

***********


  L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon lui-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?

  Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle. 
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.i-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?

  Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle. 
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.

Un peu de douceur avec Cathy Blampey

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Cathy Blampey est une photographe professionnelle du sud de la France, dont l'univers esthétique, à la fois doux et rêveur, ne peut que charmer. La jeune photographe de 32 ans est aussi à l'aise dans les portraits classique, les thèmes mode comme oniriques, et parfois une touche de sensualité apparaît lors des séances lingerie qu'elle peut effectuer avec ses modèles. Elle a gentiment bien voulu répondre à mes questions !

modèle : Natsumii

~ Bonjour Cathy ! Pourrais­-tu nous raconter ton parcours ? Comment es­-tu devenue photographe ?

Bonjour ! Je suis tombée dans la marmite de la photographie il y a peu de temps :) J’ai 32 ans et cela fait seulement 3 ans que j’ai vraiment commencé la photo. En fait j’ai toujours été passionnée par les images : petite je dessinais beaucoup et je voulais faire un métier artistique. J’ai été découragée par un professeur d’arts plastiques au collège qui avait dit à mes parents que en gros "je n’avais pas de talent particulier et que la sélection était très dure". Par la suite j’ai fait des études dans le multimédia et l’informatique, j’ai travaillé dans une grande
banque d’investissement à Paris, puis dans l’aéronautique, je testais des logiciels. 
Un jour, je crois que j’ai eu une sorte de déclic, j’étais à un mariage d’amis et un copain photographe amateur m'a montré son matériel, me l'a prêté, j'ai fait une photo, j'ai trouvé le rendu extraordinaire et je me suis dit qu’il fallait absolument que j’essaie ça (merci François). 
Je me suis donc acheté un reflex D5100 et un objectif 18105. En parallèle je me suis offert quelques séances photos pour poser avec des professionnels. Une séance notamment avec la merveilleuse Olga Valeska. J’en garde un souvenir incroyable, c’est une personne extraordinaire et j’ai été comblée par le résultat des photos. Elle a réalisé mon rêve de petite fille en me transformant en princesse.
Pour revenir à mes débuts derrière l’objectif, j’ai commencé par faire énormément de photos de rue, j’ai tout de suite été intéressée par le portrait. J’ai fait aussi beaucoup d’autoportraits. J’ai passé un temps fou dehors à prendre des photos de gens, de choses, de nature, de la rue... J’ai eu comme une frénésie de tester et capturer des choses, comme si je voulais rattraper le
temps perdu. Pour moi la photo aujourd’hui c’est une vraie révélation, je me dis que j’aurais dû commencer bien avant. 

modèle : Dame Nott

~ Tu es photographe professionnelle mais tu proposes aussi des séries personnelles. Quels sont les thèmes que tu préfères travailler ?

J’aime les mises en scène travaillées mais j’aime aussi capturer la beauté toute simple et pure d’un joli visage. Comme beaucoup de photographes je suis inspirée par les contes. J’ai une série sur mon site que j’ai appelée "promenons nous", elle met en scène des jeunes filles juvéniles au milieu d’une forêt qui serait mystérieuse, magique et dangereuse.
Je n’aime pas trop le quotidien. Dans mon monde intérieur, il y a des histoires de princesses, de monstres et des chats mignons (ceux qui me connaissent savent que je suis dingue de chachamimis). Je sais que c’est un peu nunuche, surtout à mon âge mais bon j’assume. 
En dehors de ça, je regarde beaucoup le travail des autres et je teste beaucoup de choses. 
Je passe aussi beaucoup de temps à travailler, traiter et retoucher mes images. C’est une partie du travail que j’adore. J’aime le moment de la prise de vue mais j’ai toujours hâte du moment où je vais ouvrir photoshop et commencer à travailler mes photos. Cela fait 15 ans que j’utilise ce logiciel. Avant de faire de la photo, j’ai fait beaucoup d’infographie, à ce moment là j’utilisais photoshop comme une graphiste pas comme une photographe ; mais du coup ça a été plus
simple pour moi que pour quelqu’un qui part de zéro, pour apprendre à développer et traiter une image. 

Black Pirates, "He found her. She was poisoned." modèles : Kymaris& Kha Leesi
  
~ Beaucoup de tes shootings sont en lien avec la nature, est­-ce une source d'inspiration ?

Oui ! J’aime énormément la nature, je suis née à Annecy en Haute­-Savoie, j’ai beaucoup bougé pour mes études mais j’ai la chance maintenant d’être revenue habiter dans ma région d’origine.
La nature est une source d’inspiration mais je dirais aussi que c’est un refuge. Je fais de temps en temps des séances en ville et je dois avouer que plusieurs fois ça été très difficile. Il est arrivé que mes modèles se fassent agresser verbalement à cause de leur couleur de cheveux ou simplement parce qu’elles sont en jupes et c’est le genre de chose qui m’est vraiment insupportable. 
Pour revenir à la nature, j’aime aussi avant tout la lumière naturelle. J’aime utiliser les rayons naturels pour créer un petit voile doux sur les visages, faire briller les cheveux avec des contre-jours... il y a tellement de choses à faire !

La forêt des étoiles
Lac d'Annecy

~ Tu sembles apprécier la photographie de paysage. Comment envisage­s-tu ce genre photographique par rapport au portrait ?

En fait j’ai commencé par faire de la photo de paysage, je me suis beaucoup promenée dans la région avec mon appareil, il faut dire qu’ici les lieux pittoresques ne manquent pas. Il y a quelques paysages urbains, comme la vieille prison, le pont de la caille, les petites rues d’Annecy que j’aime beaucoup. Il y a eu une longue période où j’ai complètement délaissé le paysage pour le portrait et cet iver 2014 il y a eu beaucoup de neige, la nature était superbe et ça m’a donné à nouveau envie ! 

modèle : Caro

~ On peut aussi voir beaucoup de mises en scène travaillées, comment organises-­tu un shoot de ce genre ? 

Cela dépend vraiment des séances, la plupart du temps je discute avec le modèle et on essaie ensemble de réunir ce qu’il nous faut. Ensuite on se débrouille ensemble pour le maquillage et la coiffure. Il y a aussi des modèles comme Aslinn, ou BratVonFreak qui sont très douées en maquillage et en stylisme.
Pour le shoot Pirate avec Kha Leesi et Kymaris, c’est eux qui sont venus me chercher, ils avaient déjà tout organisé, costumes, collaborations make up etc. Ça m’est arrivé de vouloir tellement préparer certaines séances, que j’ai fait des croquis, avec le détail des placements etc, puis au final j’ai tout changé parce qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas. Quand on shoote en extérieur il faut bien se dire qu’on ne contrôle pas les éléments, donc il faut trouver le juste milieu entre préparer les choses mais laisser suffisamment de place
à l’improvisation parce que de toute façon ça se passe rarement exactement comme on avait imaginé. 

modèle : Maïlys Fortune

 ~ Quelles sont tes inspirations en général ?

Les autres photographes, les gens dans la rue, la musique, les séries que je regarde, il y a beaucoup de choses qui m'inspire.
Dans la série Game of Thrones il y a des plans incroyables. J’ai un peu de mal à suivre l’histoire parce que je bloque souvent sur des plans, des cadrages, avec une composition intéressante.
Je fais aussi confiance au naturel des modèles, pendant les séances je les observe quand elles replacent une petite mèche, qu’elles remettent en place leurs vêtements, ces petits gestes plein de poésie qui font de belles photos. 

modèle : Marion Nicolas

 ~ Y'a­-t­-il des artistes que tu admires ?

Il y en a des tonnes !! Olga Valeska, parce que je l’ai rencontrée, c’est un petit bout de femme incroyable : elle est belle, très gentille et talentueuse. Sarah Martinet pour ses paysages en pose longue complètement dingues. Leszek Bujnowski, je ne me lasse pas de son univers incroyable. Mikko Lagerstedt, ses
paysages sont à couper le souffle. A.M.Lorek, pour ses couleurs, ses personnages et sa façon singulière de traiter ses photographies. Tess Holiday parce que c’est une femme extraordinaire, j’admire son courage et le message
positif sur le rapport des femmes à leur corps qu’elle prône. 

Ice Queen, modèle : Morphine

 ~ Quels sont tes projets pour cette année ?

Mes projets pour cette année :) J’aimerais bien réussir à dompter la mise au point manuelle sur mon helios ! C’est un objectif russe au bokeh très particulier, je l’ai découvert grâce à un ami photographe Fabien. Ça doit faire un an que je l’ai et je n’ai jamais pris le temps d’essayer de vraiment shooter avec.
Tout récemment j’ai été invitée à prendre part au projet 52. L’idée est de travailler ensemble sur un même thème et de partager nos visions ! J’ai hâte de voir ce que cela va donner ! 
J’aimerais aussi travailler un peu plus sur des projets en intérieur avec une lumière "type studio". J’ai commencé une série de portraits très naturels sur fond noir, avec Kha Leesi. Il faut que je trouve d’autres modèles pour alimenter cette série !
J’aimerais aussi photographier plus d’hommes, et surtout je fais appel aux femmes "normales voire rondes", contactez moi ! C’est un fait les modèles que je photographie sont majoritairement très minces, je pense que les autres femmes n’osent pas se lancer. Je voudrais représenter davantage ces femmes qu’on ne voit pas assez.

Le Palais de l'Isle



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En savoir plus :

Emile Nelligan, la plume de Nouvelle-France à l'encre de bile noire

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Bien qu'il soit aujourd'hui un poète reconnu au Québec, Emile Nelligan eut une vie ponctuée de nombreux tumultes et ce depuis son plus jeune âge. Sa plume, medium prodige de la Mélancolie, affecta l'homme dans des proportions extrêmes, jusqu'à le rapprocher de ce que nous appellerions aujourd'hui "un poète maudit".

Emile Nelligan nait à la fin du 19ème siècle à Montréal, le Réveillon de Noël 1879 plus précisément. Fils d'un père irlandais, peu sensible à la culture et peu présent à la maison à cause de son travail d'inspecteur des postes, ainsi que d'une mère franco-canadienne musicienne, patriote et catholique, Emile Nelligan est l'aîné d'une fratrie de trois enfants.
Enfant d'une famille aisée, le jeune Nelligan sera scolarisé très tôt ; malheureusement, son caractère peu studieux le fait échouer continuellement. Dès son plus jeune âge, il rêve d'être poète : les tâches d'étudiant, les affres du travail, tout ça ne l'intéresse guère. Poète il sera, ou il ne sera point.
Pour pallier à ce caractère buté et idéaliste, ses parents prennent des initiatives : son père l'envoie sans consulter son avis en Angleterre, pays d'où le jeune homme reviendra vite. Sa mère lui trouve alors un emploi de comptable chez un marchand de charbon, qu'il gardera seulement quinze jours.

Portrait d'Emile Nelligan par Denis Beaulieu, 1979

Les seules activités qui intéressent le jeune Emile, outre l'écriture de vers, sont la fréquentation de cercles littéraires et autres assemblées d'artistes. Dès l'année 1986, le jeune homme connaît plusieurs ascensions artistiques. Tout d'abord, il rencontre lors d'une lecture le père Eugène Seers, allias Louis Dantin. Celui-ci deviendra le principal soutien d'Emile Nelligan dans sa carrière littéraire. Cette année signe également la première publication du poète : il verra en effet encrée dans le journal Le Samedi son poème "Rêve fantasque", sous le pseudonyme "Emile Kovar". Cette publication sera suivie de huit autres dans le même journal, puis de quelques-unes dans l'hebdomadaire Le Monde illustré. Un épisode consécratoire succède à ces publications, en 1899 à l'Ecole Littéraire de Montréal, cercle d'écrivains passionnés. Lors d'une conférence, Emile Nelligan récitera trois poèmes dont "La Romance du Vin" qui suscitera une vive émotion.


Malheureusement, malgré les éclats de cette carrière littéraire naissante, Emile Nelligan présente des difficultés psychologiques qui s'aggravent avec le temps. Dès le 9 août 1899, il est interné en asile psychiatrique à la demande de son père, pour les motifs de "dégénérescence mentale" et "folie polymorphe", ce que nous qualifierons aujourd'hui d'une dépression mentale sévère.



Malgré son internement, ses poèmes continueront à paraître dans plusieurs revues grâce au soutien d'amis, de collègues ou encore d'admirateurs. Dix-sept poème d'Emile Nelligan sont publiés dans le recueil collectif Les soirées du château de Ramezay de l'Ecole Littéraire de Montréal, cinq dans le recueil de poésie religieuse Franges d'Autel de Louis Dantin, puis enfin quelques-uns dans Le Journal de Françoise de son amie Robertine Barry. Il est à noter que Louis Dantin, parrain d'Emile Nelligan, ne l'oubliera pas malgré sa maladie et rassemblera tous ses efforts dans la promotion de l'oeuve de son ami. La mère du poète œuvrera également pour la publication d'un recueil des écrits de son fils.

Dédicace d'Emile Nelligan, 1904

En 1904, grâce aux efforts de l'entourage, un premier volume recueillant 107 poèmes sera édité.
Cette édition permet au poète d'être découvert en Europe, grâce à Charles ab der Halden dans La Revue d'Europe et des Colonies, à Charles-Henry Hirsch dans Mercure de France et à Franz Ansel dans la revue belge Durandal. Jean Charbonneau participera aussi aux éloges d'Emile Nelligan, via sa radio L'Heure Provinciale et la publication d'un ouvrage sur les quarante années d'existence de L'Ecole Littéraire de Montréal, dont l'un des chapitres sera consacré à Emile Nelligan.

Manuscrit du poème "Le Vaisseau d'Or"

Le poète mourra dans sa chambre d'hôpital le 18 novembre 1935 à cause d'insuffisances cardiaques et rénales ainsi que d'autres problèmes de santé.

Nombre d'ouvrages à son propos parurent dans les années qui suivirent sa mort, et le poète, bien qu'ayant connu une vie de difficultés et de meurtrissures, aura une réelle postérité dans l'histoire de la littérature québécoise.


Si j'ai décidé de vous parler de ce poète immensément doué aujourd'hui, c'est que je me suis aperçue que peu de français le connaissaient. Après cette biographie non exhaustive, je vous laisse découvrir quelques-uns de ses écrits phares.


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 Sérénade Triste

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.

Vous tombez au jardin de rêve où je m'en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.

Vous tombez de l'intime arbre blanc, abattues
Çà et là, n'importe où, dans l'allée aux statues.

Couleur des jours anciens, de mes robes d'enfant,
Quand les grands vents d'automne ont sonné l'olifant.

Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâles, vos harmonies.

Vous avez chu dans l'aube au sillon des chemins,
Vous pleurez de mes yeux, vous tombez de mes mains.

Comme des larmes d'or qui de mon coeur s'égouttent,
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.




* * *




Le Vaisseau d'Or


Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:
Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues ;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues,
S'étalait à sa proue, au soleil excessif.

Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.

Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.

Que reste-t-il de lui dans la tempête brève ?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté ?
Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve !




* * *



Dans l'allée


Toi-même, éblouissant comme un soleil ancien
Les Regrets des solitudes roses,
Où s'effeuillent, au pas du Soir musicien,
Contemple le dégât du Parc magicien
Des morts de camélias, de roses.

Près des bassins au vaste soupir,
Revisitons le Faune à la flûte fragile
Je venais célébrant sur mon théorbe agile
Et le banc où, le soir, comme un jeune Virgile,
  Ta prunelle au reflet de saphir.

Tissant nos douleurs aux ombres brunes,
La Nuit embrasse en paix morte les boulingrins,
Tissant tous nos ennuis, tissant tous nos chagrins,
Mon coeur, si peu quiet qu'on dirait que tu crains
  Des fantômes d'anciennes lunes !

Foulons mystérieux la grande allée oblique;
Là, peut-être à nos appels amis
Les Bonheurs dresseront leur front mélancolique,
Du tombeau de l'Enfance où pleure leur relique,
Au recul de nos ans endormis.




* * *




  La Romance du vin


Tout se mêle en un vif éclat de gaieté verte
Ô le beau soir de mai ! Tous les oiseaux en choeur,
Ainsi que les espoirs naguère à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.

Ô le beau soir de mai ! le joyeux soir de mai !
Un orgue au loin éclate en froides mélopées;
Et les rayons, ainsi que de pourpres épées,
Percent le coeur du jour qui se meurt parfumé.

Je suis gai! je suis gai ! Dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin ! verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j'ai de la foule méchante !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le vin et l'Art !...
J'ai le rêve de faire aussi des vers célèbres,
Des vers qui gémiront les musiques funèbres
Des vents d'automne au loin passant dans le brouillard.

C'est le règne du rire amer et de la rage
De se savoir poète et objet du mépris,
De se savoir un coeur et de n'être compris
Que par le clair de lune et les grands soirs d'orage !

Femmes ! je bois à vous qui riez du chemin
Ou l'Idéal m'appelle en ouvrant ses bras roses;
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui dédaignez ma vie et repoussez ma main !

Pendant que tout l'azur s'étoile dans la gloire,
Et qu'un rythme s'entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n'ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire !

Je suis gai ! je suis gai ! Vive le soir de mai !
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre !...
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre;
Enfin mon coeur est-il guéri d'avoir aimé ?

Les cloches ont chanté; le vent du soir odore...
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh ! si gai, que j'ai peur d'éclater en sanglots !



* * *


Rêve fantasque


Les bruns chêneaux altiers traçaient dans le ciel triste,
 D'un mouvement rythmique, un bien sombre contour ;
Les beaux ifs langoureux, et l'yprau qui s'attriste
 Ombrageaient les verts nids d'amour.

 Ici, jets d'eau moirés et fontaines bizarres ;
Des Cupidons d'argent, des plans taillés en coeur,
 Et tout au fond du parc, entre deux longues barres,
Un cerf bronzé d'après Bonheur.

 Des cygnes blancs et noirs, aux magnifiques cols,
 Folâtrent bel et bien dans l'eau et sur la mousse ;
Tout près des nymphes d'or - là-haut la lune douce ! -
Vont les oiseaux en gentils vols.

 Des sons lents et distincts, faibles dans les rallonges,
Harmonieusement résonnent dans l'air froid ;
 L'opaline nuit marche, et d'alanguissants songes
Comme elle envahissent l'endroit.

 Aux chants des violons, un écho se réveille ;
Là-bas, j'entends gémir une voix qui n'est plus ;
 Mon âme, soudain triste à ce son qui l'éveille,
Se noie en un chagrin de plus.

 Qu'il est doux de mourir quand notre âme s'afflige,
 Quand nous pèse le temps tel un cuisant remords
- Que le désespoir ou qu'un noir penser l'exige -
 Qu'il est doux de mourir alors !

 Je me rappelle encor... par une nuit de mai,
Mélancoliquement tel que chantait le hâle ;
Ainsi j'écoutais bruire au delà du remblai
Le galop d'un noir Bucéphale.

 Avec ces vagues bruits fantasquement charmeurs
Rentre dans le néant le rêve romanesque ;
 Et dans le parc imbu de soudaines fraîcheurs,
Mais toujours aussi pittoresque,

 Seuls, les chêneaux pâlis tracent dans le ciel triste,
 D'un mouvement rythmique, un moins sombre contour ;
 Les ifs se balançant et l'yprau qui s'attriste
Ombragent les verts nids d'amour.


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La musique s'intéresse aussi à Emile Nelligan :

Jacques Hétu (musique classique) composa trois cycles inspirés par le poète : Les Abîmes du rêve, Les Illusions fanées et Les Clartés de la nuit :



Le groupe de black metal québecois Sui Caedere rend également hommage à la poésie de Nelligan à travers plusieurs morceaux :





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Sources :

~ Emile Nelligan, une biographie en images
~ Fondation Littéraire Fleur de Lys
~ Jacques Hétu Musiccentre

L'Allée aux glycines

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Photographie par Sarachmet

C'est un portail bleu et rouille aux volutes folles,
Sur lequel retombent comme boucles frivoles
Grappes de lilas et tourbillons de glycines
Violet pastel parsemés de reflets pourprine,

Dont la senteur aérienne sème d'intimes
Songes vermeils depuis des souvenirs infimes
Aux promeneurs fous divaguant les yeux au ciel,
Adoucis par l'air frais du soir teinté de miel.

C'est devant ce portail que les volutes folles
De vos cheveux de blé mur aux boucles frivoles
M'apparurent, sous leur couronne de glycines
Faisant ressortir vos joues pleines et pourprines,

Lady secrète, dont la longue robe intime
Découvrait l'épaule dans un soupir infime,
Laissant à côté des organzas bronze et ciel
Luire dans l'air du soir la douce peau de miel.

~ Violette

Parfums

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Les Heures du jour - Alphonse Mucha

Dans l'air teinté du crépuscule
Où les lumières se délient
Les parfums du soir se bousculent
Comme légères floralies

Senteurs d'écorces et d'humus
Où lueur blanche et dorée brille
Au travers des feuillées tortues
Percées vermeilles et fébriles

Telle ta fragrance ténue
Portée par la brise gracile
Me fait apercevoir les nues
Là où le jour se déshabille

Et je goûte à tes papilles
Dans la nuit blanche dévêtues
Bleutées m'envoûtent tes pupilles
Quand vogue ton toucher pointu

Et quand la semaine reluit
Que notre dernier chant s'est tu
J'aspire ton relent loti
Au sein de ton étoffe chue

Violette

Les fééries de Mademoiselle Rose

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Derrière Mademoiselle Rose se cache Charline, jeune femme passionnée de photographie. Depuis de nombreuses années elle construit son identité esthétique qui est très féminine : toujours des jeunes femmes aux yeux perdus, qui évoluent dans des lieux naturels, fantasy, abandonnés ou, par exemple, dans une chambre à coucher aux souvenirs d'enfants. Les photographies de Charline laissent un arrière goût suranné d'enfance et de mystère. Je vous laisse avec son interview et quelques unes de ses images. 


 ~ Bonjour Charline ! Peux-tu te présenter un peu ?

Je suis une photographe de 28 ans originaire de Bordeaux. Il y a 6 ans, j’ai créé une autoentreprise de  photographie : "Le Monde d’Eleowine". Depuis le début d’année, j’ai tenté d’offrir un univers plus personnel qui se nomme "Mademoiselle Rose". Je garde l’esprit de mon travail passé mais j’y inclus des sujets que j’avais très peu abordés jusqu’ici, plus intimes tel que le travail sur le nu. De manière générale, je suis une grande passionnée de légendes celtes, de fantasy et des arts visuels. 


~ Depuis quand fais-tu de la photo et qu'est-ce qui t'a donné l'envie de prendre l'appareil ?

Je fais de la photographie depuis 8 ans maintenant mais on peut dire que j’ai toujours eu un appareil photo dans les mains. A la faculté, j’ai étudié les arts du spectacle et le cinéma. En même temps, je finissais d’écrire un roman : je souhaitais devenir scénariste et raconter des histoires. Je n’ai jamais quitté l’écriture "littéraire" mais j’en ai découvert une autre, plus visuelle et instantanée.
Aujourd’hui, ce qui me plaît c’est d’apprendre chaque jour du travail sur la lumière, les contrastes et la couleur. Mais aussi le contact avec tous les artistes et les artisans travaillant avec moi. Dans mon univers, il y a en majorité de la mise en scène, que ce soit dans le décor, les accessoires ou dans les attitudes des modèles : c’est en cela qu’on peut retrouver mes influences cinématographiques. J’aimerais avoir plus de moyens et de temps pour réaliser des idées que j’ai en tête depuis plusieurs années mais qui demandent un investissement beaucoup plus important.


~ Tes images ont un côté très onirique, est-ce que tu es attirée par les contes de fées ?

Énormément ! J’ai toujours adoré les fables, les légendes bretonnes, les histoires fantastiques et les aventures de pirates. Lorsque j’étais petite, j’avais même appris par cœur un chant de Korrigans (lutins de Bretagne) en breton ! Cette passion pour l’imaginaire ne m’a jamais quittée. Je ne peux pas songer à un monde sans féerie et sans magie. Mes photographies sont le reflet de l’imagination et du monde que j’ai pu dessiner depuis toutes ces années. Les lueurs dans les bois, les libellules, les fées, les robes romantiques, tout ça est né de ma fascination pour les contes.

 
~ On peut également observer des touches médiévales, est-ce une époque qui t'inspire ?
C’est en effet une époque très inspirante et très riche que je compte aborder de plus en plus dans mes photos. J’ai pu découvrir l’histoire du théâtre médiéval à la faculté et c’est quelque chose qui m’a vraiment fascinée. J’ai remarqué d’ailleurs que beaucoup de gens étaient comme moi. Il y a un ressenti vraiment unique sur cette période de l’histoire…un côté à la fois beau et sombre, mystérieux et chevaleresque.  J’aime aussi les robes de l’époque et je travaille avec une créatrice de tenues médiévales "Ymala Créations" en Gironde, que je recommande vivement !



~ Où puises-tu ton inspiration de manière générale ?

Les préraphaélites représentent un courant que j’affectionne tout particulièrement. Dans le cinéma, Tim Burton a été un cinéaste que j’ai vraiment apprécié dans sa période Edward aux mains d’argent, Beetlejuice ou Big Fish, tout comme Emir Kusturica et ses films déjantés, Michel Gondry, la trilogie du Seigneur des Anneaux évidemment. Les livres de Barjavel, de Pierre Dubois et de Fabrice Colin, le roi Arthur et ses chevaliers. La musique celte aussi. Il m’arrive souvent de travailler en écoutant un morceau de musique qui correspond à l’ambiance que je veux donner. Je le faisais déjà pour les livres et je trouve que c’est un moyen de s’immerger totalement dans son travail.
J’aime aussi certaines BD qui ont un visuel qui m’inspire tel que Le Vent dans les Saules de Kenneth Graham, Peter Pan de Loisel même si l’univers est beaucoup plus glauque que mes photographies.
Parfois, dans une œuvre, on retient des détails plus captivants, des sensations et ça permet de forger quelque chose de nouveau.


~ Comment prépares-tu un shoot ? Est-ce que tu travailles beaucoup en amont ?

Cela dépend des séances. Certaines sont plus complexes que d’autres.
Déjà je n’ai jamais un déroulé précis : je sais que de toute manière, selon l’inspiration et les conditions de la journée (il y a toujours des imprévus) je vais changer des choses et suivre des chemins différents. Ce sont plus des idées, des mots, une ambiance générale.
Si j’ai besoin de beaucoup d’éléments, je contacte des artistes pour les bijoux, les accessoires et les costumes. C’est un travail de recherche qui prend du temps. Il arrive aussi que l’on soit obligé de créer spécialement pour la séance : nuages en coton, étoiles en papier…
Ensuite, s’il y a besoin, je réfléchis à un maquillage artistique : je le fais moi-même depuis deux ans maintenant. C’est un art que je ne maîtrise pas encore complètement mais je fais de mon mieux, et cela a été très bien accueilli par les gens.
Enfin, le repérage d’un lieu, qui concorde avec ce que je souhaite, est peut-être le plus difficile.
Je travaille toujours en extérieur, ce qui me demande de me renouveler souvent.


~ Tu as fait des photos avec des loups, peux-tu nous raconter cette expérience ?

La première expérience avec des chiens loups a été géniale. Ils sont assez impressionnants avec leurs regards et leurs carrures. Ils en imposent de suite sur les images. Ça a été un vrai bonheur de travailler avec eux. Ce qui était amusant, c’est que c’était de l’improvisation, une toute autre forme de travail. Les animaux ne sont pas comme les humains. On ne peut pas leur dicter une conduite ou du moins, il y a des limites. La maîtresse était sur place et elle a su parfaitement les guider. Elle a rassuré la modèle qui n’était pas très à l’aise et qui est finalement tombée amoureuse de Dakota, un des chiens loups. Il faut savoir s’adapter : parfois l’animal va faire tout ce qu’on lui dit, parfois il a besoin d’aller voir ailleurs, de se défouler et on recommence un peu plus tard. Il faut de la patience.
Je l’ai appris avec eux, mais aussi avec les serpents et les chouettes. J’ai eu l’occasion de travailler avec un berger suisse tout aussi adorable et je dois faire un projet avec un husky normalement en août !


 ~ On te sent très proche de la nature, est-ce le cas ?

Mon père m’y a habituée depuis mon enfance. J’ai fait beaucoup de promenades avec lui et j’ai appris à respecter la nature. Il y a beaucoup de lieux à préserver et à découvrir. Mes photos montrent certains de ces endroits que l’on ne soupçonne pas toujours : si j’ai un conseil à donner aux gens, c’est de se promener dans les forêts, même à la sortie des villes, vous allez y découvrir des trésors ! J’ai souvent des retours sur leurs beautés, et je suis contente de sensibiliser les gens à travers mes photos. Les arbres étaient d’ailleurs mes premiers modèles, avec une préférence pour les très anciens et les plus biscornus.

  
~ Tu fais très peu de post-traitement, est-ce un parti pris ?

Alors j’en faisais beaucoup plus dans "Le Monde d’Eleowine", du moins il était plus visible. Car il ne faut pas s’y méprendre : sur certaines photos, il y en a peu, sur d’autres il y en a beaucoup plus que ce que l’on peut "voir". Certaines ombres ajoutées qui donnent une toute autre ambiance à l’image par exemple. Des retouches plus subtiles mais qui font toute la différence. Certaines me prennent pas mal de temps et d’autres, sont effectivement très peu retouchées. Cela dépend de mes envies !


~ Quels conseils donnerais-tu à ceux qui veulent se lancer dans la photographie ?

C’est très cliché mais…faites ce que vous aimez !!! De prendre toutes les critiques qui peuvent vous faire avancer. Et pour ceux qui ne savent pas encore leur univers, leur chemin, tentez, créez, faites tout ce que vous pouvez…et vous verrez bien plus tard ce qui vous fait vraiment plaisir.

La ronde des fées



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En savoir plus :

En route pour le sabbat des sorcières (5) : en balai, à dos de bouc... à rebours, en tout cas !

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« Dans quel sens un balai se chevauche-t-il ? »

La question paraît aujourd'hui peut-être absconse, tant la culture contemporaine et tout particulièrement le cinéma ont profondément ancré dans notre imaginaire collectif l'idée qu'il doit se tenir poils vers l'arrière. Ma sorcière bien-aimée, L'Apprentie sorcière ou plus récemment la saga Harry Potter montrent ainsi systématiquement des balais chevauchés de cette manière. Sans doute est-elle la plus aérodynamique, mais l'on commettrait une terrible erreur en pensant que le vol magique a quoi que ce soit à voir avec l'aérodynamisme...

Au travers de cette série d'articles, nous avons déjà observé en des occasions multiples des vols de sorcières tels que représentés antérieurement dans les arts picturaux. Or, à bien des reprises, on constate qu'elles y empoignent leur instrument dans le sens inverse : tête vers l'avant. Dès 1565, la gravure de Bruegel l'Ancien Saint Jacques et le magicien Hermogène en montre une dans cette posture : celle s'extrayant par le haut du conduit de cheminée ; en cela, elle se différencie de sa consœur en train de s'y engouffrer. À la même époque, la seconde œuvre de Bruegel l'Ancien mettant en scène une sorcière (La Chute du magicien, selon Louis Lebeer peut-être inspirée, comme la première, de La Légende dorée de Jacques de Voragine [1]) la montre également tenant son balai tête vers l'avant.

Pieter Bruegel l'Ancien, La Chute du magicien, gravure au burin par Pierre Van der Heyden, 1565.

C'est ainsi également que sont figurées deux des sorcières (voir détails 1 et 3) du pamphlet de 1594 relatif au procès de Trier, déjà mentionné à plusieurs reprises dans les précédents articles et dont l'influence de Bruegel sur son illustrateur a été démontrée. Il apparaît cependant hasardeux de considérer dans cette image le balai comme un accessoire conditionnel au vol magique. En effet, il est substitué dans des scènes absolument semblables par un flambeau allumé (voir détail 4) et par une sorte de baguette (voir détail 2 ; je ne peux pour ma part y voir autre chose qu'une grenouille au bout d'un pal, depuis que cette idée m'a fugacement traversé l'esprit en préparant cet article). De même, le balai apparaît également brandi par une femme — et par deux autres sous la forme primaire mais symbolique du fagot de joncs — participant à une procession menée sur la terre ferme par le cavalier manchot d'un cheval squelettique (voir détail 5). Il convient dès lors d'user de cette source avec prudence...

Cinq détails d'un pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Trier (Allemagne).

D'autres artistes permettent cependant d'attester autrement plus clairement cette tenue du balai : David Teniers le Jeune notamment, qui a la particularité de peindre d'étranges ustensiles composites, mi-balais, mi-flambeaux, représente exclusivement ses sorcières les brandissant dans ce sens. Il en va aussi de même pour d'autres œuvres abordées dans les précédents article : laLinda maestra ! de Goya, le Départ pour le Sabbat de Pierre Maleuvre et François Marie Isidore Quéverdo, la Préparation pour le Sabbat de William Mortensen...

Au XIXe siècle, la même posture se retrouve dans d'autres œuvres : anecdotiquement chez George Cruikshank (1792-1878), dans une de ses illustrations aux Lettres sur la démonologie et la sorcellerie de Walter Scott [2] (tandis qu'en illustrant le poème « The Witches' Frolic », inclus dans The Ingoldsby Legends de Richard Harris Barham, il place le balai dans l'autre sens) ; systématiquement en revanche chez Luis Ricardo Falero, dont nous avons déjà étudié des œuvres dans un précédent article.

George Cruikshank, A Witch of about the middle of the Fifteenth Century [« Une sorcière de la moitié du quinzième siècle environ »], illustration pour Sir Walter Scott, Letters on Demonology and Witchcraft, Addressed to J.G. Lockhart, Esq.Lettres sur la démonologie et la sorcellerie »], Londres, éd. John Murray, septembre 1830.

Luis Ricardo Falero, La Sorcière allant au sabbat, 1880.



Luis Ricardo Falero, Étude de sorcière n° 22, date inconnue.

Luis Ricardo Falero, La Sorcière en retard, date inconnue.

La tendance ne disparaît pas au XXe siècle, ainsi qu'en témoignent les images suivantes, à bien des égards semblables aux précédentes.

Théophile Alexandre Steinlen, Métamorphose. Chats noirs se transformant en sorcières, lithographie en couleur, date inconnue.

H. Zahl, Petite Sorcière, carte postale, Berlin, éd. Arthur Rehn & Co., n° 825, 20 avril 1905.





Albert Joseph Pénot, Départ pour le Sabbat, 1910.

Power O’Malley, Beware the Beautiful Witch [« Gare à la belle sorcière »], 1913.

Notons que, contrairement à l'idée reçue, la majorité des sorcières représentées, bien que dans le plus simple appareil (« skyclad » [habillées de ciel], selon le terme de la prêtresse wiccane Phyllis Curott [3]), ne chevauchent pas leur balai à califourchon. « It's not ladylike », comme le dit bien Miss Eglantine Price à son brave chat Choléra cosmique (« Cosmic Creepers », dans la version originale)...

L'exception notable est à chercher chez lesSorcières chevauchantes d'Otto Goetze (1868-1929) qui, bien que d'apparence assez naïve, adoptent des postures soulignant la symbolique phallique de l'instrument (l'intention érotique de l'artiste transparaît, selon moi, notamment dans la position d'une des sorcières de l'arrière-plan, qui vole les genoux relevés et le buste penché en arrière).

Otto Goetze, Sorcières chevauchantes, 1924.

Il convient cependant de souligner, d'une part, que ces représentations de « vol inversé » demeurent minoritaires dans l'immense corpus des peintures de sorcières en vol et, d'autre part, que cette rareté ne témoigne nullement d'une forme originelle, par la suite remplacée dans la culture populaire par celle dominante aujourd'hui (contrairement à ce qu'a pu notamment affirmer le prétendu « roi des sorciers », Kevin Carlyon [4]). En effet, les deux plus anciennes représentations de balais de sorcières que j'ai rencontrées — une fresque de la cathédrale de Schleswif, en Allemagne, montrant la déesse Frigg chevauchant un balai [une quenouille selon certains commentateurs] (XIIe siècle) et une illustration marginale d'un manuscrit du Champion des dames de Martin Le Franc (1451) montrant deux sorcières en vol — les figurent tenus poils vers l'arrière.

Certaines représentations, du reste, mélangent allégrement les deux modèles, mettant sans distinction en scène des sorcières chevauchant dans un sens ou dans l'autre. C'est le cas de l'image suivante, par ailleurs assez particulière : il s'agit d'une carte postale allemande qui, ainsi que le précise l'inscription de son coin supérieur gauche, doit être visionnée devant une source de lumière. Apparaissent ainsi les figures dessinées en jaune : les sorcières survolant le mont Brocken.

Artiste inconnu, Gruss vom Hexentanzplatz [« Salutations de la salle de danse des sorcières »], Berlin, éd. Meteor, n° 200, c. 1899.

À cet égard, observons également le tableau suivant de Cornelis Saftleven, déjà analysé dans un précédent article. On y voit premièrement que, si la sorcière s'engouffrant dans la cheminée tient son balai « à l'endroit », de même que chez Bruegel l'Ancien, celle en ressortant (comme si elle traversait la brique, ainsi qu'on l'a aussi vu chez Frans Francken le Jeune) le tient « à l'envers ». Deuxièmement, on peut également remarquer sur la côté gauche de l'œuvre, un petit diable à la face noire [5] (vêtu d'un habit de bouffon cousu de grelots ?) qui se tient assis à l'envers sur un chien démoniaque à l'haleine enflammée. Il tient devant lui un livre ouvert (nous avons vu dans les précédents articles le rôle joué par de tels grimoires dans les départ pour le sabbat). Cette posture particulière n'est pas anodine et fait écho aux balais inversés vus plus haut.

Cornelis Saftleven, La Taverne d'une sorcière, 1650.

Une telle monture chevauchée tête-bêche, visage vers postérieur, quoique rare, n'est pas unique dans les représentations de pratiquants des arts occultes. On en trouve par exemple une semblable illustrant le traité Hexen Meysterey du juriste allemand Ulrich Molitor (c. 1442-1507?). Il s'agit cette fois non d'un chien mais d'un chat de taille fantastique.

Artiste inconnu, « Sorcier chevauchant vers le sabbat », xylogravure, illustration pour Ulrich Molitor, Hexen Meysterey, 1545.

De même, l'artiste allemand Albrecht Dürer (1471-1528) a gravé une sorcière assise sur un bouc. N'ayant cependant pas titré lui-même son œuvre, une controverse agite le milieu de l'histoire de l'art quant à l'identité exacte du sujet représenté. A contrario de la tradition, le Dr. Elizabeth Garner estime ainsi que cette gravure est en fait un hommage allégorique à la famille de l'artiste [6]. Sans nullement écarter d'emblée sa théorie, je ferais tout de même remarquer que la quenouille tenue par le personnage (qu'elle analyse comme un symbole de son célibat) peut également être considérée comme un attribut « sorcier », de par son association traditionnelle à la déesse Frigg, la fileuse et magicienne de la mythologie nordique (un tel amalgame s'observe notamment dans la fresque de la cathédrale de Schleswif évoquée plus haut).

L'identité de la femme chevauchant un bouc dans Le Sabbat des sorcières de Hans Baldung (1484?-1545) est en revanche incontestable ; elle n'est d'ailleurs pas la seule maléficieuse qu'a représenté Baldung, à qui l'on doit un nombre important de scènes de sorcellerie. L'influence de Dürer, dont il fut un disciple, est évidente. Il serait dès lors étonnant, en admettant que la première ne soit pas une sorcière, que Baldung ait emprunté de façon si explicite ce motif pour en travestir diamétralement la signification. Notons encore que, si on ne peut attester que le bouc de Dürer vole réellement (il pourrait aussi bien être porté par les deux chérubins — dont la présence dans une œuvre dédiée à la sorcellerie est, de fait, difficile à justifier), ni dans quel sens il avance, celui dessiné par Baldung est incontestablement en l'air et avance dans la direction inverse au regard de la sorcière (ainsi qu'en témoigne la fumée s'échappant du pot qu'elle transporte).

Albrecht Dürer, Sorcière chevauchant un bouc, c. 1500.

Hans Baldung, dit « Grien », Le Sabbat des sorcières, 1510.

Il serait aisé de justifier ces variations du sens de la monture par la vision personnelle des différents artistes. Je pense cependant qu'un explication de ce phénomène peut également être trouvée dans la philosophie même du sabbat. Parmi les premiers, Jules Michelet l'a théorisée, dans La Sorcière (1862), où il évoque le « grand principe satanique que tout doit se faire à rebours, exactement à l'envers de ce que fait le monde sacré" [7] ».

Ce terme à rebours, que j'ai inclus dans le titre même de mon article, évoque certainement chez certains lecteurs le roman éponyme de Joris-Karl Huysmans. La notion de sacrilège et la fascination pour le satanisme sont de fait centrales dans ses œuvres (jusqu'à la moitié de la décennie 1890, où il se tourne à l'inverse vers le catholicisme et amorce, avec En route, le récit de sa conversion). Nombre de commentateurs se sont penchés sur les rapports exacts de l'écrivain avec le monde de l'occulte, tentant de discerner le vrai de la fiction. Sans trop m'attarder sur le sujet, je soulignerais juste, citant l'un d'eux, qu'il semblerait que « Huysmans [ait] bien assisté à une des messes noires dites assez fréquemment dans le quartier même qu'il habitait, la rue de Sèvres [8] ».

Dans À rebours (1884), il affirmait déjà, se référant explicitement à la messe noire et au sabbat, que le culte du Démon prend la forme d'un blasphème, d'un sacrilège des choses révérées [9]. L'idée est plus clairement développée dans Là-bas (1891), son véritable « roman satanique ». Lors d'une discussion, ses protagonistes, évoquant de célèbres satanistes, citent ainsi le cas de l'abbé Giuseppe Beccarelli qui « versa dans les offices à rebours [10] » (comme souvent, Huysmans exagère : ce personnage fut en réalité « simplement » condamné en 1710 pour hérésie quiétiste). Plus loin, alors que le personnage principal assiste enfin à une messe noire, dans le cadre de recherches en vue de l'écriture d'un livre, Huysmans précise que le chanoine Docre, qui la préside, « se tourne vers [les femmes assistant à l'office] et les bénit, de la main gauche, d'un grand geste [11] ». La perversion de ce geste, traditionnellement tracé de la main droite, est aussitôt suivie d'une seconde car il est présenté dans le roman comme le « signal » d'ouverture d'une orgie sexuelle.

L'on voit donc au travers de ces quelques références que toute l'imagerie satanique se constitue en miroir de l'imagerie sacrée. C'est ainsi que, dans la culture populaire contemporaine (notamment chez certains groupes de metal extrême et dans le cinéma d'horreur), la croix renversée apparait comme un symbole anti-chrétien et satanique (or il s'agit à la base avant tout d'un symbole sacré : la croix de saint Pierre, qui rappelle son martyre). De surcroît, cette philosophie se marque également dans le reste du cérémonial sabbatique. Charles Villermont, citant les minutes du procès de la sorcière Jeanne Nayven [12], écrit ainsi que « [Robert le Diable] l'emportoit par une fenêtre pour la mener aux danses ; on y étoit parfois plus de cent à danser... dos à dos [13]. » Ici encore, un élément ordinaire de la vie campagnarde de jadis, les danses en rond, sont perverties par leur inversion.

Parmi les très nombreuses représentations de danses sabbatiques, quelques unes mettent en scène ce caractère particulier. Ces danses dos à dos peuvent prendre la forme de rondes main dans la main, comme dans la xylogravure suivante, illustrant un ouvrage de Nathaniel Crouch (c. 1632-?), ou celle d'étranges quadrilles, tel celui que dansent deux sorcières, un bouc humanoïde et un crapaud dans une illustration de Louis Le Breton (1818-1866). Dans la gravure de Claude Gillot (1673-1722) reproduisant une œuvre disparue de Bartholomeus Spranger (1546-1611), les deux types de danses sont visibles : sur le côté droit, la ronde autour d'un arbre, où s'alternent sorcières et démons comme dans la xylogravure ; devant le trône du Malin, le « quadrille » qui apparaît plus complexe et montre quatre sorciers, trois sur un pied, un sur les mains, tournant tous le dos à leur maître. Enfin, remarquez la présence, dans la première de ces représentations, d'une cornemuse, l'« instrument du diable »...

Artiste inconnu, xylogravure, « Un cercle de démons et de sorcières », illustration pour Richard Burton [pseud. Nathaniel Crouch], The Kingdom of Darkness, 1688.

 Louis Le Breton, « La Danse du sabbat », gravure par M. Jarrault, illustration pour Jacques Collin de Plancy, Dictionnaire infernal,[1818] 1863.

Claude Gillot d'après un tableau de Bartholomeus Spranger, Description de l'assemblée des sorciers qu'on appelle sabbat, date inconnue.

À ces trois œuvres, il faut ajouter la suivante. Si elle peut apparaître au premier abord hors-sujet, Roland Villeneuve, un grand spécialiste de la chose, l'apparente à une danse sabbatique et explique que « [l]a présence autour de Bacchus enfant, de personnages masqués et d'une divinité sylvestre, de boucs et de femmes suspendant des statuettes d'envoûtement aux branches d'un arbre, conduit à penser que F. Cleyn a voulu représenter, sous une forme déguisée, la danse qui suivait les banquets au sabbat [14] ». Il ajoute en justification que « [p]ar référence à l'Antiquité, les démonologues du XVIe et du XVIIe siècles se plaisaient à rapprocher Bacchus-Sabazios de Satan, et faisaient fréquemment allusion dans leurs écrits au port de masques par des "personnes de qualité" [15] ».

P. Lombard, d'après F. Cleyn, Le jeune Bacchus debout sur un piédestal avec des danseurs masqués au premier plan, c. 1600.

Ce mécanisme d'inversion apparaît encore dans un autre aspect du cérémonial sabbatique. Celui-ci veut que les sorciers rendent hommage au Malin en embrassant non pas son visage mais son derrière, ou celui d'un bouc. Charles de Villermont note par exemple ainsi, au sujet du sabbat tel qu'il fut vécu par la jeune sorcière Anne Forneau, qu'il y « fallait baiser un bouc "tout rogneux ayant quatre jambes et trois gueules" [16] ». Parmi les descriptions plus explicites, on peut noter la suivante ; son auteur, Enguerrand de Monstrelet, rend compte du procès de Guillaume Édeline (1453) : « [le diable] étant en espèce et semblable d'un mouton, [...] il lui semblait lors baiser brutalement sous la queue et par le fondement, en signe de révérence et d'hommage [17]. » Baudelaire lui-même, dans son poème Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre, évoque ce détail, non sans humour : « Oh ! très-sincèrement je souffre / De ne pas aller aux sabbats, / Pour voir, quand il [=le Diable] pète du soufre, / Comment tu lui baises son cas ! [18] »

On peut bien sûr voir dans cet acte une version pervertie de l'osculatoire chrétien. De même, un lien peut probablement être tracé entre cette pratique sorcière et les accusations de sodomie proférées au Moyen Âge à l'encontre des hérésies cathare et vaudoise. De fait, plusieurs représentations de cette pratique peuvent être trouvées dans des manuscrits condamnant ces sectes et en particulier dans ceux du Tractatus contra sectam valdensium de l'inquisiteur dominicain Johannes Tinctor. Remarquez les illustrations marginales complétant le premier exemple et montrant le Démon présentant ce bouc à ses adorateurs. Dans les trois manuscrits, des vols de sorcières sont représentés par-dessus cette scène. On y voit des pratiquants des arts occultes emportés par des démons ou chevauchant des balais ou des montures monstrueuses, toujours à l'endroit cependant. Dans la troisième enluminure, la sorcière de gauche semble quant à elle être représentée à califourchon sur une quenouille.

Artiste inconnu, enluminure pour Johannes Tinctor, Tractatus contra sectam valdensium, c. 1460.

Idem.

Idem.

Par la suite, cette scène se voit détachée de ce contexte précis et intégrée à la déjà riche iconographie sabbatique. Dans les images suivantes datant majoritairement du XVIIe siècle, elle n'est dès lors plus centrale mais constitue seulement une partie de la représentation, une scénette participant à de plus larges compositions. L'illustration du Compendium Maleficarum de Francesco Maria Guazzo pourrait faire figure d'exception ; il faut cependant savoir qu'elle est intégrée dans cet ouvrage à une série de vignettes représentant chacune une étape du sabbat des sorcières. Cela marque un procédé de normalisation : le « baiser infâme » n'est plus à ce stade qu'une pratique sabbatique parmi d'autres, comme le vol sur une chimère, l'invocation du Malin dans un cercle magique, la profanation de la Croix, l'échange des saintes Écritures contre le grimoire, les danses, etc.

Artiste inconnu, illustration pour Johann Jakob Wick, Wickiana, 1522-1588.

Artiste inconnu, Osculum Infame, xylogravure, illustration pour Francesco Maria Guazzo, Compendium Maleficarum, 1608.

Artiste inconnu, illustration pour Johannes Praetorius, Blockes-Berges Verrichtung, Leipzig-Frankfurt am Main, coéd. Scheibe-Arnst, 1668.

Artiste inconnu, Die dem Boct ehrende Hexen [« L'Adoration du bouc par les sorcières »], illustration pour Nicholas Rémy, Daemonolatreiae libri tres, [1595] 1693.

Anne Claude de Caylus, eau-forte, d'après un tableau de Claude Gillot, Sorciers adorant le bouc qui préside au sabbat, date inconnue.

Le vol à rebours n'est par conséquent à mes yeux qu'une manifestation supplémentaire de cette philosophie de l'envers. Ce constat ne nie toutefois aucunement la valeur des œuvres présentant un balai ou un bouc volant « à l'endroit » (qui sont du reste, ainsi que je l'écris plus haut, majoritaires). En effet, en fonction des artistes dans l'imaginaire desquels elles sont nées, toutes les sorcières ne sont pas sataniques. Et ces facettes multiples ne font qu'ajouter à la richesse déjà immense du corpus qu'article après article nous nous efforçons d'explorer. Une réflexion comme celle menée plus haut a néanmoins le mérite, je pense, de mettre en évidence, derrière le fouillis de corps et de détails, une cohérence primordiale, qui sous-tend toutes ces représentations.

Paradoxe : sur la couverture de mon édition de Là-bas, les sorcières ne volent pas sur un balai tenu « à rebours ». Il serait cependant inexact de dire que l'illustrateur employé par les éditions Le Livre de poche ignorait ce qu'il faisait : voyez le hibou humanoïde vêtu de bure du coin inférieur gauche ; ne vous dit-il pas quelque chose ? Tant Bruegel l'Ancien que David Teniers le Jeune en ont dessinés de très semblables...

Artiste inconnu, couverture pour Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Paris, éd. Le Livre de poche, [1891] 1961.

Pieter Bruegel l'Ancien Saint Jacques et le magicien Hermogène, 1565 (détail).
David Teniers le Jeune, Initiation de sorcières, 1647-49 (détail).


[1] Louis Lebeer, « Les Estampes de Pierre Bruegel l'Ancien », dans P. Roberts-Jones (dir.), « Brueghel, une dynastie de peintres », Bruxelles, éditions Palais des Beaux-Arts,‎ septembre-novembre 1980, p. 133 : « Leurs sujets [= ceux de St. Jacques et le Magicien Hermogène et de La Chute du Magicien] peuvent être mis en rapport avec les récits de La Légende dorée où Jacques de Voragine raconte ce qu'entreprit "un mage, nommé Hermogène (assisté de son disciple Philet) qui envoya vers lui (saint Jacques le Majeur, apôtre, fils de Zébédée) son disciple pour le convaincre devant les juifs de la fausseté de sa prédication". Il est possible que Bruegel ait lu La Légende dorée, puisque la première version néerlandaise, en fut imprimée à Gouda en 1480, sous le titre Passionael. Mais il est non moins vraisemblable que Bruegel ait simplement, si l'on peut dire, associé ce qui se racontait et ce qui se représentait aux kermesses concernant les démêlés de saint Jacques avec Hermogène aux pratiques de la magie et de la sorcellerie, signe de son temps, pour "inventer" ces compositions qui s'intègrent si bien dans l'ensemble de son œuvre. »
[2] Notons que cette gravure est surtout connue dans une version recolorée, qui servit de couverture à un livre intitulé The secrets of black arts ! A key note to witchcraft, devination, omens, forwarnings, apparitions, sorcery, daemonology, dreams, predictions, visions, and the devil’s legacy to earth mortals. Compacts with the devil ! With the most authentic history of Salem witchcraft (Baltimore, éd. I. & M. Ottenheimer, 1900) [télécharger le livre au format PDF]. Il s'agit d'une anthologie de textes consacrés à la sorcellerie, issus d'archives publiques ou de journaux, publiés dans leur majorité sans mention de leurs auteurs. L'ensemble constitue, ainsi qu'on peut s'y attendre, un ouvrage de facture très médiocre.
[3] Phyllis Curott, trad. Lune, Garde-Robe Sorcière (et Skyclad), sur Les Portes du Sidh, 28 juillet 2014 [lire en ligne].
[4] Kevin Carlyon, cité dans David Grimes, « Broomsticks for beginners », dans Sarasota Herald-Tribune, 16 juillet 2001 [lire en ligne] : « Warner Bros claims the film is an accurate portrayal of things that happen in witchcraft, yet woodcuts from the 16th and 17th centuries show broomsticks being ridden with the brush part in the front. »
[5] La littérature sabbatique décrit régulièrement les diables comme ayant la face sombre. À titre d'exemple, Charles de Villermont rapporte au sujet de la sorcière Anne Forneau, exécutée le 17 octobre 1624, que « [l]e Malin s'était montré à elle sous la figure "d'un homme assez grand, la face et les mains noires"». (Charles de Villermont, « Les Procès de sorcellerie dans la baronnie de Vierves au XVIIe siècle », dans Annales de la Société archéologique de Namur, Namur, éd. Ad. Wesmael-Charlier, vol. XXIX, p. 156.)
[6] Dr. Elizabeth Garner, « The Secrets of the Witch Riding the Goat Backwards », sur The Hidden Secrets in Albrecht Durer's Art and Life, 4 septembre 2013 [lire en ligne].
[7] Jules Michelet, La Sorcière, Paris, éd. Calmann-Lévy, [1862] 1878, p. 127.
[8] Joanny Bricaud, Huysmans occultiste et magicien, Paris, éd. Bibliothèque Chacornac, 1913, p. 20.
[9] Joris-Karl Huysmans, À rebours, Paris, éd. Flammarion, [1884] 2004, p. 117 : « En face d’un Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui semblait devoir résulter d’un crime pratiqué, en pleine église par un croyant s’acharnant, dans une horrible allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer, à couvrir d’outrages, à abreuver d’opprobres, les choses révérées ; des folies de magie, de messe noire, de sabbat, des épouvantes de possessions et d’exorcismes se levaient [...]. »
[10] Joris-Karl Huysmans, Là-bas, Paris, éd. Le Livre de poche, [1891] 1961, p. 61.
[11] Ibid., p. 242.
[12] Jeanne Nayven, originaire du village de Matagne-la-Petite, en Belgique actuelle, est une sorcière condamnée à mort par la Cour de justice de Vierves. Ayant été dénoncée sous la torture par Anne Forneau et la « marque du diable » ayant été découverte sur sa peau, elle est « étranglée à l'étanche, et brûlée tant que mort s'en suive à l'exemple d'autres », le 2 décembre 1624.
[13] Charles de Villermont, op. cit., p. 158.
[14] Roland Villeneuve, La Beauté du Diable, Paris, éd. Berger-Levrault, 1983, p. 199.
[15] Ibid.
[16] Charles de Villermont, op. cit., p. 156.
[17] Enguerrand de Monstrelet, cité dans Jules Garinet, Histoire de la magie en France, Paris, éd. Livre Club du Libraire, [1818] 1965, p. 88.
[18] Charles Baudelaire, « Le Monstre ou Le Paranymphe d'une nymphe macabre », dans Les Épaves, Amsterdam [Bruxelles], éd. À l'enseigne du coq [Auguste Poulet-Malassis], 1866, p. 89.


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Articles précédemment publiés dans la même série :

Miscellanées Automnales (I)

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Il y a trois ans, nous vous proposions des florilèges sur l'automne à travers l'Automnier (ici et ici).
Cette saison n'a cessé et ne cesse d'inspirer les artistes, nous offrant en quantité inépuisable et en qualité immuable nombre de peintures, photographies et poèmes.
Nous avons donc décidé, aux Éditions du Faune, de vous offrir une deuxième série de miscellanées automnales.
Bonnes découvertes !


Andy Kerhoe


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Roses d'octobre

Pour ne pas voir choir les roses d'automne,
Cloître ton coeur mort en mon coeur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s'est rué,
Parallèlement au mois monotone.

Le carmin tardif et joyeux détonne
 Sur le bois dolent de roux ponctué...
Pour ne pas voir choir les roses d'automne,
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.

Là-bas, les cyprès ont l'aspect atone ;
 À leur ombre on est vite habitué,
Sous terre un lit frais s'ouvre situé ;
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,

Pour ne pas voir choir les roses d'automne.


Emile Nelligan


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Leona Snow

Memories of Violette

Ines Rehberger


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Les colchiques

Le pré est vénéneux mais joli en automne
Les vaches y paissant
Lentement s'empoisonnent
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-la
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Les enfants de l'école viennent avec fracas
Vêtus de hoquetons et jouant de l'harmonica
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères
Filles de leurs filles et sont couleur de tes paupières
Qui battent comme les fleurs battent au vent dément

Le gardien du troupeau chante tout doucement
Tandis que lentes et meuglant les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne


Guillaume Apollinaire


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A Golden Beam - John Atkinson Grimshaw
Feuilles d'automne - John Everett Millais
Forêt de bouleaux en automne - Gustav Klimt


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Chanson d'automne


Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.


Paul Verlaine


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Victoria Francès

Initiation à la danse macabre

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                 Au Moyen-Âge, l'Occident n'est pas épargné par les catastrophes. Que ce soient les guerres, plus particulièrement celle de Cent Ans, le fléau de la peste noire ou les famines, les morts prématurées sont omniprésentes dans la vie des peuples et touche sans distinction toutes les catégories sociales.
C'est dans ce contexte qu'apparaît le thème de la danse macabre. Motif artistique pictural et littéraire, la Danse Macabre fait son apparition au XIVe siècle et perdurera jusqu'à la fin du Moyen-Âge au XVIe siècle.
On peut prêter comme origine à la danse macabre les Mistères, représentations théâtrales populaires jouées en pleine rue : dans certaines, la Mort conversait avec vingt-quatre personnages apparaissant par ordre hiérarchique.
La tradition picturale a repris ces représentations, couplant dans des farandoles morts et personnes de toutes classes sociales : aussi bien du clergé (pape, cardinaux, évêques, abbés, chanoines, prêtres), de la noblesse (rois, empereurs, ducs, comtes, chevaliers) que du tiers-état (médecins, marchands, usuriers, voleurs, paysans et enfants) : la Mort ne s'occupe pas du statut, du sexe ou des richesses. Elle est égale entre tous les hommes et rend tous les hommes égaux.
Les fresques sont souvent accompagnées de textes versifiés : il s'agit de répliques échangées entre la Mort et les différents personnages représentés. La Mort apparaît comme accusatrice, menaçante et sarcastique alors que celui à qui elle s'adresse apparaît plein de remords, supplicateur et désespéré.

<< O créature raisonnable
qui désire vie éternelle,
tu as ici doctrine notable
pour bien finir vie mortelle.
La danse macabre rappelle
que chacun à danser apprend
à homme et femme est naturelle,
la mort n’épargne ni petit ni grand. >>

Abbaye de la Chaise-Dieu




Cimetière des Innocents (détruit), d'après une gravure, 1424

La Chaise-Dieu, Abbaye Saint-Robert, 1470

Cherbourg, Bas-reliefs de la nef de la Sainte-Trinité, 1500

Chapelle Kermaria-an-Iskuit, Plouha, 1483 -1501

* * *


On retrouve également des danses macabres dans d'autres pays européens :


Bâle, Suisse, 1440
                                    
Oberdeutscher vierzeiliger Totentanz (gravure), Allemagne, 1443-1447

Bernt Notke - 1463 - Talinn, Estonie

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Les arts de l'époque contemporaine s'intéressent également au genre de la danse macabre, que ce soit en poésie, en musique ou en arts plastiques :



Charles Baudelaire, Danse Macabre 

[...]
 Le gouffre de tes yeux, plein d'horribles pensées,
Exhale le vertige, et les danseurs prudents
Ne contempleront pas sans d'amères nausées
Le sourire éternel de tes trente-deux dents.

Pourtant, qui n'a serré dans ses bras un squelette,
Et qui ne s'est nourri des choses du tombeau ?
Qu'importe le parfum, l'habit ou la toilette ?
Qui fait le dégoûté montre qu'il se croit beau.

Bayadère sans nez, irrésistible gouge,
Dis donc à ces danseurs qui font les offusqués :
"Fiers mignons, malgré l'art des poudres et du rouge,
Vous sentez tous la mort ! Ô squelettes musqués,

Antinoüs flétris, dandys, à face glabre,
Cadavres vernissés, lovelaces chenus,
Le branle universel de la danse macabre
Vous entraîne en des lieux qui ne sont pas connus !

Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l'Ange
Sinistrement béante ainsi qu'un tromblon noir.

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t'admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité !"


* * * 


 
Franck Liszt - Totentanz (1849)



 Camille Saint-Saëns - Danse Macabre (1886)



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Sources : La Mort dans l'Art
Lettres et Arts
Sites municipaux de La-Chaise-Dieu et Villiers-sur-Tholon

Miscellanées Automnales (II)

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Amandine Labarre


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L'automne


Salut ! bois couronnés d'un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars !
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards !

Je suis d'un pas rêveur le sentier solitaire,
J'aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l'obscurité des bois !

Oui, dans ces jours d'automne où la nature expire,
A ses regards voilés, je trouve plus d'attraits,
C'est l'adieu d'un ami, c'est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais !

Ainsi, prêt à quitter l'horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l'espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d'un regard d'envie
Je contemple ses biens dont je n'ai pas joui !

Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau ;
L'air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d'un mourant le soleil est si beau !

Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel !
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel ?

Peut-être l'avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l'espoir est perdu ?
Peut-être dans la foule, une âme que j'ignore
Aurait compris mon âme, et m'aurait répondu ?...

La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
A la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs; et mon âme, au moment qu'elle expire,
S'exhale comme un son triste et mélodieux. 


Alphonse de Lamartine


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Elis

Alexandre Deschaumes

Forndom (Heathen Harnow) -
 Bland sorgsna träd och sovande troll XXX (II)


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Vigne vierge d'automne


Vous laissez tomber vos mains rouges,
Vigne vierge, vous les laissez tomber
Comme si tout le sang du monde était sur elles.

A leur frisson, toute la balustrade bouge,
Tout le mur saigne,
Ô vigne vierge... Tout le ciel est imbibé
D'une même lumière rouge.

C'est comme un tremblement d'ailes rouges qui tombent,
D'ailes d'oiseaux des îles, d'ailes
Qui saignent. C'est la fin d'un règne -
Ou quelque chose de plus simple infiniment.

Ce sont les pieds palmés de hauts flamants
Ou de fragiles pattes de colombes
Qui marchent dans l'allée.
(Où vont-elles, si rouges ?)
Leurs traces étoilées
Rejoignent l'autre vigne, où l'on vendange.
Si rouge,
Est-ce déjà le sang des cuves pleines ?
Ah ! simplement la fête des vendanges,
Simplement n'est-ce pas ?

Et pourtant, que vos mains sont tremblantes ! Leurs veines
Se rompent une à une... Tant de sang...
Et cette odeur si fade, étrange.
Ces mains qui tombent d'un air las,
Ô vigne vierge, d'un air las et comme absent,
Ces mains abandonnées...

(Lady Macbeth n'eut-elle pas ce geste
Après avoir frotté la tache si longtemps ?)

Mains qui se crispent, mains qui restent
En lambeaux rouges sur octobre palpitant ;
Dites, oh ! dites chaque année
Etes-vous les mains meurtrières de l'Automne ?

Ou chaque année,
Sans rien qui s'en émeuve ni personne,
Des mains assassinées
Qui flottent au fil rouge de l'automne ?


Sabine Sicaud


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Edward Cucuel - Soleil d'automne

Alphonse Mucha - Saisons : l'automne

Vincent Van Gogh - Allée de peupliers en automne


* * *


Les quatre saisons - L'automne


L'automne fait les bruits froissés
De nos tumultueux baisers.

Dans l'eau tombent les feuilles sèches
Et sur ses yeux, les folles mèches.

Voici les pèches, les raisins,
J'aime mieux sa joue et ses seins.

Que me fait le soir triste et rouge,
Quand sa lèvre boudeuse bouge ?

Le vin qui coule des pressoirs
Est moins traître que ses yeux noirs. 


Charles Cros


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Godo

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