Suite du roman de Christian Jannone. Chapitre précédent ici.
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Artist's Daughters in Dining Room, Frank W. Benson |
Chapitre seizième
L’œil qui restait à Blanche Angeline Moreau s’ouvrit aux premiers rayons d’un jour qui - elle l’ignorait encore – serait son dernier. Le médecin qui avait effectué la veille l’amputation de sa jambe gangrenée, gonflée et noirâtre, avait eu beau lui imposer la consommation d’une fiasque entière d’eau-de-vie en guise d’anesthésique, l’ancienne chanteuse de beuglant, qui, à trente-six ans, en paraissait vingt de plus, ressentait encore la présence de ce membre pourri, élancement de mort qui ne la lâchait plus.
Son moi intime le pressentait : elle ne verrait peut-être pas le coucher du soleil de cette fin d’été. Pourtant, sa conscience réveillée se refusait encore à cette évidence : elle était perdue et mourrait comme le peintre Manet, pour qui elle avait servi de modèle lorsqu’elle avait vingt ans. Elle éprouvait le besoin de se confesser… Sœur Anaïs, de la congrégation des Sœurs de Marie Joseph, chargées de soulager les malheureuses en ce lieu, généralement vouées à la cause des prisonnières, qui avait tant pris soin d’elle depuis que l’hospice l’avait accueillie cinq jours auparavant, allongée sur une civière, sa jambe dégorgeant de pus et enflée de gangrène gazeuse, était la seule personne en qui Blanche faisait confiance pour recueillir par écrit l’effroyable confession qu’elle s’apprêtait à lui faire. Par-dessus tout, elle lui confierait une mission : retrouver sa petite Berthe, âgée sans doute de onze ans, dont elle s’était lâchement débarrassée lorsqu’elle en avait cinq, à cause de son pied contrefait et de sa maigreur famélique, ne pouvant plus longtemps conserver à sa charge une fille naturelle laide et souffreteuse du fait de ses activités professionnelles.
L’hospice était sis à proximité de la célèbre prison des filles perdues de Saint-Lazare1, rendue fameuse par maints feuilletonistes. Pour tout dire, il lui servait d’annexe afin de recueillir les prisonnières moribondes – prostituées ou autres - ou celles qui accouchaient, sans omettre d’autres malades de hasard échouées là in extremis, aucun autre hôpital n’acceptant d’accueillir de telles indigentes nippées de hardes immondes aux poches percées depuis toujours. Blanche correspondait à cette dernière catégorie, brinquebalée qu’elle avait été d’un Hôtel-Dieu à l’autre avec sa jambe puante, ayant traversé tout Paris pour arriver enfin à Saint-Lazare en sa dernière couche de souffrance. Donner ici la vie ne signifiait aucunement s’en sortir : maintes accouchées ne vivaient jamais leurs relevailles, succombant vivement qui d’éclampsies, qui de fièvre puerpérale.
Les oreilles embrumées de Blanche Moreau percevaient çà et là les geignements et râles d’agonie de la grand’salle commune, où les Sœurs s’empressaient de recueillir le dernier soupir des patientes qui, généralement, du fait de leur basse extraction, arrivaient trop tard en ce lieu. On ne pouvait leur prodiguer pratiquement que la toilette des mortes, sans compter le saint viatique, pour celles qui encore croyaient en quelque Dieu chrétien. Beaucoup succombaient en état de péché mortel, avant même que le prêtre ne fût sur place. Au sein de ce mouroir voussé de croisées d’ogives, aux pierres noircies tachetées d’humidité et de moisissures diverses, aux vitraux obscurcis par la poussière et par l’encrassement, Blanche Angeline Moreau n’était qu’une mourante anonyme parmi d’autres, n’ayant pour seule vêture que cet uniforme, cette infâme et commune camisole grisâtre que toutes ici arboraient. La couleur de cette chemise avait pour avantage de se confondre avec l’incarnat pré-cadavérique des visages des malades. S’y ajoutait un fort peu seyant bonnet de même teinte. Aux glapissements et geignements râlants des agonisantes jà souventefois les traits crispés par le masque mortuaire, se mélangeaient les plaintes, les marmottements de douleur de celles qui étaient moins atteintes par la Grande Faucheuse, tandis que les exhalaisons de ces femmes, pour une grande partie d’entre elles grabataires, empuantissaient tout de leurs fragrances de déchets pathologiques et de chair humaine gâtée.
Il y en avait de tout âge, de la fillette de six ans se mourant de péritonite, l’appendice crevé, à l’incontinente édentée et gâteuse de quatre-vingt-dix printemps croupissant dans ses défécations, les vases de nuit disposés autour de sa couche ne suffisant plus depuis longtemps à recueillir tout ce que son corps débile et sénescent évacuait. Le visage de cette mère-grand abandonnée par les siens était plus tavelé et ridé qu’un mascaron ou une pomme chancie. Au milieu de cette désolation, de cette vétusté, de cette misère noire, les bonnes Sœurs faisaient toujours preuve d’un dévouement admirable, d’une humeur équanime, quelles que fussent les horreurs qu’elles vivaient au quotidien. Elles vaquaient et bruissaient, butinant de lit en lit tels des papillons morbides, pansant sans cesse, épongeant sans cesse, posant des compresses et des serviettes sans cesse, étanchant sans cesse les sanies et autres humeurs horribles, piquant deçà-delà les bras meurtris de leurs seringues de Pravaz, administrant chloral, morphine, laudanum et autres analgésiques afin que s’apaisassent les souffrances.
La voisine de lit de Blanche était une jeune fille brune de seize ans au dernier stade de la tuberculose. Translucide et enfiévrée, d’une maigreur effroyable, elle s’étouffait toute. Ses draps, son matelas, baignaient dans ses suées, l’ichor de ses escarres et les sérosités sanguinolentes expectorées de ses poumons déliquescents. Entre deux râles, Blanche l’entendait qui réclamait un prêtre. Ses cheveux noirs ternis recouvraient de longues mèches son hâve visage en sueurs et ses grands yeux bruns jà voilés par l’approche du trépas. Le glas ne cessait de sonner au clocher de l’hospice ; les Sœurs n’arrêtaient point de recouvrir les corps tourmentés des nouvelles expirées de leur drap mortuaire. La plupart de ces indigentes finiraient à la fosse commune sans même une bière, une croix de bois ou un bouquet de fleurs. Celles qui survivaient encore ne recevaient aucune visite de quelconques parents, délaissées, rejetées par toute la communauté humaine, tels des parias des Indes. La misère menait le bal de la Mort dans les bras de l’opprobre.
Vers onze heures, la jeune fille exhala son dernier souffle en crachant d’abondance son sang de phtisique sur son buste amaigri, rougissant sa camisole d’un empois de morbidesse immonde. C’était l’hématémèse ultime, classique dans cette pathologie où les poitrinaires finissent étouffées par leurs hémorragies pulmonaires. Elle était partie sans qu’elle fût confessée et absoute. Etait-ce quelque juvénile créature des bas-fonds, ou une simple pauvresse ouvrière d’usine travaillant depuis l’enfance, de l’aurore au crépuscule, ayant contracté la maladie des poumons propre aux filatures de coton ? Blanche avait vu ; la nausée la saisit. Elle réclama Sœur Anaïs à tue-tête. Elle piailla, brailla, dégoisant en exultant les beaux restes de sa voix de goualeuse, canaille et empâtée d’absinthe, qui avait tant enchanté les clients des cafés-concerts de dernier ordre dans lesquels elle avait exercé son petit talent près de vingt ans durant. Elle se dressa sur sa couche, la faisant dangereusement craquer du fait de son poids de diabétique.
Sœur Anaïs accourut avec prestesse au secours de Blanche Moreau. C’était une femme de cinquante ans, forte et joviale comme une jument de trait. « Ma voisine de lit…Là…elle est morte ! » criailla Blanche avant d’ajouter : « J’vas me confesser ma sœur ! J’veux point passer comme elle, pardienne ! »
Sœur Anaïs ne put que constater le décès de l’adolescente. Elle tâta son pouls puis approcha un miroir de ses lèvres ensanglantées. Comme aucune buée ne marquait la glace, elle n’eut plus qu’à rabattre le drap taché sur le visage de la défunte.
« Quel malheur ! s’exclama-t-elle. C’était une belle jeune fille pleine d’avenir, il paraît. Elle venait de quitter la filature pour devenir couturière dans une grande maison de mode. Son mal de poitrine l’a rattrapée. »
Pour une fois, Sœur Anaïs affichait une émotion sincère. Son regard s’embuait, s’humidifiait. Elle voulut prononcer l’éloge funèbre de la jeune décédée, de la primerose trop tôt partie en Paradis. Elle ne trouva pas mieux que de réciter un splendide petit poëme, composé par une main anonyme, où cependant transparaissaient la manière, le style, précieux entre tous, d’une femme sensible et raffinée.
Je pleure l’amour enfui seulette en mon palais.
Tourangelle de buis, morvandelle de blé.
Pastourelle au flageolet flutiau qui en la prime enfance
Jouait la tarentelle et encor d’autres danses.
Je pleure l’amour parti pauvresse en ma chaumine.
Grand’belle suis, petite blonde aussi.
Inerme est la rose, blettie est l’étamine.
Eclisses du bois d’or dites alors me voici !
Je pleure l’amour volé blasée du bel été.
Arantelle des bois, aulnaie aux passeroses.
Que la bergeronnette en cet arbre étêté,
Entonne son trille festif auprès des primeroses !
Je pleure l’amour fané en l’étiolée jonchée.
Malemort, tu te ris, vilenie, tu me blesses !
Mauvaiseté des sens, moques-tu mes péchés ?
Menterie du faux Dieu, veux-tu donc que tout cesse ?
Je pleure l’amour fini en ma bière gaufrée.
Partie par le trépas, d’une fluxion emportée,
Flaccide lys suri, failli est l’hyménée.
Lors est la tige hispide…et j’ai pourri sur pieds.
Quoiqu’ils fussent magnifiques, ces vers laissèrent impassible la fruste Blanche Moreau. Aussi brouillés et obscurcis qu’ils fussent par la douleur de son moignon, les sens et l’entendement de notre ancienne égérie de beuglant avaient tout de même perçu le caractère quelque peu blasphématoire et offensant du dernier vers de la troisième strophe, qui traitait de Dieu en termes peu amènes. Blanche s’étonna qu’une telle chose sortît de la bouche d’une Sœur. Bien qu’elle eût oublié la plus grande partie de ses leçons de catéchisme, elle demanda :
« C’est y pas une insulte au Bon Dieu, là, c’que vous venez de réciter, ma sœur ? »
Sœur Anaïs se tut. Elle s’enquit de sœur Clémence, afin que le cadavre de la malheureuse jeune fille fût promptement emporté dans un brancard jusqu’à la morgue où l’on l’apprêterait pour sa toilette mortuaire. Il fallait signer un acte de décès et un permis d’inhumer au carré des indigents. On rechercherait sa famille, si toutefois la pauvresse en avait encore une. On userait pour elle du corbillard des pauvres.
Blanche constata que son élocution devenait laborieuse. Sa langue était pâteuse, enflée. Sa soif inextinguible de pocharde ne lui laissait aucun répit. Il lui fallait plusieurs litres par jour sans qu’elle fût jamais rassasiée et comblée. Elle avait commencé à boire lorsqu’elle avait huit ans. Du cidre d’abord, puis du vin rouge à douze et de l’absinthe à seize. Elle craignait de mourir sans savoir s’il existait un Paradis pour les ivrognes ; elle refusait que son agonie ressemblât à celle d’une Fantine. Elle songea que, si elle s’en sortait, elle emménagerait une cachette dans sa future jambe de bois, dans son pilon de vieille pirate, cachette où elle dissimulerait des flacons de son poison favori. Elle supplia Sœur Anaïs de lui permettre d’avaler quelques gorgées d’alcool avant de passer à confesse. Elle se lamenta sur le sort de sa petiote Berthe, prise de remords sincères.
« Où qu’elle est ma Berthe maintenant ? La pauv’ avec son pied-bot. Comment qu’elle est aujourd’hui? Elle doit êt’ ben grande à présent ! J’aurions pas dû la vendre à ces salauds d’hôteliers…j’aurions pas dû, ma sœur…C’que j’ai à vous raconter, faut que personne ici l’entende ! J’ai encore assez d’force pour vous l’écrire. Z’excuserez les fautes. J’suis plus allée à l’école depuis l’âge de neuf ans. Papa avait b’soin d’moi à la ferme. J’suis d’la Champagne, une pure et dure d’ là- bas. Allons, ma sœur, donnez-moi du papier et une plume. J’vous en prie. J’sens la camarde approcher et faut qu’j’me grouille. J’suis pas une mauvaise fille, même si la vérole elle m’a privée d’un œil. C’est les autres qui m’ont obligée à tenir ce commerce. J’étais malade, à cause de ma sale jambe ; j’pouvais plus chanter et j’avais un impérieux besoin de sous pour bouffer mon pain quotidien. »
Impressionnées qu’elles étaient par l’atmosphère lugubre et désolée de ce mouroir collectif, il n’était point rare que les patientes se sentant ou se croyant partir avouassent aux Sœurs toutes sortes de crimes réels ou imaginaires. Blanche Angeline Moreau faisait partie de ce lot commun. Sœur Anaïs saurait faire la part des choses, du vrai et du faux, dans cette confession. Quelle culpabilité supplémentaire pesait sur les épaules de la moribonde ? La luxure, l’ivrognerie et l’abandon ignoble de son enfant ne lui suffisaient-ils pas ? Les romans populaires dont regorgeaient les cabinets de lecture et les bibliothèques des chemins de fer, tous ces livres dits poliment de gare, contenaient assez d’histoires de ce genre et de ce cru pour que la réalité ne dépassât pas la fiction.
En général, ces femmes perdues demandaient aux bonnes Sœurs de transmettre leurs aveux à la Préfecture de Police où ils s’entassaient parmi d’autres paperasses, sans guère attirer l’attention des fonctionnaires débordés, et demeuraient sauf exception sans suite. Sœur Anaïs ne fut donc pas surprise par les paroles que Blanche lui adressa lorsqu’elle lui remit le matériel d’écriture tandis qu’elle appelait Sœur Isabelle pour l’aider à redresser la malade sur sa couche afin de faciliter ses gestes et de rendre plus confortable sa position de plumitive illettrée.
« L’était mignonne dans sa laideur ma petiote Berthe ! Si vous l’aviez vue boitiller avec entrain ! L’avait de longs cheveux blonds, oh, d’un blond foncé, mais tout lisses, tout doux et caressants ! C’est c’qu’elle avait de plus joli ! Et sa p’tite tête de bébête, vous s’vez ! On aurait dit une p’tite fouine, tout’ gracieuse, ou que’qu’ chose d’approchant…Et ses yeux tristounets qui vous suppliaient toujours ! Ma pauv’ Berthe ! J’veux pas qu’elle soit d’venue putain ! J’veux pas ! L’est trop jeune pour l’trottoir ! L’est ben trop jeune ! Onze ans qu’elle doit avoir, ma sœur !
- Allons, madame… répondit la Sœur. Consignez par écrit ce que vous avez à nous dire et épurez votre cœur afin que Notre Sainte Vierge intercède auprès du Seigneur pour qu’il vous lave de vos péchés.
- J’suis pas prête ! Y m’faut un curé ! Et la pauv’ fille qu’est morte à côté d’moi, elle a pas pu êt’ absoute, ma sœur ! Quand j’aurons fini d’avouer, j’veux qu’on apporte les papiers à la police ! C’y en a trop grave, ce que j’vas écrire ! Trop grave ! s’exalta-t-elle.
- Entendu, madame Moreau… Prenez votre temps pour tout noter, et n’omettez aucun détail susceptible d’intéresser la police.
- La Rousse, elle saura tout, et le Curieux aussi ! Les cognes et les pandores, y puniront tous ces pègres et passé-singes qui se sont f’tus d’ma gueule de goualeuse ! Y iront tous à l’abbaye de Monte-à-regret2 ! Ça sera leur juste châtiment ! J’faisions que leur demander tout l’temps de retrouver ma Berthe, et y remettaient chaque fois tout à plus tard ! Y préféraient obéir à leur p’tite comtesse, comme y disaient ! Leur Cle…Cle…Cléo… Ah, j’arrive pas à prononcer son p’tit nom de sale aristo ! »
Sœur Anaïs s’étonna que la malade eût fait allusion à une comtesse. Cela l’incita à jeter un coup d’œil aux griffonnages de Blanche lorsqu’elle les aurait terminés. Elle la pensa franche, non affabulatrice. Ces papiers, quelles que fussent les horreurs qu’ils contiendraient, intéresseraient Monsieur Raimbourg-Constans, le préfet de police… et, pourquoi pas, le ministre de l’Intérieur en personne.
Alors, Blanche s’acquitta de sa tâche. Elle commença un long travail d’écriture, appliqué, traçant de gros caractères ronds d’écolière, des jambages irréguliers, noircissant des pages, raturant, biffant, puis reprenant avec ses mots simples, approximatifs, son orthographe naïve et malmenée. Sœur Anaïs commençait à s’inquiéter de la longueur de cette confession, du fait que les feuillets noircis de ces cursives malhabiles s’amoncelaient sur la couche de l’amputée. Enfin, Blanche balbutia : « J’ai…j’ai fini… » Elle traça une sorte de paraphe informe tout au bas de l’ultime page et ses doigts gras et gourds lâchèrent le porte-plume qui roula au sol après avoir taché la couverture d’encre violette.
Dès que Sœur Anaïs se fut emparée de la liasse d’une quinzaine de feuilles, les yeux de la malade se révulsèrent sans prévenir. Elle bava ; un filet coula de ses lèvres enflées par la soif. Blanche Moreau était foudroyée par une convulsion soudaine, une attaque qui s’apparentait à quelque transport en son cerveau, tel celui qui frappa le roi Philippe Le Bel. Elle sombra dans une morne inconscience, jà embrumée par la faux du Vieillard Temps. Sœur Anaïs, tout en serrant contre elle les pages coupables comme si c’eussent été des feuilles fabriquées dans l’or le plus fin, donna l’alerte afin qu’un prêtre pût administrer les derniers sacrements à celle qui venait de se repentir. Le père Marc fut mandé et arriva à l’instant même où, comme tant d’autres pensionnaires ici, Blanche Angeline Moreau, trente-six ans, venait de rendre l’âme sans absolution. Il ne put que murmurer un dérisoire ego te absolvo au chevet de celle qui n’était plus. Il était exactement midi passé de quarante-six minutes.
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A peine le visage bouffi et ravagé de l’ancienne goualeuse recouvert de son drap, Sœur Anaïs jeta sans discrétion un coup d’œil à la confession de la morte, sans même en référer au père Marc et à la Mère supérieure. Une phrase lui suffit : « Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur. »
Ces aveux étaient d’une gravité telle que la bonne sœur n’hésita pas un instant, confortée en sa résolution : elle conserva les feuillets et les mit dans une enveloppe sur laquelle elle inscrivit : A l’attention de Monsieur le Préfet de Police. Plutôt que d’en confier le port à une tierce personne, elle se résolut à s’aller elle-même jusqu’à la préfecture. Elle sortit, à l’étonnement de la sœur guichetière, sans que ses compagnes, par trop affairées auprès des moribondes, bougeassent ne serait-ce que le petit doigt à ce départ précipité. Il lui fallait prendre l’omnibus et se rendre à l’Ile de la Cité, où siégeait le centre du pouvoir policier depuis la sinistre Commune des pétroleuses et Delescluze. Depuis la rue du faubourg Saint-Denis où elle se trouvait, la desserte était des plus longues et indirectes. Elle monterait de préférence dans l’impériale, parce que c’était moins cher, bien que plus inconfortable, la place ne coûtant qu’un sou. Elle espérait que sa présence ne susciterait aucun commentaire acerbe de la part d’éventuels athées républicains qui vouaient sa congrégation, comme toutes les autres, aux gémonies. Notre sœur dut donc emprunter successivement deux omnibus puis poursuivre à pied, le fiacre étant trop dispendieux pour sa bourse dégarnie et l’Île elle-même n’étant pas desservie, avant de parvenir à destination sans même avoir cassé la croûte ni prié, alors que, dans son bureau, Monsieur le Préfet de Police avait depuis longtemps fini de recevoir l’éminent Hégésippe Allard.
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La Préfecture de Police de Paris siège depuis 1871, comme l’on sait, en la caserne de la Cité. Plus fonctionnel qu’artistique, bien qu’il ait été conçu dans un style néo-florentin, ce bâtiment a été érigé sous Napoléon III, plus exactement de 1863 à 1867. L’auteur du projet, feu Monsieur Pierre-Victor Calliat, qui a quitté ce monde voici jà neuf années, ne l’a aucunement destiné à son usage actuel. Ce sont les fâcheux événements révolutionnaires de 1871 et le vandalisme consécutif à la Semaine sanglante (nous fûmes lors privés de maints fameux palais et monuments du fait de ces incendiaires rouges qui par trop jouèrent les Néron d’opérette) qui ont conduit la Préfecture de Police à opter pour ces locaux, à titre provisoire les cinq premières années, puis définitif par la suite, comme pour conforter l’ordre administratif républicain. Que trouvé-je à dire de plus, si ce n’est que je déplore la spéculation immobilière et la destruction irrémédiable des édifices de culte qui, autrefois, se dressaient en lieu et place de cet édifice. Adieu donc l’église des Barnabites et l’église Saint-Germain-le-Vieux. Quoique je regrettasse fort leur arasement sacrilège, je n’eusse au contraire versé aucune larme – du moins, si j’eusse été le témoin de leur démolition – à la disparition du Marché-neuf et de la morgue.
Monsieur Jules Ferry, que je déteste, Monsieur famine et Tonkin, a eu ceci de bien : il a dénoncé les comptes fantastiques d’Hausmann. Non content d’éliminer sans pitié tous ces témoignages de notre Paris monarchique – des sentines à bouges diraient les chagrins hygiénistes – Monsieur Hausmann a osé entreprendre un réalignement radical des rues et autres artères constituant l’environnement de notre préfecture. Elle est sise neuf boulevard du Palais, et chacun sait que, chose bien pratique pour nos forces de l’ordre et de l’enquête, ledit boulevard débouche sur le Quai des Orfèvres. Cependant, ce maudit sectateur du désastreux neveu a fait disparaître notre bonne vieille rue de la Barillerie. Plus exactement, notre boulevard du Palais, ainsi baptisé en 1864, année de naissance de notre sans pareille héroïne, a résulté, à partir de l’an 1858, de l’alignement de la rue précitée et de celle du Pont-Saint-Michel.
Délaissons à présent cette digression historique et géographique comme aimait à s’en encombrer Honoré de Balzac et reprenons l’action. Adonc, descendu de son fiacre en cette heure matutinale, Hégésippe Allard, notre grand aliéniste parpaillot et ami de la Gueuse, marcha vers l’entrée de la préfecture dont les sergents de ville factionnaires surveillaient les abords. Les pavés y étaient gras, laids, glissants car mouillés d’une pluie nocturne qui avait crachiné. Les réverbères blafards, éteints, se dressaient sur les trottoirs. Un vent frisquet chassait les nuages. Cela sentait les approches de l’automne bien que nous fussions à peine vers la fin du mois d’août. Il était exactement neuf heures du matin passés de trois minutes et de quatorze secondes lorsqu’Hégésippe Allard montra sa convocation officielle au sergot de service de l’entrée principale tandis que son collègue était occupé à repousser une vieille femme vindicative aux cheveux jaunâtres couverts de son fichu gris. A cause de l’atmosphère fraîchie, ces deux hommes de l’ordre arboraient une pèlerine destinée à les protéger de la pluie et autres intempéries. Leur uniforme était foncé, chargé de gros boutons dorés en rangée réglementaire parfaite. La vieille revêche efflanquée, venue de La Chapelle, voulait porter plainte contre son boulanger, qu’elle accusait de vendre du pain contrefait, soit qu’il fût coupé de son voire de sciure de bois, soit qu’il eût été vendu moisi, verdâtre, grouillant de charançons, soit encore que la farine servant à le pétrir eût été faite d’os humains (on parlait lors de pain d’ossements). Toutes ces fraudes alimentaires dans les quartiers populeux étaient connues, car monnaie courante, mais leur répression s’avérait moins prioritaire que la police des mœurs et la mise sous contrôle de la prostitution, fléau – ô combien – de nos grand’villes. Bien que la Brigade des mœurs dépendant de notre Préfecture de Police eût été dissoute en 18813, à la suite de scandales répétés et de l’intervention en sa défaveur du Conseil municipal de Paris, il était de nécessité publique que le fichage et le suivi médical des catins se poursuivissent, sans omettre que, ainsi que nous l’avons vu avec la documentation qu’Elémir fournissait avec régularité à la comtesse de Cresseville, les comportements déviants se répandaient en France comme lisier s’épanchant d’une ferme porcine.
Le factionnaire laissa passer le savant tout en lui indiquant de se rendre d’abord à l’étage untel et au service tant. Ce qu’il fit. Hégésippe Allard ne croisa que quelques personnes, en uniforme ou pas (des inspecteurs, sans doute ?), bien moins pittoresques que la faune qu’il se fût attendu à trouver et qu’il avait coutume de croiser dans les commissariats quémandant ses services lorsqu’un homicide d’enfant à caractère sexuel avait été constaté. Outre les classiques mauvais garçons, chapardeurs à l’étalage, receleurs, coupables de faux en écriture, trafiquants, monte-en-l’air et ivrognes, les cellules de ces lieux bruissaient des bourdonnements avinés des putains – aussi désagréables aux oreilles que ceux de grosses mouches à ordures. Victimes des descentes de police, ces créatures en très petite tenue s’entassaient autour des lits à sangles et des vases de nuit. Certaines, prises d’un soudain accès de pudicité, ceignaient leurs reins stéatopyges et voilaient leurs seins gras et flasques de draps encrassés de saleté. Elles réclamaient absinthe, cigarettes, seringues de drogue, en vain. Les michetons, pincés en leur compagnie, étaient fâcheusement libérés lorsque c’étaient des pontes.
En attendant que Monsieur Raimbourg-Constans le reçût, l’aliéniste dut toutefois encore patienter dans le bureau d’un chef de service, civil cette fois-ci. L’homme avait une figure de glouton et une pilosité digne d’un Lokis. Ce crapoussin, ébouriffé comme un mauvais poëte, faisait songer à quelque assistant d’une vieille pythonisse irlandaise au regard globuleux, joueur d’épinette de surcroît, au service de cette chenue Mademoiselle Lenormand ou sibylle des salons encore vêtue à la mode de 1840, qui eût reçu une lady blonde frivole aux plumes de cocotte en quête de la révélation d’un avenir radieux avec son amant plus riche qu’elle. Pour la quatrième fois de cette journée de labeur débutée depuis peu, il essuyait avec une peau de chamois ses lorgnons embués. Il arborait des manchettes de lustrine, comme si c’eussent été des cordons de l’ordre du Saint-Esprit. Son rang lui donnait le droit de reposer son fondement sur un fauteuil et non une simple chaise, fauteuil qu’il n’omettait pas d’agrémenter d’un rond de cuir, afin que ses fesses et son dos ne s’endolorissent point sous l’accès d’un importun lumbago. Sur ses cheveux de fou, il avait posé une toque invraisemblable, à gland, d’un rouge vif, compromis entre le bonnet de police, le tarbouche d’un réputé égyptologue cairote d’adoption et la coiffe de Monsieur Homais. Il paraissait souffrir d’un accès de frilosité ; son nez coulait ; il geignait du fait qu’il jugeait son bureau frisquet.
L’homme était un maniaque des tampons officiels. Il contrôlait sans cesse leur alignement, leur classement dans l’ordre que le règlement leur avait assigné. Il veillait à ce qu’ils fussent exactement droits. Il en caressait les caoutchoucs à s’en tacher les doigts d’un reste d’encre rouge ou bleue, les manches aussi, comme s’il eût flatté les tétons d’une créature. Il leur murmurait des mots gentils. Il aimait aussi à ce que la paperasse s’entassât en un désordre calculé dans lequel il était le seul à se retrouver alors que ses subordonnés n’y saisissaient mie. Il s’appelait Jules-Léon Soliveau, et avait rang de secrétaire général de préfecture de première classe, spécialité préfecture de police (sinon, il eût été posté auprès du préfet de la Seine). C’était lui qui récolait au final les confessions des agonisantes de l’hospice de Saint-Lazare et jugeait de leur recevabilité, après un tortueux parcours de celles-ci de bureau en bureau. Il émettait un avis impératif et terminal, puis soumettait les dossiers pour décision au préfet en personne et lorsqu’il n’était point là, à son adjoint. Il attribuait un numéro de dossier à chaque confession et consignait tout dans un registre paraphé par le préfet. Les chemises cartonnées contenant toutes les pièces s’accumulaient dans des armoires ou sur des étagères, séparées en classé sans suite pour quatre-vingt-quinze pour cent d’entre elles et en en cours de traitement pour les cinq pour cent restants.
Il reçut Allard en toussant comme un catarrheux, lui demandant de patienter, car Monsieur le Préfet de Police, pour l’heure, recevait quelqu’un pour une affaire d’une extrême importance. Le médecin rongea son frein une demi-heure, humant les odeurs désagréables de vieux papier et de tabac froid (londrès, puros, bâton de chaise, cigarette brune) qui emplissaient cette méchante antichambre. Son regard scrutateur observa les lambris ténébristes des aîtres, encaustiqués, mais poussiéreux aux plinthes. Lorsque la personne en entrevue daigna partir, raccompagnée avec obséquiosité jusqu’à la sortie, Hégésippe Allard ne put réprimer un frisson de surprise. C’était Madame la générale de**. Cinquante ans, des restes de beauté intéressants, des hanches fines pour son âge, un port de tête d’impératrice, des cheveux délicatement cendrés de fils d’argent et une gorge, encore fort belle, pointant avec orgueil sous le corset, de grands yeux bleu-verts enfin, d’une lassitude infinie. Une tribade amoureuse des femmes mûres l’eût courtisée sur-le-champ. Son mari, le général de**, de l’Etat-major, était réputé la tromper…avec des hommes.
Le professeur Allard vit le baisemain que les lèvres de Raimbourg-Constans portèrent avec une délicatesse infinie à la mitaine droite de la générale, toute brodée et brochée de dentelles de Malines. Celle-ci venait de lui demander d’intercéder en faveur de son tendre époux, autrement dit d’étouffer une affaire fort compromettante pour lui. Lors d’une descente de police dans un boxon d’antiphysiques dont le signe particulier était qu’ils se travestissaient en femmes, linges de dessous compris, le général de** avait été surpris en jolie compagnie avec un éphèbe de seize ans adonisé en jeune fille en fleurs, plus exactement, corseté en jeune fille. Raimbourg-Constans n’avait rien promis de précis. Certes, le général était un grand muet, qui demeurait neutre vis-à-vis de la République, pis-aller selon lui, parce que ses convictions profondes étaient bonapartistes. Il ne s’était pas compromis dans le complot de la duchesse de**, par ailleurs grande amie de Cléore, qui visait à instaurer comme roi de France le comte de Paris.
Lorsque le Préfet de Police invita Hégésippe Allard à entrer dans son cabinet, le docte aliéniste s’inclina. Faisant fi d’un quelconque protocole, Raimbourg-Constans lui serra la main et l’appela mon ami. Tous deux, non seulement partageaient des convictions républicaines opportunistes, mais ils allaient au même temple et appartenaient à la même loge maçonnique. Cette force occulte fomentait mille intrigues, mille cabales, afin que la République s’enracinât définitivement.4 L’homme était grand, brun, portait avec charme et fierté une calvitie et une moustache cirée dont la coupe rappelait celle du tombeur de ministères5. D’emblée, dès la porte refermée, notre préfet s’exprima franchement :
« Vous êtes le seul à même de nous permettre de déjouer ce qui, je crois, est une conspiration destinée à salir la République. Ces enlèvements de petites filles n’ont de sens que s’ils impliquent de hautes complicités dans le Monde, toujours acquis à la cause royaliste, et qui n’a pas digéré notre victoire politique. Sachez que votre convocation n’est pas officielle. En vous faisant venir pour cet abouchement informel, je contreviens aux ordres de mon ministre de tutelle. V** souhaite ardemment que l’on ne traite pas cette affaire. Heureusement, j’ai toute confiance en mon personnel. Ici, dans mes services, nul ne me trahira.»
Au gré d’un des nombreux replâtrages de valse des ministères ayant émaillé la crise de régime suscitée par la duchesse de** et ses thuriféraires, Raimbourg-Constans, quarante-sept ans, avait été nommé à son poste deux ans auparavant par Ludovic Floriot6, alors président du Conseil des ministres et adversaire acharné de la duchesse. Tant que le ministère Floriot avait continué à exercer le pouvoir, la coopération, qu’écris-je, l’harmonie et la symbiose entre la présidence du Conseil et la préfecture de police avaient été idéales, parfaites. Cependant, une coalition d’intérêts contradictoires embrassant un cartel d’opposants notoires allant des légitimistes à l’extrême gauche radicale, avait renversé le ministère en avril 18**, environ six mois avant que les rapts de fillettes ne débutassent. Un cabinet de concentration républicaine, présidé par Thénier, avait été constitué, mais il affichait une attitude tiédasse vis-à-vis des extrémistes de tout poil. De plus, la nomination de V** au ministère de l’Intérieur, un homme politique corrompu, autrefois compromis dans le scandale des comices agricoles de 1875, avait suscité l’ire des partisans purs et durs de la République irréprochable et probe. Raimbourg-Constans, qui réclamait plus de moyens et une collaboration accrue avec le ministère de la guerre et la gendarmerie, sentait que V** avait intérêt à freiner et contrecarrer ses actions. Le ministre de l’Intérieur s’était opposé à l’octroi de crédits supplémentaires alloués à la préfecture, ainsi qu’au rétablissement de la brigade des mœurs, à laquelle Raimbourg-Constans souhaitait qu’on lui adjoignît une section spéciale destinée à la répression de la prostitution enfantine des mineurs de moins de quinze ans, fléau qui, depuis l’arrivée de V** au gouvernement, paraissait prendre une ampleur inégalée. Les maisons bleues et roses clandestines se multipliaient à Paris comme en province, camouflées en congrégations ou en écoles privées, où entre autres, une minorité de prêtres et de nonnes se livraient à l’assouvissement de leurs vices cachés. La police, par manque de moyens, parvenait de plus en plus difficilement à venir à bout de ces horreurs qui croissaient comme champignons en futaie d’automne. Et la maréchaussée de France n’était pas en reste ; tout cela apparaissant aux yeux de notre honnête préfet comme voulu par ce gouvernement de tièdes.
Notre préfet s’étonnait qu’on ne l’eût pas encore limogé. Ses états de service apparaissaient si brillants, si dignes d’éloges, qu’une éventuelle décision arbitraire prise à son encontre eût suscité surprise et abondance de débats. V** attendait son heure, agissant à la manière d’un énorme chat de Perse jouant avec sa proie et faisant durer son plaisir en dilettante avant de la croquer, guettant l’instant à nul autre pareil où Raimbourg-Constans fauterait, où il tomberait enfin dans le piège en s’immisçant trop avant à l’intérieur du territoire non balisé tenu de main de maître par ses amis et protégés secrets des deux sexes. Habile tout autant que rusé, V** avait eu la filouterie insigne d’endormir – partiellement, ceci dit – la méfiance du préfet de police en décidant de le faire officier de la Légion d’honneur. Lors de la cérémonie de remise des décorations, il avait lui-même épinglé ce hochet napoléonien à la poitrine de celui dont il fomentait la chute, exactement à l’emplacement du cœur, en le félicitant, en lui donnant l’accolade, onctueux et hypocrite comme un optimates étrusque obèse de la décadence, voué à ses orgies, qu’eût peint Thomas Couture avec délectation. Ses yeux, profondément enfoncés dans les replis graisseux de ses paupières, avaient paru briller d’une étrange satisfaction qui avait valeur d’ultime mise en garde du prédateur à celui dont il s’apprête de ne faire qu’une bouchée.
Tout en invitant Allard à s’installer le plus à l’aise qu’il pût dans un des fauteuils de cuir du cabinet, lampassé au dossier et aux accoudoirs, mais d’un lampas cramoisi qui commençait à passer du fait des innombrables bras et dos qui s’y étaient posés, son ami lui proposa les rituels cigare et verre de porto. Ces rites de sociabilité acceptés – le docteur en médecine jeta son dévolu sur un puros d’un arôme d’une exquisité d’exception – il reprit à brûle-pourpoint :
« Ce que je viens de vous dire n’est point pure forfanterie de ma part ; la République est vraiment en danger. Si nous n’y prenons garde, cette affaire nous submergera car j’y pressens l’implication de hauts personnages ou de leurs dignes épouses.
- Que signifie ? La duchesse de** aurait repris ses complots, agissant telle une duchesse de Chevreuse sous la Fronde des princes ? La soupçonneriez-vous, mon cher, d’avoir maille à partir avec ce supposé trafic de petites filles dont on ignore le sort ?
- J’ai l’intime conviction qu’elles sont en vie, quelque part, et qu’elles mènent une existence indigne et scandaleuse, parce qu’on les y contraint. Songez qu’on compte une trentaine de disparitions mystérieuses…
- Des fillettes de fort basse extraction, d’après ce que l’on m’en a conté. Des marchandes ambulantes, des mendiantes vêtues de loques, de nippes…dont nul ne se souciait.
- Hégésippe, c’est pour les prostituer qu’on les subtilise, c’est évident !
- Quel rôle pourrait donc jouer notre égérie de la restauration monarchique ?
- Nous avons déjà enquêté au sujet de la duchesse. Le seul élément que nous somme parvenus à dénicher, c’est cette adoption inexplicable d’une petite fille, en Angleterre, voici environ quatre ans…petite fille qu’elle n’a plus avec elle aujourd’hui, et dont elle refuse de nous révéler le sort. Aucun décès, aucunes funérailles, même clandestines, n’ont été signalés. Cette fillette britannique vit toujours, mais nous ignorons avec qui et où. Elle pourrait constituer le point de départ de l’affaire. Hégésippe, je compte sur vous et la République aussi.
- Si la duchesse a pu tremper dans ce trafic, quels sont ses complices ?
- D’autres femmes aux noms qui se décrochent et qui cachent leurs dépravations, qui mènent grand arroi, qui ont une vie mondaine tapageuse ou sans histoire. Comtesses de, marquises de… Nous cherchons dans cette direction et je suis en possession d’un fichier, qui, je l’avoue, ne nous éclaire guère sur leurs pratiques cachées.
- Je crois, reprit Allard, que vos inspecteurs travaillent avec la maréchaussée, du fait que les enlèvements concernent un peu tout le territoire.
- Cela est exact. Nous avons pu élaborer une carte que je vais vous montrer. C’est à partir de celle-ci que nous avons fait le constat de l’absence de disparitions dans les zones portuaires et frontalières, ce qui signifie que toutes demeurent encore en France mais où ? Regroupées en un lieu unique ou dispersées un peu partout dans des hem…maisons roses ? s’interrogea Raimbourg-Constans.
- Montrez-moi cette fameuse carte à laquelle on m’a déjà fait maintes fois allusion. Je suppose que le dernier rapt en date concerne toujours cette enfant nommée Odile Boiron, si j’en crois la presse.
- Oui, cela fait environ une semaine maintenant. Mais veuillez examiner la carte… »
Raimbourg-Constans sortit l’objet d’un petit coffre, un de ces safes américains dont il détenait seul la combinaison. Tout le dossier des enlèvements s’y trouvait. Il fit place nette sur le large bureau d’ébène et de chêne marqueté d’acajou et de brésil, que recouvrait une nappe de lampas assortie au tissu des fauteuils. Il repoussa aussi un surtout, une espèce de pièce d’orfèvrerie, en forme de statuette, réplique allégorique d’onyx de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Il étala la carte de l’hexagone qu’il nommait son outil de travail. Dépliée, elle impressionnait du fait qu’on y apercevait, striées de noir, les provinces perdues et la délimitation de la ligne bleue des Vosges. Toute une série de points, de cercles et de zones y figuraient, y avaient été rajoutés à l’encre noire et reliés entre eux par de grands traits tracés au crayon rouge. Cela dessinait une sorte de réseau, de toile d’araignée, de pentacle démoniaque, certes incohérent à première vue, mais où apparaissait une nette prédilection des enleveurs ou ravageurs d’enfants pour Paris et ses faubourgs pauvres, la Normandie, la Basse Bretagne gallo, la Champagne, la Brie, la Sologne et la Beauce. L’Hurepoix, le Lyonnais, le Forez et l’Artois constituaient des foyers secondaires ou mineurs. A quelques exceptions près, le champ d’action de nos enleveurs avait négligé presque tout ce qui se situait au sud de Clermont-Ferrand, comme si on avait voulu privilégier des fillettes qui ne s’exprimassent point en un patois inintelligible, qui parlassent un français accessible et audible. Ainsi que l’avait déclaré un des inspecteurs mandés auprès d’Allard, les frontières et les côtes avaient été laissées de côté.
Il n’était plus temps de spéculer ou d’ergoter. Cette carte, impropre à l’expression des commérages gratuits de celles qui n’y entendaient rien, révélait, au contraire de son apparent chaos, un dessein appliqué avec froideur, persévérance, constance et calcul : un plan contre la République, issu peut-être des circonvolutions du cerveau tortueux d’une femme. Car Raimbourg-Constans en était fermement convaincu : une femme se dissimulait derrière ces supposés et démoniaques trafics de chairs enfantines. Laquelle ? La duchesse ? Une autre royaliste fanatique ? C’est ce qui restait à déterminer par Allard, dont c’était la spécialité, en expert mandaté officieusement par le préfet. Il devait cerner la personnalité de la conceptrice de tout cela, duchesse de** ou autre, sans que son identité fût encore connue des services de police. Notre éminent aliéniste aimait à parcourir ce que l’on nommait la littérature d’intrigues policières. Il connaissait Dupin, Lecoq et Rocambole, avait lu dans la langue de Shakespeare les tortueuses intrigues de Mr Wilkie Collins, l’ami de Charles Dickens. Mais il jugeait avec sévérité – quelle que fût la qualité des histoires – le manque de vraisemblance naturaliste et de qualité romanesque de ces œuvres de Poe, Gaboriau et Ponson du Terrail. Ils multipliaient les sottises et les absurdités, délaissant la vraisemblance au profit du seul effet dramatique. Allard leur reprochait d’être dépourvus de toute prétention scientifique au contraire des auteurs de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart, et de s’abriter derrière des faux-semblants, des procédés habiles, mêlant la logique froide de l’enquêteur au mauvais mélodrame de bazar. La psychologie de leurs personnages était artificielle, peu approfondie, irréelle. Un Emile Zola ou un Paul Bourget s’aventurant dans cette littérature de genre eussent selon lui constitué l’idéal.
« Par les larmes de Job ! s’écria l’aliéniste. C’est effrayant ! Ceci sent le coup d’une femme dérangée ! »
Il parut méditer mais, après cette brève pause, il jeta :
« Et vous sous-entendiez tantôt, tout comme vos inspecteurs, que le ministre de l’Intérieur a tout intérêt à vous mettre des bâtons dans les roues ! »
Il s’exprimait ab irato, sous l’effet de la colère. Il tirait de son puros des bouffées de plus en plus courtes et nerveuse. Il s’épreignait de sa rage, de son fiel républicain, comme un citron dont on presse le jus. N’y tenant plus, le médecin finit par écraser le cigare dans le cendrier de cristal qui reposait dans un coin du meuble-bureau. Sa foi en la République s’en trouvait ébranlée. Il ne voulait pas que le régime fût déconsidéré. V** était un lâche, un pleutre, à moins qu’il cachât de secrètes dépravations expliquant sa complicité implicite.
« Pourquoi ne pas attendre la prochaine crise ministérielle ? V** pourrait être remplacé, n’est-ce pas ?
- Désolé de contredire vos espoirs, mon ami, répliqua le préfet de police. La stabilité gouvernementale paraît retrouvée depuis que mes service ont efficacement contribué au démantèlement de la conspiration de la duchesse de**. V** en a pour plusieurs années à détenir son maroquin. Il semble indéboulonnable. Avant qu’il ne chute, nombreuses seront les fillettes victimes d’escamotages.
- Vous parlez comme Robert-Houdin ! Pincez-le en flagrant délit avec des créatures !
- Banal que tout cela ! Si V** cache des vices, il ne va point au lupanar classique…
- Comment faire, dans ce cas ?
- Je sais qu’il donne souvent son aval à des manifestations de dames patronnesses point du tout partisanes de notre cause. La duchesse de** est coutumière de ces manifestations compassées, confites en bons sentiments de charité catholique. Toutes ses relations mondaines y bruissent, et peut-être, celles que nous et vous supposons être à la tête du réseau d’enlèvements. Je suis obligé de signer des arrêtés préfectoraux réglementant ces manifestations et y assurant l’ordre. La prochaine fête de ce genre est prévue bientôt, le premier dimanche de septembre. A cette occasion, voilà ce que je vous propose… »
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Sœur Anaïs, parvenue à son but, se heurta au préposé chargé de filtrer l’accès à la Préfecture de Police. Ce sergent de ville, voué à la besogne ingrate de refouler dans la plupart des cas les visiteurs, ou de les admettre, le plus rarement possible, à pénétrer en ce saint des saints, fut jaugé par la bonne Sœur : c’était un homme bien ordinaire, comme tous ceux de son espèce, et vouée aux ordres ou non, elle pourrait l’amadouer. Elle commença :
« Ah, monsieur le sergent ! Si vous saviez ! J’ai là la confession d’une malheureuse fille perdue qui souhaitait absolument solliciter une entrevue avec Monsieur Raimbourg-Constans afin de lui conter ses turpitudes et sa complicité forcée dans une affaire ténébreuse qui… »
Elle prenait à dessein un ton pleurnichard, de mélodrame, tout en adressant des œillades au représentant de l’ordre, se gourmandant en son for intérieur et demandant pardon d’avance à la Sainte Vierge pour l’usage de ces artifices luxurieux de fille d’Eve. C’est tout juste si elle ne se signait pas devant l’homme, mais le cœur y était. Elle brandissait son enveloppe sous les yeux du butor, comme elle l’eût fait de photographies clandestines de nus.
Ne se laissant nullement fléchir, le sergot répondit d’un ton sec à cette supplique :
« Monsieur le préfet ne reçoit que sur rendez-vous ou sur convocation ! On ne passe pas, et surtout pas les quidams de la curaille ! »
Devant la grossièreté de cet anticlérical, sœur Anaïs s’empourpra. Elle ajouta d’autres clignements suggestifs tout en pointant sa gorge opulente qui saillissait sous sa robe de moniale. Elle lissa sa cornette comme une catin ses anglaises. Le goguenard factionnaire réalisa enfin qu’il avait en face de lui une créature tout en rondeurs, en bourrelets bien séduisants quoiqu’elle ne fût plus de la prime jeunesse, bonne femme dont la vêture de religieuse devait dissimuler des trésors de volupté bien fraîche. Ainsi excité par les appas graisseux de sœur Anaïs, il lissait ses moustaches châtaigne, bombait le torse, plastronnait, coqueriquait, faisant ressortir le cuivre doré scintillant des boutons de son uniforme et sa dragonne tressée, car le drôle était en grande tenue. Il lui fit une avance obscène :
« Le péché de chair ne vous tente-t-il pas, ma sœur ?
- Désolé, mon fils, rétorqua-t-elle en feignant une expression choquée, mais j’ai prononcé mes vœux depuis vingt ans et je me suis donc vouée à la chasteté. Dans une autre vie, peut-être… »
Elle murmura : « Seigneur, ne nous laissez pas succomber à la tentation. » tandis que le préposé, en grommelant, lui dit :
« Vous pouvez entrer ; pour le service qui recueille les confessions des criminelles et autres, c’est tout droit, le premier escalier, deuxième étage, troisième porte.
- Merci mon fils ! s’empressa de répondre, radieuse, sœur Anaïs avant de franchir le porche.
- A vous r’voir, ma sœur », conclut le factionnaire en la saluant.
Sœur Anaïs eut du mal à ne point s’égarer en ces lieux dédaléens. Elle gravissait les marches en soufflant et ahanant du fait de sa corpulence. Il eût été grand temps que nos édiles adoptassent la pratique invention de Mr Otis alors que nos plus sélects hôtels et nos riches entrepreneurs s’y étaient jà convertis. Il y avait une pagaïe de guichets lattés de bois verni, de vraies casemates derrière les grillages desquelles s’abritaient (des postillons, ou d’autre chose ?) les fonctionnaires. Il était difficile de s’y retrouver pour ceux qui ignoraient tout des arcanes de la préfecture. Les portes de bureaux et de services se ressemblaient toutes, ne comportaient nul signe distinctif, nulle plaque, et des sergots statiques, comme statufiés vivants par Méduse, y montaient la garde, presque identiques les uns les autres, si ce n’étaient des nuances subtiles dans les galonnages, les boutonnages de leur vareuse ou la coupe de leurs bacchantes, différences à peine perceptibles par les néophytes.
Enfin, alors qu’elle croyait friser la folie propre à ces lacis labyrinthiques de corridors et d’escaliers, sœur Anaïs parvint au bon endroit. C’était là que trônait l’un des subordonnés au troisième anneau de la chaîne hiérarchique des personnes sous les ordres de Jules-Léon Soliveau. L’homme était un inspecteur de troisième classe, lui même obéissant à un inspecteur principal qui rendait compte au commissaire divisionnaire Brunon, du Quai des Orfèvres, à quelques arpents ou encablures de là. Brunon émettait un avis sur les dossiers de ces fameuses confessions de pègres et de pégresses de tout acabit, avant de les envoyer à Soliveau qui tranchait définitivement pour ou contre, ainsi que nous l’avons fait précédemment entendre, la signature décisionnelle de Monsieur Raimbourg-Constans n’étant alors que pure formalité. Sœur Anaïs, qui se doutait bien de l’importance des aveux de Blanche Moreau, comprit que les fonctionnaires avaient comme on dit avec familiarité du pain sur la planche et que l’eau de la Seine aurait le temps de couler d’abondance sous tous les ponts de Paris avant qu’ils décidassent quoi que ce fût au sujet de ces papelards gribouillés par une ivrognesse à l’agonie. Résignée, sœur Anaïs s’alla en marmottant un vague remerciement au semi sous-fifre après qu’il lui eut fait la vague promesse qu’il s’occuperait le plus tôt possible du contenu de cette enveloppe. Il n’y avait point urgence, n’est-ce pas ? La première chose que notre bonne Sœur entreprit, une fois à l’air libre, fut de s’enquérir d’un restaurant bon marché où elle pourrait enfin casser la croûte tant son estomac replet rugissait impoliment. Devenue inutile pour la suite de notre récit sémillant, elle tira lors sa révérence, au sens figuré de notre roman, en se goinfrant de galimafrées à quelques sous…
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Il est curieux de constater qu’il existe bien un Dieu pour les soûlardes, même à titre posthume, un Dieu qui fixa un jour faste pour notre morte, mais néfaste pour la comtesse de Cresseville, comme nous le verrons au fil des prochains chapitres. Toujours est-il que la confession de Blanche Moreau mit à peine cinq jours pour parvenir dans les mains de Jules-Léon Soliveau. Il ouvrit l’enveloppe à laquelle on avait joint une fiche. Tous les avis portés et tamponnés dessus, jusqu’à celui du commissaire divisionnaire Brunon du Quai confirmaient le haut intérêt de ces papiers : A examiner avec attention. Affaire à étudier de près car d’importance. A transmettre pour décision du Préfet de Police. Procureur Général et Ministre de la justice à tenir obligatoirement informés.
Septembre 18** débutait. Nous étions la veille de la fête de charité à laquelle monsieur Raimbourg-Constans avait conseillé à Hégésippe Allard de se rendre en famille, nonobstant ses convictions huguenotes, gueusardes et maçonniques. Nous remarquons ainsi que la préfecture de police ne chôme point le samedi, alors que le bas peuple, jà fatigué, ne songe qu’à aller danser et se prélasser aux guinguettes des bords de la Seine.
Non pas que ces pages au style mal ficelé continssent une abondance de détails salaces, scabreux et croustillants propres à faire saliver et s’exciter ces messieurs de la Rousse. Ils avaient l’habitude de visiter les maisons de tolérance, non point par vice, mais par devoir professionnel, et ce qu’ils y découvraient les surprenait toujours, tant le sexe est avide comme la technique et l’industrie de nouvelles inventions et d’innovations permanentes. Il était inévitable qu’ils se rinçassent l’œil à d’inédits spectacles. Nous Faustine7, disciple de la grande Psappha, nous reviendrons sur ces choses singulières dans notre prochain chapitre, lorsque nous nous étendrons sur les rapports sororaux et gémellaires spéciaux de Daphné et Phoebé, nos leukémiques nymphes. De larges extraits de la prose maladroite de feue Blanche Moreau méritent d’être rapportés, et je ne m’en prive pas en les livrant à mes lectrices et lecteurs assidus et avides :
« Moi, Blanche Angeline Moreau, née à Provin le 29 avril 1854, sène d’espri mai pas de cor, jé décidé de confessé tou mé péché avant de comparétr devan Dieu. Je lavou seur Anais. Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur.
Jété une exellante chanteuse de café-concer. Jété jeune, joli, et je plaisé baucou. Je confes avoir sédui baucou d’ommes. Jé eu une fiye d’un deux, donc, de per inconu. Berte quelle s’appel. Jé pas su men ocupé. Pace que jaime boir, que jaime fair lamour avec des ommes. Alor, moi qui été sie mince et joli, j’suis devenu groce et j’suis tombai malade. La vérol qu’c’été, la maladi du péché, ma seur, cel quattrape lé femes de movaise vi. Jé eu de plu en plu mal a la jamb et jé eu de plu en plu besoin d’sou pou’ boufé ma soup, ma tambouye et mon pin. Alors, y sont v’nu me proposé un traval quy payai bien. Cété deu bonhomes au servisse dune contess, la contess Cléo com y disai. Y en avé un qui sapél Michel et un qui sapél Julien. J’conaisions poin leur non exacte. Y servé la contes Cléo, cé tou. (…)
Y mont donque proposai de participé a des enlévémens de petite fiyes dan les quartié pauvr de Pari. Cé gamines eles été destiné a une méson clause pour femes qui aime les petite fiyes. Y me prometé cen fran chac foi. Alor, ma seur, vou conprené, jé pas ésité, ni une ni deu, jé aceptai détr leur complisse. La premiér, sa a étai en octobr lan dernié. Iréne Jussaum qué sappelé. Cété une marchende de fleurs anbulente. Lété mignone. Je va vous raconté coment sa cé passer ma seur, comen Julien déguisai en mouane il a prossédé. (…)
Yen a donque u si en tou, si gamine toute beles, toute jeune, que la contess au servisse de laqelle été Michel et Julien, elle les utilisé, disaitils pour plère à dais dammes pa tré come y fau malgrai leurs aparence de riche dan un bordelle tré tré spésial qué pa a Pari mé en provinsse dapré ceu que jé conpris. Jé déjà vu de cé dammes dan sertaines mésons clauses que je vou diré pa où quelle son pace que jy é eu sertins cliens tré hau plassés pace que com je marché de moin zen moin au beuglan, jé du fére un peu la prostitussion en méson de tolérence pour survivr. Cé dammes on les apél les anandrines pace quelles aime que lamour entre fem, fem é petite fiye. Eles son gouines et pédées é eles von donc dan lé mésons clauses pour rencontré dautre femes, des putins qi en on mare de fér lamour avéc dé homs. Ele zutilize dé fau sex males en boi ou caouchoux qon apél gaudemiché pour fér sa entr el. Je lé fai une foi avec une amie de la contess Cléo pace que Cléo et ses complisses, y my on oblijée pour le pri de mon silensse. Vicontesse el, quel été. Sait une fem tré conue dan le gran monde y paré. Jvou jur ma seur que jé pas voulu recomencé une deuzième foi telemen sété cochon. Je préféreré toujour lé ommes (…)
Le jour mém ou ma janbe ele a pété ma seur, jé participé au dernié enlévemen. Je pence qon doi en parlé dan lé journeau. Y avé un sacrénon de dieu dorage (excusé moi ce blasfém ma seur) quan au hasar, pace que maintenan, on atrapé les petiotes erentes et seuletes dan la ru, jé remarqué une petite brunne toute afolé et mouilé par la plui aveque un paraplui cacé. Alor, jé di à mon conplisse : « Vize-mois cel’ là. On tien le bon bou pace que sa devien fatigan a la longue de guété les petite qui on pa de paren et qui galopinen toute seule dehor par ce temp. Je la atirée ver moi par dé gest et on a pu mon complisse et moi lendormir avec du clorophorme. Je vendré pa le non de ce complisse pace quil é qun ocazionel de la band et qy fé autre choze den la filouteri. Cété qun apoin ma seur. Ceu qui été chargé demporter la petite ce son Jule et Alber des copins de Julien é Michel. La petite j’croi ben qué sapele Odile Boiron pace que ma seur, je lé lu dan le journal que vou mavé aportée le lendemin de mon arivé a Sain lasare. Ma jambe elle a cédé deu eures apré lenlévemen et jé eu gran gran mal. (…)
C’qe jeu veu, ma seur aven que de mourire, cé que vou me retrouvié ma petite Berte Louise Quiterie Moreau pace que jé décidé de vou doné son nom entié avec tou ses petis noms. Cé mignon tou plin come prénon Quiterie c’pa ? Ele boite et lé pa bel et toute mégre come une meure de fim famélic, avec une téte de belete toute comike et ele a que la pau sur les os é com je vou lé déjà espliquer cé une file naturele, pouf, v’nue come sa a force que jé fricoté avec dé dizaine de tipes don je me rapele pas les non. Jé pas eu de quoi men ocupé et je lai pa émée assé alor, losque jé abité un meublai a Chatau-Tiéry avant que je déménaje à la cloche de boi come je le fai toujour pace que jé jamé de quoi payé le loyé, jé vendu Berte – la pauvr ! – a dé oteliés quand ele a eu cinque an. Y on du en fair leur ptite esclave ou une pute, une causete de mosieur Ugo – jé pas lu son livre car il é tro lon é tro dure à lire. Y tiene lotel Téodorique je croi qui se nome en lavenu de Pari et vous p’vez pas vou y tronpé labas pace que cé une avenu quest pa baucou batie, bordé darbres ou y a pa baucou de mésons alor on la repér facilemen. Retrouvé-la ma seur, je vou en supli par la tré Sainte Vierge Marie pace que je veu etre pardonée de tous mé péchés ma seur et que jé peur de lenfer et du diable (…) »
Ce ne fut pas la prose approximative de cette confession d’outre-tombe qui fit réagir notre gratte-papier mais les six noms de petites filles qu’elle égrenait au fil de ces pages torchonnées comme l’on arrache un à un les pétales d’une pâquerette pour dire ou non je t’aime. Odile Boiron, encore fraîche dans les mémoires des lecteurs avides de faits divers sordides, méritait à elle seule que ces aveux attirassent l’attention et intéressassent au plus haut point Monsieur Raimbourg-Constans qui enquêtait sur ces affaires depuis des mois avec le Quai et les gendarmes, sans grands résultats pour l’instant. Cette lecture édifiante et effrayante achevée, Jules-Léon Soliveau actionna la sonnette, comme si c’eût été une alarme. Le sort de la comtesse de Cresseville venait d’être jeté.
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Le premier dimanche de septembre 18** se tint la fête de charité annuelle organisée par Madame la duchesse de**. L’arrière-saison se présentait sous d’excellents auspices, encore belle et chaude. La manifestation s’était établie à la Porte Maillot, non loin du bois de Boulogne. Prétextant cet ensoleillement tardif qui risquait de compromettre l’exquisité de leur incarnat d’albâtre, nos dames patronnesses avaient installé leurs tréteaux sous force tentes et vélums. Qui disait fête de charité sous-tendait d’évidence vente de charité. C’était là manifestation obligée des bonnes œuvres, du secours aux humbles, à la veuve et à l’orphelin, sorte d’héritage lointain de l’aide seigneuriale aux quatre cas mais ici appliquée aux descendants des serfs. Il fallait y briller, s’y montrer, afficher ses toilettes en plus de sa bonté et de sa pitié, permettre qu’on y entendît les friselis des robes dernier cri. Cela trahissait le désintérêt de la Gueuse pour la question sociale, cette République des opportunistes qui avait abandonné le terrain du secours aux plus démunis à la prêtraille et à ses ouailles de l’aristocratie à cause du manque d’enjeu électoral. Les personnalités éminentes du régime se moquaient comme d’une guigne que des fillettes allassent et vaguassent nu-pieds, baguenaudassent et errassent en haillons sur les trottoirs, mendiassent, se prostituassent ou crachassent leurs poumons en s’harassant à la filature, vieilles à douze ans, exploitées qu’elles étaient jusqu’à leur sot-l’y-laisse, victimes d’un droit de cuissage détourné vers de nouvelles formes et manifestations de concupiscence et d’esclavage. Ces hordes de petites meurt-de-faim aux joues noires, hâves dans leurs robes déchirées tachées d’huile de machine, anémiques, intéressaient de temps en temps de rares humanistes qui les photographiaient afin de témoigner de leurs conditions de vie déplorable et de revendiquer une législation efficace sur le travail des enfants. Les mêmes horreurs se reproduisaient de Londres à l’Amérique, partout où l’industrie fleurissait. Et dans les mines, cela était bien pis.
L’argent récolté par ces Dames à l’occasion de ces bazars sous tentes servirait, pensaient-elles, à soulager la misère effroyable des plus démunis et de leurs enfants. Chaque fois qu’une patronnesse achetait une babiole ou un bibelot, elle avait conscience de bien faire et de secourir une de ces gamines de la rue ou de l’usine ou un de ces petiots gueules noires du Pas-de-Calais qui expiraient de silicose. Elles étaient si pieuses qu’elles se signaient à chaque achat. Une chapelle sommaire avait même été aménagée sous une des tentes afin qu’elles fissent leurs dévotions dominicales. Rien n’y manquait pour l’exercice du culte, de l’autel au bénitier improvisé et au tabernacle, sans omettre des statues de saints et un crucifix peinturluré par quelque barbouillon. On avait même fait venir un sacristain et un bedeau en renfort. En ces lieux, les soutanes, les aubes et les frocs étaient à peine moins nombreux que les hauts-de-formes et les robes fleuries.
La comtesse Cléore de Cresseville était présente. Elle tenait un étalage de jouets à deux sous fabriqués pour la majorité d’entre eux par des prisonnières repenties : totons, toupies, ballons de baudruche ou de gutta-percha, yoyos, poupées à découper – mal dessinées - ou de chiffons cousus bourrées de crin, trompettes, guimbardes et sifflets, sacs de billes, poussahs, quilles, balles, marionnettes à gaine ou à tringles, jumping jacks, polichinelles à ressorts, diables de Bessans, petits jeux de dames, de l’oie et de jacquet, mirlitons, cubes, chevaux-bâtons, marottes de calicot et d’autres encore... Les enfançons en costumes marins ou à lavallières pour les garçonnets et en fanfreluches enrubannées pour les fillettes ne lui laissaient pas de répit : ses affaires marchaient fort bien et sa marchandise de camelote serait écoulée bien avant que cette belle journée prît fin. Les gamins sautillaient, piaillaient et jabotaient autour des éventaires, ne cessant de tirer les jupes de leur mère en réclamant l’achat de tel ou tel joujou. A côté de Cléore, la baronne Eliette de Villemain, une jeune femme brune magnifique, tenait la buvette où ces messieurs-dames étanchaient leur soif avec des boissons non alcoolisées. L’étal de la vicomtesse de**, quant à lui, sis à quelques mètres, était consacré aux réticules, aux porte-monnaie en cuir de Russie, aux aumônières, aux tirelires, alors que la duchesse de** proposait mercerie, lacets, jarretières, boutons, guêtres, dentelles du Puy, passementeries diverses, passepoils, parements, points d’Alençon, bonnets, fanchons, coqueluchons, coiffures cauchoises ou bigouden… Une marquise de**, dans un autre étalage, vendait des objets de piété, des bibles et des chromolithographies. Les scapulaires, rosaires, sacrés-cœurs et chapelets s’arrachaient avec les images du pape Léon, de la Bonne Vierge et celles des martyrs. Cléore regrettait que Jeanne-Ysoline fût encore convalescente : elle se fût trouvée aussi aise en ce lieu qu’un poisson en son eau. Elle s’était résolue par défaut, du fait que Délie était punie, en semi-disgrâce, d’emmener la petite Ysalis avec elle. Notre comtesse avait grand chaud malgré le vélum et le chapeau de velours et de soie cramoisi et chamois qui couvrait sa tête rousse, et son magnifique camée de chrysobéryl au profil de Minerve oppressait sa gorge de lys. Elle arborait une robe feuille-morte de surah, de nanzouk, de bouclé de vigogne et de velours damassé assortie au chapeau. L’épaisseur de telles étoffes d’automne expliquait aisément pourquoi elle souffrait de la température.
Les nobliotes huppées, qui connaissaient et appréciaient la mignarde Adelia, s’étonnaient fort que le bébé irlandais, mascotte de Cléore, eût été remplacé par une petite inconnue. La jeune nouvelle favorite de facto et de substitution fut présentée par Mademoiselle comme une sienne petite cousine, Ysalis d’Aulnoy de La Vacquerie, neuf ans. Déjà bien dressée à séduire, notre Ysalis multipliait les courbettes derrière le comptoir où elle jouait aux enfants sages, mais aussi, bien plus ambigument, les œillades aux Dames, les tournoiements et tourniquets de son ombrelle ourlée et frangée de dentelles aussi blanche que sa robe volantée d’organsin, sans omettre le dévoilement furtif, fugace, de ses jupons et pantalons festonnés. Elle jouait à la perfection aux Valtesse miniatures, sans qu’elle eût conscience de faire mal. Ses boucles anglaises étaient à ce point surchargées de papillotes et de padoues de satin vieux-rose, que la fillette ressemblait à une sorte de rameau mâtiné de lustre à pendeloques et à pampilles.
Certaines personnes s’étonnèrent toutefois et s’enquièrent d’Adelia, demandant à Cléore si elle n’était point malade, regrettant son absence, la séduction de ses longs cheveux bruns papillotés aux reflets roux cuivrés, son regard vert et pers taquin, et tant d’autres charmes encore, innommés et innommables…La comtesse de Cresseville se contraignit à fournir une explication : elle déclara que Délia avait commis une petite bêtise, une peccadille, et qu’elle l’avait consignée dans un cabinet noir à la Monsieur Hugo. « Quelle sorte de bêtise ? » interrogèrent les dignes patronnesses. « Oh, trois fois rien, reprit Cléore. Elle a voulu vêtir mon rosalbin en poupée et celui-ci l’a mordue au nez. »
Certaines Dames, ayant eu vent des mœurs et amitiés particulières de la comtesse, craignaient qu’elle éduquât mal cette petite cousine, cette Ysalis nouvelle, afin qu’elles menassent ensemble une vie dissolue. Elles s’en indignaient en secret.
Une petite mijaurée de sept ans à laquelle il manquait plusieurs dents de lait, le nez couvert de taches de son, - c’était Mathilde, la propre fille de la baronne de Villemain – questionna Cléore avec des zézaiements encore plus accentués que ceux d’Ysalis sur le secret qui lui permettait d’avoir d’aussi zolies english curls rouges. Mathilde de Villemain souffrait d’anglomanie infantile et disait angliches curles en prononçant le u comme dans le mot impudent et audacieux désignant le fondement.
Comme il était prévu, bien qu’ils fussent incongrus en ce lieu, Hégésippe Allard et toute sa famille étaient venus. Ils déploraient ce capharnaüm qui servait la propagande des calotins et des royalistes. Pauline, la fille cadette, n’était pas en reste, et affichait avec franchise son acrimonie. Allard lui avait imposé qu’elle mît une robe blanche virginale ornementée de passements. Cela offusquait la maigre et probe pucelle, notre Pauline qui se jugeait aussi ridicule qu’une passerinette qu’on eût plumée avant de l’encager. Pour aggraver son cas, afin qu’elle se conformât aux usages nobles du lieu mondain, sa mère Marthe avait bouclé et frisé ses cheveux au fer, cheveux qui, comme tant d’autres coiffures en cette fête, s’encombraient à n’en plus finir de papillotes et de rubans d’une nuance passe-velours. Pauline chicotait comme une petite souris et se plaignait de toutes ces messéances vestimentaires. Elle se trouvait ainsi tout à fait dévergondée, pis que nue à l’image d’une de ces filles de mœurs légères, de ces courtisanes et lorettes qui encombrent le Monde. Quant à Victorin, il demeurait indifférent. L’aliéniste épiait le moindre mouvement des dames patronnesses, le moindre signe qui eût trahi en elles un attachement trouble aux représentantes juvéniles de leur sexe. Il guettait et flairait la tribade pédéraste comme un chien d’arrêt le gibier. L’acuité de son regard le portait à tout observer avec une attention de photographe adepte de la décomposition du mouvement. Une caresse furtive d’une Dame dans les boucles ou sur les joues d’une enfant suffirait à éveiller ses soupçons. Ses oreilles aussi se devaient de rester aux aguets ; les moindres cancans, les moindres concetti suspects méritaient qu’on les captât. Un murmure de médisance, une rumeur véhiculée de lèvres en lèvres, tout était bon à prendre par notre braque ou pointer humain.
Cependant, Marthe Allard essayait de raisonner Pauline tout en la gourmandant. Elle expliquait que cette sortie entrait dans le cadre du travail de Père, qu’il était missionné en secret par le gouvernement afin de déjouer un complot antirépublicain ; elle reliait cette affaire à l’enlèvement de la fillette Odile Boiron dont s’était abreuvée la presse ; elle sous-entendait que Père était ici pour démasquer les coupables du forfait. Marthe Allard démontrait à sa fille chérie qu’elle devait mettre de l’eau dans son vin, accepter de s’exhiber en public en fille de riches oisifs mondains. Il fallait qu’elle fût diplomate, hypocrite, qu’elle ravalât sa morgue et perdît sa superbe, qu’elle conservât ses réflexions acerbes pour elle. C’était son devoir de s’obliger à serrer, même mollement, les mains moites que ses adversaires pattes-pelus lui tendraient, de faire mine d’acquiescer à leurs idées réactionnaires, de répondre oui, oui, fort bien, fort bien, cela me sied, à toutes leurs phrases, leurs remarques, leurs mots d’esprits, quels qu’insultants qu’ils fussent à l’encontre de la bonne cause républicaine ou de la religion réformée.
Il est bon de rappeler l’efficacité de nos postes et télégraphes, qui effectuent trois tournées quotidiennes. La veille au soir, Hégésippe Allard avait reçu du préfet de police un pneumatique urgent et classifié confidentiel, dans lequel Raimbourg-Constans révélait que ses services venaient de porter à sa connaissance la confession d’une pauvresse qui avouait sa complicité, non seulement dans l’enlèvement d’Odile Boiron, mais également dans celui de cinq autres petiotes. La femme était morte juste après, mais ce que ses déclarations écrites contenaient était si intéressant que l’enquête s’en trouvait relancée. On tenait enfin un début de piste sérieuse ; on connaissait les motivations des coupables : s’emparer de petites filles pour en faire des prostituées réservées à des lesbiennes, dans un établissement particulier qui ne se trouvait pas à Paris. Des prénoms de complices étaient cités ; celui d’une femme aussi, femme encore mystérieuse, sans visage, qui était apparemment à la tête de la machination : une certaine comtesse Cléo. Ce prénom ne courait guère les rues. Se fût-elle appelée Marie, Catherine ou Jeanne, sa piste eût été des plus difficiles à remonter. Allard, partisan du progrès, avait fait installer le téléphone. Dès qu’il avait eu terminé de prendre connaissance du pneumatique, il avait appelé son ami qui avait tout confirmé. Le message s’achevait par une invitation à revenir le voir dès le lundi matin, pour fixer la suite des actions à entreprendre en plus du compte rendu qu’Allard devait faire de la fête de charité, que cette sortie eût été ou non fructueuse.
A l’entrée de la grand’tente principale où s’était installé le gros des exposantes, une religieuse et un curé distribuaient la liste des stands (ainsi qu’en usaient les anglomaniaques). Si Marthe Allard n’avait guère prêté attention aux noms des exposantes, au contraire des babioles qu’elles proposaient (elle comptait acheter un petit porte-monnaie de rien du tout pour faire bonne figure et se dire qu’elle n’avait pas suivi son mari pour rien, juste pour la façade, la couverture, et tant pis si son menu billon servait à la curaille à financer la construction d’établissements édifiants pour enfants d’ouvriers), Hégésippe avait bondi à la lecture du nom de celle qui tenait l’étalage des jouets : Mademoiselle la comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville8, du Comité des Forges. Si l’attribution des deux derniers prénoms de cette Dame (était-elle jeune ou vieille ?) trahissait les lectures de ses parents : Lamartine (à cause de Julie Charles) et Madame de Staël (ainsi s’expliquait en partie le féminisme de Cléore, quelque peu atavique), le premier était si rare, précieux et mignon qu’il semblait que nulle autre femme ne le portât en France.9 Cléo-Cléore : le rapprochement et la consonance lui parurent évidents.
« Je dois parler à Pauline », dit-il à sa bien-aimée et effacée épouse.
Prenant sa maigre fille chérie à part, il commença à lui expliquer ce qu’il attendait d’elle :
« Ma chère fille, j’ai grandement besoin que vous jouiez la comédie. Vous allez endosser la personnalité d’une petite péronnelle capricieuse.
- Qu’est-ce à dire, Père ? s’étonna l’enfant.
- Vous allez réclamer à cor et à cri une poupée et insister pour que nous allions à l’étal de la marchande de jouets.
- J’ai quatorze ans, Père ! Il n’est plus temps pour moi de jouer à la poupée ! J’exècre la puérilité et les enfantillages !
- Ne niez pas votre joliesse, ma chérie. Vous êtes menue, et vous passez pour plus jeune. J’en connais, des filles de seize ans, qui jouent encore à la dînette et au Bébé Jumeau.
- Mais ici, on ne vend que des cochonneries bon marché ! Me voyez-vous, Père, désirer une poupée ordinaire pour miséreuse, alors que je suis supposée interpréter une fillette de la Haute ? Franchement, m’avez-vous vue ? Déjà que je dois supporter ces oripeaux de carnaval qui me font ressembler à un mât de cocagne ! Regardez toutes ces cocottes de luxe roucoulantes et emplumées…trop de fanfreluches…elles sont immondes, Père !
- C’est juste une comédie temporaire…pour les besoins de mon enquête. Rassurez-vous, Pauline.
- Et Victorin, à quoi sert-il, ici ?
- Il s’aère. Ses bronches sont faibles et sortir de temps en temps lui fait du bien.
- Soit, je me soumets, comme d’habitude !
- Quand on sait être raisonnable ! »
Pauline commença à criailler avec une telle conviction et exagération que maints visiteurs se retournèrent, surpris et émerillonnés. Elle devenait rouge de rage et épanchait des larmes d’enfant gâtée. Marthe Allard, mise dans la confidence, demanda l’emplacement de l’étal des joujoux à une gentille petite vieille, qui proposait des pots de pommade et affrontait une femme acariâtre. La cliente, une vieille fille pouacre et avaricieuse enveloppée dans un méchant fichu de pauvresse tout passé, chipotait, négociait à la baisse l’achat d’un pot à dictame de grès jaune proposé pour dix sous, pot qu’elle voulait acquérir à moitié prix. Conservant son flegme et sa placidité, la bonne grand’mère donna à Marthe le renseignement souhaité. Puis, elle dit à la grippe-sous qu’elle acceptait de descendre jusqu’à sept sous, pas davantage, et que c’était à prendre ou à laisser. Amadouée, la fesse-mathieu topa. Elle avait acquis son bien à la fortune du pot.
Pauline jouait son rôle à la perfection. Elle ne cessait de brailler, de réclamer : « Je veux une poupée ! Je ne quitterai pas ces lieux tant que je n’aurai pas une poupée ! »
Autour d’elle, ces Dames et Messieurs médisaient. Ces médisances s’adressaient autant à Pauline qu’à ses parents dont la réputation se retrouvait ternie, entachée par l’inconduite d’une fillette confite en caprices. « Ça a douze ans et ça se conduit comme à quatre ! » « Je plains les parents de cette enfant ! Elle est insupportable ! Ils ne savent point la corriger ! Quelle Sophie ! » et autres clabauderies du même acabit écorchèrent les oreilles de Marthe Allard qui s’empourpra. Hégésippe prit une initiative autoritaire : il souffleta – oh, juste un peu – Pauline qui ne sut plus où se mettre :
« Père, vous m’humiliez ! murmura-t-elle. Vous m’obligez à jouer une vilaine comédie ! Je ne veux point que mes amies le sachent.
- Ne vous en faites pas, ma chérie, c’est pour la mise en scène. Je ne vous ai pas giflée trop fort. »
Ses amies…nous savons bien que Pauline n’en avait guère. Comme elle insistait, Marthe Allard, qui savait désormais où se trouvait l’étalage de la comtesse, la tira par le bras, faisant mine de céder à ses trépignements de bisque. Tous suivirent. La première chose que constata Allard, une fois à destination, fut le grouillement d’enfants autour des éventaires, en particulier des fillettes enrubannées, excitées et vociférantes. La deuxième, c’était le physique de la tenancière du stand : cette femme rousse et curly tout en grâce langoureuse avait la ténuité d’une sylphide. Elle eût pu sans problème disputer à Pauline sa juvénilité et, nonobstant quelques marques discrètes sur le visage, s’adoniser en gamine de douze ans afin de frauder et de payer demi-tarif dans les omnibus, tramways à vapeur et au chemin de fer. La troisième chose sembla la plus suspecte : la comparse de la comtesse, qui la secondait et l’aidait à emballer les joujoux, était une autre petite fille, une jolie brunette bouclée de neuf ou dix ans. Allard soupçonna d’emblée l’existence de liens affectueux et troubles entre cette petite inconnue et la comtesse de Cresseville. Il remarqua quelques gestes discrets : frôlements de mains caressantes aux joues et aux cheveux, jeux de pieds, dont faisaient les frais les bottines de l’enfant, échange de courts baisers de récompense chaque fois que l’entregent de la mignonne avait permis de vendre une babiole supplémentaire. Sachant Cléore demoiselle – comme le mentionnait la liste – Allard saisit que ces marques d’affection n’étaient pas celles d’une maman, mais d’une amante à son giton femelle.
Tandis que Marthe et Pauline Allard poursuivaient leur comédie jusqu’au bout et que Victorin, désinvolte, sifflotait comme un voyou, l’aliéniste murmura à l’oreille de son épouse :
« Feignez d’acheter une poupée de chiffons, payez et partez m’attendre près de la sortie. Je vais rester et surveiller cette femme. »
Pauline demanda à choisir entre plusieurs poupées que Cléore lui présentait, aux robes d’étoffe rouge, bleue, jaune ou verte. Elle montra celle en rouge vermillon.
« Combien ? demanda Marthe.
- Ce sera deux sous seulement, madame, répliqua Cléore. Votre fillette le mérite bien. Elle doit apprendre à ne point faire les difficiles. »
Pauline rougit à ces paroles, elle qui venait de se donner en spectacle et dont les joues étaient encore humides de ses larmes de rage. Elle avait voulu faire les intéressantes, la morigéna Marthe, hé bien, elle se contenterait de ce peu, de cette poupée ordinaire de calicot et de feutrine à deux sous, bourrée de crins et de son, parce qu’on n’en vendait pas d’autres ici. La fillette s’en accapara et, en son for intérieur, jura la conserver toujours, sans doute parce que ce joujou ordinaire témoignerait plus tard de l’engagement républicain de la jeune réformée. Elle fit mine de jouer avec, la serra dans ses bras, lui fit mille mamours, ce qui sécha ses larmes forcées. Au-delà de la comédie simple, l’attitude de Pauline témoignait d’un manque affectif profond qui aurait dû alerter ses parents.
Une fois sa famille partie, le savant demeura, en toute discrétion. Il observa le chaland enfantin ou adulte, écouta les petites paroles discrètes échangées entre mères dont la petite « cousine » de Cléore était le sujet dominant. Vint le moment où Ysalis murmura à l’oreille de la comtesse de Cresseville un petit mot que nul n’entendit :
« Cléore, Cléore… Z’ai envie de faire un bezoin et ze sais pas où on peut le faire. Tu peux m’aider à zerzer le petit coin, Cléore ? »
La comtesse s’excusa auprès de sa voisine, Eliette de Villemain, à qui elle demanda de reprendre provisoirement l’étalage. Elle en avait pour un petit moment. Il était jà quatre heures de l’après-midi.
Elle prit sans regret congé de ces faces de carême, Ysalis tenue à la main, en quête des commodités. Hégésippe Allard leur emboîta discrètement le pas, s’éloignant, lui aussi soulagé de ne plus avoir à subir tous les bruissements monarchistes de cette manifestation pieuse.
La convoitise, tapie dans l’ombre, surgit dans l’esprit de Mademoiselle de Cresseville. L’envie d’Ysalis commençait tant à démanger Cléore qu’elle choisit de ne pas revenir à la fête de charité une fois que la petite fille aurait soulagé sa vessie. Elle la conduirait en un coin isolé d’une tente, peu passant, là où elle serait certaine que nul ne la surprendrait à commettre son forfait. C’était compter sans Hégésippe Allard, jà intrigué par l’attitude de la jeune femme et l’incongrue présence de cette enfant à ses côtés, surpris aussi par la manière dont ces Dames qui fréquentaient ses éventaires réagissaient à la vue d’Ysalis. Les réactions que la petite fille avait suscitées en elles du fait que cette prétendue cousine-enfant inconnue du bottin pût se trouver en compagnie de Cléore à la place d’une autre, plus âgée, une Adelia qui leur était familière, faisaient flairer une piste sérieuse à notre aliéniste expérimenté. Ysalis n’était donc pas la première amie-enfant de cette comtesse qu’il soupçonnait avoir trempé dans les enlèvements. Allard sentit chez Mademoiselle de Cresseville une intention déguisée, torve et turpide au-delà d’un simple accompagnement d’une petite parente aux commodités. Avec constance, il suivit le couple hétérodoxe à distance.
Cléore demanda à un préposé au ramassage des détritus où se trouvait le petit coin pour sa petite cousine qui avait grand’envie. L’homme lui désigna des espèces de cabines de bois où on avait installé des fosses d’aisance de fortune, à une distance de vingt mètres de la tente principale, près d’un talus environné de mauvaises herbes. Ysalis dut se contenter d’une de ces fosses turques d’une saleté et d’une puanteur insanes. Mademoiselle la comtesse patienta au dehors. Allard, qui avait fait mine de se rendre aux commodités pour messieurs, resta en tapinois près du talus. Il avait méjugé et mésestimé sa suspecte. Alors qu’il s’était attendu à ce que Cléore entrât dans ces latrines puantes, s’y abandonnât au stupre et s’y livrât à des ébats épouvantables avec la fillette, la retenue de la comtesse l’impressionna. Tout demeura d’un calme inquiétant. Il n’entendit que le bourdonnement des mouches. L’aliéniste craignit que les rôles s’inversassent : il risquait de jouer lui-même à l’obsédé dans cette pantomime obscène alors que Cléore garderait sa droiture aristocratique. Il rongea donc son frein. Enfin, lorsque la chasse d’eau fut tirée et qu’Ysalis sortit du lieu d’aisance, Cléore lui demanda de s’enquérir d’un lavabo car c’était moult important pour l’hygiène, ces toilettes étant dégoûtantes, vraiment. Il n’y en avait point et seule une fontaine, sise plus loin, lui permit d’effectuer ses ablutions manuelles.
Enfin, la petite fille réclama qu’elles revinssent toutes deux à l’éventaire des joujoux, faisant valoir qu’ayant été très sage aujourd’hui, sa bonne conduite méritait récompense. Cléore, nous l’avons dit, avait fomenté un plan. A la surprise d’Ysalis, elle prit un autre chemin, la mena sous une tente plus petite, déserte, qui servait d’entrepôt de réserve pour les babioles non déballées, au cas où on en aurait besoin si les étals se dégarnissaient. Le lieu comportait aussi des bancs de bois, mais aussi de vieux paravents crasseux où les portefaix chargés du transport des caisses de ces marchandises pouvaient changer de maillot de corps à leur aise si l’effort les avait trop fait suer. Le couple turbide s’assit sur un des bancs et le médecin parvint à dissimuler sa présence derrière un de ces commodes panneaux. Ainsi aux côtés de sa nouvelle aimée, sur ce modeste banc dépourvu de dossier, Cléore de Cresseville commença à la serrer à la taille. Allard poussa un soupir discret : la scène d’amour qu’il s’était juré de surprendre afin de démasquer la suspecte commençait. Ce serait un flagrant délit.
Mademoiselle détestait les effusions sentimentales, de celles qu’on lit dans les mauvais romans. Elle n’était pas femme à afficher ses passions, aussi scandaleuses qu’elles parussent. Elle ne bécotait pas ses amies-enfants en public, ni ne dansait avec elles. Elle effectuait tout intimement, en privé, sans que personne ne pût la voir. Elle n’épanchait pas son cœur comme une extravertie. Elle abhorrait l’étalage des passions saines ou coupables. Cependant, rongée par la tentation d’Ysalis, en manque de ces cajoleries poussées qu’elle prodiguait autrefois à Adelia, celle qu’elle avait tant dorlotée et qui l’avait déçue et trahie, Cléore refusait d’envisager le retour à sa solitude d’esthète décadente hédoniste. Elle était une ipomée, oui-da, mais une ipomée rentrée, non volubile.
Cléore s’était trop longtemps complu à faire de son existence un art, une figure de style amphigourique et empesée, un colossal hendiadys indéchiffrable. L’heure de rendre des comptes approchait. Elle mourrait et comparaîtrait devant le Grand Juge. On l’enterrerait à l’ombre d’un sycomore, près des myrtes qu’elle aimait tant. Sa tombe serait ouvragée, une vraie dentelle de pierre, de marbre de Carrare et de Paros à l’image de sa vie de précieuse. Une statue d’Amour et Psyché sculptée par George Frederic Watts surmonterait la pierre tombale. Son épitaphe verrait inscrite cette remarque lapidaire et juste :
« Ci-gît Cléore de Cresseville. Fleur de beauté elle fut, fleur d’ornement, de redondance et de superfétation égoïstes. RIP. »
Allard écouta le verbe de Cléore psalmodier de sa bouche fruitée. La comtesse de Cresseville reprenait son accoutumé discours de séduction, vantant la beauté enfantine et les qualités mondaines d’Ysalis, son urbanité, flattant ses boucles brunes moirées et entortillées de mille reflets bleutés d’un cobalt rayonnant comme un vitrail. Ses lèvres commencèrent lors à l’embrasser, d’abord furtivement, en l’effleurant à peine, tandis qu’elle poursuivait son laïus, égrenant ses flatteries avec une régularité d’horloge, faisant l’éloge, l’apologie, d’aspects de plus en plus intimes et malséants du corps de la fillette, appuyant sur leur menue délicatesse émerillonnante et inaccomplie, éléments de sa sublime beauté qui constituaient autant d’invites à manifester un profond amour pour elle.
Allard entendait et voyait tout, en témoin privilégié de la déviance d’une anandryne pédéraste. Il comprit qu’il tenait bien son affaire, un gros gibier sans doute, une cliente de la maison de tolérance tant recherchée ou mieux, une actrice capitale, majeure, de cette contrebande d’enfants qu’il combattait. Il n’intervenait pas, en spectateur ambigu de ce dérèglement notoire, voulant savoir jusqu’où Cléore serait capable d’aller, hors de l’espace clos et nocturne d’une chambre à coucher. Après tout, nulle culpabilité ne l’effleurait, tels ces sergents de ville qui appréhendent les catins parfois en pleine action. Et Cléore poursuivait ses bécots toujours plus hardis et entreprenants, empourprant Ysalis qui commençait à réaliser en son cerveau d’enfant la méprise dont elle était victime. Oui, elle s’était méprise de la comtesse, dont, dans sa jeune naïveté, elle n’avait pas saisi qu’elle incarnait tout autre chose qu’une mère de substitution. Elle commença à s’agiter, à bougeotter, à se débattre, mais le bras droit de la huppe et gaupe accentuait son étau, la serrant de plus en plus contre elle. « Belle vierge brunette, murmurait-elle, columba mea… », tandis que ses lèvres s’en prenaient à sa nuque et son cou de poupée.
« Vous me faites mal, Cléore, ze veux pas zouer à ça ! » lui rétorqua l’enfant en zézayant. « Ze suis pas un Bébé de biscuit. Z’aime pas vos mamours, Cléore ! » jetait-elle de sa bouche pourprine, de toute la réprobation dont elle était capable du haut de ses neuf ans. La comtesse n’en avait cure. Elle mordillait les lobes des oreilles de la petiote et les suçotait. Elle se fit plus audacieuse que jamais en déboutonnant et délaçant son corsage, exhibant un chemisier fendu, à panneaux, gansé et baleiné, subsidiaire du corset, conçu pour les nourrices comme linge d’allaitement, linge d’où émergea un petit sein gauche de nymphe tout blanc, tout laiteux, où le mamelon, turgescent, saillait avec agressivité.
« Tu aimes téter tes amies, mon amour… Fais-le aussi pour moi, ma petite mie, mon adorée… Suce donc ce tétin tout rose, tout tentant… Tu goûteras tout ton soûl à un délicieux nectar miellé, un colostrum de vierge dont tu me diras des nouvelles… Que cette pousse est belle, ma mie Ysalis ! Pâle comme le lys… Douce aux caresses aussi… N’est-ce pas que ma poitrine est belle ? Dis le-moi, Ysalis. »
La fillette se refusa, là où Délia se fût engouffrée toute. Cléore omettait un facteur de taille : l’âge. Ysalis n’était pas Adelia et une enfant de neuf ans ne peut réagir aux avances voluptueuses comme une expérimentée catin de treize-quatorze ans, qui sent en elle monter la sève, les affres sensuels de l’approche de la nubilité. La petite nymphe brune était trop jeune pour accepter que Cléore pratiquât sur elle les mêmes choses qu’avec sa mie déchue. Mademoiselle de Cresseville cependant l’invitait, la guidait à entreprendre son téton de sa mignonne bouche, de ses petites dents, de ses mains miniatures, la dirigeait aussi par des mots doucettement marmottés : « Là, là… Avance ta petite main, là… Place ta jolie bouche, oui, place-la ici au mitan du mamelon, oui, oh, oui… comme ça, oui, bien, très bien…» faisait-elle en l’obligeant à cet attouchement, à ce suçon pectoral de manière forcée, en serrant si fort les poignets de l’enfant qu’elle lui arrachait de petits cris. Alors que son rythme cardiaque s’accélérait, que ses joues devenaient écarlates, qu’elle obligeait la main droite d’Ysalis à attoucher et à lisser son sein et ses lèvres à en bécoter la mamelle, Cléore jeta un cri de douleur : l’enfant venait de la griffer exprès juste en son aréole.
« Ze ne veux plus, Cléore ! Vous êtes une mézante ! lui cria la gamine.
En réaction, la comtesse se déchaîna : elle lui prit la tête et l’obligea à des baisers de feu, lui mordillant joues, lèvres et nez. Elle la picorait toute, comme une poule son grain. La petiote se faisait piaillarde et appelait à l’aide. C’étaient des baisers, des bécots voraces, presque cannibales. Cléore s’était décidée à passer outre, à la forcer malgré ses résistances. Tandis qu’elle poursuivait ses embrassements et ses suçons ardents, elle usa sur Ysalis de la même tactique qu’elle avait tentée qu’elle lui fît. Sa main droite s’insinua sous la robe de l’enfant et remonta le long des pantalons cotonnés puis de la chemise jusqu’à la gorge d’enfant, qu’elle essaya de palper à travers le linge fin. Ce fut alors qu’Ysalis la griffa encore plus violemment, à la joue gauche, de ses petits ongles aigus comme ceux d’une chatte, allant jusqu’à lui arracher quelques fragments de peau. Derrière sa cachette, Allard en demeura pantois. Il tenait bien là sa suspecte.
Cléore, la joue saignante, voulut riposter et corriger l’enfant en lui administrant une fessée avec une petite badine qu’elle extirpa de son réticule, un modèle qu’affectionnait Délia, très urticant, qui provoquait de cuisants traumatismes épidermiques. Mais Ysalis lui donna un coup de pied et, se levant du banc, s’enfuit à toutes jambes en direction de la grand’tente en hurlant : « Au zecours ! Sauvez-moi ! Mademoizelle Cléore est folle ! » A l’approche de la tente, un brouhaha couvrit les cris d’Ysalis : les badauds s’agitaient, réclamaient également de l’aide. Quelqu’un venait de tomber, au milieu de la foule, victime d’un malaise. Allard, laissant là la comtesse qui ruminait sa défaite, entendit les clameurs : « Un médecin, un médecin !… » On avait besoin de lui, de toute urgence.
Alors qu’il allait entrer dans la tente principale, la comtesse de Cresseville, réagissant enfin, le rejoignit en un trottinement hâtif. Elle sautillait au risque de se fouler une cheville tout en rajustant son corsage, mettant ainsi un terme à son dépoitraillage. Les regards se croisèrent, signifiant : Monsieur, vous m’avez vue, je le sens au tréfonds de mon être ; Oui, et ce que vous avez fait tombe sous le coup de la loi.
« Monsieur…se contenta-t-elle de balbutier.
- Madame, répliqua, laconique, Allard. Je sais tout de vous.
- Mademoiselle ! Je l’exige ! Qui êtes-vous pour vous arroger le droit de vous mêler de mes affaires intimes ? »
La surprise de découvrir qu’Allard l’avait épiée sans qu’elle s’en rendît compte déclencha en Cléore des suées d’angoisse. Sa main droite d’albâtre, comme agitée de tremblements de sénescence, ne cessait d’empoigner convulsivement le pan de sa robe feuille-morte qui froufroutait à ravir sur le sol irrégulier.
« Cette petite fille, Madame, insistait l’aliéniste qui sentait bien que ce qualificatif fâchait la comtesse de Cresseville en rappelant son statut d’adulte, ne mérite aucunement que vous la traitiez en objet de plaisir déviant.
- J’ai tiré Ysalis de la boue, Monsieur, et je suis fière de cette action de bonté, de charité ! Je prends en défaut votre Gueuse, incapable d’assurer le gîte et le couvert, le pain quotidien de nos enfants de France ! Si vous trouvez à médire contre mes œuvres pies en faveur des petites indigentes…
- Il ne s’agit pas de cela. Vous avez agressé une petite fille innocente.
- Je l’aime ! Suis-je donc si coupable ? Faire œuvre sociale, c’est aussi aimer, protéger les petites filles comme Ysalis ! Vous perdez votre temps avec moi… Ecoutez, écoutez donc la peur panique qui saisit les badauds ! Parce qu’une personne se trouve mal, ils croient à une quelconque manifestation épidémique ou morbide. Et la personne frappée, je le pressens, appartient à vos proches…laissez-moi retrouver Ysalis !
- Qu’affirmez-vous encore ?
- Mon intuition féminine. »
Ils entrèrent lors, constatant qu’à distance, un groupe affolé de dames patronnesses s’était agglutiné auprès d’une personne à terre tandis que bien d’autres visiteurs assistaient, en spectateurs avides, à la souffrance de quelqu’un.
« La quête de la sensation forte, encore, toujours… murmura Allard. Oh, mon Dieu, c’est Victorin !
- Hâtez-vous, Monsieur, hâtez-vous, faites le voyeur comme les autres… Acagnardez-vous ! Aveulissez-vous ! Quant à moi, je prends congé de votre cuistrerie… Qu’Ysalis se débrouille…je la punirai en personne. Soignez votre enfant – c’est votre fils, cette lopette à terre, n’est-ce pas ? La République ne produit que des dégénérés ! Mes filles, moins sottes qu’Ysalis, sauront mettre un terme à tous ces brimborions de la stupidité. L’avenir nous appartient, Monsieur du Saint-Phalle. »
Le savant ne sut comment il parvint à conserver son sang-froid. Autrement, il eût ajouté la rougeur d’un soufflet à l’inesthétique griffure qui gâtait la joue de porcelaine rousse de Mademoiselle de Cresseville.
« Nous nous retrouverons, Madame, je vous en fais le serment, dussé-je traverser toute la planète pour mettre fin à vos agissements scabreux, à vos sombres desseins…
- Mademoiselle ! Je suis fière de mon statut qui ne me soumet pas au pouvoir insane et abusif d’un homme ! Je suis libre ! Libre d’aimer les petites filles ! Et vous, vous iriez tourmenter mon âme de l’angélus du matin à l’angélus du soir…vous viendriez arracher la rose trémière à son terreau nourricier sans toutefois prendre garde à ses épines assurément redoutables et acérées ! Vous n’êtes que sotte prétention, Monsieur ?
- Allard, Hégésippe Allard…docteur en médecine, officier de la Légion d’honneur et…républicain fervent. »
A l’échange de ces paroles acides, Cléore s’agita davantage d’un frisson de colère. Une brise malencontreuse secouait ses anglaises et toute la tige de cette fleur du vice. Elle s’engouffrait, en vent mauvais, sous la toile de la tente, parcourant les allées d’un aquilon annonciateur de péril. La comtesse s’éloigna d’Allard, hautaine, la tête haute et pourpre, affichant sa fâcherie, en un claquement de talons accompagné du friselis nerveux de ses jupes.
Il était temps qu’en bon père de famille, il s’enquît de l’état de santé de Victorin. Marthe et Pauline, éplorées, se tenaient à genoux auprès du jeune homme. Trop émotive, la jeune demoiselle versait des flots de larmes comme si son frère aîné fût mort à ses pieds. Hégésippe pria les spectateurs de s’éloigner et tâta le pouls : ce n’était qu’un malaise, une pâmoison vagale. Pauline expliqua que, peu d’instants avant qu’il s’effondrât, Victorin s’était comme étouffé, victime d’un de ses accès asthmatiques qui le frappaient sans prévenir. Le jeune homme en serait quitte pour un séjour d’un mois en la campagne normande, à Bolbec, chez sa tante Lucie, où il ferait une cure de citronnade, d’orangeade et de madeleines de Lorraine consommées à la mouillette avec du jaune d’œufs. Cette maladie de Victorin contraria fort Allard, qui dut remettre son rendez-vous avec Raimbourg-Constans, qu’il prévint par Petit Bleu. Tout fut retardé d’une semaine, le temps que le père accompagnât son fils maladif jusqu’à Bolbec et s’en retournât, ayant ajourné tous ses cours, toutes ses séances en Faculté. Un répit inopiné pour la comtesse de Cresseville, qui condamna Ysalis, récupérée en pleurs à l’étal des jouets, à dix coups de badine et au port du sarrau de bombasin douze jours durant. Cléore, qui craignait que la petite eût tout conté à la baronne de Villemain ou se fût confiée à d’autres Dames, se retrouvait seule, sans favorite…elle remit lors la peine d’Adelia et la reprit dans son giron, encadrée de Daphné et Phoebé, toutefois. Sa magnanimité crasse l’avait une fois de plus emporté sur toute autre considération.