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Interview de Féebrile, en peu de mots...

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Un article avait déjà été consacré au travail de Féebrile, jeune photographe originaire de Lyon. Son univers très personnel et macabre ne laisse pas indifférent. Autoportraits, scènes burlesques ou grotesques, miniatures ou portraits érotiques, Féebrile développe un monde peuplé d'étranges créatures en noir et blanc. Artiste mystérieuse et peu expansive, elle a toutefois gentiment répondu à mes questions :

masque : Patrick Jannin

~ Bonjour Féebrile ! D'où vient ce pseudonyme ? Quel est ton parcours ?

Féebrile c'est un mélange de contes et de fièvre, une sorte de rêve à demi éveillé. Sinon, je suis autodidacte.

~ Tu fais de la photo depuis 2006, qu'est-ce qui t'y a amenée ?

L'ennui m'a amenée à l'autoportrait qui m'a amenée à la découverte de l'image et aussi de moi-même.


~ Quelles sont tes inspirations (littérature, musique, arts visuels...) ?

Essentiellement le cinéma : l'expressionnisme allemand, ou certains films de Polanski, Hitchcock, Buñuel, Lynch ... Je suis une grande fan de Jan Svankmajer également.

~ Quels artistes photographes admires-tu ?

Répondre Witkin serait tout sauf original, pourtant...

modèles : Cindy et Jérôme

~ Ton univers est assez macabre, pourquoi ?

C'est amusant, je suis tout sauf macabre et ce n'est (du moins aujourd'hui) pas mon but de l'être. Peut être que je me débarrasse de tout ce côté sombre en le photographiant.

~ Est-ce que c'est pour ça que tu traites toutes tes photos en noir et blanc ?

Non, le noir et blanc est là pour se différencier d'avec la réalité.

modèle : Romy Alizée

~ Tu sembles très inspirée par le XIXe/début XXe, qu'est-ce qui te plaît dans cette époque ?

L’esthétique, les coiffures, les vêtements, les prémices du cinéma...

~ Tu pratiques le numérique mais aussi le polaroid, peux-tu nous dire qu'est-ce que tu aimes chez ces deux façons de photographier ? Qu'est-ce qui te pousse à choisir l'un ou l'autre procédé lors d'un shoot ?

Avec le numérique j'ai mon idée souvent précise et je n'aime pas les images gratuites ou trop simples, j'ai trop de scrupules ; le polaroid me permet de me laisser aller, surprendre, d'accepter le côté purement esthétique.


~ Une série est en cours : « Les Petites », dans laquelle les modèles ont l'air de petites figurines dans un décor « carton-pâte ». D'où t'es venue cette idée et pourquoi ?

L'idée part d'une photo que j'ai faite en 2011 où je suis dans un mini cercueil en carton. Au début, je voulais faire une série avec juste des petites personnes dans des boîtes mais pourquoi rester cantonnée à des boîtes ou des objets déjà existants ? Et j'ai découpé mes premiers arbres.

~ Tu pratiques beaucoup l'autoportrait, est-ce un besoin ?

Aujourd'hui, peut-être moins, mais j'en ai eu besoin oui. Besoin de me rencontrer, de me rapproprier mon image et de la contrôler quelque part.


~ Comment repères-tu tes modèles ? Y'a-t-il des qualités spécifiques que tu recherches ?

Surtout grâce à internet. Comme cela marche par coup de cœur, il serait bien difficile de parler de qualités spécifiques.

~ As-tu des idées des idées de shoots que tu souhaiterais à tout prix réaliser ?

Les idées viennent sans prévenir et comme je suis plutôt impatiente je les réalise dans la foulée, du coup je ne crois pas avoir de "fantasme de shoot".

modèle : Miss Pandora

~ Quels sont tes projets pour cette année ?

Beaucoup de photos, bien entendu ! Peut-être une chouette expo en fin d'année. Un livre dans mes rêves ou ... ?

masque : Patrick Jannin



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En savoir plus :


Le mythe de Pyrame et Thisbé

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Pyrame et Thisbé est connu depuis l'Antiquité grâce aux Métamorphoses d'Ovide. Beaucoup d’œuvres postérieures s'en sont inspirées ou bien ont tout simplement réécrit ou adapté ce mythe. Il est l'inspiration première de deux grands mythes amoureux : Tristan et Iseult, la grande romance médiévale, et Roméo et Juliette, la romance du XVIe inventée par Shakespeare. Dans la pièce Songe d'une nuit d'été, Shakespeare a inséré le mythe sous forme de pièce de théâtre jouée par plusieurs de ses personnages. Il lui donne donc une dimension comique, au contraire des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, qui est une tragédie plutôt baroque. On compte également une fable de La Fontaine (la XII), ainsi qu'un poème d'Apollinaire qui est résolument érotique ! Les peintres également se sont emparés du sujet, surtout au XVIIe et XIXe siècles où Waterhouse remet le mythe au goût du jour.

Pyrame et Thisbé est attribuée au poète latin Ovide, et fait partie du recueil de contes Les Métamorphoses commencé en l'an I avant J-C, tous composés d'hexamètres dactyliques, vers de l'épopée par excellence. On a cependant tout lieu de croire que cette fable écrite par Ovide serait une retranscription d'une histoire plus ancienne encore, qui serait d'origine asiatique1. Elle aurait donnée d'autres versions que celle d'Ovide dans l'Antiquité tardive : le mythographe Hygin en a fait une version au IIe siècle avant J-C dans ses Fabulae ;une autre existe dans le roman chrétien des Recognitionesau IIIe et IVe siècles dans laquelle Pyrame et Thisbé se transforment respectivement en fleuve et en fontaine ; ou encore dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis en Egypte au Ve siècle2. Dans ces versions, l'histoire se situe toujours en Cilicie, une région de l'Asie Mineure, et les amants se transforment en fleuve et en fontaine. Historiquement, on trouve de plus un fleuve nommé Pyramos... Ovide a repris la fontaine dans sa fable en tant qu'élément du décor, et sans doute comme un clin d’œil aux autres versions, a ajouté la transformation des fruits blancs du mûrier en fruits noirs, et a placé l'intrigue à Babylone.

Pyrame et Thisbé sont deux jeunes babyloniens dont les familles respectives sont voisines et ennemies. Ils ne peuvent ni se voir ni se parler et les parents n'apprécient guère l'amour qu'ils se portent. Ils échangent cependant un peu tous les jours grâce à une fissure qu'il y a dans le mur mitoyen de leurs maisons. Un jour, ils décident de s'enfuir et se donnent rendez-vous près du tombeau de Ninus, là où il y a une fontaine et un arbuste aux fruits blancs. Thisbé arrive la première au lieu-dit et aperçoit une lionne, qui est venue se désaltérer après avoir chassé. La jeune femme file donc se cacher et dans sa fuite, laisse tomber son voile. Plus tard, Pyrame arrive et découvre le voile ensanglanté de Thisbé ainsi que des empreintes de lion. Il imagine tout de suite le pire. Fou de douleur, le jeune homme tire son épée et se la plante dans le corps. A l'aube, Thisbé sort de son abri et revient au tombeau de Ninus. Elle y trouve le corps sans vie de son amant et décide de le rejoindre dans la mort en se tuant également avec l'épée. Le sang des deux amoureux, en éclaboussant les fruits du mûrier à proximité, a coloré ses fruits en noir. L'arbuste donne dorénavant des fruits noirs, rendant ainsi hommage au destin funèbre de Pyrame et Thisbé.

Voici quelques tableaux au fil des siècles (notons que seul Waterhouse dépeint la scène du mur, les autres illustrent la scène de la mort de Pyrame, quand Thisbé découvre son corps) :

Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, Nicolas Poussin (XVIIe)
Pyrame et Thisbé, Charles-Alphonse Dufresnoy (XVIIe)
Pyrame et Thisbé, Claude Gautherot (XVIIIe)
Thisbé, J. W. Waterhouse (XIXe)
Pyrame et Thisbé, François Alfred Delobbe (XIXe)


1 Anne videau, La poétique d'Ovide, de l'élégie à l'épopée des Métamorphoses, essai sur un style dans l'Histoire, éd. PUPS, coll. « Rome et ses renaissances » dirigée par Hélène Casanova-Robin, Paris, 2010, p 436.

2 Jean schumacher, « Les sources et les adaptations de Pyrame et Thisbé », sur le site internet Pot Pourri : http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Ovide_Metamorphoses/Pyrame/, 2013.

Saint John Perse : de l'obscurité en poésie, partie 1

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Introduction

1887-1875. C’est un homme de la fonction publique, reconnu, qui a longtemps servi comme diplomate. Par exemple, il a participé aux Accords de Munich ce qui montre son importance sur la scène internationale. Il n’a pas connu la réalité des tranchées pour avoir été en Chine durant la Première Guerre mondiale, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas participé à l’effort de guerre. Anecdote : mission pendant la guerre, en 1917 : enlever en auto la femme, les filles, le fils et les concubines du Président de la République gardés en otage par le dictateur impérialiste ». Mission accomplie.

C’est quelqu’un dont la poésie peut avoir été critiquée en ce sens qu’elle était très intellectuelle et élitiste. En effet, si vous écoutez du Léo Ferré vous savez peut-être que la chanson « Le Chien » se termine ainsi : « Je ne parle pas comme De Gaulle ou comme Perse, je cause et je gueule comme un chien ». Comparaison évidemment insultante mais qui est révélatrice de sa poétique. En effet, la parole de De Gaulle, c’est la parole d’un politicien, c’est-à-dire une parole soignée, éduquée, lisse, calculée. De la même manière, la parole poétique de Perse est une parole extrêmement réfléchie, rigoureuse, qui travaille le rythme, la syntaxe et la ponctuation et n’offre pas un sens de manière immédiate.


L’œuvre et son contexte

~ Une œuvre contre le temps

Publié en 1924, et revenant alors de Chine pour intégrer les services du Quai d’Orsay, Anabase apparaît comme la production opposée d’un livre publié la même année, à savoir Le Manifeste du Surréalisme. En effet, le travail du rythme et de l’écriture, la conception de la poésie qu’il projette s’inscrivent alors en faux contre les déclarations du Manifeste et ses arrêts catégoriques, c’est-à-dire à une esthétique qui repose sur « le fonctionnement réel de la pensée en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». De même, le surréalisme prône la primauté de l’imagination allant jusqu’à exalter le hasard, l’arbitraire et le gratuit ; la poésie de SJP, sans refuser les droits poétiques de l’imagination fonde son identité et son efficacité avant tout sur le réel, celui des choses, des éléments du concret, et celui de l’esprit, c’est-à-dire du rêve, de l’intellect. Un mouvement comme le surréalisme aurait surement fait sourire Perse lorsqu’il suggère, par exemple, l’universalité de l’art (tout le monde peut être poète), l’abandon de toute conscience (pour l’exercice de l’inconscient) dans l’écriture ou encore le refus du style comme manifestation d’une forme de vanité et de vide. A mon sens, ce n’est pas un hasard si les plus grands écrivains du mouvement surréaliste ont fini par s'en détacher –et pas seulement parce que s’entendre avec Breton n’était pas facile –, parce que refuser le style en littérature, c’est refuser un de ses moyens d’actions majeures, c’est refuser que la forme peut être signifiante. A titre d’exemple, si Aragon revient à la forme contraignante du vers avec ses poèmes de guerre ("Seconde guerre mondiale", "Le Crève-Cœur") c’est parce qu’elle est l’identité et le principe de la poésie française, et le fait de l’user c’est pouvoir alors injecter de l’ordre et du sens dans l’Histoire face au chaos et à la barbarie qu’introduit le projet guerrier nazie en France. Par conséquent, Perse, lui, propose une conception de l’écriture qui repose sur un travail rigoureux des formes qui est tout aussi important que le fond où l’imaginaire peut prendre appui d’une manière tout aussi authentique.

~ Une œuvre charnière dans la production poétique persienne

Si Anabase est reconnu par la critique comme une œuvre-charnière dans la production persienne, annonçant la ligne de direction de son projet poétique que des recueils comme Amers ou Exil traduiront, c’est également parce son projet a une origine lointaine. En effet, en 1912, il écrivait une lettre à Paul Claudel dans laquelle il déclarait : « J’aimerais qu’il me fût donné un jour de mener une ‘’œuvre’’ comme Anabase sous la conduite de ses chefs. (Et ce mot même me semble si beau que j’aimerais bien rencontrer l’œuvre qui put assumer un tel titre. Il me hante.) ». De même, dans une lettre à sa mère, il déclare à propos du projet d’une expédition dans le désert : « j’exulte de pouvoir enfin réaliser le rêve qui m’aura tant hanté : celui d’un peu de vie réelle en plein et vrai désert ». S’il faut se méfier des références biographiques pour expliquer une œuvre, et en limiter l’usage comme je le fais ici, ces références ont ici une certaine valeur en ce sens qu’elles apparaissent bien comme non seulement le produit d’une méditation à travers les années, comme le suggère le titre Anabase qui se définit comme ascension de l’esprit, ou expédition à l’intérieur des terres, chevauchées –donc à la fois parcours et appel dont la réponse ou du moins la traduction est le poème – et également annonce un de ses thèmes favoris, celui du désert comme paradoxalement synonyme de vie par la stimulation du désir que le vide suggère. Ceci témoigne déjà d’un des paradoxes de l’œuvre persienne où le désert devient en effet le lieu d’exercice du désir, et où le vide n’est pas néant mais un appel, une promesse à quelque chose qui viendrait le combler, ou du moins le tentera.
D’un autre côté, œuvre charnière en ce qu’elle marque le passage de courts poèmes dits « impressionnistes » et lyriques ayant pour thèmes l’enfance, au long poème épico-lyrique qui sera le genre persien typique. Egalement, Anabase est au carrefour de deux modes d’écriture ; celle de l’art classique (ordre, harmonie, plénitude) et une modernité (désarticulation, déconstruction, voire chaos). A la fois continuité avec les courants passés, une rhétorique et des thèmes classiques hérités d’une poésie lyrique et sacrée, et modernité au niveau de l’imaginaire, la syntaxe et des rythmes. Octavio Paz : « le langage de Perse est l’un des plus libres et des plus riches de la poésie contemporaine », il est « source d’images prodigieuses », et pourtant « ce qui ne l’empêche pas d’en être l’une des constructions rythmiques les plus rigoureuses et les plus raffinées ». Ceci annonce une poésie qui se caractérise par cette union entre une constante référence au réel et des jeux de mots, de sons et de sens. Contradiction ? Pas tout à fait, Michel Deguy affirme que la poésie de SJP est « essentiellement aventure de la langue » mais que ce chant intègre justement, dans sa diversité, le  monde à travers « la texture sonore du français » (= contre le surréalisme qui se défend d’un travail rigoureux de la langue, en raison de l’écriture automatique, et preuve que la forme peut être signifiante, manifestation du monde) en même temps qu’une poésie qui est presque son propre sujet, dimension autotélique. C’est toute l’ambiguïté de la poésie persienne que de prétendre pouvoir ramener les choses lointaines et peu familières à la langue, à ses structures et cadres qui ne doivent pas être vus comme des contraintes mais des moyens de construction d’une parole poétique cohérente avant tout avec elle-même, pour que « l’univers et le français se mesurent l’un à l’autre » (M. Deguy).
Une des rares interviews données par le poète est à ce titre significative sur les enjeux poétiques d’Anabase : il dit : « Anabase a pour objet le poème de la solitude dans l’action. Aussi bien l’action parmi les hommes que l’action de l’esprit, envers autrui comme envers soi-même. […] Mais on ne traite pas thèmes psychologiques par des moyens abstraits. Il a fallu ‘’illustrer’’ ; c’est le poème le plus chargé de concret ». Ainsi, le poème prend une dimension quasi éthique dans cette manière d’être au monde qu’il propose qui est celle de la remise en question, ou du moins de la confrontation de soi à sa propre conscience dans le monde et dans son esprit, mais sur et par des moyens concrets, ce qui constitue là le paradoxe et l’originalité du projet poétique persien. D’où ce recours –qu’on étudiera plus tard –au désert ramené à sa dimension concrète et naturelle malgré un caractère extratemporel et extra planétaire qu’il n’ignore pas.

Originalité : la posture d’un poète : l’exil poétique.
Contrairement à ce qu’on pourrait attendre de la part d’un haut fonctionnaire de l’Etat, sa poésie ne touche en rien à une dimension politique. Sa posture, comme poète dans le monde et la figure même du poète qu’il construit dans ses recueils, est à ce titre révélatrice. Elle est marquée par la solitude, fuyant la gloire littéraire et les éloges liés à sa position. On peut citer ces deux extraits d’Anabaseà titre d’exemple :

Solitude ! Nos partisans extravagants nous vantaient nos façons,
Mais nos pensées déjà campaient sous d’autres murs. (Anabase, V)
Ou encore : Levez des pierres à ma gloire,
Levez des pierres au silence… (Anabase, VII)

Perse veut suivre sa propre voie, et ceci de manière solitaire puisqu’on ne se réalise que dans la confrontation à soi-même. Il est le « Prince de l’exil », « Prince taciturne », se forgeant sa propre langue, son propre style, sa propre imagerie, sa propre musique. Il y a perte de l’identité liée à un monde empirique, ou du moins séparation (déjà dans le refus du nom, Alexis Leger) pour un autre nom, lié à une identité poétique. Le thème de l’exil chez Perse témoigne de ce refus de la réalité empirique, quotidienne et médiocre, où aucune marque du politique ne transparaît :

« J’ai fondé sur l’abîme, et l’embrun et la fumée des sables »(Exil, II)

L’hyperbate manifeste cette perte illimitée dans et vers un mouvement immatériel, un devenir toujours loin du monde. Le sable, comme figure de la disparition, relève bien de la non-fondation, d’un monde de l’au-delà loin de tout référent, absent de l’Histoire. A ce titre, l’exil est immémorial, sans trace ni archive, lieu à la fois d’oubli et d’éternelle :

« L’exil n’est point d’hier ! l’exil n’est point d’hier !
Ô vestiges, ô prémisses,
Dit l’Etranger parmi les sables, ‘’toute chose au monde m’est nouvelle !...’’ Et la naissance de chant ne lui est pas moins étrangère. »  (Exil, II)

Il s’agit d’un exil dans l’être, qui exclut toute connotation politique, ou même psychologique. Ce   n’est pas
lié à un sentiment réactif (oppression d’une société médiocre) mais une condition première. Ses qualificatifs (L’Etranger, l’Errant, le Nomade, le Prodigue, le Pèlerin, le Prince de l’exil) ne sont pas des hommes chassés, persécutés, comme le réfugié, le dissident, l’apatride ; ils ne souffrent pas mortellement comme celui qui est banni d’une cité ou vu comme un paria frappé d’un anathème social. Au contraire, son exil est marqué par la joie et l’émerveillement, le simple fait d’être, et d’être là « avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour… (Exil, V). Pour reprendre une expression de Roger Caillois, l’exilé est « celui qui ne reconnaît plus nulle part sa patrie » et précisément parce que sa « rive natale » est en réalité « toute grève de ce monde ». Joie simple d’être au monde, loin du monde, ou plutôt de la société, médiocre et artificielle comme le sont ses signes. L’exil, pour Perse, permets une sorte de glorieuse disparition des codes, des traces, des bornes et des frontières, de tout ce qui donne un cadre et une limite qu’elle soit réelle ou symbolique comme le montre cette expression lyrique d’une exultation du moi qui se libère des lourdeurs du monde : « Lavez ! lavez, Ô Pluies ! les hautes tables de mémoire » (Pluies).


A suivre...

En route pour le sabbat des sorcières (1) : le motif de l’initiation intergénérationnelle au travers de quelques œuvres

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Depuis la fin du Moyen Âge, nombre de peintres ont cherché à représenter les détails fantastiques du sabbat des sorcières, dont une iconographie précise est progressivement construite tant par des récits populaires que par les minutes de nombreux procès. Il peut être ardu d'appréhender ce corpus immense et varié. Pour vous le faire découvrir, je me propose d'exposer ici, sans prétendre nullement être exhaustif, un motif commun à nombre d'œuvres : l'initiation d'une sorcière néophyte par une consœur plus âgée.

Il est communément admis que, pour se rendre au sabbat (assemblée nocturne des sorcières, où est organisé un banquet en l'honneur du diable), l'usage d'un baume aux propriétés surnaturelles, appelé «onguent des sorcières » ou « onguent de vol », est nécessaire. Celui-ci, qu'on considère aujourd'hui composé de substances hallucinogènes qui étaient absorbées par voie cutanée et muqueuse (1), permettait à la sorcière de parcourir (sur des montures très variables, dont j'établirai un inventaire dans un prochain article : balai, chèvre, dragon, etc.) la distance la séparant du lieu des festivités. Ce motif est en fait bien antérieur au Moyen Âge : dès le IIe siècle, Apulée décrit un tel usage dans ses Métamorphoses (2).

Sans davantage nous étendre sur la description du sabbat ou de ses préparatifs, observons que, dans de très nombreuses œuvres, l'application de l'onguent sur le corps d'une jeune sorcière est effectuée par une autre plus âgée, exprimant graphiquement le topos de l'initiation (3). C’est chez Hans Baldung dit « Grien » (1484?-1545), qui peignit à plusieurs reprises des sorcières, que j’en ai repéré les plus vieilles représentations. Dans son dessin au crayon et à la craie intitulé Les Trois Sorcières, on peut observer celles-ci nues qui s'appliquent sur la peau une substance contenue dans un pot fumant. Seule la plus âgée touche les deux autres, assumant dès lors un rôle d’« initiatrice ».


Hans Baldung, Trois Sorcières, 1514.
Hans Baldung, titre et date inconnus.

Cette caractéristique est plus visible dans un second dessin (au titre et à la datation incertains). Quatre sorcières y sont cette fois représentées, de même qu'un récipient brandi d'une manière semblable à précédemment. Tandis qu’à l’avant-plan une sorcière termine vraisemblablement de s’appliquer l’onguent — une main à l’intérieur de la cuisse et tenant un bâton fourchu tout prêt à lui servir de véhicule —, à l’arrière-plan, une jeune fille est emportée par une vieille volant sur un bâton semblable.

Toujours au XVIe siècle et toujours en Allemagne, cette gravure — bien qu'on puisse douter de l'âge exact des protagonistes, moins discernable — pose une évolution intéressante : les « initiatrices », désormais, sont habillées tandis que les sorcières qui s'apprêtent à partir au sabbat sont représentées nues. Se pose dès lors une distinction du statut des personnages, dont les uns apparaissent être au service des autres.


Pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Trier (Allemagne).
Détail de l'illustration précédente.


Au cours du XVIIe siècle, ce motif tend à se stabiliser et peut s'observer de manière similaire dans de nombreuses œuvres issues d'ères géographiques différentes. La scène prend place soit en plein air, autour d'un chaudron fumant, soit en intérieur, face à une cheminée. La constante vient des personnages représentés et de leurs attributs : une initiatrice (active, d'un certain âge, habillée, tenant parfois un livre) et une initiée (passive, jeune, nue, tenant parfois un bâton — balai, flambeau — destiné à servir de véhicule). On le retrouve notamment en Allemagne, au centre d'une gravure de Michael Herr (1591-1661). Une telle scène est également visible dans une œuvre très intéressante dont on ne sait rien de l'auteur sinon son nom : Adrianus Hubertus.

Michael Herr, Sabbat de sorcières sur le mont Brocken, 1650.
Gravure attribuée à Adrianus Hubertus, XVIIe siècle.


En Flandre, ce motif est davantage présent dans des scènes d'intérieur que, si je ne m'abuse, les historiens de l'art appellent là-bas « toverijtjes », soit « petites scènes de sorcellerie ». On le retrouve notamment dans plusieurs œuvres de David Teniers le Jeune (1610-1690), montrant des sorcières s'apprêtant à s'envoler au travers d'une large cheminée. En voici deux.

David Teniers le Jeune, Sabbat de sorcières, 1633.
David Teniers le Jeune, Sorcières se préparant pour le sabbat, date inconnue.

Dans la même région, un second peintre s'est également consacré à la représentation de nombre de ces scènes : Frans Francken le Jeune (1581-1642). L'attribution de ses œuvres, fort similaires et parfois doublées de copies presque identiques, est problématique et souvent contradictoire car cet artiste est issu d'une famille d'artistes très étendue et a donc de nombreux homonymes. Les légendes de la sélection d'images suivante sont donc à considérer précautionneusement. Notons également que, contrairement aux premières œuvres étudiées, l'application de l'onguent, reléguée sur les bords ou à l'arrière-plan, n'est pas le thème central des tableaux, qu'il convient dès lors de ne pas réduire à cette fraction.

Frans Francken le Jeune, Sabbat de sorcières, date inconnue.
Frans Francken le Jeune, Sabbat de sorcières, date inconnue.
Frans Francken le Jeune, Une assemblée de sorcières, 1607.
Détail de l'illustration précédente.


Le premier de ces tableaux — et tout particulièrement le couple de personnages de droite qui nous intéresse — a fait l'objet d'une analyse de Machteld Löwenstein (4), un chercheur en histoire de l'art néerlandais. Il y explique que le « code pictural qui consiste à juxtaposer des corps de femmes vieilles et jeunes est également utilisé dans des scènes qui, à la même époque, représentent une vieille tenancière de bordel et une jeune prostituée (5) » et ajoute, quelques pages plus loin, en une démonstration compliquée que « la juxtaposition d'une jeune et d'une vieille femme se réfère au caractère temporaire de la beauté de la femme, à la nature transitoire de la vie terrestre = diabolique, tromperie = empire diabolique, illusion = sorcellerie (amour terrestre / amour divin) qui s'évanouit à la lumière de l'Éternité du Seigneur (6) ». Son analogie de la maison close est intéressante, notamment par sa prise en considération du personnage central de la femme en robe jaune qui exhibe ses jambes, mais ne permet cependant pas d'expliquer la présence du couple dans les scènes d'extérieur que nous avons observées plus haut. Quant à sa suggestion de faire de ce motif un memento mori, elle me paraît hors de propos.

Toujours est-il que le motif demeure présent tout au long du XVIIe siècle, ainsi qu'en témoigne la gravure suivante, imprimée à sa toute fin et présentant, dans la miniature de droite, une scène similaire à celles précédemment étudiées.


Frontispice d'une édition allemande de De la démonomanie
des sorciers (1580) de Jean Bodin (Hambourg, 1693).


Ces scènes montrant l'application de l'onguent de vol semblent par la suite disparaître, aux XVIIIe et XIXe siècles (7). Nous les retrouvons cependant au début du siècle dernier. Un premier exemple intéressant consiste en une série de cartes postales françaises des années 1910 (auteur et modèles inconnus) (8). Elles présentent une histoire suivie en quatre tableaux photographiques : deux bourgeoises vont trouver une sorcière ; elles ont ôté leurs robes et la sorcière applique l’onguent sur le dos de l'une d'elles ; elles s’envolent à califourchon sur un balai par la cheminée ; dans un décor extérieur montrant un dolmen en arrière-plan, les deux apprenties sorcières se prosternent devant le visage du démon apparu dans la fumée émanant d’un chaudron.

Si le modèle incarnant la sorcière ne semble pas plus âgé que les deux autres, sa vêture (l’on distingue une sorte de châle à franges — atour connotant la vieillesse — sur la première photographie) et sa coiffure semblent indiquer une condition différente des autres personnages. Son rôle d’initiatrice est en revanche très clair, ainsi que le médium de l’onguent visible par le plat qu’elle tient dans sa main gauche.



Troisième photographie de la série.

Un autre exemple peut être trouvé dans une ère géographique très différente : l'Australie, dont est originaire l'artiste et écrivain Norman Lindsay (1879-1969). Dans l'œuvre suivante, plusieurs caractéristiques d'une initiation intergénérationnelle sont observables : la nudité et la jeunesse (mise en évidence par le titre) du personnage central, la vieillesse et la vêture des autres, la présence d'un plat fumant qui pourrait symboliser l'onguent de vol. Si l'application de celui-ci n'est pas représentée explicitement, les yeux écarquillés de la néophyte peuvent être considérés comme une marque de la transe que vivent les sorcières sous son effet.

Norman Lindsay, The Little Witch, 1937.

J'ai écrit plus haut que ces représentations semblent disparaître au cours du XIXe siècle ; une précision s'impose : si je n'ai pu trouver trace d'œuvres mettant en scène l'application d'un onguent de vol, comme précédemment, plusieurs tableaux décrivent l'initiation d'une jeune sorcière par une consœur plus âgée, selon des modalités qui évoquent immanquablement les scènes baroques observées plus haut. En voici trois, dont les auteurs sont le peintre belge Antoine Wiertz (1806-1865), le français Maurice Boutet de Monvel (1851-1913) et Jean Morisot (1899-1967).

Le premier reprend un décor très semblable à ceux des peintres flamands : une cheminée de pierre massive et un chaudron fumant. Dans tous, les caractéristiques des deux sorcières restent à peu près les mêmes : l'une est âgée (décrépie, même, dans les premier et troisième exemples) et habillée, l'autre jeune et dévêtue. Le médium de l'onguent de vol a cependant disparu et la charge d'investissement des personnages a changé : d'une situation où la néophyte recevait passivement de l'aînée les moyens de se rendre au sabbat (voire y était carrément emmenée, comme dans le second dessin de Hans Baldung), nous sommes passés à une situation où elle acquiert (dans une logique d'apprentissage et non plus de don, particulièrement visible ci-dessous, dans les deux derniers exemples) ce pouvoir.

Les ustensiles représentés sont dès lors différents : en lieu et place du pot d'onguent, constamment représenté précédemment, on trouve un grimoire et un balai, attributs déjà présents par le passé mais qui trouvent ici un rôle prépondérant (9). Notons que des similitudes entre les trois œuvres (chaperon de la vieille sorcière, drap blanc tenu par l'initiée, etc.) et tout particulièrement entre celles de de Monvelet de Morisot (décor de chambre à coucher, bracelet au poignet gauche de l'initiée, etc.) pourraient indiquer un rapport d'influence ou une éventuelle référence (littéraire ?) commune, que je peine cependant à identifier.


Antoine Wiertz, La Jeune Sorcière, 1857.
Louis Maurice Boutet de Monvel, La leçon avant le sabbat, vers 1880. 
Jean Morisot, titre inconnu, 1925.

En guise de conclusion et pour finir de faire la nique à toute considération chronologique, j'aimerais aborder brièvement une ultime gravure. Il s'agit d'une eau-forte de Francisco de Goya, datée de 1799 et intitulée Linda maestra ! (en français : « Belle maîtresse ! » ; il s'agit de la soixante-huitième gravure de sa série Los caprichos). Je ne veux pas trop m'étendre sur les représentations de sorcières en vol car elles méritent amplement leur propre article, quoique certaines de leurs caractéristiques font écho à celles exposées plus haut. Celle-ci me paraît néanmoins incontournable par le sens très clair que lui a donné la tradition. Elle est en effet presque systématiquement décrite comme mettant en scène une vieille sorcière conduisant au sabbat une apprentie.

Un manuscrit contemporain de cette œuvre, conservé à la Bibliothèque nationale d'Espagne, en offre une explication cocasse et qui met bien en lumière le caractère initiatique de ce voyage. Je laisse donc à cette plume anonyme le soin de clore mon article par une sorte de morale, dont chacun tirera ce qu'il voudra : « Les vieilles enlèvent le balai des mains de celles qui ont été bien mariées ; elles leur donnent des leçons pour voler par le monde, leur mettant pour la première fois, ne serait-ce qu'un manche de balai entre les jambes (10). »

Francisco de Goya, Linda maestra !, 1799.




(1) Voir notamment Michael Harrison, The Roots of Witchcraft, Carol Publishing Corporation, 1973. Dans les dernières pages du chapitre X (« The Old Faith Regenerated »), l'auteur décrit la composition de l'onguent et postule que son usage conjoint à celui du balai trouve son origine dans les olisbos employés lors des bacchanales antiques. 
(2) Livre III, 21, 4 : la sorcière Pamphile s'en sert pour se changer en chouette. 
(3) L'équivalent textuel — plus rare — s'observe par exemple dans le roman La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs (1867) de Charles De Coster. La sorcière Katheline y offre à sa fille Nele, la jeune compagne du héros, la recette de l'onguent qu'elle a reçu d'un diable.
(4) Machteld Löwenstein, « Peindre le pandémonium païen : images du sabbat des sorcières aux Pays-Bas (1450-1650) », trad. Catherine Bernard, dans Le Sabbat des sorciers. XVe-XVIIIe siècles, sous la direction de Nicole Jacques-Chaquin & Maxime Préaud, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1993, pp. 427-437.
(5) Ibid., p. 429.
(6) Ibid., p. 436.
(7) On pourrait peut-être citer Cuisine de sorcières (1797-98) de Francisco deGoya qui s'en rapproche, mais le caractère intergénérationnel de cette scène est loin d'être évident. Elle présente en effet — selon l'habitude du maître espagnol — des êtres difformes, dont le sexe et l'humanité même semble incertains.
(8) Je ne reproduis que la deuxième carte de la série, qui concerne tout particulièrement notre problématique. Les autres peuvent être visionnées sur le blog Sexy Witch, riche en illustrations méconnues. Je précise que je ne rejoins pas l’opinion de l’auteur de ce blog, qui intercale entre les troisième et quatrième photographies de la série une autre en format paysage, à mon avis issue d’une série différente. 
(9) Ces caractéristiques me poussent à rapprocher de ces œuvres une gravure de Félicien Rops, intitulée La Petite Sorcière ou Préparation pour le sabbat (1879). Si l'initiatrice est absente de la scène représentée (passée sa période réaliste, les vieilles femmes sont rares chez Rops), le grimoire et le balai sont bien visibles. Quant au titre de l'œuvre, il ne manque pas de la rapprocher de notre corpus. Mais impossible de dire, hélas, si c'est du fond de teint que s'applique la jeune sorcière ou un produit autrement plus magique...
(10) Texte original : « Las viejas quitan la escoba de las manos á las que tienen buenos vigotes ; las dan lecciones de volar por el mundo ; metiéndolas por primera vez, aunque sea un palo de escoba entre las piernas. » (Source : fiche de la gravure sur le site du musée du Prado.)

Saint John Perse : de l'obscurité en poésie, partie 2

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L’obscurité d’une écriture

~ Valeur de l’obscurité dans la production littéraire (point théorique)

Avec notre regard de lecteur du XXIe siècle, on a tendance à assimiler poésie et obscurité, hermétisme de la parole. Or, ceci ne va pas de soi. La persistance de la poétique d’Horace, reposant sur un idéal d’ordre, d’harmonie et de clarté, le montre bien. Pour ceux qui suivent le cours Nerval, on voit bien que jusqu’au XIXe siècle cette idée d’une poésie claire et lumineuse est forte et ce que c’est contre elle qu’il va tenter de justifier l’écriture de ses Chimères. Même chose quand on voit la doctrine classique d’un Boileau, dont la formule type est le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », et qui a traversé la littérature comme ordre de direction. L’écriture des romantiques qui voulait traduire les tourments de la passion et de l’être reste de manière générale relativement limpide (je pense à quelqu’un comme Lamartine dont les Méditations poétiques, à portée pourtant métaphysique, demeurent généralement claires). Il faut attendre le mouvement symboliste et décadent, notamment avec quelqu’un comme Mallarmé, pour mettre l’obscurité comme qualité de l’écriture poétique au centre de la littérature. Mais là encore, les formes divergent largement. L’hermétisme mallarméen ne correspond pas à l’obscurité des Chants de Maldoror. Celle des surréalistes voudrait traduire l’apparition des voies de l’inconscient quand d’autres écrivains du XXe siècle en usent dans le cadre d’une écriture mystique (je pense à des poètes comme Milosz ou Jean de Boschère). Décider d’être obscure, c’est aussi parfois rendre compte d’une position sociale (vision aristocratique de soi) afin de ne réserver son œuvre qu’à une certaine classe. La question de l’obscurité n’est donc pas quelque chose qui va de soi en poésie, et à chaque fois qu’elle est présente elle doit être interrogée. C’est pourquoi l’obscurité est un des objets principaux de la poétique persienne qu’il s’agit d’expliciter afin de « sauver Perse du déshonneur de l’évidence » (Cioran).

~ L’Obscurité dans Anabase : « Instant poétique et instant métaphysique » (Bachelard)

Ainsi, s’il y a obscurité chez Perse, c’est à mon sens parce que son poème se veut invitation à l’expérience : il s’agit de revivre, par la parole poétique, l’expérience de l’Anabase, de la montée de l’esprit vers une « réalité mystérieuse » (attention, référence à Bremond et La Poésie pure de 1926).
On peut pourrait percevoir cette volonté dès le 1er Chant d’Anabase. En effet, il est marqué par l’absence d’un réel fil narratif où la juxtaposition brise les enchaînements logiques et propose une succession d’images poétiques offerte à l’imagination et aux sens du lecteur. L’obscurité est, ici, liée à l’impossibilité de rendre compte objectivement de ce qui se passe. Seule certitude : la persistance du champ sémantique du désert mais qui est frappé d’images surprenantes et expressions énigmatiques : « la terre sans amandes, ciel incorruptible, routes nocturnes, routes splendides, eau des sables, gens de poussière, des confins, des pistes, tambours de l’exil, l’éternité qui baille sur les sables». La thématique du poème affiche également une autre forme d’obscurité comme absence d’ordre logique en ce que le seul autre champ sémantique persistant est son exacte opposé, c’est-à-dire le projet de fondation, lié à la vie et la création, face au désert, terre sans nom, sans identité, absente de codes et de référents et d’où –paradoxe – le poète prend appui : "j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi".
L’obscurité aurait donc pour fonction de traduire une sensibilité grâce à la juxtaposition des images qui refuse la présence de connecteurs logiques :

"Les armes au matin sont belles et la mer. A nos chevaux livrés la terre sans amande
nous vaut ce ciel incorruptible"

Source
Il ne s’agit pas d’un chaos d’images puisqu’il semble qu’un ordre les régit, une forme d’écoulement Clé de la poésie : « Je cherche une loi dont le mystère fasse partie. » Paradoxe ici de la présence d’une loi, c’est-à-dire d’un ordre établit de manière claire par des termes spécifiques à la portée de tous mais qui pourtant ne se dévoile pas. Comment connaître l’existence d’un ordre s’il ne se révèle pas ? C’est en quelque sorte ce que semble mettre Perse en jeu et qu’il signifie dans ce vers, toujours du Chant I : « Et le soleil n’est pas nommé mais sa puissance est parmi nous », formule qui en plus se trouve répétée, ce qui correspond à la formule lyrique, proche de l’invocation et de la prière, mais qui semble également signifier la présence d’un ordre dont on ignore le principe, et qui ne peut être révélé. Il ne s’agit pas de nommer choses, mais de les inscrire dans une logique relevant de la sensibilité parlant ainsi aussi bien à l’esprit qu’au corps de l’homme, ou plutôt de de donner naissance aux idées dans un rapport sensuel aux choses.
harmonieux mais qu’on ne peut nommer, identifier. En effet, on sait que cette fondation du sol s’établit sur « trois saisons » rendant l’idée de quelque chose de programmée mais en même temps il n’y a pas d’actualisation temporelle dans le Chant afin que le lecteur puisse se situer. C’est pourquoi, ce « j’ai fondé » où le passé composé fait référence à une action ponctuelle ne peut être rattaché à aucun point spécifique dans le temps. Jean Paulhan écrit dans
Poser cet ordre sans apparence d’ordre, c’est également aller contre l’organisation logique, relevant d’une dissertation qui expliquerait une expérience mystique. Or elle ne peut s’enseigner, elle se vit. C’est ce que veut surement dire cette absence de connecteurs logique, en offrant ses images au sens et à l’intellect de manière simultanée de la même façon que cela doit avoir été vécu. A ce titre, un texte de Bachelard peut nous éclairer (« Instant poétique et instant métaphysique » in Le droit de rêver) :

« La poésie est métaphysique instantanée. En un court poème, elle doit donner une vision de l’univers et le secret d’une âme, un être et des objets, tout à la fois. Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie ; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et de la peine. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni, conquiert son unité. »

La poésie persienne relève donc bien de ce refus de l’ordre du discours, Ceci se manifeste dans des thématiques opposées, par exemple avec ce projet de fondation, c’est-à-dire projet de vie et de création, pourtant lié à l’étendue aride du désert, symbole de stérilité (j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi/ De même la terre est sans amandes, est-ce dire qu’elle est stérile ?), à l’absence de référents temporels précis (trois saisons) et la certitude de l’existence d’une puissance, d’un ordre, mais qui est innommable (le soleil). Dès lors, les invocations, les célébrations, la mise en scène d’images ou encore les dialogues tenus par un personnage ou un fragment narratif ne sont pas unis à un système linéaire spécifique, ils n’ont pas de valeur d’ordre événementiel mais s’attachent plus à une valeur symbolique et métaphorique, participant alors de la création d’un espace, d’un climat sensoriel et spirituel.

Finalement, l’écriture poétique persienne reposerait plus sur une logique de la sensibilité qu’une logique de l’imagination et de l’intellect, son obscurité appelle plus à l’expérience des images qu’à leur intellectualisation, ou du moins pas dans un premier temps, à la manière des mystiques médiévaux.

Julie Marie Gene Gobelin, photographe de mode mystique

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Julie Marie Gene Gobelin est une jeune femme de 25 ans qui un beau bagage photographique derrière elle. Versée dans la mode, ses photographies aux retouches léchées sont pleines de caractère. Ses modèles et mannequins ont tous un style particulier, et beaucoup de ses travaux personnels prennent en compte des modèles tatoués et piercés. Elle jouit aujourd'hui d'une jolie notoriété et a notamment été publiée l'année dernière dans les magazines Beautiful Bizarre et le Bizart. Son univers, un mélange de mode et de mysticisme, ne peut que plaire ! Voici son interview :

modèle : Lizzie Saint Septembre

~ Bonjour Julie ! Question un peu obligatoire : peux-tu te présenter un peu ? Quel est ton parcours ?

Bonjour, et bien je m’appelle Julie Marie Gene Gobelin, oui oui tout ça ! J’ai 25 ans et je suis photographe professionnel sur Lyon en France. Mon parcours est un peu compliqué à vrai dire ! Je suis quelqu’un de très passionné et curieux, j’ai une soif d’apprendre et de découvertes qui s’étend à beaucoup de domaines, mais plus particulièrement aux arts et à leur histoire.
J’ai passé trois années au Lycée en Arts Appliqués ou j’ai pu découvrir et aborder toutes les différentes applications des arts dans notre histoire : la communication visuelle, le stylisme, le design, l’architecture, l’histoire de l’art… La photographie ne faisait pas partie de notre cursus scolaire, au contraire, les profs nous ont toujours découragés dans ce domaine qui était pour eux bien trop bouché et inatteignable. Mais la magie d’internet m'a fait découvrir le site Deviantart où j’ai pu découvrir un bon nombre d’artistes qui ont su me donner l’envie de m’exprimer et de persévérer dans une passion qui venait tout juste de naître. En fin de cursus, bien que mon activité dans la photographie était déjà très prenante, j’ai décidé de m’orienter dans la confection de costumes. Je suis une amoureuse du costume historique et de la mode. Je suis fascinée par cette manière que nous avons de transformer notre corps pour nous exprimer et dévoiler ce que nous sommes. Je n’ai malheureusement jamais pu accéder aux études supérieures dans ce domaine, et malgré mes connaissances en coutures et mes petites expériences dans le milieu, j’ai été contrainte de stopper mes études. Après quelques boulots j’ai finalement intégrer une école de photographie, l’Atelier Magenta dirigé par le fils de Claudine et Jean Pierre Sudre. Cette école a marqué un vrai tournant dans ma vie « artistique ». Je n’avais jamais vraiment su le niveau que je pouvais avoir dans ce domaine, et cette école m’a permis de confirmer mes connaissances mais surtout de les approfondir, de les affiner et d’apprendre ses fondements. Depuis cette école, j’en ai fait mon métier.

~ Tu sembles avoir une très grande expérience photographique, depuis quand t'adonnes-tu à la photo ? Qu'est-ce qui t'a donné envie d'en faire ?

Vers mes 15 ans je traînais déjà beaucoup sur Deviantart qui était pour moi, à l’époque, une très grosse source d’art alternatif. Je découvrais un autre monde que celui qu’on te balançait sans cesse dans les médias habituels et français, j’avais besoin de voir plus loin. Je réalisais en parallèle sur photoshop des photomontages très sombres en puisant dans les stocks d’images et de textures gratuites du site. Je crois qu’à force j’ai simplement voulu maîtriser moi-même ma matière première. L’image et surtout la photographie. Du coup j’ai pris l’appareil photo numérique de mon père, et tout a commencé ! Je vivais dans un petit village, alors jusqu’au lycée je photographiais beaucoup de paysages, je faisais un peu de macro aussi et quelques autoportraits. A mon arrivée sur Lyon j’ai rencontré des personnes qui m’ont inspirée. Des visages et des personnalités qui me donnaient envie de les prendre en photo. Je voulais leur montrer, et montrer aux autres, la manière dont je les voyais, leur beauté et le monde dont pour moi ils étaient les protagonistes.
Puis j’ai rencontré des personnes qui avaient envie d’y participer, et de jouer un rôle dans les histoires que je voulais raconter, ou même de m’aider à les réaliser … Après ça, comment s’arrêter ?

modèle : William Léon

~ Ton travail est très axé mode, est-ce une volonté pure de ta part ?

Oui, totalement ! Avec un peu de recul sur mon travail, je me rends compte qu’au début, et sans avoir de connaissances techniques approfondies, je ne me concentrais que sur la partie artistique et créative. Pendant mon année d’étude en photo, j’en ai profité pour ne développer que l’aspect technique.
Depuis, et même si je continue d’apprendre encore aujourd’hui, j’essaie de mêler au maximum les deux, et la mode me permet justement de les accorder avec justesse je pense…
La photographie de mode ne m’attire pas par son côté paillette et fric ! Mais par cette qualité, cette exigence technique et la beauté qui fait partie intégrante de ce domaine. Il suffit de regarder les vêtements, les accessoires, la coiffure, le maquillage, toutes ces personnes qui ont travaillé pour un résultat parfait et beau. Je suis quelqu’un de très exigeant avec moi-même, j’aime le travail bien fait, voire parfait, et même si je n’arriverai jamais à trouver ce que je réalise comme l’étant, je veux au moins m’en approcher.
J’aime aussi énormément travailler en équipe, voir tous ce monde autour d’un modèle durant le shooting et l’émulation qui en ressort. L’échange humain, les bonnes rigolades et aussi la satisfaction de tous s’afficher sur les lèvres lorsqu’ils s’aperçoivent du résultat de leur travail. La beauté d’un travail réalisé avec envie et passion !

~ Au vu de ton travail personnel, on sent une influence mystique et mystérieuse, quelles sont tes inspirations ?

Je ne sais même pas par où commencer à vrai dire… Comme je suis très curieuse, je passe beaucoup de temps à nourrir ma tête d’images et de mots. L’Histoire et les mythes, la mode et le costume, la photographie et le cinéma, la littérature et la science sont mes domaines de prédilection.
Bien sûr j’ai des préférences, mais chaque photo est un clin d’œil différent à des sources d’inspirations multiples… Un coup ça sera la science-fiction et Star Wars ou Dune, et l’autre les mythes avec une sorcière, une oracle, un chaman, ou même un autre coup Napoléon et les Hussart… J’aime surtout les personnages charismatiques, je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours cette envie « d’élever » les modèles qui posent pour moi à cette « perfection ». Je ne cherche pas à les faire coller à des critères communs ou vendeurs, mais simplement à ce qui m’amène ailleurs, un autre monde où tout ce qui m’appelle à décoller de cette planète est devant mes yeux. Je ne veux pas montrer la réalité, mais vendre du rêve je crois…

Fre(e)men, modèle : Morgan Dubois

~ Tes retouches rendent tes modèles presque irréels, leurs yeux semblent voir des choses invisibles, quel en est la raison ?

J’ai fait un petit projet à part, tirer de mes shootings pro qui s’appelle « I’m a Cyborg ». En fait c’est né grâce aux modèles qui ont posés pour moi… Je trouvais leurs visages tellement parfaits, l’expression, leurs regards, je me disais « ce n’est pas humain !». Non, effectivement, j’ai pris l’expression au mot… Ils étaient tellement beaux pour moi qu’ils auraient très bien pu être des cyborgs. J’ai rajouté ce petit reflet en référence au Nexus dans Blade Runner (de Ridley Scott). Je leur ai même donné un prénom en fonction de ce qu’ils m’inspiraient ou même de leurs propres pseudonymes, comme s'ils existaient vraiment et que je les répertoriais de manière photographique. Et je continuerai tant que j’en croiserai !

~ Quels artistes t'inspirent le plus ?

Encore une longue liste ! Mais pour faire court on commencera par la photographie, ça passe par Nadar, Tim Walker, Eugenio Recuenco, Erwin Olaf, ou plus jeune Elizaveta Porodina. J’aime beaucoup les photographies de Hubble aussi, hahaha ! Sérieusement, il n’y a rien de plus beau à regarder que notre univers ! En art pictural, citer les noms serait tout aussi long donc je m’arrêterai aux courants : renaissance, impressionnisme, classicisme, préraphaélisme, romantisme… et j’ai un amour tout particulier pour la gravure aussi (Gustave Doré et Albrecht Dürer). En stylisme : Jean-Paul Gaultier, Galliano, Iris von Herpen, Mc Queen, etc, et bien sûr et surtout les costumes historiques. Et tout cela sans compter la littérature avec les contes, les mythes, la science fiction ou même la fantazy, etc !

Poppy Tears, modèles : Morgane et Anne-Lise

~ L'univers alternatif des modifications corporelles est très présent dans ton travail photographique, depuis quand t'y intéresses-tu ? Es-tu toi-même tatouée/piercée ?

Je m’y intéresse depuis longtemps oui ! Aussi longtemps que la photographie en tout cas… J’ai très vite trouvé des images de personnes tatouées et modifiées telles que les Suicide Girls qui faisaient un carton aux USA à cette époque, et en creusant un peu plus dans le domaine, j’étais tombée sur BME (Body Modification Ezine) et là, j’ai découvert encore tout un autre monde. La modification corporelle est pour moi tout aussi proche que les vêtements. De la même manière que nous choisissons de nous vêtir d’une certaine façon et pas d’une autre, certaines personnes, elles, modifient leur corps. Il y a des tonnes de raisons de le faire, et chacun à la sienne.
L’Homme est beau, toute cette masse d’atomes qui forment un corps, sa mécanique, son squelette, ses muscles… Et quand certaines personnes le transforment, ça donne souvent des résultats magnifiques. Je ne fais aucune distinction entre des personnes modifiées ou non ! Bien sûr dans mon travail professionnel je suis obligée de sélectionner en fonction des attentes de mon client, mais je bosse aussi quelques fois pour un magazine français de tatouage pour lequel je fais des reportages ou des portraits de professionnels et de clients.
Et oui ! Je suis effectivement moi-même tatouée et piercée, comme on dit « qui s’y frotte s’y pique » hahaha (c’était pourri, désolée) !

~ Comment organises-tu une séance photo ? Comment te viennent tes idées de shoot ?

Je me laisse porter par le flot d’un point de vue créatif… je laisse les idées et les images venir dans ma tête, des fois elles me paraissent trop floues alors je les laisse de côté et je sais qu’elles se préciseront plus tard… Elles évoluent toujours et ne naissent jamais de la même manière à vrai dire ! Un modèle peut m’inspirer, ou des costumes, des histoires, des musiques, des matières minérales, végétales, textiles, des rêves beaucoup de rêves ! Après avoir trouvé l’idée et le thème général je brode autour, je commence toujours par le choix du modèle. Après avoir discuté avec les idées s’affinent ! J’essaie toujours de lui donner un rôle qui lui corresponde. A chaque projet auquel  je réfléchis je cherche quel personnage le modèle incarnera. Puis le choix du stylisme se fait, de la coiffure, du maquillage, du lieu et de la lumière... J’aime toujours à avoir l’opinion de mes collaborateurs, savoir quels conseils et quelles propositions ils pourraient avoir. Je ne suis que photographe, je ne peux pas assurer toute la réalisation du shooting, alors je fais toujours attention à m’entourer d’une bonne équipe avec laquelle le feeling et la motivation sont communs ! Quand les idées, les choix sont faits, je lance la machine et on réalise la séance !
Bien sûr les séances ne se passent jamais comme prévu. Il y a toujours des choses à corriger, ajuster ou même réaliser sur place. Je ne me fixe jamais de résultat, j’ai quelques images et cadrages que je construis à l’avance, mais je préfère laisser la magie opérer sur place !

Narcisse, modèle : Joseph Bach


~ Tu avais fait une très belle séance pour le Bizart Magazine avec un jeune homme : Narcisse. Est-ce que les mythes t'inspirent ?

Ils font parties de mes inspirations premières à vrai dire. J’aime énormément les mythes, les légendes, et les contes… Je les trouve fascinants et leurs nombreuses interprétations picturales le sont tout autant ! Les récits qui ont traversé le temps, parlant de protagonistes tous aussi incroyables les uns que les autres ! Mais pour cet édito, le nom ne m’est venu qu’à la fin du shooting, en regardant une première fois l’ensemble du travail réalisé avec l’équipe,  j’ai tout de suite pensé à ce personnage. L’histoire s’accordait parfaitement aux « tableaux » réalisés en collaboration avec la styliste florale Julie Basson. Le premier portrait : le héros et son armure, le second : sa noyade, le dernier : son ascension.

~ Y'a-t-il des différences lorsque tu shootes avec une femme ou un homme ?

Je ne fais jamais de distinction durant mes shooting, un corps est un corps, je garde le même respect et la même approche méthodologique de travail. Avant de shooter je m’occupe du look et de la mise en place, et durant le shooting, je ne me concentre que sur le corps, la lumière et les détails à ajuster. Je me concentre énormément sur la lumière et la manière qu’elle a de couvrir le corps. Les ombres qui vont se créer et les courbes du corps et du visage qui vont se dessiner. Mais il est clair que j’ai plutôt tendance à préférer travailler avec le corps féminin et sa beauté par contre. Elle m’inspire et me fascine beaucoup plus …

modèle : Aurélie Cheneau

~ Enfin, quels sont tes projets pour cette année ?

Des jolies commandes en perspective où je vais pouvoir me faire plaisir dans la direction artistique, des beaux éditos qui attendent d’être publiés et d’autres réalisés ! Et aussi beaucoup d’encre qui va couler !  

The Oracle, modèle : Psyché Ophiuchus


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En découvrir plus :

Le Trottin : chapitre 22

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Avant-dernier chapitre du roman Le Trottin, écrit par Christian Jannone (précédents chapitres ici).


La Rose, Léon-François Comerre.



Chapitre vingt-deux


Trois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie. 

  Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées. 

« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
  Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole. 
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais. 
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain. 
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ? 
- Non pas. 
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques. 
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »

  Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara. 


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   Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine. 
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
  Cleuziot se retourna et lança : 
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »

  Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.

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  Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée. 
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore ! 
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter. 
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore. 
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous ! 
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »  

  Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote. 
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade ! 
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser. 
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien. 
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu. 
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens ! 
- Allez ! Feu ! »

  Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés. 
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté ! 
- Julien, recommence ! 
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée. 
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe ! 
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.


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   Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
  Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
  C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain. 
  Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois,  mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
  Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu. 
  Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange. 
  Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.

  Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…

  La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin. 

  Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche. 

  Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété.  Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.

  Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation. 

  C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde. 

  Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.

   Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.

 Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer. 

 Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans. 

  A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort. 
  Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe. 

  Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta : 
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi. 
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »

 Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait. 
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
  La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »

 Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »

  Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
   A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
  Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait : 
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »

  Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.

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  La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.

  Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »

  Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme ! 
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi. 
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
  Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés. 

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  Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?

  Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.

  Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira ! 
- Que nenni ! Si tu t’échappes,  les fusils vont se charger de toi ! 
- Menteuse !  Chienne ! »   

   Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
  Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait. 
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia ! 
- Brûle et saigne donc ! »
  Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »

  Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné. 
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
 Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore : 
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
 C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »

  Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie. 
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.

  De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute. 

  Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.

 Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »

  La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même. 

  Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? » 

  Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
 Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.

La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie. 
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
  Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »

  Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…

***************

   
  A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste : 
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à  Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. » 
  Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge. 
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant ! 
-  Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien ! 
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »


***************

   Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible. 
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité !  Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ». 

  Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine !  Adelia s’est trucidée ! »

 La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »

 Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »

 Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux. 
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant. 
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
   Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.

***********

 Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime. 
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge ! 
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »

  On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps. 
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »

  La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »

  Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »

  Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible. 

 Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
  Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait : 
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! » 

  Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.

  La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
  Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
  C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
  C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
  Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.

  Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.

  Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.

  Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.

  La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon,  notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes.  Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.

  S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta : 
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».

 Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux. 
 Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire : 
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment. 
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »

  C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
  
   Elle commença.

« A un aubépin
  
Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

Ellénore-Louise répéta : 

« Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

 Pauline poursuivit : 

« Deux camps de rouges fourmis 
Se sont mis 
En garnison sous ta souche ; 
Dans les pertuis de ton tronc 
Tout du long 
Les avettes ont leur couche. »

 Et Louise reprit, avec plus de difficultés : 

« Deux camps… de rouges fourmis 
Se sont mis… 
En garnison… sous ta souche ; 
Dans les pertuis … de ton tronc 
Tout… du long… 
Les avettes ont leur… couche. »

  Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :

« Le chantre rossignolet 
Nouvelet, 
Courtisant sa bien-aimée, 
Pour ses amours alléger 
Vient loger 
Tous les ans en la ramée. »  

« Le chantre… rossignolet 
Nou… nouvelet, »

Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme : 

« Sur ta cime il fait son ny 
Tout uny 
De mousse et de fine soie, 
Où ses petits écloront, 
Qui seront 
De mes mains la douce proie. 

Or, vis, gentil aubépin, 
Vis sans fin, 
Vis sans que jamais tonnerre, 
Ou la cognée ou les vents, 
Ou les temps 
Te puissent ruer par terre. »

  Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
 En pleurs, Pauline lui murmura : 
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »

  A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts. 

  Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.

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  Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.

  L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures. 

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   La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.

  Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.

 Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.

 Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.

 Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas. 

Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne,  s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
  Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase. 

  Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois,  telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.

 Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline.  Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?   

 Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…

  La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.


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  Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,  avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.

  La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
  
  Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales. 

 Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
 Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »

  Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »

 C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »

  Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort. 
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière ! 
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »

  Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.

 Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup. 
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
 Et Michel de reprendre : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
 Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant. 
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse : 
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »

 Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.

 Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »

 Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »

  Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »

  Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.


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  Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien. 
  A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama : 
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… » 

  Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait. 

  Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle. 

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  L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon luTrois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie. 

  Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées. 

« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
  Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole. 
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais. 
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain. 
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ? 
- Non pas. 
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques. 
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »

  Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara. 


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   Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine. 
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
  Cleuziot se retourna et lança : 
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »

  Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.

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  Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée. 
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore ! 
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter. 
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore. 
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous ! 
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »  

  Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote. 
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade ! 
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser. 
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien. 
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu. 
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens ! 
- Allez ! Feu ! »

  Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés. 
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté ! 
- Julien, recommence ! 
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée. 
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe ! 
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.


*************


   Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
  Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
  C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain. 
  Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois,  mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
  Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu. 
  Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange. 
  Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.

  Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…

  La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin. 

  Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche. 

  Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété.  Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.

  Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation. 

  C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde. 

  Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.

   Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.

 Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer. 

 Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans. 

  A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort. 
  Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe. 

  Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta : 
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi. 
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »

 Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait. 
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
  La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »

 Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »

  Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
   A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
  Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait : 
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »

  Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.

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  La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.

  Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »

  Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme ! 
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi. 
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
  Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés. 

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  Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?

  Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.

  Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira ! 
- Que nenni ! Si tu t’échappes,  les fusils vont se charger de toi ! 
- Menteuse !  Chienne ! »   

   Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
  Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait. 
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia ! 
- Brûle et saigne donc ! »
  Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »

  Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné. 
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
 Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore : 
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
 C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »

  Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie. 
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.

  De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute. 

  Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.

 Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »

  La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même. 

  Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? » 

  Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
 Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.

La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie. 
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
  Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »

  Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…

***************

   
  A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste : 
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à  Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. » 
  Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge. 
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant ! 
-  Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien ! 
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »


***************

   Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible. 
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité !  Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ». 

  Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine !  Adelia s’est trucidée ! »

 La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »

 Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »

 Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux. 
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant. 
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
   Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.

***********

 Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime. 
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge ! 
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »

  On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps. 
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »

  La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »

  Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »

  Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible. 

 Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
  Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait : 
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! » 

  Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.

  La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
  Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
  C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
  C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
  Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.

  Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.

  Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.

  Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.

  La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon,  notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes.  Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.

  S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta : 
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».

 Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux. 
 Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire : 
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment. 
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »

  C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
  
   Elle commença.

« A un aubépin
  
Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

Ellénore-Louise répéta : 

« Bel aubépin, fleurissant, 
Verdissant 
Le long de ce beau rivage, 
Tu es vêtu jusqu'au bas 
Des longs bras 
D’un lambruche sauvage. »

 Pauline poursuivit : 

« Deux camps de rouges fourmis 
Se sont mis 
En garnison sous ta souche ; 
Dans les pertuis de ton tronc 
Tout du long 
Les avettes ont leur couche. »

 Et Louise reprit, avec plus de difficultés : 

« Deux camps… de rouges fourmis 
Se sont mis… 
En garnison… sous ta souche ; 
Dans les pertuis … de ton tronc 
Tout… du long… 
Les avettes ont leur… couche. »

  Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :

« Le chantre rossignolet 
Nouvelet, 
Courtisant sa bien-aimée, 
Pour ses amours alléger 
Vient loger 
Tous les ans en la ramée. »  

« Le chantre… rossignolet 
Nou… nouvelet, »

Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme : 

« Sur ta cime il fait son ny 
Tout uny 
De mousse et de fine soie, 
Où ses petits écloront, 
Qui seront 
De mes mains la douce proie. 

Or, vis, gentil aubépin, 
Vis sans fin, 
Vis sans que jamais tonnerre, 
Ou la cognée ou les vents, 
Ou les temps 
Te puissent ruer par terre. »

  Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
 En pleurs, Pauline lui murmura : 
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »

  A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts. 

  Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.

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  Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.

  L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures. 

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   La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.

  Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.

 Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.

 Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.

 Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas. 

Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne,  s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
  Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase. 

  Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois,  telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.

 Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline.  Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?   

 Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…

  La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.


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  Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard,  avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.

  La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
  
  Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales. 

 Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
 Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »

  Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »

 C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »

  Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort. 
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière ! 
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »

  Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.

 Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup. 
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
 Et Michel de reprendre : 
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
 Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant. 
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse : 
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »

 Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.

 Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »

 Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »

  Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »

  Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.


**********


  Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien. 
  A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama : 
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… » 

  Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait. 

  Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle. 

***********


  L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon lui-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?

  Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle. 
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.i-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?

  Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle. 
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.

Le romantisme noir de Natalia Drepina

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Natalia Drepina est une jeune photographe russe, qui habite précisément Lipetsk. Son univers est sombre et tourmenté, et laisse une impression mélancolique tenace sous notre regard. Les jeunes femmes qui sont mises en scène sont très minces et semblent prêtes à disparaître, leur peau blanche et les veines apparentes sont comme des restes esthétiques de la morbidezza, la beauté maladive qui était encensée à la toute fin du XIXe chez les peintres symbolistes. Fleurs séchées, miroir, ambiances vieillies, Natalia nous vient tout droit du passé, et elle nous parle de son travail.


~ Hello Natalia ! Can you tell us a bit about yourself ? (Bonjour Natalia, peux-tu te présenter un peu ?)

Hello, I'm 25 years old. I live in a small town : Lipetsk, in Russia. Since childhood I have had a penchant for creativity, I tried myself in many ways, but over time I focused on photography, poetry (this is inseparably linked with music) and creating some handmade things. I think I can describe myself as a pretty closed and melancholy person, I love solitude because in it I find the source of inspiration that I use in my work.

Bonjour,  j'ai 25 ans. J'habite dans une petite ville : Lipetsk, en Russie. Depuis l'enfance j'ai un penchant pour la créativité, je me suis essayée dans plusieurs voies, mais à chaque fois je suis revenue à la photographie, la poésie (qui est inséparable de la musique) et à la création de choses faites-main. Je pense que je peux me décrire comme une personne assez réservée et mélancolique, j'adore la solitude car en elle je trouve la source d'inspiration que j'utilise dans mon travail.


~When did you starting taking photos ? What was the trigger ? (Quand as-tu commencé la photographie ? Quel a été le déclencheur ?)

I took photography up in 2009. I always had a very vivid imagination, and I wanted to bring those stories that emerge in my head, into reality. I wanted to visually reinforce my poems and stories... But I didn't have the skills to draw and so I decided to try myself in photography.

Je me suis mise à la photographie en 2008, j'ai toujours eu une vive imagination, et j'ai voulu importer ces histoires qui émergent dans ma tête, dans la réalité. Je voulais renforcer visuellement mes poèmes et mes histoires... Mais je n'avais pas les compétences pour dessiner et du coup j'ai décidé de m'essayer à la photographie.


You're my Darkness

~ Your universe is quite gloomy, is it the purpose ? (Ton univers est assez glauque, est-ce le but ?)

Yes, you are right, my universe is gloomy, sorrowful ... But this side is full of great inspiration. Sorrow, pain, self-reflection - this is the way of developing one's personality.
There are people who try to avoid these emotions and feelings... And there are people who use them to feed their souls, their personality. For me it is something like a way of self-discovery.

Oui, tu as raison, mon univers est glauque, triste... Mais ce côté est très inspirant. La tristesse, la douleur, l'auto-réflexion, ce sont des moyens de développer sa personnalité.
Il y a des gens qui essayent d'éviter ces émotions et sentiments... Et il y a des gens qui les utilisent pour nourrir leurs âmes, leur personnalité. Pour moi c'est une façon de se découvrir soi-même.


~ What are your influences ? (Quelles sont tes influences ?)


Probably a lot of events and things influenced me. It's difficult to single something specific out. Literature has shaped me. I loved reading for my childhood. I liked the sad tales of Hans Christian Andersen, Russian folk tales about witches and fairy tales about the hard lives of orphans. Then I discovered poetry and existentialism. Music and cinema ... they also left their mark. And I love watching people from the outside. I learned to see halftone of their emotions and moods. Then I started learning about my conscious and subconscious.

Probablement beaucoup d'événements et de choses m'ont influencée. C'est difficile d'identifier quelque chose de précis. La littérature m'a modelée. J'adore lire depuis mon enfance. J'aimais les tristes contes de Hans Christian Andersen, les contes folkloriques russes sur des sorcières et les contes féeriques à propos d'orphelins à la vie difficile. Puis j'ai découvert la poésie et l'existentialisme.
La musique et le cinéma... ils laissent aussi leurs marques. Et j'adore regarder les gens du dehors. J'ai appris à voir en demi-teintes leurs émotions et humeurs. Puis j'ai commencé à apprendre sur mon conscient et mon subconscient. 



~ Each one of your photos is full of emotions : sadness, melancholy, expectation, etc. Are they the expression of your own feelings ? (Chacune de vos photos est pleine d'émotions : tristesse, mélancolie, attente, etc. Sont-elles l'expression de tes propres sentiments ?)

Yes of course. Any art primarily reflects the author, as a kind of mirror. Sometimes it can be exaggerated feelings and emotions, but it still can't be happy or sad without experiencing these emotions.

Oui bien sûr. Tout art reflète primitivement l'auteur, comme une sorte de miroir. Parfois ça peut être des sentiments et émotions exagérés, mais ça ne peut toujours pas être heureux ou triste sans expérimenter ces émotions.



~ Hands seem to be very important in your compositions, why ? (Les mains semblent être très importantes dans tes compositions, pourquoi ?)

Hands are one of my favorite parts of the human body. They can tell a lot about a person, his mood. Hands can finish to tell the story.

Les mains sont une de mes parties préférées du corps humain. Elles peuvent raconter beaucoup de choses sur une personne, son humeur. Les mains peuvent finir de raconter l'histoire.



~ Is there a story behind each picture ? (Y'a-t-il une histoire derrière chaque image ?)

There is a story behind each photo (or photo series). Sometimes comes first story, sometimes a picture.

Il y a une histoire derrière chaque photo (ou série de photos). Parfois l'histoire vient en premier, parfois l'image.

Anastasia

~ You are not just a photographer, you also create little dolls ! How do you make them (materials, design...) ? (Tu n'es pas que photographe, tu crées aussi des petites poupées ! Comment les frabriques-tu (matériels, design...) ?)

Sometimes I make dolls. They are made from mixed techniques: fabrics scraps go to the dress, from polymer clay I do arms, legs and head. And most of my dolls have their own flavor, so you feel their presence in the room. I am telling the story of their life, when I share my new work. I always start making a doll with facial modeling. I don't think over in advance what the doll will be, what she will wear, etc. It is a spontaneous process.

Parfois je fabrique des poupées. Elles sont faites à partir de techniques mélangées : les restes de tissus vont à la robe, de l'argile polymère je fais les bras, les jambes et la tête. Et la plupart de mes poupées ont leur propre parfum, ainsi on peut sentir leur présence dans la pièce. Je raconte l'histoire de leur vie, quand je partage mon nouveau travail. Je commence toujours par le modelage du visage pour faire la poupée. Je ne pense pas à l'avance à ce que la poupée sera, ce qu'elle portera, etc. C'est un procédé spontané.

Noyabrina

~ You seem to love writing old style letters ! Is that a way of escaping present time ? (Tu sembles adorer écrire de lettres à l'ancienne ! Est-ce un moyen d'échapper au temps présent ?)

Yes I do. I love writing letters, especially on aging paper, as if these letters were written many years ago.
Sometimes I think that I was born in the wrong century. I am so closed from manners, clothes, things and customs from the past. I love antique things, and my style of clothing is reminiscent of the style of the Victorian era. Even on my photos you can often see the motives of the past. I have a collection of vintage dresses 19-20 centuries. I bought them at auctions, some of them have been given to me by my models. I often use these clothes for photo shooting.
So sad that over time people have forgotten so many wonderful things like these letters with poems and dry plants and flowers...

Oui ! J'adore écrire des lettres, surtout sur du papier vieilli, comme si ces lettres avaient été écrites des années auparavant. Parfois je pense que je suis née au mauvais siècle. Je suis si proche des manières, vêtements, choses et coutumes du passé. J'adore les antiquités, et ma façon de m'habiller rappelle le style de l'époque victorienne. Même sur mes photos tu peux souvent voir des motifs du passé. J'ai une collection de robes vintage des XIXe et XXe siècles. Je les ai achetées dans des ventes aux enchères, certaines d'entre elles m'ont été données par mes modèles. J'utilise souvent ces vêtements pour des shootings. 
C'est triste que par delà le temps les gens aient oublié tellement de belles choses comme ces lettres avec des poèmes et des plantes et fleurs séchées...


~ You recently edited a book : The fragile wounded souls, can you tell us a bit about it ? (Tu as récemment publié un livre : The fragile wounded souls, peux-tu nous en dire un peu plus à son propos ?)

The fragile wounded souls is my first artbook and includes not only pictures, but my poems and stories in English. This title isn't accidental. "Fragile wounded souls" aren't only the heroines of my photo stories, but also those who find something close to my art.

The fragile wounded souls est mon premier artbook et n'inclut pas que des images, mais mes poèmes et histoires en Anglais. Le titre n'est pas accidentel. "Les âmes fragiles et blessées" ne sont pas que les héroïnes de mes histoires photographiques, mais aussi ceux qui trouvent quelque chose de secret dans mon art. 



~ You published poems in it, since when do you write ? (Tu y as publié des poèmes, depuis quand écris-tu ?)

I find it difficult to say exactly when I began to write poetry. But I began to publish it not so long ago. Several years ago, I created a project called "Your Schizophrenia". Under this pseudonym I write music and poems. And since the founding of this project, I began to develop myself as a poet. My poetry is a chronicle of self-discovery. I don't write about what's going on in the world, I discuss with myself. It's something very personal.

Je trouve difficile de dire depuis quand exactement j'ai commencé à écrire de la poésie. Mais j'ai commencé à la publier pas depuis longtemps. Plusieurs années auparavant, j'ai créé un projet appelé "Your Schizophrenia". Sous ce pseudonyme j'écris de la musique et des poèmes. Et depuis la fondation de ce projet, j'ai commencé à me développer en tant que poétesse. Ma poésie est une chronique sur la découverte de soi-même. Je n'écris par sur ce qui se passe dans le monde, je dialogue avec moi-même. C'est quelque chose de très personnel. 



~ Do you have favorite writers or poets ? (As-tu des écrivains et poètes favoris ?)

I have many favorites in the literature. My most favorite poet is Federico García Lorca. I also love poetry of Emily Dickinson, Alexander Blok, Anna Akhmatova, William Shakespeare...
I like books written by Oliver Sacks, Heinrich Böll, Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Stefan Zweig, Ryūnosuke Akutagawa, Gabriel Garcia Marquez...

J'ai beaucoup de favoris dans la littérature. Mon poète préféré est Federico Garcia Lorca. J'aime aussi la poésie de Emily Dickinson, Alexander Blok, Anna Akhmatova, William Shakespeare...
J'aime les livres écrits par Oliver Sacks, Heinrich Böll, Albert Camus, Jean-Paul Sarte, Stefan Zweig, Ryūnosuke Akutagawa, Gabriel Garcia Marquez...



~ What are you projects for 2015 ?(Quels sont tes projets pour 2015 ?)

I always have a lot of plans, to realize one I am looking for a suitable place and time for shooting. And, of course, I will continue to take self-portraits. This is a separate chapter in my work. I still have a lot of unrealized stories and the diary of my dreams is replenished every day.

J'ai toujours beaucoup de plans, pour en réaliser un je cherche un endroit approprié et du temps pour shooter. Et, bien sûr, je continuerai à prendre des self-portraits. C'est un chapitre séparé de mon travail. J'ai toujours beaucoup d'histoires non réalisées et le journal de mes rêves est rempli de nouveau chaque jour.






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Les Hauts de Hurlevent, d'Emilie Brontë

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source : zonecampus.com.ca

Emily Brontë n’a écrit qu’un seul livre, mais pas n’importe lequel : Les Hauts de Hurlevent  (Wuthering Heights) publié en 1847. "Wuthering" désigne le vacarme et le souffle d’un ouragan qui se heurte à une maison. Le mot est une métaphore de la tempête qui entoure les personnages principaux. Cela évoque aussi le décor sonore du roman.

Résumé :


source: tripadvisor.com

Dans la lande anglaise, un lieu appelé les Hauts de Hurlevent est le domaine d'Heathcliff : un homme sombre, violent, aigri. Mr Lockwood qui loue une propriété d'Heathcliff y découvre l'histoire des quarante dernières années pendant lesquelles Heathcliff a exercé sa rage et sa violence.

M. Ernshaw possède une maison perdue au milieu de la lande anglaise où il y vit avec ses deux enfants, Hinley et Catherine. Un jour M. Ernshaw ramène d’un de ses voyages un enfant abandonné, un bohémien d’à peu près 6 ans qu’il nomme Heatcliff. Ce nouveau venu rompt l’équilibre de la maison et le quotidien des deux enfants. Hinley et Heatcliff, les deux jeunes garçons de la maison, entrent rapidement en conflit, tandis que Catherine se prend d’affection, immédiate et réciproque, pour Heatcliff. Catherine et Heatcliff ont tous les deux des caractères forts, sauvages et épris de  liberté. Ils se reconnaissent l’un dans l’autre dès le premier regard et malgré leur jeune âge.

La mort de M. Ernshaw augmente les tensions entre Heatcliff et Hinley qui le traite durement et l’humilie à la moindre occasion tandis que l’amitié entre Heatcliff et Catherine devient de plus en plus profonde à l’adolescence. Ils s’échappent des heures durant dans les paysages immenses des landes, dont l’âpreté et la poésie sont les reflets de leur caractère.

A l’âge adulte Hinley se marie avec Frances, qui meurt prématurément 3 mois après la naissance de leur enfant, Hareton. Le chagrin et la perte rendent Hinley plus aigri et plus dur encore. Il oublie sa peine dans l’alcool et le jeu en rabaissant constamment Heatcliff, le privant d’éducation et le faisant dormir dans la grange.

Catherine se décide alors, contre toutes attentes, à épouser Edgar Linton, un riche héritier et voisin. Elle est poussée par de hautes aspirations sociales et semble éblouie par le luxe, le caractère policé et calme d’Edgar. Il est le parfait opposé de Heatcliff. Elle s’est également liée d’amitié avec la sœur d’Edgar, Isabelle. Catherine espère aussi qu’Edgar accueillera Heatcliff comme un frère et qu’il échappera ainsi aux mauvais traitements de Hinley. Enfin, après les humiliations imposées par Hinley à Heatcliff, Catherine estime que l’épouser lui après tout cela, la dégraderait elle-même. Son amour pour Heatcliff entre en conflit avec sa fierté. Son mariage est une tentative maladroite pour sauver Heatcliff de sa condition tout en satisfaisant son propre orgueil. Cette décision ne sauvera pas Heatcliff qui part avec sa rage et sa tristesse. Il disparaît trois ans et revient riche et cultivé. Mais il a gardé avec lui sa haine et son désir de vengeance : il veut se rendre maître des Hauts de Hurlevent et de la maison d’Edgar pour dominer et rabaisser les Earnshaw et Linton.

L’influence du contexte social sur le récit :

Les règles de la société, très structurée dans l’Angleterre victorienne, interdisent le passage de la classe ouvrière à la classe moyenne. Quand M. Ernshaw décide d’élever Heatcliff comme son fils cela va à l’encontre de ces règles. C’est pourquoi Hindley le ramène à son statut antérieur après la mort de Mr. Earnshaw. Très tôt dans le livre se pose la question des règles de société face aux comportements anticonformistes de tous les personnages, à l’esprit rebelle et indépendant.
Le fait que le niveau social d'Heathcliff s'élève n’est pas acceptable non plus. On ne sort pas de sa classe sociale et si exceptionnellement on y arrive nos origines nous poursuivent toujours et nous étiquettent. Quand Heathcliff  revient, le fait qu'il ait de l'argent ne suffit pas pour qu'Edgar le considère comme faisant partie de la société acceptable.
Le statut social est aussi la raison pour laquelle Catherine épouse Edgar.

Heathcliff utilise son nouveau statut et son charisme pour séduire Isabelle, la sœur d’Edgar. Le sentiment qu'ont Catherine et Isabelle envers Heathcliff leurs fait perdre le contact avec leurs frères. Edgar et Hindley n'acceptent pas les choix de leurs sœurs. Quand une femme trahi sa classe sociale, c’est toute sa famille qu’elle trahi. C’est à l’époque choquant et inacceptable.

La structure narrative :

Les Hauts de Hurlevent ont une structure narrative en poupées russes. Emily Brontë a créé un jeu de narrations imbriquées pour mettre son récit en valeur et le révéler par petites touches, comme un tableau en train de se peindre.

Le premier narrateur de l’histoire est M. Lockwood, qui loue une des maisons de Heatcliff. Le deuxième narrateur est Nelly Dean, servante de la famille. La narration de Nelly représente donc le second écran protégeant et révélant avec affection et bienveillance.

Le récit de Lockwood et de Nelly sont contenus l’un dans l’autre et entrent en résonnance pour nous dévoiler la même histoire de deux points de vue différents. L’histoire n’est en effet jamais racontée d’un point de vue direct, ceux à qui arrivent les évènements, les personnages les plus charismatiques, avec de l’ampleur, ne s’adressent jamais au lecteur. Ce qui ne fait qu'ajouter à l'inquiétante étrangeté que l’on ressent face au récit, émaillé également de rêves, d’apparitions, et de personnages inquiétants.

Pourquoi ces double-jeux et ces évocations indirectes?
Le roman est une polyphonie de voix humaines, chacune immédiatement reconnaissable : bon sens et respect des conventions de Nelly, pédantisme et étroitesse d’esprit de Lockwood, voix sauvage et impétueuse de Catherine.

Le lecteur se retrouve en quelque sorte piégé dans les perceptions subjectives des narrateurs et ne peut que faire confiance au point de vue qu’il est forcé de partager avec les personnages. Ce procédé laisse à la fois une sensation de frustration et d’intimité.

Emily Brontë voulait que le lecteur perçoive les événements et les juge de l’intérieur. Le lecteur n’est jamais rejeté à l’extérieur de l’histoire mais n’a jamais le choix de son point de vue.

L’ordre chronologique du récit est aussi un élément qui contribue à l’intrigue. En effet l’action démarre à un moment où elle est en fait presque achevée, comme une sorte de flash-back de série moderne. La narration est assez facile à suivre lors du récit de Mrs Dean puisqu’elle est ponctuée de dates. Néanmoins nous faisons face parfois par des sauts dans le temps assez lointains.

Accueil du livre :

Le roman choque par le manque de respect pour les conventions morales et par la noirceur de ses personnages et de ses situations. Il intrigue la critique qui reste perplexe devant la violence de certaines scènes. Les ventes sont bonnes pour un premier roman. Il a souvent été comparé à une tragédie grecque ou shakespearienne par son intensité. Mais sa construction avant-gardiste perturbe les critiques et la véritable reconnaissance sera tardive. Le génie d'Emily Brontë ne sera clairement reconnu qu'à partir de la fin du XIXe siècle.

De nos jours, le livre est devenu l’un des plus grands classiques de la littérature du XIXe siècle et il possède une place immense dans la culture britannique et mondiale.
La critique s’est souvent étonnée que ce roman ait pu être écrit par une jeune femme vivant dans une quasi-réclusion. Mais il est prouvé qu’Emily s’intéressait au monde extérieur, notamment à la chronique villageoise, qui a sans doute inspiré l’intrigue de son roman. D’autres recherches ont démontré qu’Emily connaissait les auteurs grecs, pratiquait le latin, et possédait une culture classique exceptionnelle chez une femme de l’époque. En somme, son niveau intellectuel et sa culture étaient au même niveau que les grands penseurs de son temps.

Dès l'enfance, comme sa sœur Charlotte et son frère Branwell, elle est influencée par certaines sources d'inspiration : le Blackwood's Magazine, que leur lit régulièrement leur père, leur permet d’être informés sur les évènements mondiaux et stimule leur imagination.

À partir de 1827, Charlotte, Emily, Anne et leur frère Branwell commencent à créer des mondes imaginaires, qu'ils mettent en scène dans des récits, des poèmes, des articles de journaux, des pièces de théâtre. Puis, en 1831, lorsque Charlotte les quitte pour poursuivre ses études, Emily et Anne créent le pays de Gondal pour lequel Emily écrit de nombreux poèmes.

C'est la découverte des talents de poète d'Emily qui conduit les sœurs Brontë à publier, à compte d'auteur, un recueil de leurs poésies en 1846. À cause des préjugés de cette époque à l'encontre des femmes, elles utilisent des pseudonymes masculins. Emily devient « Ellis Bell ».

Vie d’Emily Brontë :


 
                                     source                                Le village de Haworth, Yorkshire, Angleterre (source)

Fille de pasteur, elle est le cinquième enfant d'une famille de six. Elle passera la quasi-totalité de sa vie dans le presbytère de Haworth dans lequel son père officie. Elle perd sa mère à trois ans et deux sœurs aînées de tuberculose.

Emily, talentueuse et solitaire, a de gros problèmes relationnels avec le monde extérieur et deux tentatives de scolarisation sont des échecs. Elle devient malgré tout institutrice mais finit par abandonner son poste et sa fonction. A Haworth, elle devient la femme de charge du presbytère. Emily acquiert avec le temps une réputation de sauvagerie et de courage physique. Elle partage ses jours entre les tâches ménagères, les longues promenades sur la lande et l'écriture.

Elle aime aussi les animaux et il y a toujours des chiens au presbytère. Elle aura pour animaux de compagnie deux chiens, Grasper et Keeper, ainsi qu'un faucon, Nero. Le journal intime qu'elle écrivait à seize ans mentionne également un faisan et des oies. Charlotte évoquera dans une de ses lettres le chagrin d'Emily à la mort de leur chat.

=> Portrait de groupe dit «au fusil» peint par Branwell Brontë (c.1833). Cette mauvaise photographie est le seul témoignage visuel du portrait de groupe dit «au fusil» peint par Branwell Brontë (c.1833). Un seul fragment subsiste de ce tableau, soit le portrait de profil d’Emily. (Source).

Elle s'occupe aussi beaucoup de son frère devenu alcoolique à la suite d'une déception amoureuse qui le marque profondément : la femme de son employeur, Mr Robinson, lasse de son mari malade, lui fait des avances auquel il répond avec passion, mais il est chassé par le mari. Il envisage d'épouser celle qu'il aime lorsqu'elle devient veuve, mais pour Mrs. Robinson cette relation n’a été qu’une distraction passagère. Branwell, déjà alcoolique et consommateur de laudanum sombre alors totalement dans la déchéance et devient irrationnel et dangereux, en proie à des crises de delirium tremens.  C'est sur Emily, la plus solide de la famille, que repose une grande partie du fardeau. Il n'est pas rare qu'elle aille chercher son frère au pub pour le ramener ivre à la maison. Ses symptômes d’alcoolisme cachent un début de tuberculose qui n’est pas soignée à temps. Il meurt de la maladie en septembre 1848 à Haworth en s’écroulant pendant qu’il se penche devant la cheminée. Lui aussi a publié des œuvres et était également peintre. Il reste seulement quelques-uns de ses tableaux, notamment un portrait de ses trois sœurs.



Branwell (source: Wikipédia)

À l'enterrement de son frère, Emily, sans doute déjà contaminée par la tuberculose qui a emporté Branwell, prend froid, puis refuse de se soigner. Elle meurt à son tour de la tuberculose le 19 décembre 1848. Elle est enterrée dans le caveau familial de l'Église St. Michael and All Angels, à Haworth. 


Le presbytère de Haworth, qui fut la maison des Brontë, est aujourd'hui transformé en musée, sous le nom de Brontë Parsonage Museum (image Wikipédia).


Autres écrits :

~ Remembrance (« Souvenance »)
   Retenu pour sa célébrité.

Cold in the earth - and deep snow piled upon thee
Far, far removed, cold in the dreary grave!
Have I forgot, my only Love, to love thee,
Severed at last by Time's all-severing wave?

Now, when alone, do my thoughts no longer hover
Over the mountains, on that northern shore,
Resting their wings where heath and fern-leaves cover
Thy noble heart for ever, ever more?

Cold in the earth - and fifteen wild Decembers,
From those brown hills, have melted into spring:
Faithful indeed, is the spirit that remembers
After such years of change and suffering!

Sweet Love of youth, forgive, if I forget thee,
While the world's tide is bearing me along;
Other desires and other hopes beset me,
Hopes which obscure, but cannot do thee wrong!

No later light has lightened up my heaven,
No second morn has ever shone for me;
All my life's bliss from thy dear life was given,
All my life's bliss is in the grave with thee.

But, when the days of golden dreams had perished,
And even Despair was powerless to destroy;
Then did I learn how existence could be cherished,
Strengthened, and fed without the aid of joy.

Then did I check the tears of useless passion -
Weaned my young soul from yearning after thine;
Sternly denied its burning wish to hasten
Down to that tomb already more than mine.

And even yet, I dare not let it languish,
Dare not indulge in memory's rapturous pain;
Once drinking deep of that divinest anguish,
How could I seek the empty world again?

Traduction :

Froid dans la terre - et un lourd amas de neige posé sur toi
Loin, loin emporté, froid dans la lugubre tombe !
Ai-je oublié, mon unique Amour, de t'aimer,
Toi de moi enfin désuni par la vague du Temps qui tout désunit ?

Ah ! Dans ma solitude, mes pensées ne volent-elles plus, flottant
Au-dessus des montagnes sur ces rivages nordiques,
Reposant leurs ailes là où bruyères et fougères feuillues
À jamais recouvrent ton noble cœur, à tout jamais ?

Froid dans la terre — et quinze décembres farouches
De ces brunes collines descendus, se sont dissous en printemps :
Fidèle en vérité est l'âme qui se souvient
Après de telles années d'étrangeté et de souffrance !

Doux Amour de jeunesse, pardonne si je t'oublie,
Tandis que m'emporte la marée de ce monde :
D'autres désirs m'assaillent, et bien d'autres espoirs
Espoirs qui t'assombrissent, mais si impuissants à te nuire !

Aucune lumière n'est plus venue illuminer mon firmament,
Pas de seconde aurore n'a plus brillé pour moi ;
Le bonheur de ma vie, tout entier de ta chère vie me fut offert
Ce bonheur de ma vie, tout entier c'est avec toi qu'il gît.

Mais quand eurent péri les jours du rêve doré,
Que même le Désespoir fut impuissant à détruire ;
Alors j'ai appris comment chérir l'existence,
Plus forte encore, et nourrie sans le secours de la joie.

Alors j'ai retenu les larmes de l'inutile passion -
J'ai sevré ma jeune âme du manque de ton âme ;
Sévère, j'ai refusé son ardent désir de vite s'engloutir
Dans cette tombe déjà plus que mienne.

Et à cet instant, encore, je n'ose l'abandonner à la langueur,
Je n'ose m'abandonner à l'exquise douleur du souvenir,
Moi qui autrefois m'abreuvais de cette angoisse divine,
Comment pourrais-je rechercher encore le néant de ce monde ?

Extraits des Hauts de Hurelevent :

-Catherine exprime à la servante Nelly Dean son amour incommensurable pour Heatcliff, malgré son mariage avec Edgar :

 "Aussi ne saura-t-il jamais comme je l'aime, et non parce qu'il est beau, [...], mais parce qu'il est plus moi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites nos âmes, la sienne et la mienne sont pareilles et celle de Linton est aussi différente des nôtres qu'un rayon de lune d'un éclair ou que la gelée du feu. [...] Mes grandes souffrances dans ce monde ont été celles d'Heathcliff, je les ai toutes guettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre, c'est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, je continuerai d'exister ; mais si tout le reste demeurait et que lui fût anéanti, l'univers ne deviendrait complétement étranger, je n'aurais plus l'air d'en faire partie. Mon amour pour Linton est comme le feuillage dans les bois : le temps le transformera, je le sais bien, comme l'hiver transforme les arbres. Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sont en dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessaire. Nelly, je suis Heathcliff ! II est toujours, toujours dans mon esprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suis toujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être. Ainsi, ne parlez plus de notre séparation, elle est impossible."


-À la mort de Catherine, qui part en accouchant d'une petite fille, Heathcliff défie son fantôme de venir le hanter et va jusqu’à déterrer son corps pour la tenir à nouveau dans ses bras :

"Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouver le repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t'ai tuée, hante-moi, alors! Les victimes  hantent leur meurtrier, je crois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Sois toujours avec moi... prends n'importe quelle forme... rends-moi fou ! Mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne peux te trouver. Oh ! Dieu ! C’est indicible ! Je ne peux pas vivre sans ma vie !  Je ne peux pas vivre sans mon âme."



* * *


Sources :


http://andret.free.fr/atb/bronte_vent.htm#sthash.dLIcUzIm.dpuf

http://www.desgalipettesentreleslignes.fr/archives/2011/02/12/20353554.html

http://www.mytexte.com/texte.php?id=370 Les Hauts de Hurlevents : étude des classes sociales

http://suite101.fr/article/les-hauts-de-hurlevent-etude-de-la-narration-a5573

http://www.babelio.com/auteur/Emily-Bront/4258

Wikipédia

http://www.fichesdelecture.com/analyses-litteraires/emily-bronte/les-hauts-des-hurlevent/fiche-de-lecture

http://suite101.fr/article/les-hauts-de-hurlevent-etude-de-la-narration-a5573

En route pour le sabbat des sorcières (2) : main de gloire et cheminée, étude d'un « mème » pré-internet

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« Mais déjà sorciers et sorcières s’étaient envolés par la cheminée à califourchon (1). » Le lecteur ordinaire d'Aloysius Bertrand ne soupçonne pas combien ces quelques mots décrivent avec pertinence un motif récurrent de l'imagerie sabbatique. C'est celui-ci que je me propose d'exposer aujourd'hui. Notez que le corpus d'images qui suit est partiellement similaire à celui de mon article consacré au motif de l'initiation intergénérationnelle ; ce billet sera donc le lieu de multiples références à son prédécesseur, que je vous invite par conséquent à parcourir avant de poursuivre la lecture de celui-ci. 

La cheminée s'impose aisément à l'esprit comme un portail. Si cette propriété a notamment été rappelée aux dernières générations par les romans de J. K. Rowling (2), elle n'est pas moins présente dans l'imaginaire fantastique depuis bien plus longtemps. À la lumière de l'état présent de mes recherches, je situerais son origine au XVIe siècle, et ne créditerais nul autre que Pieter Brueghel l'Ancien (1525?-1569) de sa paternité ! Son œuvre intitulée Diuus Iacobus diabolicis praestigiis ante magum sistitur (« Saint Jacques arrêté devant le magicien Hermogène par des illusions diaboliques », 1565) apparaît en effet être à l'origine d'une longue filiation d'images réinvestissant cette symbolique, que j'oserais qualifier anachroniquement de « mème ».

Pieter Brueghel l'Ancien,Diuus Iacobus diabolicis praestigiis ante magum sistitur, 1565.

À la droite de cette gravure est représentée une cheminée dans laquelle s'engouffre une sorcière sur son balai, comme soulevée par la fumée s'échappant du chaudron. Cette ascension est en outre symbolisée par l'échelle adossée à son conduit. Autre détail intéressant : ont été dessinés sur ce dernier des pentacles et symboles divers, et sur la tablette a été posée une main de gloire (3).

Dès 1594, une autre gravure, que nous avons déjà abordée dans l'article précédent, se fait l'hypertexte (4) de celle de Brueghel. On y retrouve la main de gloire, dotée cette fois de longs doigts de cire. Des symboles ésotériques sont toujours présents, de même que les bougeoirs sur la face latérale du conduit, ayant désormais la forme d'ossements qu'on peut supposer humains (5). Une seconde main de gloire est visible en avant-plan de la cheminée sur le pourtour d'un cercle magique.

Pamphlet de 1594 relatif au procès des sorcières de Trier (Allemagne).

Cette dernière gravure apparaît très clairement être l'hypotexte d'un dessin de Frans Francken le Jeune (1581-1642), qui reproduit sur la tablette non seulement la main de gloire et les bougeoirs osseux mais également les chats qui y sont accroupis dans la version allemande. Le conduit arbore quant à lui le même crâne chevalin surmonté d'un cierge, et l'âtre est marqué d'un symbole similaire superposant un cercle et une croix.

Notons qu'à cette similitude s'ajoutent celle du cercle magique parcouru de cierges, qui est reproduit presque tel quel, et celle du couple de sorcières que j'ai décrit dans mon précédent article et qui est ici représenté avec des caractéristiques très similaires (vieille sorcière habillée et agenouillée, qui applique l'onguent sur une jeune consœur, se tenant nue et debout).

Frans Francken le Jeune, Un sabbat de sorcières, date inconnue.


Encore chez Francken (6), la reprise de ce motif s'observe également dans cette seconde version d'un tableau déjà analysé dans mon précédent article. Cette fois (de même que dans la version susmentionnée), la main de gloire n'est pas elle-même posée sur la cheminée mais est symbolisée par ce qui semble être une main dessinée sur une feuille de papier. La main de gloire allumée se trouve quant à elle sur le bord droit du tableau, posée sur une étagère. Notons que Frans Francken semble avoir vu dans la présence de symboles ésotériques sur le conduit de cheminée un moyen astucieux de signer son œuvre de ses initiales.


Frans Francken le Jeune, Cuisine de sorcières, vers 1610.




Détails de l'illustration précédente.


Un agrandissement de l'image permet de discerner, à côté du dessin de la main, un sceau de Salomon gravé dans le bois de la tablette. Il faut savoir qu'avant de devenir un symbole du judaïsme sous le nom d'étoile de David, l'hexagramme était considéré comme un symbole magique protecteur, souvent gravé sur des amulettes. Rien d'étonnant donc à ce qu'il soit représenté ici par Francken. L'homologie du Juif et du sorcier n'est du reste pas rare, dans les arts. Notons à cet égard cette phrase d'Aloysius Bertrand, qui fait étrangement écho à la juxtaposition par Francken de ces deux objets : « Et voilà paraître dans la brume un juif qui cherche quelque chose parmi l’herbe mouillée, à l’éclat doré d’une main de gloire (7). »

Plusieurs autres œuvres de Francken présentent ces mêmes caractéristiques : cheminée surplombée de symboles occultes (incluant plusieurs sceaux de Salomon, dans le cas des deux dernières) et supportant une main de gloire allumée. Dans la seconde, le dédoublement de la main de gloire sous la forme d'un parchemin semblant en donner la recette s'observe à nouveau à l'avant-plan. Remarquez enfin que ces peintures expriment également — quoique moins clairement — le motif de l'initiation intergénérationnelle étudié dans l'article précédent : dans la première, une vieille sorcière appose l'onguent sur le dos d'une jeune ; dans les deux suivantes, une vieille lit un grimoire qu'une jeune regarde aussi par-dessus son épaule.

Frans Francken le Jeune, Une cuisine de sorcières, 1610.


Frans Francken le Jeune, Cuisine de sorcières, vers 1604.


Frans Francken le Jeune, Sabbat de sorcières, 1606.


Détail de l'illustration précédente.


Cet agrandissement de la dernière peinture est particulièrement intéressant, au regard des inscriptions ésotériques qu'il donne à lire. La phrase écrite en grand peut être transcrite ainsi : « […]or [?] doctor Fautius [hexagramme] . schozti [symbole] / […]os [?] . Joannes de Luna [hexagramme] wagener » Cela semble être une suite de noms d'occultistes fameux, réels ou fictifs. Le premier nom se réfère en effet au personnage du conte populaire allemand éponyme, alors très en vogue (deux ans avant la réalisation de cette peinture était publiée la pièce de Christopher Marlowe, The Tragical History of the Life and Death of Doctor Faustus), et le troisième à un astrologue, Johannes de Luna, connu au Moyen Âge pour avoir été un maître de Robert de Mauvoisin, archevêque d'Aix-en-Provence accusé au XIVe siècle d'avoir pratiqué la magie (8). Je n'ai su identifier les deux autres noms et ne peux que poser l'hypothèse incertaine que « wagener » se réfère à Wagner, le serviteur de Faust dans le conte précité. Toute information dont vous disposeriez concernant ces inscriptions m'intéresse bien évidemment grandement.



Ce même motif de la main de gloire surplombant une cheminée s'observe également chez David Teniers le Jeune (1610-1690) et ses continuateurs, qui traitent néanmoins ce sujet avec plus de sobriété, sans multiplier les symboles occultes ainsi que le fait vers la même époque Francken.


Notons du reste que les deux tableaux suivants auraient pu être inclus dans mon précédent article car ils présentent tous deux le même couple de personnages déjà visible dans les peintures de Teniers que nous y avons abordées : une jeune sorcière face à la cheminée avec un balai entre les jambes et une vieille consultant un grimoire, agenouillée derrière elle. Remarquons enfin que, si la main de gloire est absente de la cheminée sur les gravures de Teniers étudiées dans l'article précédent, on l'y retrouve sous forme de flambeaux portés par des créatures fantastiques. Il apparaît dès lors que, de même que chez Francken, ces deux motifs distincts sont étroitement entremêlés chez ce peintre.


David Teniers le Jeune, Initiation de sorcières, 1647-49.

École de David Teniers le Jeune, Scène de sorcellerie, vers 1700.

En dehors du baroque flamand et ultérieurement, ce motif est plus rare. On trouve parmi les illustrations de Martin Van Maele (1863-1926) pour La Sorcière de Jules Michelet (édition de 1911) une gravure (9) reprenant certaines de ces caractéristiques : une cheminée sur le conduit de laquelle un symbole occulte est visible ainsi que, en l'absence de main de gloire, un autre « trophée humain » : un crâne.

Martin Van Maele, illustration pour La Sorcière de Jules Michelet, 1911.


De même, dans la série de photographies abordée dans l'article précédent, l'on observe une telle cheminée surplombée d'un crâne, où les pentacles sont absents mais adossée à laquelle se trouve une échelle, semblant symboliser, ainsi que dans la gravure de Brueghel, l'ascension des sorcières.


Auteur inconnu, troisième photographie de la série, vers 1910.


Cette récurrence d'objets, proche de la transposition dans les premières images, tend ainsi à s'estomper, se faisant plus subtile, voire devenant une référence inconsciente. À cet égard et en conclusion, il n'est probablement pas anodin qu'en quelques pages à peine et au sein du même chapitre Harry Potter réalise son premier voyage à travers une cheminée et découvre l'existence de la main de gloire (10). C'est le signe, peut-être, que ce « mème » étrange subsiste encore aujourd'hui. Dommage que Chris Columbus, ignorant, n'y ait vu, en réalisant le film, que prétexte à un absurde jump scare...




(1) Aloysius Bertrand, « Départ pour le sabbat », dans Gaspard de la nuit, 1842. Notons que ce poème clôt le Premier Livre du recueil, intitulé École flamande, ce qui apparaît loin d'être anodin, au vu de l'origine de nombre d'œuvres analysées dans cet article.
(2) Cf. l'épisode de la « poudre de cheminette » dans Harry Potter et la Chambre des Secrets (Paris, éd. Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior », p. 56-58) ou ceux des apparitions des têtes d'Amos Diggory (Harry Potter et la Coupe de Feu, Paris, éd. Gallimard Jeunesse, p. 145-147) et de Sirius Black (ibid., p. 297-300 ; Harry Potter et l'Ordre du Phénix, Paris, éd. Gallimard Jeunesse, p. 342-347 et 418-422) dans les flammes.
(3) La main de gloire est un instrument de magie noire qu'on disait prisé des voleurs. Voici la description qu'en fait un grimoire célèbre du XVIIe (?) siècle (Albert le Grand (attr.), Secrets merveilleux de la magie naturelle et cabalistique du petit Albert, Lyon, éd. Héritiers de Beringos fratres, chap. 45 : « De la main de gloire dont se servent les scélérats voleurs, pour entrer dans les maisons de nuit sans empêchement », 1782) : « On prend la main droite ou la gauche d'un pendu exposé sur les grands chemins ; on l'enveloppe dans un morceau de drap mortuaire, dans lequel on la presse bien pour lui faire rendre le peu de sang qui pourroit être resté ; puis on la met dans un vase de terre avec du zimat, du salpêtre, du sel & du poivre long, le tout bien pulvérisé : on la laisse durant quinze jours dans ce pot ; puis l'ayant tirée on l'expose au grand soleil de la canicule, jusqu'à ce qu'elle soit devenue bien sèche ; & si le soleil ne suffit pas, on la met dans un four qui soit chauffé avec de la fougère & de la verveine; puis l'on compose une espèce de chandelle avec de la graisse de pendu, de la cire vierge & du sésame de Laponie, & l'on se sert de cette mainde gloire comme d'un chandelier, pour y tenir cette chandelle allumée ; & dans tous les lieux où l'on va avec ce funeste instrument, ceux qui y sont demeurent immobiles ; [...]. » Notons que la main de gloire représentée dans les peintures étudiées ici est d'un modèle différent, présentant une chandelle à chaque doigt. Cette seconde recette est notamment mise en vers par l'auteur anglais Richard Harris Barham (« The Hand of Glory : the Nurse's Story », dans The Ingoldsby Legends, 1837) : « And now, with care, / The five locks of hair / From the skull of the Gentleman dangling up there, / With the grease and the fat / Of a black Tom Cat / She hastens to mix, / And to twist into wicks, / And one on the thumb, and each finger to fix. — / (For another receipt the same charm to prepare, / Consult Mr Ainsworth and Petit Albert.) »
(4) Dans cet article et au travers des termes "hypertexte" et "hypotexte", j'emploie le mot "texte" en son sens conceptuel large d'énoncé de nature quelconque.
(5) Le cannibalisme est en effet un topos sabbatique récurrent au Moyen Âge, et nombres d'œuvres picturales semblent en représenter les restes. Il subsiste par la suite chez certains artistes ; Aloysius Bertrand, pour reprendre son exemple, fait de manière semblable des cuillères de « l’os de l’avant-bras d’un mort », dans le poème précité.
(6) De même que pour l'article précédent, les références des peintures suivantes sont incertaines, certaines étant également attribuées à Hieronymus Francken le Jeune (1578-1623), son frère.
(7) Aloysius Bertrand, « L'Heure du sabbat », dans Gaspard de la nuit, 1842.
(8) À ce sujet, lire Jean-Patrice Boudet & Julien Théry, « Le procès de Jean XXII contre l'archevêque d’Aix Robert de Mauvoisin (1317-1318) : astrologie, arts prohibés et politique », dans Cahiers de Fanjeaux, n° 45 : « Jean XXII et le Midi », 2012, pp. 159-235 [disponible en ligne].
(9) En dépit de sa première apparence, cette gravure n'a pas été incluse dans mon article consacré au motif de l'initiation intergénérationnelle car il est incertain qu'elle décrive l'application d'un onguent de vol. Mon hypothèse est en effet que la vieille sorcière y est représentée occupée à collecter du sang tiré du sein de sa cadette.
(10) J. K. Rowling, Harry Potter et la Chambre des Secrets, Paris, éd. Gallimard Jeunesse, coll. « Folio Junior », p. 61 : « — Est-ce que je peux avoir ça ? coupa Drago, en montrant du doigt la main desséchée posée sur le coussin. — Ah ! La Main de la Gloire ! s'exclama Mr Barjow en laissant tomber la liste de Mr Malefoy pour se précipiter vers Drago. Lorsqu'on met une bougie allumée entre ses doigts, seul celui qui la tient peut bénéficier de sa lumière. Les autres restent dans le noir ! Un avantage inestimable pour les voleurs et les pillards. Votre fils a beaucoup de goût, Monsieur. »

La soif primordiale, de Pablo de Santis

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La soif primordiale est un roman de Pablo de Santis, un écrivain argentin, paru en poche en 2014. Ce roman est écrit à la première personne, et nous plonge directement dans la mémoire de Santiago, un bouquiniste et réparateur de machines à écrire qui tient boutique à Buenos Aires.

Santiago revient en arrière et parle de sa jeunesse, de la manière dont il est devenu réparateur de machine à écrire dans un journal local. Le cruciverbiste du journal venant de décéder, il reprend la fonction malgré lui. Il se retrouve en fait assigné à travailler pour le ministère de l'Occulte et mêlé à une réunion de spécialistes des superstitions, qui tentent de débusquer les phénomènes et êtres surnaturels. Des êtres en particulier les obsèdent : ils se font appeler les "antiquaires". Ces créatures vivent dans l'ombre, entre antiquités et livres anciens, et ont le pouvoir d'altérer la mémoire. N'importe quel humain en les croisant peut apercevoir ses chers disparus... Qui sont les antiquaires, ces êtres de nuit qui ont remplacé le sang, le nectar qui les maintient en vie, contre un élixir dont la recette reste secrète ?

Santiago rencontre la belle Luisa lors de cette réunion qui tourne mal, et cette femme obsédera ses pensées jusqu'à la fin de ce roman. Le topos de la femme fatale est subtilement esquissé dans le personnage de Luisa, une belle jeune femme mariée dont Santiago tombe fou amoureux. Errant chez elle, elle incarne à la perfection la femme alanguie et désespérée, sur laquelle s'abat la passion acharnée d'un homme pour qui elle ressent à la fois de l'attraction et de la répulsion à cause des interdits du mariage. Cet amour passionnel et à sens unique fera perdre la raison de notre cruciverbiste en herbe, qui trouvera refuge auprès d'un étrange bouquiniste : Calisser, dont la boutique s'appelle la Forteresse. Cependant, son rôle d'informateur auprès du ministre de l'Occulte le fera perdre pied et il devra renoncer à son humanité, afin de devenir lui aussi un antiquaire, et d'affronter de nombreuses galères...

Ce roman renouvelle le mythe du vampire tout en lui donnant une bonne touche de poussière (quel jeu de mots !). Les antiquaires sont des êtres surannés, attachés aux vieilles choses. Etant immortels, ils subissent les changements incessants de la société moderne et s'entourent d'objets anciens afin de mieux mesurer le temps et de se rappeler leur époque propre. Ces êtres sont poétiques et humbles, cachés dans l'ombre afin d'échapper à la persécution de leurs contemporains, et leur monde est peuplé de mystères antiques, telle la pythie qui prophétise dans son jardin dans lequel sont plantés des tas de livres... C'est en somme l'histoire de la littérature que raconte Pablo à travers son narrateur : une chose ancienne et immortelle qui doit se renouveler et parfois panser ses plaies dans l'ombre afin de se refaire une santé. Elle cache ses mystères aux liseurs superficiels et ceux-ci ne se dévoilent qu'aux initiés...

Enfin, ce livre est une ode aux librairies ! Les description du désordre savamment organisé de la Forteresse, de l'odeur et des textures des papiers et des encres donne envie de se plonger dans le premier vieux livre venu afin de se retrouver hors du temps.

Citations :

"J'ai appris qu'une librairie doit se protéger autant de l'ordre que du désordre. Si elle est trop chaotique et que le client ne peut s'orienter seul, il s'en va. Si l'ordre est excessif, le client a l'impression de connaître la librairie de fond en comble et que rien ne le surprendra. Et il s'en va également."

"Je l'embrassai mille fois, tandis que les bruits de la rue se faisaient plus sporadiques et finissaient par s'éteindre, comme si à chaque baiser je m'enfonçais d'un pas de plus dans mon propre rêve."


La soif primordiale, Pablo de Santis, éd. Folio SF, 2014.

Laetitia Insouciance, photographe de l'intime

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Laetitia Insouciance est une photographe et graphiste qui habite en région parisienne. Son travail photographique mêle portraits intimistes, mode et mises en scène sensuelles. Le corps est souvent représenté dans son plus simple appareil, un matériau qui transmet des émotions brutes, mis en parallèle avec des éléments naturels ou urbains. Ces corps bougent, se tordent, racontent des histoires, et c'est parce qu'elle aime les histoires que Laetitia mène plusieurs projets dont un important qui concerne beaucoup de femmes : l'endométriose, une maladie. Interview !


~ Bonjour Laetitia ! Depuis quand fais-tu de la photo ? Qu'est-ce qui t'a donné envie d'en faire ?

Bonjour ! Alors, j'ai commencé la photographie en 2003, c'était à la suite d'une séance photo en tant que modèle. En fait, c'était mon premier shooting modèle (exercice que je continue encore de temps en temps).
C'était une période ou je ne peignais et ne dessinais plus, je n'avais aucun moyen d'expression artistique. J'ai tout de suite été séduite par ce médium, et tout naturellement je me suis mise à l'autoportrait. Au bout d'un peu plus d'un an, j'étais assez mure pour photographier d'autres personnes que moi !

~ Quelles sont tes influences en général ?

C'est un peu difficile de répondre à cette question, car beaucoup de choses peuvent nous influencer pourvu que l'on soit un peu curieux. Je parlerais plutôt d'inspiration, je parlerais du grain. Le grain d'une pellicule ou celui d'une matière, comme un mur par exemple, mais surtout : le grain de peau.


~ Y'a-t-il des artistes actuels qui t'inspirent ?

Un premier nom : Antoine D'Agata, un photographe de chez Magnum. Il a un univers et un mode "d'opération" tout à fait particuliers. Du noir, du flou et du grain. En fait, la liste pourrait être longue, je suis sensible à la photographie d'auteur, depuis peu j'apprivoise celle du photo-journalisme. Je pourrais résumer le tout sous la forme d'un clip vidéo : musique : Black Rebel Motocycle Club, stylisme : Agniszka Osipa, réalisation : Wes Anderson...

~ Tu as plusieurs séries photographiques en cours, dont « Brûlure », qui est très sensuelle. Peux-tu nous expliquer d'où t'es venue cette idée ? Pourquoi mettre en scène des couples ou des modèles seuls ?

Depuis le début, je parle de grain de peau, et c'est une idée que j'avais un peu mise de côté depuis le début. De la peau, du flou, de la tension. Une influence un peu à la Bacon. Et puis début 2013, je suis allée voir une exposition de D'Agata, j'étais en pleine de remise en question. Voir son travail si particulier en vrai, ça m'a donné un petit coup de fouet, l'envie de mettre enfin en oeuvre mon envie de flou, de chairs et tensions.


~ Tu as également un projet sur l'endométriose, pourquoi ce sujet en particulier ? Comptes-tu l'exposer ?

Ma meilleure amie à été diagnostiquée il y a 1 an 1/2, et comme je le disais au dessus, il y a plus d'un an j'étais en pleine remise en question. Je trouvais mon travail inutile, comme je pouvais l'être en tant que proche d'une femme atteinte d'endométriose. M'ouvrir au photo-reportage fût pour moi une occasion de me dire que mon travail photo ne servait pas à rien et pouvait aider d'autres personnes. Exposée 2 fois en ce mois de Mars, nous cherchons a rendre l'expo itinérante partout en France.
Je continue d'ailleurs ce travail et recherche toujours des femmes voulant bien témoigner ;)

~ Tu sembles mettre l'humain avant tout dans ton travail photographique. Quelle est ta vision de cette activité ?

L'humain et la nature sont deux choses essentielles pour moi. Je ne sais pas pourquoi, car je suis quand même assez timide à la base. Mais je suis tellement complexe que j'aime me dépasser pour photographier l'humain. Si je peux être à peu près à l'aise en séance photo avec une ou deux personnes, je le suis beaucoup moins en groupe. Car ce qui m'intéresse vraiment c'est l'intime.


~ As-tu des anecdotes marquantes à raconter concernant un ou plusieurs shoots ?

Généralement c'est moi qui fait rire les modèles à cause de mes positions acrobatiques quelques fois pour prendre une photos. Mais surtout lorsque je bouge mon appareil pour faire du flou de bouger.

~ Quels sont tes projets pour 2015 ?

Mes projets pour 2015 : surtout continuer mon reportage sur la maladie, continuer "Brûlure" et le travail de la chair, l'intime. Et puis réussir enfin à réaliser quelques vidéos que j'ai en tête, si jamais j'ai un peu de temps.


~ Quels conseils donnerais-tu à de jeunes amateurs ?

Mon seul conseil, peu importe la technique, peu importe l'appareil photo, tant que l'on arrive à délivrer de l'émotion à celui qui regarde notre travail.





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Entre provocation et onirisme, le travail photographique de Mori Gena

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Mori Gena est une photographe lyonnaise qui aura 25 ans en juillet prochain. Passionnée de photographie depuis l'adolescence, elle est désormais professionnelle et collabore avec un magazine de musique, Metallian. Elle a fait partie des photographes officiels du Hellfest en 2014 et a été lauréate du concours PHOTO la même année. Son travail est exclusivement féminin, et est à la lisière du gothique et de l'onirique. Voici ses réponses à mes questions :

modèle : Sophie Jasmin

~ Bonjour Morgane ! Cela fait quelques années que tu fais de la photographie, comment cette passion t'est-elle venue ?

Bonjour ! En effet ça va faire 10 ans l’an prochain que je fais de la photo. La découverte de la photo s’est installée naturellement par des prises de vue de petites mises en scène avec des figurines ou des poupées, faites au cours de mon enfance. C’est au lycée que la photographie s’est imposée comme médium de prédilection, dès lors les jouets ont laissé place à des personnes, et en exclusivité des femmes.

~ Tes thèmes sont plutôt variés : mode, beauté, alternatif... Que préfères-tu travailler ?

Ça dépend de mon humeur du moment, de mon état d’esprit. Du coup je ne saurai pas dire ce que je préfère. Chaque univers a ses possibilités, ses codes à briser, à modifier. Je peux aborder des thèmes très différent les uns des autres, du moment où l‘émotion que cela véhicule me parle, là, je prendrai toujours le même plaisir.

modèle : Venerÿs Dies

~ Tu collabores avec des magazines spécialisés dans la musique metal, est-ce que cela t'inspire ?

Le monde de l’artistique comprend, pour moi, de manière indissociable, la musique. Elle n’est pas forcément metal, mais cela reste mon style de prédilection. C’est une musique viscérale, on ne peut pas tricher en faisant du metal, sinon ça ne marche pas, et ma vision de la photo marche de la même manière. J’ai la chance de pouvoir travailler avec le plus vieux magazine de metal français, Metallian, qui m’ouvre les portes d’événement majeurs de cette scène, et ainsi d’immortaliser de vrais moments d’énergie, d’émotion et d’esthétisme brute. Avec le live, les compétences du photographe sont mises à rude épreuve, on n’a pas deux chances pour « le bon cliché ».

~ Quelles sont tes influences artistiques ? Y'a-t-il des artistes qui te plaisent particulièrement ?

J’ai eu la chance de grandir dans une famille d’artistes qui sortent des Beaux-Arts, et donc d’avoir grandi dans un environnement portant une grande importance aux images et à l’art.
Mes influences sont vraiment très variées, mais le tout premier photographe qui m’a tapé dans soleil et vraiment donné envie de continuer à faire de la photo c’est Andy Julia. Après je ne cherche pas à copier ou à refaire ce que quelqu’un a déjà très bien fait, cela n’a aucun intérêt pour moi. nous sommes tous différents, et j’espère pouvoir mettre de ma propre personne dans chacun de mes shoots, pour que celui qui saura voir plus loin dans ma photo, puisse y trouver un peu de moi.

modèle : Claudie Petit

~ Comment trouves-tu les thèmes de tes séances ?

Les thèmes je les choisis parce que j’ai vu une image qui m’a inspiré une idée, une phrase, un film, un objet, un rêve, une émotion… Tout devient source d’inspiration et en fonction de mon état d’esprit du moment j’ai envie de réaliser l’image ou je l’oublie dans un coin de ma tête et je la ressors quelque temps après, comme ce fut le cas pour le shooting de la sirène qui a été réalisé une première fois en 2009, et qui a été refait fin 2014 parce que l’inspiration était revenue et les images étaient plus définies dans mon esprit.

~ Il y a un coté assez provocateur dans certains de tes shoots, est-ce assumé ?

C’est totalement assumé, et parfois ça fait du bien de montrer autre chose que des shoots avec des filles éthérées, mélancoliques et douces. Je ne cherche pas particulièrement à provoquer, je veux juste faire passer la bonne émotion dans le bon cadre, avec le bon modèle. Si cela devient provocateur, choquant, voire gênant, je l’assume complètement effectivement. L’idée de départ est de générer une émotion, une réflexion, j’ai passé depuis longtemps ma période "choquer pour choquer".

modèle : Mejika Setsunaï

~ Ton univers est également très fantaisiste (je pense aux shoots sur Alice au Pays des Merveille, les sirènes, etc), qu'est-ce qui te plait dans ces mondes imaginaires ?

Pour moi la photo est un moyen de sublimer des émotions, des états, mais aussi ça permet de créer des univers qui n’existent pas. Les mises en scène et les modèles permettent de raconter une histoire, et ça me plaît de rendre l’imaginaire « réel » le temps d’une photo. Cependant, même si souvent les mondes imaginaires sont sympathiques, les miens sont des fois sombres. Mes photos montrent souvent des jeunes femmes mélancoliques, semblant attendre, endormies, certaines semblent plus fortes, cependant un détail fait qu’elles sont également à la merci de leurs émotions, figées dans un monde onirique, mais sombre. De belles histoires en apparence mais des jeunes femmes fragiles, blessées ou désespérées d’attendre ou d’avoir cru au conte de leur enfance.

~ Comment choisi-tu tes modèles ? Est-ce que l'histoire de la séance est écrite selon la personne devant l'objectif ?

Pour choisir mes modèles il faut que j’aie un coup de cœur pour le modèle, autant physique qu’en tant que personne. Je n’arrive pas à prendre du plaisir pendant la séance photo si la personne en face ne met pas du sien, je veux raconter une histoire, et si le modèle n’est pas impliqué ça va être compliqué d’avoir un résultat satisfaisant. De plus je préfère avoir un minimum d’affinités avec le modèle,
Après pour l’histoire de la séance, ça dépend du projet, souvent j’ai l’idée et je recherche le modèle le plus proche possible de ce que j’imaginais. Après il m’arrive aussi de construire une séance photo autour d’un modèle, d’allier ses envies avec les miennes. Chaque projet est différent, c’est ce qui fait qu’il sera unique.

modèle : Emilie Sandrin

~ As-tu essayé de poser, quelles sont tes expériences ?

Oui j’ai déjà posé plusieurs fois de mes 16 ans jusqu’à mes 20/21 ans. Là encore, on passe de la douceur à un autre extrême plus sanguinolent. Il y a toujours une dualité autant dans mes photos que dans celles où je pose. Cependant c’est toujours enrichissant de voir comment les autres travaillent, et surtout ce que ressentent les modèles quand elles posent, ça m’a permis de changer mes directives envers elles. Et ça m’a aussi poussée à donner de ma personne en mimant les poses pour diriger plus facilement les modèles, quitte à me rouler par terre pendant la séance. Le résultat est meilleur et plus facile à comprendre pour ces dernières qui ne peuvent pas toujours visualiser ce que veut le photographe.

~ Enfin, quels sont tes projets pour cette année (expositions, shoots, etc) ?

Cette année est assez particulière, je me marie. J’ai donc fait le choix de ne pas réaliser d’exposition, mais je reviendrai de plus belle en 2016 ! J’ai quelques projets avec des groupes de musique, et pour les shoots si le temps me le permet, de terminer des séries de photos déjà entamées, comme mes sirènes qui sont en projet et quelques portraits.

modèle : Venerÿs Dies


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Miscellanées autour du nénuphar

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Le nénuphar, "waterlily" en anglais (lys d'eau), est une plante particulière qui a fasciné l'homme depuis l'Antiquité. Fleur lumineuse naissant au milieu d'eaux stagnantes et troubles, les propriétés et symboles que l'Homme lui a prêtées ont été nombreuses.

Son nom commun, "nénuphar", vient de l'égyptien "nanoufar" qui signifie "les belles". Dans l'Egypte Ancienne, le nénuphar exprime la naissance du monde : celui-ci ouvre ses pétales à l'aube, et les referme avec le coucher du soleil, il est également associée à la naissance des premiers dieux sur les eaux primordiales, l'Océan Noun. Par ces différentes caractéristiques, on lui donne des propriétés vivifiantes, anti-vieillissement et aphrodisiaques (propriétés qui sont de nos jours confirmées par la science). Celui-ci aidait donc les vivants à conserver leur vigueur, et les morts à renaître dans l'au-delà : d'où le fait que l'on retrouve des nénuphars ornant nombre de temples et tombeaux pharaoniques, quand la fleur n'était pas directement placée dans la tombe du défunt.

Tête de Toutankhamon
sortant d'une fleur de Lotus
( ~ 1340 avant J.C.)
Dans les spiritualités bouddhistes et hindoues, le nénuphar a aussi une grande place. Il symbolise la révélation de l'esprit : le nénuphar immaculé s'ouvre sur les eaux sales, comme l'esprit doit s'ouvrir par-dessus la souillure du monde. Le coeur de l'Homme est semblable à une fleur de lotus clôt, qui doit s'épanouir avec la connaissance et la méditation pour révéler toute sa beauté.

Bouddha enfant, ses sept premiers pas
Peinture murale du temple Mulagandhakuti Vihnara de Sârnâth
Inde, XXe siècle de notre ère

Enfin, le nénuphar représente dans la majeure partie des sociétés la fertilité. On dit qu'il est à l'image de l'organe sexuel féminin, en particulier dans les littératures d'extrême-orient où le mot "lotus" désigne expressément la vulve. Certains peuples, comme les Dogons du Mali, donnent même des feuilles de nénuphar à manger aux femmes allaitant et au bétail venant de mettre bas.


Hsi-Tsun Chan - On Lotus Pound

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Claude Monet - extraits de la série d'huiles sur toile Nymphéas (1914 - 1926)

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Promenade sentimentale

Le couchant dardait ses rayons suprêmes
Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
Les grands nénuphars entre les roseaux
Tristement luisaient sur les calmes eaux.
Moi j'errais tout seul, promenant ma plaie
Au long de l'étang, parmi la saulaie
Où la brume vague évoquait un grand
Fantôme laiteux se désespérant
Et pleurant avec la voix des sarcelles
Qui se rappelaient en battant des ailes
Parmi la saulaie où j'errais tout seul
Promenant ma plaie ; et l'épais linceul
Des ténèbres vint noyer les suprêmes
Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
Et les nénuphars, parmi les roseaux,
Les grands nénuphars sur les calmes eaux.

Paul Verlaine (1866)

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John William Waterhouse - Ophélie (1894)

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Ophélie (I)

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
[...]

Arthur Rimbaud (1870)



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Viet Ha Tran - Another Story of Ophelia
Memories of Violette - Dying Lilies
Cristina Coral - Waterlily

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Sources :

http://www.jardin-aqueduc.fr/IMG/pdf/Voulez_vous_tout_savoir_sur_le_nenuphar.pdf
http://jfbradu.free.fr/egypte/LA%20RELIGION/SYMBOLES/lotus.php3
http://www.guimet.fr/fr/documentation/parcours/276-le-lotus
http://users.skynet.be/lotus/lotus/lotus0-fr.htm#lb3
http://www.guimet.fr/fr/documentation/parcours/276-le-lotus

En route pour le sabbat des sorcières (3) : addendum

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Ainsi que je l'expliquais à l'entame de mon premier article consacré à l'iconographie sabbatique, il peut être ardu d'appréhender le corpus immense et varié des scènes de sorcellerie. En dépit de mes efforts pour trier ce fouillis d'images innombrables, je décèle, avec maintenant quelques semaines de recul, des oublis commis alors. C'est pourquoi, avant d'aborder un aspect fort différent de ces représentations, j'ai souhaité revenir sur les thèmes vastes de l'onguent de vol et de l'initiation. Cet article présente donc des œuvres laissées — intentionnellement ou non — de côté lors de la rédaction des précédents.

J'ai fait la découverte fortuite de la première en effectuant des recherches sur un tout autre sujet. Nous devons cette eau-forte au graveur français Pierre Maleuvre (1740->1803), qui a reproduit une peinture disparue de François Marie Isidore Quéverdo (1740-1797). Je suppose que celle-ci, déjà, était fortement inspirée des œuvres de David Teniers le Jeune que j'ai longuement commentées, auxquelles elle emprunte certains éléments, dont leur balai-flambeau caractéristique. Jane P. Davidson identifie d'autre part la plante contenue dans le panier représenté à l'avant-plan comme étant une Atropa belladonna, ajoutant que « [l]a belladone était souvent utilisée comme l'un des composants de l'onguent d'envol (1) ».

Pierre Maleuvre, d'après François Marie Isidore Quéverdo, Départ pour le Sabbat, 1780.

Planche de cuivre de l'estampe précédente.

L'œuvre suivante est de l'Autrichienne Luma von Flesch-Brunningen (1856-1934‏). S'y trouve représenté un groupe de personnages qui doit désormais vous être familier : une jeune sorcière initiée par d'autres plus âgées qui l'entourent. Notez la présence du grimoire et du balai à l'avant plan et que — comme presque systématiquement — la dichotomie « jeune et nue / âgée et habillée » est respectée. Néanmoins, la néophyte assume un rôle plus actif puisque c'est elle qui tient le pot d'onguent, qu'elle s'applique avec l'aide d'une de ses aînées. À l'arrière-plan, on observe une jeune femme vêtue, qui semble attendre son tour de recevoir cet enseignement.

Outre la présence du balai et du grimoire, celle d'un drap entre les jambes de l'initiée et d'un bracelet à son poignet me fait supposer que cette image se réfère au même texte, toujours à identifier, que celles produites par Louis Maurice Boutet de Monvel et Jean Morisot, analysées dans mon premier article.

Luma von Flesch-Brunningen, Hexensalbung (« Ointement de sorcière »), 1899.





Deux ans plus tard, en Allemagne cette fois, le peintre Hermann Hendrich (1854-1931) contribue à un projet étrange : l'édification dans la région montagneuse du Harz (où se dresse le mont Brocken, au sommet duquel des légendes affirment que les sorcières s'assemblaient autrefois pour célébrer le sabbat) d'une grande salle dédiée au folklore germanique, nommée la Walpurgishalle (en français : « Hall de Walpurgis »). Plus précisément, celle-ci est bâtie sur laHexentanzplatz, autrement dit, la « piste de danse des sorcières ».

Ce nom ne manqua certainement pas d'inspirer Hendrich, qui produit cinq grandes peintures pour décorer l'intérieur du bâtiment. Celle que je vous présente, logiquement intitulée Danse de sorcières, montre en son centre une scène des plus intéressantes, au vu de notre problématique : autour d'un chaudron fumant, plusieurs macrales sont assemblées ; l'une aux cheveux gris remue à gauche la préparation, tandis qu'à droite, une blonde s'est dévêtue et s'applique l'onguent de vol sur les jambes. J'y vois donc une occurrence supplémentaire du topos déjà souvent observé.

Hermann Hendrich, Danse de sorcières, 1901.

Topos illustré encore par l'image suivante, que j'avais égarée dans un mauvais dossier et donc omis de présenter dans mon article sur l'initiation intergénérationnelle. Il s'agit d'une photographie de l'Américain William Mortensen (1897-1965). Les mêmes caractéristiques que dans les œuvres précédentes y sont observables.

William Mortensen, Préparation pour le Sabbat, 1936.

D'autre part, j'avais également dans un premier temps écarté certaines images par incertitude qu'elles représentassent bien une préparation au sabbat. La suivante en faisait partie. M'étant récemment procuré un ouvrage de référence, dans ce champ d'étude, je puis désormais l'inclure, ayant l'assurance de nul autre que Roland Villeneuve que c'est le cas. Voici la description qu'il donne de cette gravure au burin dans son ouvrage La Beauté du Diable : « Sous une nuée de météorites, une pluie de sang et des éclairs sillonnant le ciel, les lamies préparent l'onguent à base de chairs putréfiées, d'animaux immondes et d'ossements humains (2). »

Comme beaucoup d'autres que nous avons étudiées, cette gravure est un produit du siècle d'or néerlandais. Son auteur est Jacques de Gheyn le Jeune (1565-1629). Il s'agit cette fois d'une scène d'extérieur. Si l'application telle qu'elle de l'onguent de vol n'est pas représentée, l'on constate que les personnages conservent leurs caractéristiques habituelles, une opposition étant visible entre les deux sorcières âgées et habillées et leur consœur plus jeune, dévêtue.

Jacques de Gheyn le Jeune, La Cuisine des sorcières, date inconnue.

Inclure cette gravure me pousse à faire de même pour la suivante, semblable dans son sujet. Il s'agit d'une toute petite (seulement 21 sur 26 centimètres) huile sur bois du peintre liégeois Léonard Defrance (1735-1805). Je n'en dispose malheureusement que d'une médiocre reproduction en noir et blanc, ce qui est assez paradoxal car cette œuvre est la seule de toutes celles présentées ici dont j'ai eu l'opportunité d'admirer l'originale.

Si, de nouveau, la représentation de préparatifs en vue du sabbat est moins explicite dans cette peinture que dans d'autres, c'est néanmoins ainsi qu'elle est décrite par des spécialistes de Defrance : « Des sorcières préparent l'onguent dont elles s'enduiront le corps pour se rendre au sabbat (3). »

Léonard Defrance, Scène de sorcellerie, date inconnue.

Les gravures — sur bois notamment — montrant des sorcières d'âges divers réunies autour d'un pot d'onguent fumant sont du reste nombreuses. En voici deux exemples supplémentaires, qui vous évoqueront sans doute le style d'un Hans Baldung...

Artiste inconnu, illustration tirée de Jean Geiler de Kaysersberg, Die Emeis, 1516.

Artiste inconnu, illustration tirée de Reinhard Lutz, Warhafftige Zeitung von den gottlosen Hexen, 1571.


Pour clôturer mon premier article, j'avais brièvement parlé de la Linda maestra! de Goya. Si celle-ci est exemplaire, ce n'est pas la seule estampe à représenter une jeune sorcière conduite en balai au sabbat par une autre. Un sujet similaire est traité ci-dessous par le graveur allemand Gustav Spangenberg (1828-1891) dans son Hexenritt. Une fois encore, on peut voir dans une telle scène la représentation d'une initiation.

Gustav Spangenberg, Hexenritt (« Chevauchée de sorcières »), 1870.

Légère différence dans la gravure suivante, du Russe (mais Parisien d'adoption) Sergueï Solomko (1867-1928): deux sorcières ne partagent plus un balai, mais une vieille chevauche un porc tandis qu'une jeune la suit, s'agrippant à ses cheveux. L'on pourrait arguer que l'artiste cherchait ainsi à donner une dimension furieuse à son œuvre plutôt qu'à montrer la seconde conduite par la première ; il me paraît cependant indiscutable que le long cortège qui s'étire à l'arrière-plan de la gravure et jusqu'en dehors de son cadre est mené par cette vieille femme.

Sergueï Solomko, La Nuit de Walpurgis, date inconnue.

Une observation similaire peut être faite au sujet de cette peinture de Luis Ricardo Falero : la vieille sorcière de l'avant-plan apparaît en guider deux jeunes, en tenant par la corne le bouc que celle au-dessus d'elle chevauche et en poussant sur la croupe de celle allongée en-dessous d'elle sur un balai. Détail intéressant : elle est la seule de tout le groupe principal à être un peu couverte par un linge, en une probable survivance de la vêture des initiatrices, observées dans des œuvres antérieures. Une esquisse de ce tableau montre que Falero l'avait dès l'entame de son travail drapée de ce pseudo vêtement. Les deux sorcières « initiées », en revanche, apparaissent avoir été dans un premier temps en partie couvertes (celle du haut par un tissu rouge enroulé autour de ses jambes, celle du bas par une sorte de déshabillé gris), avant qu'un revirement de l'artiste ne les dénude tout à fait...

Luis Ricardo Falero, Sorcières qui vont au sabbat, 1878.

Luis Ricardo Falero, étude n°11 pour Sorcières qui vont au sabbat, date inconnue.

Quittons à présent le ciel pour observer la gravure suivante, néanmoins semblable à bien des égards à l'œuvre précédente. Il s'agit d'une illustration de Martin Van Maele pour la réédition de 1911 de La Sorcière, l'essai célèbre de Jules Michelet. Au crépuscule, deux vieilles sorcières vêtues de capes sombres prises dans le vent y tirent par la main une jeune femme dans la lande. Sur le visage de celle-ci se lit une expression peu rassurée, qui trahit la néophyte.


Martin Van Maele, illustration pour La Sorcière de Jules Michelet, Paris, éd. Jean de Bonnot, 1911.

Enfin, il convient de parler brièvement d'une curiosité : le Calendrier Magique de 1896, édité l'année précédente en France par Austin de Croze (1866-1937), qui en signe les textes. La réalisation des illustrations, quant à elle, a été confiée à Manuel Orazi (1860-1934), un peintre et affichiste Art nouveau d'origines italiennes. Une influence de Goya sur celui-ci peut être supposée, la page consacrée au mois d'août semblant citer son célèbre El Aquelarre (« Le Sabbat des sorcières », 1798). Cependant, celle de janvier, dont l'illustration est intitulée Sabbat m'évoque davantage un dessin de Hans Baldung que j'ai décrit dans mon premier article et qui mettait également en scène une vieille sorcière à l'expression résolue et une jeune à la bouche arrondie par la surprise ou la peur.

Quelques vers de de Croze, accolés à cette illustration, précisent la scène représentée. Les sorcières y affirment notamment : « La graiss' magique, / Dont nos corps sont oints, / Nous mén'ra ben loin / Chevauchant nos triques. » Le parallèle avec les nombreux tableaux où jeunes et vieilles sorcières sont assemblées autour d'un chaudron contenant l'onguent de vol me paraît dès lors sans équivoque. Notons que ce court poème est dédié à Maurice Rollinat, alors connu pour sa poésie macabre et fantastique. Ami de Jules Barbey d'Aurevilly, il fut qualifié par celui-ci de « diable en acier », en cela supérieur au « diable en velours » de Baudelaire. Si le génie de Rollinat reste discuté, que cette dédicace dut lui plaire me paraît évident, puisqu'elle rejoint tout à fait sa propre conception artistique.

Austin de Croze & Manuel Orazi, « Januarius », dans Calendrier Magique, 1895.

Détail de l'image précédente.


Laissons de côté les caractères initiatique et intergénérationnel des représentations de préparatifs au sabbat. Dans mon second article consacré à l'iconographie sabbatique, je me suis intéressé à la récurrence dans plusieurs œuvres de quelques mêmes éléments : une cheminée, une main de gloire, un sceau de Salomon. Trois œuvres supplémentaires, dont j'ai récemment pris connaissance, se doivent d'être ajoutées à la liste. Nous devons la première à Jacques de Gheyn le Jeune, dont nous avons déjà observé une gravure plus haut. Dans celle-ci, une cheminée qui doit vous en évoquer d'autres est visible sur le bord gauche. Comme de coutume, elle est surmontée d'une main de gloire. La sorcière sur son balai, à demi engouffrée dans le conduit, laisse supposer une influence direct de Brueghel et de son Diuus Iacobus diabolicis praestigiis ante magum sistitur.

Jacques de Gheyn le Jeune, Cuisine des sorcières, date inconnue.

La seconde est une gravure au burin de Jaspar Isac (1585?-1654), un contemporain de Frans Francken le Jeune, d'origine flamande comme lui. Il s'agit à l'évidence d'une œuvre dérivée de la Cuisine de sorcières de Francken, dont nous avons déjà parlée. Elle en reprend en effet à l'identique l'organisation générale et les personnages, ses seules variantes devant être cherchées dans les détails. À nouveau, une main de gloire est observable sur la tablette de la cheminée, de même que, immédiatement à côté, un parchemin sur lequel un hexagramme est inscrit.

Notons que Roland Villeneuve — qui bien avant moi s'est employé à décoder de pareilles scènes de sorcellerie — considère comme le personnage principal de l'image « la belle sorcière à la jupe retroussée à la jupe retroussée, [...] soucieuse d'écouter les conseils que lui donnent, dans le plus simple appareil, deux autres lamies expertes dans le maniement du balai (4) » et conclut que « cette gravure cherche à définir une scène d'initiation (5) ». Je seconde bien sûr cette analyse et ajoute que cette initiation se double selon moi d'une seconde, représentée par le couple de personnages situé directement derrière ceux décrit par Villeneuve : une jeune sorcière lisant un grimoire par-dessus l'épaule d'une autre plus âgée.

Jaspar Isac, d'après Frans Francken le Jeune, Abomination des sorciers, vers 1610.

Enfin, il me faut parler de la peinture à l'huile suivante, de l'artiste néerlandais Cornelis Saftleven (1607?-1681). Si on ne peut plus réellement parler de main de gloire, le dessin d'une main est néanmoins visible sur le conduit de la cheminée, parmi d'autres symboles occultes. Chaque doigt, en lieu et place de chandelles, est surmonté d'une croix. Notons en outre qu'un sceau de Salomon est présent dans le tableau, gravé sur le sol, à l'avant-plan. Ce détail, auquel s'ajoute celui de la sorcière dont le buste s'échappe du conduit de cheminée, m'incite à postuler une influence de Frans Francken le Jeune. Cet aîné de Saftleven avait en effet déjà représenté ces éléments dans son Sabbat de sorcières, en 1606.

Une originalité de cette peinture consiste en revanche à mettre en scène à l'avant-plan non pas une sorcière mais un sorcier (quoique la forme pointue de ses oreilles et les sortes de griffes prolongeant ses orteils peuvent indiquer un diable), qui s'applique l'onguent contenu dans un pot posé entre ses jambes. Le fait que les deux sorcières en vol soient quant à elles habillées semble prolonger cet effet d'inversion, vraisemblablement personnel à l'artiste.

Cornelis Saftleven, La Taverne d'une sorcière, 1650.




(1) Jane P. Davidson, « Plantes médicinales et vénéneuses : le sabbat des sorcières et ses préparatifs dans la peinture néerlandaise du XVIIe siècle », trad. Catherine Bernard, dans Le Sabbat des sorciers. XVe-XVIIIe siècles, sous la direction de Nicole Jacques-Chaquin & Maxime Préaud, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 1993, p. 424.
(2) Roland Villeneuve, La Beauté du Diable, Paris, éd. Berger-Levrault, 1983, p. 169.
(3) Françoise Dehousse, Maïté Pacco & Maurice Pauchen, Léonard Defrance. L'Œuvre peint, Liège, éd. du Perron et Eugène Wahle, 1985, p. 149. 

(4) Roland Villeneuve, Op. cit., p. 166.
(5) Ibid.

Les fées de Cottingley

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Il était une fois une histoire vraie, ou presque.

Deux cousines, Elsie Wright et Frances Griffiths, âgées respectivement de 16 et 10 ans, vivent à Cottingley, en Angleterre. Elles s’entendent à merveille et restent des heures à jouer dehors, dans la forêt près de la propriété familiale et aux abords d’une rivière qui coule au fond de leur jardin : la Beck. Elles reviennent souvent trempées de leurs expéditions. Devant les remontrances de leurs parents elles s’excusent en expliquant qu’elles sont allées voir les fées et que c’est près de la rivière que se rencontrent toutes les créatures du petit peuple. Les deux cousines les voient régulièrement et tout cela leur semble très normal.

La rivière Beck à hauteur de Cottingley, où Frances et Elsie affirment être entrées en contact avec le petit peuple
source : wikipédia.org

La croyance dans les fées et créatures magiques est très ancrée à Cottingley. On y trouve un lieu appelé « Fairies Hole », une ouverture dans une roche utilisée par les créatures magiques pour danser et jouer. Un peu plus loin, on peut entendre la musique des fées et voir de minuscules vêtements blancs accrochés aux branches par nuit claire.

La mère d’Elsie, Polly Wright, écoute les récits de sa fille et de sa nièce avec attention et, surtout, elle les croit. Elle aurait déjà fait l’expérience du voyage astral et se rappellerait de ses vies antérieures. Voulant en savoir plus et très curieuse, Polly demande à son mari d’offrir à Elsie et Frances un appareil photo pour que les enfants puissent rapporter une preuve de leurs récits.
Un samedi de Juillet 1917 le père d'Elsie charge l'appareil, un Midg quarter-plate, d'une unique plaque photographique et le donne aux deux filles. Elles reviennent de leur expédition moins d'une heure plus tard, triomphantes. Elles confient l’appareil au père d’Elsie qui possède sa propre chambre noire et qui développe la plaque en quelques heures. 


http://licm.org.uk/scans/Midg.gif
un midg quater-plate
Exemple de plaque photographique, support sur lequel les photographies de 1917 ont été prises. Les plaques sont peu à peu supplantées par le film photographique au début du XXe siècle.

Exemple de plaque photographique.
source : wikipédia.org

Voici ce qui apparaît sur la première plaque développée ce jour-là:

Le père d’Elsie connaît bien les penchants artistiques de sa fille et il sait qu’elle a des notions de photographie. Pour lui cette photo n’est rien de plus qu’un trucage. Vexées de ne pas être prises au sérieux, les deux enfants repartent faire une autre photo pour convaincre Arthur Wright. Sur cette deuxième photo on voit l’une des cousines avec un gnome :

les fees de Cottingley
source
Arthur Wright n’apprécie pas l’insistance des jeunes filles. Il pense qu’elles se moquent de lui et leur confisque l’appareil. Plus de photos pour Elsie et Frances !!

Mais les photos commencent leur itinéraire…

En effet Polly Wright fait partie d’une société théosophique. La Société théosophique est une association internationale prônant la renaissance du principe théosophique ancien selon lequel toutes les religions et philosophies possèdent un aspect d'une vérité plus universelle. Sa devise est : « Il n'y pas de religion supérieure à la vérité ». Son enseignement repose sur un syncrétisme liant le bouddhisme, l'hindouisme, l'ésotérisme et de manière générale toutes les autres traditions religieuses.
Durant l’été 1919, Polly assiste à une conférence organisée par la société théosophique sur le petit peuple. Polly a apporté avec elle des exemplaires des photos des fées et les distribue dans le public. Les photos et leur copie vont circuler au cours d’autres réunions de la Société. Elles arrivent entre les mains d’un de ses membres éminents : Edward L. Gardner au début de l’année 1920.

Intervention d'Edward L. Gardner

Edward L. Gardner d'après la photographie du frontispice de l'édition américaine de The Coming of the Fairies, 1922.
Edward L. Gardner, 1922.
Gardner a des conceptions bien précises concernant l’ésotérisme. Pour lui il tout à fait possible de photographier les esprits, c’est d’ailleurs une croyance populaire répandue à l’époque. Pour Gardner les fées seraient une évolution qui découle de la branche des insectes. Les photos signifient pour lui que l’être humain a entamé un nouveau cycle d’évolution.

Edward L. Gardner écrit aux deux jeunes filles et demande les négatifs d’origine sur plaque de verre à Arthur Wright. Gardner, familier des trucages photographiques, les examine et n'y décèle aucun signe de supercherie. Pour lui c’est même une preuve que les concepts théosophiques sont irréfutables. Voulant faire connaître la nouvelle, Gardner fait corriger les plaques qui deviennent plus propices à l’impression. 
C’est la photo retouchée qui devient célèbre. Les reproductions sont disponibles à la vente à l’issue des conférences de théosophie à travers tout le royaume uni.

C’est ainsi que ces images parviennent jusque Sir Arthur Conan Doyle, qui fait également partie de la société théosophique.

Intervention de Sir Arthur Conan Doyle

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/bb/Conan_doyle.jpg/220px-Conan_doyle.jpg
portrait de Sir A. C. Doyle
Les photos sont remarquées par le célèbre écrivain Sir Arthur Conan Doyle qui s’intéresse beaucoup au surnaturel. Il est enthousiasmé et c’est pour lui une preuve incontestable de l’existence des fées. Ses croyances sont familiales puisque son oncle Richard Doyle était illustrateur à l’époque victorienne et spécialisé dans la représentation du petit peuple. Son père, Charles Doyle, lui aussi dessinateur de fées, affirmait en voir dans ses dernières années, alors qu’il avait sombré dans l’alcoolisme et la folie. Depuis la mort de son fils, Doyle s’intéresse à l’écriture automatique. Il est passionné très tôt par l’hypnose, la télépathie, le spiritisme.

Doyle entre en contact avec Gardner et ensemble ils font réaliser des expertises.
Plusieurs techniciens de la société Kodak examinent les tirages. Les spécialistes n’y décèlent aucune trace de trucages. Cependant ils ne concluent pas pour autant que l’authenticité de la photo soit une preuve de l’existence des fées.
Le laboratoire Ilford quant à lui conclue que les photos sont bien évidemment truquées.

Les experts ne s’accordent pas, Gardner et Doyle préfèrent garder leurs certitudes et surtout les prouver. Gardner se rend à Cottingley durant l’été 1920. Il y apporte deux appareils photographiques et 24 plaques. Frances est invitée à rester avec la famille Wright pendant les vacances scolaires d'été afin de prendre plus de photos avec Elsie. Laissées seules un après-midi, car les fées ne se montreraient en présence d’autres personnes, Elsie et Frances prennent plusieurs photos, dont deux semblent montrer des fées. Dans la première, Frances et la fée bondissante, Frances est représentée de profil avec une fée près de son nez. La deuxième, La fée offrant un bouquet de campanulesà Elsie, montre une fée en vol stationnaire ou sur la pointe des pieds se tenant sur une branche, et offrant une fleur à Elsie.

les fees de Cottingley
Frances et le fée bondissante, août 1920.

les fees de Cottingley
La fée offrant un bouquet de campanules à Elsie, août 1920.

Deux jours plus tard, les filles prennent une dernière photo : Les Fées et leur bain de soleil. Elle montre un petit groupe de personnages féeriques dont les ailes semblent réagir au vent ou se mouvoir.

les fees de Cottingley
Bain de soleil dans le nid aux fées, août 1920.
Polly et Arthur Wright n'ont pas le même point de vue sur l'affaire. Si Polly reconnaît l'existence du petit peuple sans équivoque, son mari Arthur reste perplexe et a du mal à croire que Conan Doyle, qu'il tenait jusque-là en grande estime, ait pu être trompé par deux jeunes filles. C'est lui qui emballe soigneusement les plaques dans du coton et les retourne à Gardner.

En novembre 1920, Conan Doyle publie un article sur le sujet dans le numéro du Strand Magazine. L’article contient deux tirages de plus haute résolution que les photographies originales de 1917. De très nombreux exemplaires se vendent en quelques jours de publication. Pour protéger l'anonymat des filles, Frances et Elsie ont été renommées respectivement Alice et Iris, tandis que la famille Wright porte le nom de « Carpenters ». En spiritualiste enthousiaste et engagé, Conan Doyle espère que, si les photographies parviennent à convaincre le public de l'existence des fées, celui-ci pourra accepter plus facilement la réalité d'autres phénomènes psychiques.
L'article reçoit un accueil mitigé, généralement un mélange « d'embarras et de perplexité », et si la plupart des lecteurs pensent qu'il s'agit d'un canular, les fées de Cottingley divisent et sont sources de controverses et de disputes. L'opinion est partagée entre l'admiration pour les réalisateurs du trucage, la stupéfaction, l'hilarité et la colère.

Plusieurs journalistes de la région mènent des enquêtes afin de retrouver les deux jeunes filles et d'en savoir plus. Elles sont vite retrouvées et un grand nombre de personnes sont impressionnées par l'apparente sincérité des deux filles même si l’affaire reste inexpliquée.
Plusieurs possibilités de truquages sont évoquées, grâce à la description d'Elsie par sa mère comme une enfant imaginative, artiste et familière des promenades en pleine nature. Certains pensent à  des découpes de carton : les sceptiques à l'égard des clichés notent que les fées ressemblent étonnamment aux personnages traditionnels des contes de nourrice, mais aussi qu'elles arborent des coiffures à la mode, et que les photographies sont particulièrement nettes, comme si des améliorations avaient été effectuées par un spécialiste. Des experts en photographique concluent qu'ils pourraient produire le même type d'image en studio avec des découpages en carton, et une explication donnée pour la première photo est que Frances est debout derrière une table recouverte de verdure et de mousse, sur laquelle sont posées des fées en carton.

Gardner se rend une dernière fois à Cottingley en Août 1921 avec un médium, Geoffrey Hodson, spécialiste des fées et gnomes recommandé par Sir Arthur Conan Doyle. Aucune photo n’est prise, mais de nombreuses notes de Hodson précisent qu’il voit des fées partout et il les décrit dans ses carnets de notes. Pour lui les deux jeunes filles sont également médium. Cependant, Elsie et Frances expliquent qu'elles n'ont plus le cœur assez pur pour que les fées les honorent de leur compagnie du fait de la puberté. Pour ne rien arranger, il pleut presque tout l'été alors que, selon les deux filles, les fées n'apparaissent qu'au soleil.

Conforté par les dires du médium Geoffrey L. Hodson, Conan Doyle publie un livre en 1922 : The Coming of the Fairies. Comme auparavant, les photographies reçoivent un accueil mitigé, mais pire, l'ouvrage le couvre de ridicule au point que les spiritualistes et des amis se détournent de lui. Ce soutien inconditionnel à l'affaire venant de la part du créateur du personnage le plus froidement logique de la littérature anglaise (Sherlock Holmes) contribue à discréditer Conan Doyle, et à lui donner une réputation de « vieil homme crédule ». Des poèmes et des caricatures se mettent à circuler bien qu'il ne soit pas, et de loin, le seul à croire à la réalité physique des esprits élémentairesà son époque.
Il aura tout de même apporté une énorme publicité à lui seul, défendant la réalité des photos jusqu'à sa mort en 1930. Même s’il ne s’est jamais rendu personnellement à Cottingley, c’est en partie grâce à lui que nulle part au monde les fées n'auront été aussi populaires qu'à Cottingley au début du XXe siècle.


L'affaire en reste là pour longtemps. L’intérêt pour ces photos diminue graduellement. Puis les photographes grandissent, se marient et mènent leur vie.
Mais ces photos ne seront jamais totalement oubliées. En 1966, un journaliste retrouve Elsie qui lui explique qu’elle a photographié ses pensées. Cette simple déclaration relance l’intérêt pour ces images étranges. Les médias s’emparent de l’histoire et rencontrent les deux auteurs qui nient avoir monté un canular.
De 1966 aux années 1980, de plus en plus de documents tels que déclarations des critiques, expertises, enregistrements, cassettes, lettres et coupures de journaux, deviennent disponibles et permettent d'approfondir l'affaire des photographies. Elsie et surtout Frances se tiennent plutôt à l'écart et tentent de faire valoir le respect de leur vie privée. La majorité du public s’en tient à des découpages de carton, disant que les fées étaient bien connues des livres pour enfants en 1917, et qu'à l'exception du gnome, celles des photographies sont habillées et coiffées à la mode.
Ce n’est que lorsque Frances atteint l’âge avancé de 80 ans qu’elle avoue, ainsi que Elsie, que les photos étaient truquées grâce à des fées en carton découpées dans un livre pour enfants. Mais les deux cousines affirment toujours qu'elles ont réellement vu des fées. Elsie avait pris les illustrations du petit peuple dans Princess Mary's Gift Book de Claude Arthur Shepperson, et notamment le poème d'Alfred Noyes, A Spell for a Fairy (Sortilège pour une fée), un livre populaire pour enfants auquel Conan Doyle avait collaboré pour écrire Bimbachi Joyce. Ce dernier a d'ailleurs dû en recevoir un exemplaire par son éditeur à l'époque, et n'aura a priori jamais relevé la ressemblance.

http://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/d/d2/CottingleyFairies-PrincessMary2_gobeirne.png
source : wikipédia.org
Les deux filles ont découpé les personnages en carton avant d'éliminer un certain nombre de leurs accessoires ou d'en ajouter de nouveaux, puis de les fixer dans des herbes ou des branchages à l'aide d'épingles à chapeau, afin de prendre la photographie. Elsie confie qu'elle avait éprouvé de la compassion à l'égard de Conan Doyle qui venait de perdre son frère cadet et son fils. Elsie et Frances avaient alors décidé de garder le secret de l'affaire jusqu'au décès de Conan Doyle et d'Edward Gardner.

Elsie : « je me suis bien amusée et je ne comprends pas à ce jour pourquoi ces photos ont été prises, ni pourquoi tant de monde voulait être dupe ». Elle fait aussi part de son incrédulité en voyant que la « petite blague » d'une enfant et d'une adolescente ait pu tromper tant de personnes pendant tant et tant d'années. Elle ne comprend pas comment quelques photographies truquées ont provoqué cet enchaînement de circonstances, bien au-delà de ce que Frances et Elsie auraient pu prévoir. Les deux petites filles ont créé un canular innocent, et les adultes se sont emparés de l'affaire, tandis que les enfants n'ont eu aucun contrôle sur les événements.

En 1990, le livre de Joe Cooper intitulé The case of the Cottingley fairies (« L'Affaire des fées de Cottingley ») est publié à la suite d'une longue enquête et étude de l'auteur sur la biographie de Frances et Elsie.
Les photographies et les deux appareils utilisés par Elsie et Frances sont désormais exposés au National Media Museum de Bradford.

Frances décède en 1986, et Elsie en 1988, mais les deux femmes ont fait entrer les fées de Cottingley dans l'Histoire.

Sort des objets et documents en rapport avec l'affaire

Des impressions des photographies de fées, ainsi que quelques objets dont une première édition du livre de Conan Doyle, The Coming of the Fairies, ont été vendus aux enchères à Londres pour 21 620 £ en 1998. La collection comprend des tirages des photographies, deux des appareils utilisés par les filles et des aquarelles de fées peintes par Elsie.
Les plaques de verre photographiques ont été achetées pour £ 6 000 par un anonyme lors d'une vente aux enchères tenue à Londres en 2001.
La fille de Frances, Christine Lynch, est apparue dans une émission télévisée Antiques Roadshow de Belfast, diffusée sur BBC One en janvier2009, avec les photographies et l'un des appareils donnés aux filles par Conan Doyle. L'expert, Paul Atterbury, a estimé la valeur des objets présentés entre £ 25 000 et £ 30 000.

Quelques mois plus tard, la première édition des mémoires de Frances est publiée sous le titre Reflections on the Cottingley Fairies. Le livre contient la correspondance, parfois « amère », entre Elsie et Frances. Il révèle un conflit entre les deux filles à propos de la révélation du canular (le secret a déchiré la famille), et à quel point elles ont souffert de la mise en lumière de l'affaire, notamment Frances qui était entourée de gens voulant lui parler et la toucher, et qui l'ont traitée, dit-elle, « comme une bête de foire ».

Photographie de Frances Griffiths et Elsie Wright prise par Arthur Wright en juin 1917, avec l'appareil photo qu'il venait juste d'acquérir.
Frances et Elsie Wright, juin 1917.


 * * *


Sources :

Wikipédia
Cercle Zététique

Patrick Belloeil - Amour des feintes

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La poésie est un art oublié, un art ringard : gare à ceux de nos contemporains qui tenteraient de transcrire l'essence de leur âme en vers. Pourtant, certains s'obstinent, discrets et souvent incompris. On les rencontre, ces sensibles hébétés, au détours de rues et de soirées ; on est presque étonné que ces êtres liés à la poésie existent encore. Ainsi, je rencontrai Patrick Belloeil tout à fait par hasard, un soir à Brest. La quarantaine, dans son appartement tapissé de quelques tableaux où s'épanouissaient des sensualités féminines. Le ton est donné. Au milieu de la soirée, Amour des feintes circule timidement. Il s'agit du premier recueil de Patrick, où se joignent les écrits des six dernières années. Les poèmes sont très personnels, on les sent sortir du ventre d'un homme balancé par la vie et les amours, écrits avec justesse et personnalité, sans jamais tomber dans le pompeux ni le plagiat. Quand l'artiste parvient à forger sa propre plume, les mots n'en sont que plus sincères et communicatifs. C'est pour cette raison que je choisis de vous les présenter, à travers quelques extraits et quelques questions à l'auteur.

Patrick Belloeil photographié par AEK

~ Bonjour Patrick, tout d'abord, peux-tu te présenter plus amplement ? Quand as-tu commencé à écrire et pourquoi ?

J’ai bientôt 43 ans et je suis animateur. Je pense que l’écriture et mon métier sont tout deux basés sur le besoin d’exprimer ma sensibilité et mon amour de l’autre. Travailler dans le social, c’est être au contact de la réalité des hommes, réalité qui mêle les joies et les tristesses… J’ai commencé à écrire mes premières joies et mes premières amours à l’âge où on le fait tous : j’avais 5 ou 6 ans et j’écrivais des poèmes pour ma maman. En grandissant, certains arrêtent d’écrire, j’ai continué… Je crois aujourd’hui que ça fait partie de moi. 

~ Le thème amoureux, entre éclats de joie et de tristesse, prédomine dans tes écrits. Qu'est-ce que cela représente pour toi ?

J’ai la chance tout autant que le malheur d’avoir aimé et d’aimer encore. L’amour, quand tu le rencontres, te transcende, fait de toi le meilleur des êtres. Finalement, l’amour, c’est un mensonge… C’est le drame et la beauté de ce sentiment. Et s’il prédomine dans mes textes, c’est que l’on peut l’aborder de mille façons, tant il est complexe.

~ Quels sont les autres sujets qui te tiennent à coeur et que ta plume emprunte ?

Traduire la sensualité fait partie des exercices que j’apprécie. La colère est aussi une muse importante, la colère et le dégoût... Contre les maux du monde, contre une humanité qui m’effraie parfois, malgré tout l’amour que je lui voue, la mort d’enfants, la xénophobie. Il y a hélas tant de raisons de se mettre en colère.

~ Ta langue se passe de ponctuation et tes vers sont souvent courts. Pourquoi cette forme te séduit-elle ? 

Je ne sais pas si elle me séduit réellement. Elle est surtout naturelle. Il peut m’arriver d’avoir une écriture académique (alexandrins, sonnets…) mais j’aime la poésie pour la liberté qu’elle peut représenter. Enfant, je lisais les classiques, longtemps après avoir découvert Prévert à l’école. Prévert qui, pour moi, se confondait avec l’école. De la poésie pour enfant presque. Et puis un jour, j’ai relu Prévert… La simplicité, la spontanéité m’ont bouleversé : je redécouvrais les mots, mais j’en découvrais le sens profond. Lorsque j’écris, je me récite mes vers. Je privilégie une musicalité que ne m’apporte pas toujours la rigueur poétique…

~ Ton premier recueil est paru il y a quelques mois aux éditions Poésie d'Aujourd'hui. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour cette publication ?

Je n’ai aucune prétention et ne me considère pas comme un poète. Encore moins comme talentueux ! J’avais fait des démarches il y a longtemps mais n’ayant pas de retours positifs, j’avais donc abandonné. Les échecs te font relativiser l’opinion que tu as de toi-même… Donc j’ai continué d’écrire, montrant mes textes à quelques amis. Puis vint facebook, le blog… ça me suffisait. Et puis, un jour, tu croises quelqu’un dont la subjectivité t’enivre et tu te laisses convaincre. Quelqu’un qui croit en toi plus que toi-même et qui sait faire tomber les barrières que l’on sait tous si bien dresser…


* * *


Points de suspension

Amoureux des ponctuations
J'ouvre des parenthèses
Abuse des suspensions
Pour poser l'Hypothèse

J'explore chaque virgule
Je cherche entre les lignes
Puis j'interprète j'affabule
Je donne un sens aux signes

Ils me parlent de nous
Mais surtout d'un possible
Quand les mots se dénouent
Laissant voir l'invisible

Ce n'est que ma lecture
De notre partition
J'espère l'aventure 
De l'allitération


* * * 

Une vie, une vie

Une vie mesurée
Une vie enterrée

Une vie dissolue
Une vie révolue

Une vie bien rangée
Une vie dérangée

Une vie retrouvée
Une vie vite gâchée

Une vie passionnée
Une vie explosée

Une vie qui viendra
Une vie qui restera ?

Une vie, rien qu’une vie
Une vie qui s’enfuit


* * *


Sirènes

Pourquoi ne pas céder à l'appel des sirènes
Quand le chant fredonné me semble si sincère ?
J'ai la chance d'entendre les refrains qui me mènent
Quelque fois aux abords de leurs rives éphémères

Je hisse les voiles et le vent qui m'emporte
Me dépose doucement dans ces mondes advenus
En attendant que vienne la rafale plus forte
Qui m'en éloignera pour une terre inconnue

Je vais, je me pose, sans doute un peu inquiet
Car j'ai peur que mes yeux ne se voilent
Si elle devait briller, mon guide, mon étoile

J'aborde et j'appareille parfois un peu défait
En attendant ce jour et cette traversée
Pour laquelle j'oublierai tant de larmes versées

* * * 

Ex-alliées

Au bas des escaliers
Cherchant à me défaire
Des escales liées
Aux barreaux et aux fers

Qui me firent oublier
Les futurs éphémères
Pour me faire rallier
Le tréfond des enfers

Le noir a ses nuances
Que le blanc valorise
Laissant si peu de chance
De quitter son emprise

Car il est des couleurs
Que rien, jamais, n'efface
Autant qu'il est des heures
Qui jamais ne nous lassent

* * * 

Maux sincères


Chaque vers que je pose
Porte en lui la nécrose
D'un souvenir heureux
Aux accents douloureux

J'en profite et j'écris
J'écris en vain, j'écris en vers
En silence mes cris
Décrivent mon univers

Je revis ces instants
Tant parfois que je sombre
Dans l'espoir insistant
De retrouver leurs ombres

Le rêve s'évapore
L'encre sitôt séchée
Et m'impose encore
Mes amours empêchées

Alors les maux s'incèrent
Entre les mots sincères
Et à la relecture
Se rouvrent mes blessures


* * * 


En savoir plus :

En route pour le sabbat des sorcières (4) : les diabologies de Félicien Rops et consorts

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Cette série d'articles m'a offert plusieurs occasions, déjà, de vous montrer des représentations de jeunes sorcières emmenées au sabbat par des consœurs plus âgées, telles la Linda maestra ! de Goya. Cependant, les œuvres où ce rôle d'initiateur est joué par un diable sont également nombreuses. En guise d'exemple, je citerais, toujours de Goya, la gravure Allá vá eso, également issue de la série Los Caprichos (1799), où une sorcière est emmenée à travers les airs par un diable boiteux. Mais la tradition des enlèvements démoniaques est bien plus longue, et avérée dès le douzième siècle par la célèbre légende de la Sorcière de Berkeley.

C'est dans cette longue tradition que s'insère la plus connue des scènes de sorcellerie produites par l'artiste belge Félicien Rops (1833-1898) : L'Enlèvement, issue de la série Les Sataniques. Voici la légende qu'en donne l'artiste :

Dans les nuages d'une nuit voilée et sinistre SATAN emporte sur ses épaules la FEMME pour en faire son esclave, sa victime et sa complice. Étrangement empalée par le manche du balai magique que serre en ses griffes le noir ravisseur, ELLE pend sur son dos, anéantie, pâmée, déjà toute entière au MAÎTRE (1).

Si aucune référence au sabbat n'est faite dans ce court texte, Rops le mentionne sous Le Sacrifice (2), une image qui suit celle-ci dans la même série. Cela me laisse penser qu'une lecture chronologique de ces différents tableaux est possible, et que L'Enlèvement peut dès lors être considéré comme représentant le voyage de la sorcière jusqu'au lieu de la célébration diabolique. Du reste, la présence d'un balai dans cette scène — alors déjà consacré comme véhicule sabbatique — semble également l'indiquer.

Félicien Rops, L'Enlèvement, 1882.


Cette aquarelle demeure à ma connaissance sans équivalent dans l'œuvre de l'« infâme Fély» (sur le prétendu satanisme duquel il y aurait mille choses à écrire — permettez-moi d'aller à l'essentiel) et de ses imitateurs. Ses scènes de préparation au sabbat, en revanche, ont fait l'objet de plusieurs variantes. C'est cette « galerie de petites sorcières » surprises à pratiquer leur art secret que le présent article se propose d'explorer.

Dans une note de bas de page de monpremier article, je citais La Petite Sorcière ou Préparation pour le sabbat comme une œuvre proche, par sa thématique, de celles d'Antoine Wiertz, Maurice Boutet de Monvel et Jean Morisot dont il était alors question. Si celle-ci ne montre pas comme elles l'application de l'onguent par une sorcière plus âgée, l'on peut postuler, vu son titre et la présence d'un balai, que sa protagoniste, loin de se poudrer le nez, procède à un acte autrement plus magique. À cela s'ajoute le grimoire posé sur le sol, à gauche du balai. Celui-ci porte la mention « Albert le Grand », nom du théologien du treizième siècle auquel est attribué — à tort — le Grand Albert, un célèbre traité de magie populaire.

Si j'ai déjà parlé de ces deux attributs dans mon précédent article, ma lecture peut être soulignée par l'analyse d'un élément supplémentaire. À l'avant-plan se trouve en effet représenté un corbeau (il en va de même dans l'œuvre de Jean Morisot déjà analysée). Certes celui-ci peut, au premier abord, apparaître comme un simple élément de décorum, destiné uniquement à appuyer l'aspect ténébreux et fantastique de la composition, mais je pense qu'il n'en est rien. Nigel Jackson, dans un excellent article consacré à l'onguent de vol, explique en effet que « [l]es sorcières écossaises envoient parfois leurs âmes sous la forme d’un corbeau, et [que] le mot Gaélique "Badbh" désigne à la fois la corneille noire de Morigane et une sorcière [...] (3) ». Ce lien entre thérianthropie et onguent, déjà présent — ainsi que je l'ai mentionné — dans Les Métamorphoses d'Apulée, doit à mon sens entrer en compte dans l'analyse de cette œuvre, et achève de me convaincre que la « préparation » que met en scène Rops est tout sauf cosmétique.

Félicien Rops, La Petite Sorcière ou Préparation pour le sabbat, gravure en couleur par A. Bertrand, 1896, d'après une aquarelle antérieure, date inconnue.

Intéressante également, la gravure suivante — toujours de Rops — présente, sans que soit cependant visible un onguent, deux importants attributs précédemment rencontrés : le grimoire et le balai. La tenue de celui-ci serré entre les cuisses de la sorcière implique un départ imminent pour le sabbat et n'est pas dépourvue d'une dimension érotique rappelant celle exprimée plus crûment par L'Enlèvement. Le corset délacé — constitutif d'un « demi-nu » dont Rops est le grand spécialiste — préfigure la robe de nuit ouverte sur le dos de la gravure précédente, les deux étant par ailleurs apparentées par leurs titres.

Félicien Rops, Petite Sorcière, aquatinte et pointe sèche, vers 1879.

Des observations similaires peuvent être faites au sujet de la gravure qui suit, sorte de variante de la précédente où le demi-nu est figuré non plus par un corset mais par des bas rappelant ceux de la célèbre Dame au cochon de l'artiste. Le croissant de lune fiché dans sa coiffure semble quant à lui emprunté à la déesse Artémis. J'y vois deux explications. La première est que cette divinité est associée à des pratiques sorcières dès le haut Moyen Âge, et tout particulièrement au vol aérien des chasses fantastiques. C'est notamment ce qu'affirme, dès le Xe siècle, Réginon de Prüm (842-915) dans son canon Episcopi :

Il ne faut pas omettre que certaines femmes scélérates, converties à Satan et séduites par les illusions et les fantasmagories des démons, croient et affirment qu'aux heures de la nuit, elles chevauchent des bêtes avec Diane, la déesse des païens, ou avec Hérodiade, et avec une multitude innombrable de femmes (4).

Une seconde explication est à chercher dans la dimension érotique de l'œuvre et dans le topos du voyeurisme, au travers duquel Artémis est classiquement représentée (voir les innombrables tableaux d'Artémis en son bain). À cet égard, la créature simiesque agenouillée sous le chevalet et dont le regard est tourné vers l'entrejambe de la sorcière peut être considérée comme un admoniteur (5) dont la fonction est de satisfaire la pulsion oculaire du spectateur. Familier ou victime métamorphosée de la déesse (à l'instar d'Actéon), cet intermédiaire gagne par son animalité le droit qui est refusé aux humains de la contempler.


La présence d'un hibou qui perche dans le coin supérieur droit de l'image est plus difficilement explicable. Familier divin, il se référerait à Athéna plutôt qu'à Artémis ; oiseau de nuit, il peut être considéré comme un symbole du vol vers le sabbat (souvenons-nous de la sorcière Pamphile changée, d'après Apulée, en chouette grâce à l'onguent de vol) ou simplement — par son association traditionnelle aux arts occultes — comme un rappel du sujet de l'œuvre. Enfin, le titre de la gravure rappelle celui inscrit sur le grimoire de la Petite Sorcière de 1896, et pose dès lors une sorte de lien sériel entre les deux.

Félicien Rops, La Lecture du Grand Albert, héliogravure, date inconnue.

La Diabologie suivante, sous-titrée « avant le sabbat » dans certains catalogues, déploie certaines caractéristiques communes. Si son personnage apparaît peu discernable au premier regard, le catalogue de l'œuvre gravée de Félicien Rops — rédigé par un proche de l'artiste : Eugène Rodrigues — nous en fournit une description précise :

Une sorcière nue, coiffée d'une toque à plume, est étendue de droite à gauche et appuyée sur le coude droit. Elle lit, avant de partir pour le sabbat, les terribles préceptes inscrits au grand livre de grimoire ouvert devant elle. En premier plan, indication d'une tête de mort. Au fond, la lune se lève (6).

À nouveau, des liens figuratifs peuvent être tracés entre cette gravure et les précédentes : le grimoire ouvert bien sûr, grande constante de ces quatre œuvres, mais également la nudité du personnage et sa toque à plume, qui apparaît identique à celle de la Petite Sorcière de 1896. Le changement de posture l'en isole en revanche, sa dimension voyeuriste étant plus discutable.

Félicien Rops, Diabologie, roulette, aquatinte et pointe sèche, date inconnue.

Les deux œuvres suivantes sont d'un des rares véritables disciples — sinon le seul — de Félicien Rops : le graveur liégeois Armand Rassenfosse. Notons que c'est celui-ci qui fournit les culs-de-lampe et les fleurons ornant le catalogue précité. Ses Jeunes Sorcières, très certainement inspirées des Petites de l'artiste namurois, ont néanmoins une apparence moins sombre que ces dernières.

Hormis leurs titres, rien ne permet en effet de les identifier clairement comme des pratiquantes des arts magiques ; sans balai visible, seuls les livres posés devant elles — d'innocente apparence, cependant — constituent un symbole de leur statut. La première, représentée de dos, est très semblable par sa posture à la Petite Sorcière de 1879 et à celle de La Lecture du Grand Albert ; la seconde, davantage complice du spectateur qu'espionnée par lui, est quant à elle à rapprocher de la Diabologie. Notons encore que Rassenfosse est également l'auteur, en 1899, d'une Lecture érotique représentant pareillement une jeune femme nue lisant un livre, cette fois tenu ouvert devant elle par un diablotin.

Armand Rassenfosse, Jeune Sorcière, lithographie, date inconnue.

Armand Rassenfosse, La Jeune Sorcière, pointe sèche sur papier japon, 1897.

Autre œuvre descendante des sorcières de Rops, la xylogravure ci-dessous a été conçue comme une illustration du roman de Pierre Mac Orlan Le Nègre Léonard et Maître Jean Mullin (1920). Celui-ci bénéficie de deux éditions simultanées : l'une ordinaire chez Gallimard, et une second à tirage limité, destinée aux bibliophiles. C'est de cette dernière qu'est tirée notre illustration, dessinée par Chas Laborde (1886-1941) et gravée sur bois par Robert Dill. L'entreprise est dirigée par Mac Orlan lui-même, ainsi que par le directeur de journaux Charles Malexis (1879-1959) et le graveur Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950), trio alors aux commandes des éditions de La Banderole (7).

La référence à la Petite Sorcière de Rops est évidente, ainsi que l'explicite l'extrait suivant, correspondant au passage du texte illustré. Il est à noter que Pierre Mac Orlan, également auteur d'essais artistiques, a employé sa plume à décrire l'art (et notamment les gravures « sabbatiques ») de Rops (en 1928) de même que, plus tard, celui de Chas Laborde (en 1951). Ces critiques, ainsi que beaucoup d'autres, furent rassemblées dans le recueil en trois volumes Masques sur mesure (1937, 1970, 1971), considéré par ailleurs comme le manifeste du « fantastique social ».

L'oreille collée contre la porte j'entendais le bruit de ses pieds nus allant et venant par la chambre. J'entendis qu'elle murmurait des paroles, bourdonnées comme une prière. Cela me donna l'envie de regarder par le trou de la serrure et j'obéis à cette impulsion.
Au milieu de la chambre, éclairée par une seule bougie qui prêtait aux objets un éclairage équivoque, j'aperçus, nue et laiteuse, sa chevelure rousse troussée en un haut chignon, Katje penchée avec abandon sur sa petite table de toilette.
Elle me tournait le dos et sa croupe rayonnait comme un astre froid. À ses côtés un balai appuyé contre la table constituait, en considérant l'éclairage, la fille nue et la fenêtre de la chambre ouverte sur la nuit, un accessoire classique de sabbat.
Cette scène me rappelait une gravure de Rops, à la fois séduisante et puérile.
Katje lisait dans un petit livre débroché et se frottait les hanches, les fesses et les cuisses avec une graisse qui rendait son corps aussi luisant qu'une pierre précieuse
(8).

Ce personnage, de son nom complet Katje van Meulen, est présenté comme une « Flamande de Knocke ». À plusieurs reprises, déjà, dans les articles précédents, nous avons pu constater ce lien entre les Flandres et la sorcellerie ; j'ajouterais que la région de Knokke-Heist en particulier était — par coïncidence, très certainement — fort appréciée de Félicien Rops, qui y fit de fréquents séjours et y peignit des scènes de marine.

D'autre part, l'on remarque à la lecture du texte que cette scène constitue un acte de voyeurisme, découvrant une pratique censée rester secrète. L'interdit de l'érotisme se double donc d'un interdit permissif qu'on peut également postuler dans plusieurs œuvres montrées plus haut. Malgré le fait qu'ils relèvent d'un code davantage érotique que symbolique, les bas, que nous avons déjà observés chez Morisot de même que chez Rops, dans la Petite Sorcière de 1896 et dans La Lecture du Grand Albert, s'ajoutent au couple grimoire/balai et densifient encore le faisceau de motifs communs à ces images, appuyant l'idée qu'elles transposent un imaginaire collectif plus qu'une vision personnelle d'artiste.

Chas Laborde, illustration pour Pierre Mac Orlan, Le Nègre Léonard et Maître Jean Mullin, Paris, éd. de La Banderole, 1920.

Dans un même ordre d'idée, l'œuvre suivante est aussi très intéressante. On est loin des Flandres : en Russie, et il n'est plus question cette fois d'onguent mais d'une potion que boit la sorcière. Nous devons cette image à l'artiste russe Anton Ivanovich Kandaurov (1863-1930). Le texte sous la frise florale précise le contexte de la scène, qui s'avère littéraire (9). Il s'agit en fait d'une illustration pour le conte Le Hussard d'Alexandre Pouchkine (1799-1837). Voici l'extrait représenté, traduit par Prosper Mérimée ; en gras se trouve le passage reproduit sur l'image :

Pourquoi donc, me dis-je, se lève-t-elle au chant du coq ? Qui la vient chercher ? La Marousenka me jouerait-elle quelque tour ? Ou bien est-ce le diable qui la vient emporter ?
Je me mets à l’espionner. Un soir, je me couche et je cligne des yeux. La nuit était plus noire qu’une prison ; et dehors, un temps de chien.
Je la guigne. Ma commère saute tout doucement à bas du poêle, elle me tâte ; je fais le dormeur ; elle s’assied devant le poêle, souffle sur un charbon, et allume un bout de chandelle. Pour lors, dans un coin, sur une planche, elle déniche un flacon ; puis, s’asseyant sur le balai devant le poêle, elle se déshabille nue comme la main. Ensuite elle avale trois gorgées du flacon... aussitôt, à cheval sur un balai, elle enfile le tuyau de la cheminée, et bonsoir ! la voilà partie (10).

Il serait absurde de chercher ici une influence de Rops. Néanmoins, les points communs entre cette œuvre et les précédentes sont intéressants à observer car ils laissent entrevoir la cohérence et la large étendue géographique d'un même élément folklorique.

Anton Ivanovich Kandaurov, illustration pour Alexandre Pouchkine, Le Hussard, [1833] 1899.

En particulier et en guise de conclusion, le topos du voyeurisme — explicite tant chez Mac Orlan que chez Pouchkine — apparaît étroitement lié dans ces œuvres à la mise en scène d'une préparation au sabbat. Le fait n'est pas récent : au seizième siècle déjà, une illustration du traité Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables. Deux dialogues touchant le pouvoir des sorcières de Jean Wier (1515-1588) et Thomas Lieber, dit Erastus, (1524-1583) montre un homme observant par l'huis de la porte des sorcières s'oindre avant de s'envoler par la cheminée et, bien avant cela, Apulée (c. 123-c. 170) décrivait, dans ses Métamorphoses, la sorcière Pamphile se changer de la sorte en chouette alors qu'elle est espionnée au travers d'une fente par sa servante Photis et par le narrateur du roman, l'infortuné Lucius (11).

Evanghelia Stead, de l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, met en évidence dans un de ses livres l'influence d'Apulée sur deux planches de Rops : La Belle et la Bête et Lampe antique (ou Lampe de Psyché et Alphonse antédiluvien) (12) ; de même, au terme de cette démonstration, ne peut-on pas boucler la boucle en disant que la sorcière Pamphile se retrouve indirectement dans les Petites Sorcières de l'œuvre ropsienne ?

Artiste inconnu, illustration pour Jean Wier& Thomas LieberHistoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables. Deux dialogues touchant le pouvoir des sorcières, Genève, éd. Jacques Chouet, 1579.



(1) Hélène Védrine, Félicien Rops : Mémoires pour nuire à l'histoire artistique de mon temps, Bruxelles, éd. Labor, coll. « Espace nord », n° 146, 1998, p. 245.
(2) Ibid., p. 246 : « Le MAÎTRE pour célébrer ces noces cruelles a revêtu sa grande forme mythique : un massacre du bouc des Primitifs Sabbats [...]. »
(4) Reproduit dans Florent Montaclair, Le vampire dans la littérature romantique française, 1820-1868 : textes et documents, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, p. 52.
(5) En sémiotique visuelle, le nom d'admoniteur est donné au sujet d'un tableau y remplissant une fonction d'observateur délégué du spectateur. Son rôle est de guider celui-ci dans l'image.
(6) Erastène Ramiro [pseud. d'Eugène Rodrigues],Supplément au catalogue de l'Œuvre gravé de Félicien Rops, Paris, éd. Floury, 1895, p. 22.
(8) Pierre Mac Orlan, Le nègre Léonard et Maître Jean Mullin, Paris, Gallimard, 1920, p. 38-39.
(9) Je remercie Camille Dohet pour la traduction de cette inscription.
(10) Alexandre Pouchkine, « Le Hussard », trad. Prosper Mérimée, dans Œuvres complètes de Prosper Mérimée. Études de littérature russe, sous la direction de Pierre Trahard & Édouard Champion, t. I, Paris, éd. Librairie ancienne Honoré Champion, 1931, p. 102.
(11) Apulée, Métamorphoses, trad. Victor Bétolaud, livre III, section 21 : « Je vois un jour Photis accourir tout émue ; elle m'annonce que sa maîtresse, ayant échoué dans ses précédentes tentatives, avait résolu de se changer la nuit suivante en oiseau, et d'aller sous cette forme trouver l'objet de sa passion ; que j'eusse donc à me tenir prêt, et qu'elle me ferait assister, discret témoin, à cette scène merveilleuse. En effet, vers la première veille, elle ne manque pas de me venir prendre ; elle me mène à pas de loup jusqu'au réduit aérien, puis elle me place à une fente de la porte par où je pouvais tout voir. Pamphile commença par se dépouiller de tous ses vêtements; ensuite elle ouvrit un petit coffret et en tira plusieurs boîtes, ôta le couvercle de l'une, y prit une certaine pommade, s'en frotta longtemps la paume des mains, et, se les passant sur tous les membres, s'en enduisit le corps, de la plante des pieds à la racine des cheveux. Vint après un long colloque à voix basse avec sa lanterne ; soudain elle imprime une secousse à toute sa personne, et voilà ses membres qui s'assouplissent et disparaissent, d'abord sous un fin duvet, puis sous un épais plumage. Son nez se courbe et se durcit, ses ongles s'allongent et deviennent crochus. Pamphile est changée en hibou ; elle jette un petit cri plaintif, et, après quelques essais de vol à ras de terre, la voilà qui prend l'essor à tire d'aile. »
(12) Evanghelia Stead, Le Monstre, le Singe et le Fœtus : tératogonie et décadence dans l'Europe fin de siècle, Genève, éd. Librairie Droz, 2004, p. 121 et 130-131.


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Olivier Ramonteu, photographe "d'irréalité"

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Olivier Ramonteu est un photographe professionnel lyonnais qui s'adonne principalement aux portraits et aux mises en scène étranges. Il photographie avec justesse l'émotion de chaque visage et magnifie ses modèles. Ses images sont intemporelles, cela est dû notamment grâce aux thèmes mythiques qu'il exploite, mais aussi à la sérénité qui se dégage de ses paysages. Son bagage littéraire lui donne sans doute l'avantage de l'inspiration mythologique et renforce l'intellectualisme de ses images. Olivier a été publié dans de nombreux magazines tels que L’Oeil de la Photographie, Worbz et Libération.

Blue fishes in the sky, modèle : Natsumii

~ Bonjour Olivier ! Pouvez-vous vous présenter un peu ?

Bonjour, j'ai 35 ans, je vis à Lyon et je suis auteur photographe. Je réalise plus particulièrement des portraits et des tableaux mis en scène, même si j'aime bien toucher un peu à tout.

~ Depuis quand êtes-vous photographe ? Qu'est-ce qui vous a décidé à en faire votre métier ?

Je suis photographe à plein temps depuis deux ans maintenant, mais cela s'est fait en plusieurs étapes. La photographie a longtemps été pour moi une passion, puis une activité secondaire en marge de mon métier jusqu'au jour où se sont rencontrées l'envie et l'opportunité de franchir le pas pour faire de la photo mon métier exclusif.

Dance with Dionysos-Core, danseuse : Elsa

~ Vous avez un univers très particulier, au bord de l'étrange et parfois du fantastique. Est-ce que ces visions proviennent de votre imagination ?

Sur le fond, les sujets de mes projets sont soit puisés dans le terreau littéraire, mythologique ou culturel dans lequel je baigne depuis mes études littéraires, soit ils naissent de sentiments, d'émotions purement personnels et intimes.

~ Comment construisez-vous de telles mises en scène ?

En répondant à des questions aussi simples que Qui ? Quoi ? Où ? Comment ? (pas forcément dans cet ordre!). Je pars du sujet (Quoi?). Ce peut-être une figure mythologique bien connue (Méduse par exemple) ou bien quelque chose de beaucoup plus trouble et indéfinissable comme une atmosphère, un sentiment (l'abandon ou le vide de la série Interludes). Puis je cherche un moyen de représenter ce sujet (Comment ?). C'est-à-dire quelle va être l'image, la métaphore, le détail que je vais utiliser ? Enfin le Qui et le Où viennent compléter cette réflexion pour trouver le lieu et le modèle qui conviendront.

Hommage à Tim Burton, modèle : Lizzie Saint Septembre

~ Quelles sont vos inspirations ?

Comme je l'ai dit, elles sont nombreuses et pas forcément photographiques. La littérature, le cinéma, la peinture, la science même sont aussi importants pour moi que la photographie, voire plus.

~ Vous aviez créé une série sur la gémellité, qu'est-ce qui vous a poussé à la réaliser ?

La littérature justement. Cette figure a souvent été utilisée pour révéler l'étrangeté et le flou qui baignent les notions d'identité, d'individu ou de folie. Et beaucoup des œuvres majeures qui ont structuré ma culture et ma pensée ont utilisé cette figure. J'avais envie de me l'approprier et d'en faire quelque chose de personnel.

Alter Ego(-ism), modèle : Océanne Rilke

~ Vous êtes aussi portraitiste, qu'est-ce qui fait selon vous un bon portrait ? Que cherchez-vous à capturer ?

C'est extrêmement difficile à définir. Je n'ai pas du tout la prétention de vouloir révéler l'âme secrète de mon sujet lorsque je le photographie. Disons que je suis quelqu'un de tiraillé entre la légèreté et la gravité. Du coup, je crois qu'inconsciemment, c'est ce que je vais chercher dans mes sujets. En fait, mes portraits sont probablement autant d'autoportraits.

~ Un de vos albums s'intitule « mythologies », quels sont les mythes qui vous influencent le plus ? Pourquoi ?

Ce sont généralement ceux qui ont alimenté la littérature et qui m'ont fasciné par leur pouvoir d'évocation, de compréhension de la nature humaine et de support à l'imagination. Ma culture est essentiellement grecque et latine, mais je ne suis pas fermé à d'autres matières, comme ce fut le cas avec les Valkyries. 

Les Moires, modèles : Marie-Lou, Marie Coutance, Sirithil

~ Après Echo et Narcisse, Valkyrie et Méduse, quels autres mythes souhaiteriez-vous mettre en scène ?

Il faudra bien qu'un jour je m'attaque à Prométhée, Orphée, et Sisyphe mais j'avoue que j'ai un peu peur devant ces figures. Elles représentent beaucoup pour moi.

~ Enfin, quels sont vos projets pour cette année ?

J'aimerais faire danser un peu mes pixels.

Écosse, 2014.
Our last horizon, modèle : Marie Coutance


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En savoir plus :

Interview : Aseult

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Modèle, créatrice de costumes, artiste burlesque, diplômée Enlumineur de France, organisatrice de bals costumés d'inspiration historique... On ne sait où donner de la tête vu l'incroyable parcours d'Aseult. Jouant si bien avec les disciplines artistiques qu'avec les époques, la talentueuse jeune femme possède également de grandes qualités humaines et une philosophie qui invite à l'évasion et ne peut susciter que l'admiration. A travers cette petite interview, je vous invite à découvrir son univers qui vous laissera rêveur, j'en suis sure !

par Alexandra Banti

~ Bonsoir Aseult, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à mes questions, voici la première d'entre elles : vous exercez vos talents dans plusieurs domaines : la photographie en tant que modèle, l'enluminure, vous faites des shows et créez vos propres costumes, si je ne me trompe pas, comment définiriez vous votre travail par conséquent ?

Depuis plusieurs années maintenant, je réalise mes costumes, mes shows, mes enluminures et tout cela dans un même concept, celui de "donner du rêve". Cela fait 11 ans que je vais à Venise qui est la ville de mon cœur, de mon âme et depuis maintenant 2 ans, j'y organise des soirées costumées à partir de thèmes historiques dans des palais. Cette année, sur le thème de la Renaissance Italienne au temps de "Laurent Le Magnifique". Mon désir, faire rêver les personnes et leur faire découvrir des univers qu'ils ne connaissent pas forcément. Leur donner l'impression que le temps de quelques heures, quelques instants, ils peuvent faire parti d'un autre monde. Ma passion pour tous ces univers me vient de mon enfance où à l'âge de 2 ans, j'ai découvert le Lac des Cygnes avec Patrick Dupont. Depuis, j'ai enchaîné la danse, le chant au conservatoire avant de dériver dans la confection de mes costumes, la photographie et l'enluminure pour laquelle j'ai suivi une école durant deux années et demie avant d'en sortir diplômée Enlumineur de France.

~ C'est vraiment merveilleux de pouvoir  faire cela, peut on dire que quelque part, vous avez réalisé votre propre  rêve? 

Pour parler de la photo, lorsque je réalise un shooting, c'est après avoir réalisé un costume, mis en place un concept, une idée et un décor. Mon but est alors de présenter ma nouvelle création au sein d'un nouvel univers qui est souvent dans le cadre d'un lieu historique. J'ai beaucoup étudié les opéras, les ballets et les contes de fées, c'est pourquoi, dans mes photos, on retrouve un mélange de tout cela. Jean Marais et Cocteau sont tous deux mes premiers coup de cœur. Ils ont fait évoluer mon univers et m'ont aidé à créer beaucoup de choses. J'ai vécu 20 ans de ma vie à Chamonix, à côtoyer les forêts, à vivre les hivers et voir la neige tomber, voir les clairs de lune sur la montagne, à nourrir les cerfs qui venaient dans le jardin et à les suivre, et je dois dire que tout cela m'a sans aucun doute laissé une trace. C'était un peu comme vivre le ballet du Casse Noisette et être le personnage de Clara à la recherche du Casse-Noisette et de la fée Dragée au milieu des valses de flocons de neige, ou encore la sylphide au sein des clairière... Plus exactement, je dirais que je n'ai pas réalisé mon propre rêve, mais que j'essaye sans cesse de le faire évoluer... Le rêve ne doit jamais cesser de vivre, et pour cela il faut toujours le nourrir et l'entretenir. Et cela se fait par l'imagination. Sans imagination, tout cela ne pourrait exister... Et pour ma part, mon imagination est commandée par mes sentiments.

~ Le rêve est vraiment un art de vivre chez vous, c'est incroyable ! Vous parliez de l'aspect historique de vos photos, quelle période vous inspire le plus ?

Dans l'historique, deux périodes m'inspirent : la Renaissance Italienne au temps de Laurent le Magnifique, Botticelli étant mon peintre préféré même si c'est un des plus célèbres (je dois dire que ses Vénus aux longs cheveux blonds vénitiens et les tenues de voiles des femmes, et toutes ces couleurs me font fantasmer), d'où le thème de ma soirée cette année à Venise. Ma deuxième période phare est à l'évidence le XVIIIe...

    ~ Grâce à la photographie, vous avez eu l'occasion de shooter dans des lieux extraordinaires, avez vous une anecdote marquante à raconter ?

    Une anecdote, alors oui, ce n'était pas spécialement dans le cadre d'un shooting, mais plutot d'une soirée à Venise. Ce soir-là, avec un ami, nous avions mis un certain temps à nous costumer (une tenue demande au moins 2h30 minimum de préparation) et ce soir là, une alerte d'"Acqua Alta" avait été donnée dans les rues de Venise. Le bateau taxi nous déposant à l'arrêt voulu, nous nous sommes retrouvés cernés par les eaux qui étaient déjà au pied des palais. Nous avions alors deux solutions possibles, retourner en bateau chez nous ou... enlever nos chaussures et marcher dans les eaux gelées et enneigées car il avait neigé toute cette journée-là en plein mois de février. Nous choisîmes donc la solution deux car c'était évidement hors de question d'avoir parcouru tout ce chemin pour rien... Cela n'a pas manqué, quelques jours après j'avais la grippe, mais au moins, la soirée fut grandiose !!!

    par Laure Jacquemin

    ~ Votre arrivée au palais a du être épique ! Et en ce qui concerne vos soirées, pouvez-vous nous expliquez succinctement le déroulement des préparatifs ? (choix du thème, logistique...)

    Je travaille avec un ami, Alexandre Toesca qui est mon collaborateur. Notre démarche : trouver un lieu adéquat. Puis je m'occupe de trouver un thème bien à l'avance de façon à informer les participants, qu'ils aient le temps de concevoir un costume. Le but est de créer une unité de façon à ce que si une personne de l'extérieur venaient à cette soirée, elle aurait l'impression de se retrouver sans une scène de peinture de la Renaissance.... Le costume est obligatoire. Et ces soirées sont basées sur une esthétique. Mais attention, une esthétique dans laquelle il faut savoir s'amuser et profiter ! C'est pourquoi musique et prosecco (boisson typique du Carnaval) sont là pour donner le ton !

    ~ Cela reprend vraiment le principe des bals d'antan ! Quand se déroulera le prochain ? Et sur le plan de votre travail personnel, avez-vous des projets ?

    La prochaine soirée va avoir lieu le 15 février dans un palais sur le Grand Canal. Pour ce qui sont de mes projets, je prépare une exposition qui aura lieu au mois d'avril à Paris et qui regroupera les photos de mes shootings, mes enluminures, mes costumes et aussi de nouveaux objets sur lesquels je commence à travailler. Je suis aussi en train de préparer un nouveau show que je vais présenter à Venise et probablement à NYC dans les mois à venir ...

    par Alexandra Banti

    ~ C'est un programme bien chargé et tout à fait prometteur ! Depuis que vous vous consacrez à vos passions, avez-vous observé des changement dans votre manière de les percevoir ? Malgré le fait que vous ayez toujours plus ou moins vécu dans cette ambiance onirique, pensez-vous que passer dans le domaine de la création, offrir du rêve aux gens, vous a fait évoluer?

    Dans les milieux artistiques ont se doit sans cesse d'évoluer. Il faut toujours se remettre en question et voir comment on peut avancer. Quels changements ont peut apporter. Et puis surtout, comme lorsque l'on organise des événements, il faut aussi se poser la question de savoir qu'est ce qui peut plaire, car ce n'est pas seulement pour moi mais aussi pour les autres. Je ne suis alors plus seule. L'art que je réalise devient alors un partage.
      ~ Enfin, que conseilleriez-vous à une personne qui aurait des desseins similaires aux votres et souhaiterait se lancer dans leur réalisation ? 

      Je répondrais que, quel que soit le regard des autres, quels que soient les jugements que l'on peut nous porter, quels que soient les moments de la vie que l'on peut traverser, il faut continuer à croire et à vouloir, et surtout, surtout réussir à préserver son cœur de façon à ce qu'il reste toujours pur et indemne car c'est de lui que naissent toutes les belles choses que l'on peut réaliser...

      par Laure Jacquemin


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