Précédent chapitre du roman de Christian Jannone ici.
A la mi-septembre 18**, notre pauvre Jeanne-Ysoline put enfin quitter l’infirmerie et réintégrer la vie commune de ses coreligionnaires. Désormais, meurtrie à vie par Adelia, elle ne pouvait plus se déplacer qu’à l’aide d’une canne. Elle arborait une espèce de turban de soie vieux-rose, qui dissimulait ses cheveux dont la repousse était irrégulière. Elle reprit sa place au cours, aux côtés d’une Odile-Cléophée qui peina à retenir sa joie. Le postérieur de la pauvre enfant était encore bandé, et l’idée même de ce bandage, tentant comme un trésor, caché sous la robe et les bloomers de la fillette bretonne, suscitait en Odile un sentiment diffus de ce qu’elle devait bien qualifier d’amoureux. Etait-ce une preuve que Cléore gagnait sur toute la partie et transformait la souris noire des rues en anandryne confite ? Ou, plutôt, face à la fascination de la mie pour les pieds blessés, la fausse Cléophée prenait-elle connaissance de son propre fantasme naissant pour les fesses pansées ? Rien de ce qui se déroula durant cette journée ne l’intéressa, bien qu’elle eût remarqué le retour incongru de Délia. Or, fait nouveau, celle-ci se trouvait étroitement encadrée par Daphné et Phoebé qui ne la quittaient pas d’une semelle. Les jumelles, de plus, se retrouvaient à égalité de grade avec l’Irlandaise du Styx : elles arboraient désormais des rubans et faveurs fuchsia. Elles avaient aussi changé de camée.
Lorsque Jeanne-Ysoline lui murmura à l’oreille la résolution qu’elle avait prise, usant de ce tutoiement de complicité tendre que toutes deux utilisaient désormais, Odile devint toute pourprine.
« J’ai décidé ce soir, mon adorée, de te faire don de ma personne. »
C’était là une invitation sans équivoque aux amours interdites. Odile savait qu’une fois Jeanne-Ysoline rétablie, elle réintègrerait la chambrée de Mademoiselle de Kerascoët. Elles s’échangèrent des billets, parfois doux, parfois comploteurs, ne prêtant qu’une distraite attention au cours. Les pédagogues officiantes étaient Sarah et nos Dioscures lamies, qui manquaient de cette conviction dont Délie était fière et qui faisait son chic. Leurs déblatérations laborieuses, d’un confondant ennui, se bornaient à l’énoncé de lieux communs sur l’art des parfums et épices aphrodisiaques et la manière de se lécher la peau.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Ce soir, je serai tout à toi. Je t’offrirai de moi tout ce que je ne puis te nommer. »
Billet d’Odile : « Oui-da, mais je souhaiterais m’évader d’ici et dénoncer ce qui se trame à Moesta et Errabunda. »
Elles prenaient toutes deux de grands risques et en étaient conscientes.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Je mettrai Quitterie dans ma poche. Son allégeance à Cléore est de moins en moins sûre du fait qu’elle m’a dit s’être sentie lésée par le retour en grâce partiel d’Adelia et la promotion subite des jumelles. »
Billet d’Odile : « Jalousie que tout cela ! Peux-tu tellement lui faire confiance ? »
Billet de Jeanne-Ysoline : « Elle n’a plus rien à perdre. Elle vient d’apprendre de Michel la mort de sa mère, voici près de vingt jours. Elle sait qu’elle ne sortira pas vivante d’ici. Elle se sent condamnée par la maladie. »
Billet d’Odile : « Soit, j’aviserai. Ne risquons rien pour l’instant. »
Et le soir fut, après un morne après-midi où aucune cliente ne réclama la brune rebelle. Quand toutes deux pénétrèrent dans la chambre, ce fut une embrassade mutuelle. Odile posa avec soin la canne de l’élue de son cœur, sur le pommeau de laquelle elle déposa pieusement un baiser. C’était lors une relique, un objet cultuel, tels tous ceux appartenant à celle qui allait lui faire le don de sa personne, y compris ses dessous les plus intimes. Puis, Jeanne-Ysoline réclama, qu’en souvenir de leur première nuit, Odile-Cléophée mît préliminairement ses pieds à nu. Ce fut lent et beau. Odile officia avec délicatesse, dégrafant un à un les boutons des guêtres, défaisant l’écheveau subtil des lacets des bottines, les posant chacune avec douceur sur un petit tabouret en les baisant avec dévotion. Elle défit les bas de l’aimée qu’elle roula et plia avant que ses lèvres effleurassent les jambes et coruscants petons de la féérique enfant d’Armor. Elle ôta le turban de Jeanne-Ysoline, révélant les repousses châtain-roux clair, encore irrégulières, mèches çà et là entremêlées de cicatrices du cuir chevelu blessé. Ce qui se déroula par la suite fut d’une sensualité confondante, inédite. Nous ne pouvons le rapporter ici. Toujours fut-il que s’exprima, d’une manière érotique ineffable, étonnante et époustouflante, en une gestuelle suave d’une audacieuse précocité vu l’âge des pratiquantes, une mise à contribution fétichiste et rituelle, très lente, progressive, hiératique, presque sacrale, des pansements chancis de la jeune nymphe d’Armor, sciemment conservés sur elle quatre jours durant sans qu’elle les renouvelât, cette adorée d’Odile qui tint jusqu’au bout sa promesse ébaudissante et s’offrit ainsi toute à sa mie aimée, en des transports d’une irracontable volupté et d’une licence poëtique rare...
La petite Bretonne, arbrisseau ébranché de toute sa vêture, encor grêlé des éraillures de la flagellation, finit par sombrer en une pâmoison d’extase, inondée de liquides innommés et fragrants. C’était bon, doux, délicieux, indicible… C’était cela, le vrai amour entre petites filles. Cléore avait gagné, mais elle les avait perdues toutes deux…
Le 15 septembre 18**, le commissaire divisionnaire Brunon et l’inspecteur Moret, du Quai des Orfèvres, accompagnés d’Hégésippe Allard, firent leur entrée dans le bureau de l’adjudant-chef Cleuziot, commandant la Brigade de gendarmerie de Château-Thierry. Les bâtiments abritaient l’écurie des gendarmes à cheval. Ils fleuraient bon la paille et le crottin. Les bruits des sabots ferrés résonnaient dans la cour pavée embrumée du matin. Des touffes de mauvaises herbes émergeaient d’entre les pavages irréguliers et usés. Avant de pénétrer dans le casernement, nos policiers avaient salué un fier brigadier à l’orgueilleuse moustache qui menait par la bride son superbe alezan de retour à son box. L’homme arborait l’uniforme réglementaire : au contraire des gendarmes à pied, sa tenue n’avait point de jupe, mais des basques à retroussis ; le passepoil rouge, le bicorne et la dragonne étaient communs aux deux corps ainsi qu’à toutes les compagnies départementales de la maréchaussée. Son sabre modèle 1822 pendait près de sa sabretache d’un cuir d’ébène. Ses culottes étaient semi-collantes, du bleu commun à tous les gendarmes, sans omettre le galonnage noir caractéristique. Fait nouveau, arme nouvelle : au pistolet à percussion antique ne tirant qu’un coup unique s’était substitué le moderne revolver d’ordonnance, rangé en son étui ou holster, ainsi que le qualifient les Anglo-saxons, cette arme à barillet qu’on eût crue réservée aux seuls nervis de l’Ouest américain avec la fameuse Winchester des tueurs de bisons.
Le trio se présenta ; il entra dans le vif du sujet. Paris les avait tous trois mandés en ces lieux, du fait que la plus importante des pièces du dossier de l’enquête sur les enlèvements mystérieux de fillettes était cette confession d’une borgnesse moribonde faisant référence à Château-Thierry, bien qu’il y fût surtout question de rechercher son enfant : Berthe Louise Quitterie Moreau. C’était là piste sérieuse. Mais l’adjudant-chef Cleuziot, qui arborait avec fierté ses quarante ans, ses décorations et sa moustache brune parfaitement et réglementairement taillée, objecta que, du fait que la gendarmerie de la République dépendait du ministère de la Guerre et non de l’Intérieur, il eût fallu que le mandat d’enquête émanât du ministre V**, fût cosigné de son collègue Monsieur F** qui détenait le portefeuille de la Guerre (un civil, chose qui le surprenait) et eût été transmis à Monsieur le préfet de l’Aisne et au commandement départemental de la gendarmerie. De plus, aucune Berthe Moreau, onze ans, ne figurait parmi la liste des enlevées. Il ne cessait de jeter un coup d’œil à la lettre de félicitations du ministre de la Guerre et à ses deux citations, encadrées de dorures entre un drapeau tricolore galonné et frangé à hampe ouvragée et un souvenir ou trophée de campagne algérien, un chèche de caïd arrêté lors de la révolte de 1871.
« Cependant, argumenta le commissaire Brunon, notre ordre de mission émane du Préfet de Police et, bien que nous n’ayons pas juridiction ici, nous sollicitons l’appui – y compris armé s’il le faut – de votre corps afin que l’enquête aboutisse. Il y a danger pour l’assise de la République.
- Le ministre de l’Intérieur n’a pas cosigné l’ordre de mission mais le cachet du Préfet de Police fait foi, reprit l’inspecteur Moret.
- Paris fait décidément ce qu’il veut avec les procédures ! s’exclama le sous-officier.
- Je vous rappelle, mon adjudant-chef, que la désobéissance à un ordre est passible de la cour martiale, sauf si celui-ci est manifestement illégal ; c’est ainsi que la République assure ses arrières au contraire de l’ancien césarisme, de son arbitraire et de ses abus. Et nous n’ignorons rien de chacun de vos hommes. Nous vous savons tous loyaux au Régime.
- Il est vrai, ajouta le commandant de la brigade, que quelques éléments tièdes ont été mutés l’an passé. Ils étaient suspects de sympathie pour l’entreprise antirépublicaine de la duchesse de**. Je me porte garant de tous mes gendarmes, messieurs, et je dois donc de me soumettre à la volonté des représentants du gouvernement central.
- Fort bien, répondit Brunon. Nous pouvons passer aux choses sérieuses, du fait que vous venez de nous prouver votre loyauté républicaine. Monsieur Allard, officier de la Légion d’honneur, docteur en médecine et professeur à la Faculté de Paris, va vous exposer les détails de l’affaire et sur quelle personne se portent actuellement nos soupçons. »
Hégésippe Allard résuma tout, depuis le premier enlèvement signalé près d’un an auparavant jusqu’à la fête de charité d’il y avait deux semaines sans toutefois qu’il révélât encore l’identité de la principale suspecte. Il n’omit nullement de présenter une copie conforme de la confession de Blanche Moreau, indigente décédée, anciennement chanteuse de beuglant, copie qui avait respecté l’orthographe approximative de cette prose désespérée. L’adjudant-chef lut et écarquilla les yeux. Il ne cessa de marmotter les phrases les plus prégnantes.
« Bigre… « (…) Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur(…) » Et là, c’est effroyable : « (…)Y mont donque proposai de participé a des enlévémens de petite fiyes dan les quartié pauvr de Pari. Cé gamines eles été destiné a une méson clause pour femes qui aime les petite fiyes. Y me prometé cen fran chac foi. Alor, ma seur, vou conprené, jé pas ésité, ni une ni deu, jé aceptai détr leur complisse. La premiér, sa a étai en octobr lan dernié. Iréne Jussaum qué sappelé. Cété une marchende de fleurs anbulente. Lété mignone. Je va vous raconté coment sa cé passer ma seur, comen Julien déguisai en mouane il a prossédé. (…)
Yen a donque u si en tou, si gamine toute beles, toute jeune, que la contess au servisse de laqelle été Michel et Julien, elle les utilisé, disaitils pour plère à dais dammes pa tré come y fau malgrai leurs aparence de riche dan un bordelle tré tré spésial qué pa a Pari mé en provinsse dapré ceu que jé conpris. Jé déjà vu de cé dammes dan sertaines mésons clauses que je vou diré pa où quelle son pace que jy é eu sertins cliens tré hau plassés pace que com je marché de moin zen moin au beuglan, jé du fére un peu la prostitussion en méson de tolérence pour survivr … »
Cette…cette comtesse, balbutia le représentant de la maréchaussée de France, quelle est son identité ?
- Poursuivez votre lecture, mon adjudant-chef, et nous vous dirons le nom exact se rapprochant de celui révélé dans cette confession.
- Fort bien. Je vois que dès le début, la défunte cite une comtesse Cléo… Ce nom incomplet revient à plusieurs reprises, avec les prénoms des complices. « (…) Je lé fai une foi avec une amie de la contess Cléo pace que Cléo et ses complisses, y my on oblijée pour le pri de mon silensse. Vicontesse el, quel été. Sait une fem tré conue dan le gran monde y paré. Jvou jur ma seur que jé pas voulu recomencé une deuzième foi telemen sété cochon. Je préféreré toujour lé ommes (…) »
Cette comtesse Cléo bénéficie donc d’un appui haut placé dans le Grand Monde, la haute société qu’elle fréquente… Une vicomtesse de**. Ne serait-ce pas une des amies comploteuses de la duchesse de** qui manqua renverser la République avec le Général B**… ?
- Exactement, vous brûlez, dit Brunon.
- Quel lien y aurait-il avec la recherche de la fille de la morte ?
- A nous de le découvrir. Nous avons une piste et nous devons la suivre. Achevez votre lecture, répliqua l’aliéniste.
- Diable ! « (…) C’qe jeu veu, ma seur aven que de mourire, cé que vou me retrouvié ma petite Berte Louise Quiterie Moreau pace que jé décidé de vou doné son nom entié avec tou ses petis noms. Cé mignon tou plin come prénon Quiterie c’pa ? Ele boite et lé pa bel et toute mégre come une meure de fim famélic, avec une téte de belete toute comike et ele a que la pau sur les os é com je vou lé déjà espliquer cé une file naturele, pouf, v’nue come sa a force que jé fricoté avec dé dizaine de tipes don je me rapele pas les non. Jé pas eu de quoi men ocupé et je lai pa émée assé alor, losque jé abité un meublai a Chatau-Tiéry avant que je déménaje à la cloche de boi come je le fai toujour pace que jé jamé de quoi payé le loyé, jé vendu Berte – la pauvr ! – a dé oteliés quand ele a eu cinque an. Y on du en fair leur ptite esclave ou une pute, une causete de mosieur Ugo – jé pas lu son livre car il é tro lon é tro dure à lire. Y tiene lotel Téodorique je croi qui se nome en lavenu de Pari et vous p’vez pas vou y tronpé labas pace que cé une avenu quest pa baucou batie, bordé darbres ou y a pa baucou de mésons alor on la repér facilemen (...) »
L’Hôtel Théodoric ! Mais il s’agit là d’un des établissements les plus connus de Château-Thierry ! Ah, la bougresse ! Paix à son âme ! Pensez-vous que retrouver cette petite fille là-bas est chose si importante ?
- Conviction et intuition, mon adjudant-chef… Ce n’est pas que l’apanage des femmes, énonça Allard avec fermeté. Dès cet après-midi, nous aurons besoin d’une escouade de vos hommes pour effectuer une petite perquisition à l’Hôtel Théodoric – histoire de respecter les dernières volontés d’une pauvre créature… Et nous ne nous priverons pas d’interroger, bien entendu, les patrons de l’établissement.
- A vos ordres ! » (Il claqua les talons.)
Après un court silence, le commandant de la brigade reprit :
« Le signalement de la fillette est on ne peut plus clair et précis et son signe distinctif, ce pied-bot, nous permettra de l’identifier aisément.
- Il nous faut supposer qu’avec le temps, on a dû lui poser quelque appareillage ou chaussure spéciale, un peu comme pour Talleyrand, afin de lui faciliter la démarche et la locomotion, précisa Moret.
- Ceci étant dit, messieurs, vous m’aviez promis de me faire part de vos soupçons à propos de la Cléo…
- Comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville, née le 24 mai 1864 à Auteuil, fille du comte Louis Albert de Bonnieux de Cresseville, député légitimiste en 1871, décédé, et de Marie Germinie de Rollin-Crézensal, décédée également. Signes distinctifs : taille assez réduite, cheveux roux flamboyants coiffés en anglaises, yeux vairons. Je préciserais que sa silhouette est celle d’une fille pré-nubile de douze ou treize ans et que, de loin, elle ne fait donc pas son âge.
- Monsieur Allard, se permit l’adjudant-chef Cleuziot, qu’est-ce qui vous permet d’être aussi précis ? Cette Dame, si elle n’est que suspecte, ne doit pas encore être fichée par vos services…
- Je ne suis pas policier, juste un coopérant scientifique qui soigne les aliénés du sexe, et la comtesse en question en est une, j’en ai été le témoin lors de la fameuse fête de charité. Outre les données strictes d’état civil faciles à se procurer quand on représente l’autorité de l’Etat quoiqu’elles soient assez succinctes, j’ai eu l’insigne privilège de rencontrer cette Demoiselle de la Haute. D’évidence, vus les lieux huppés où elle se montre, ses convictions sont monarchistes. Je l’ai démasquée, et elle m’a en quelque sorte défié. Voilà pourquoi je puis la décrire si facilement. Elle est redoutable et aime par trop les petites filles qu’elle lutine de manière plus qu’indécente. Tout semble la désigner comme principale actrice de l’odieuse entreprise que nous combattons. Ah, au fait…méfiez-vous du ministre V**. Il paraît enclin à freiner nos investigations. »
L’après-midi du même jour, l’Hôtel Théodoric vit arriver toute une escouade de gendarmes à cheval accompagnant une voiture dans laquelle avait pris place notre trio d’enquêteurs parisien. La discrétion n’était pas leur qualité première, comme s’ils eussent voulu à tout prix attirer l’attention de celle qu’ils recherchaient. Une pluie fine mais tenace s’était mise à crachoter et nos soldats n’avaient point de capote pour s’en protéger. Ils étaient conduits par le sergent-major Perrot. Les bicornes commençaient à ruisseler et les hommes de rang subalterne se voyaient contraints de demeurer de faction dehors, raides sur leur monture, main droite sur la garde du sabre.
Ce que le commandant de la brigade n’avait pas dit aux enquêteurs, c’était que l’ennemi désormais héréditaire, le Reich allemand, était empêtré depuis le mois de février dernier dans une affaire qui présentait quelques troublantes similitudes avec ce qu’il était convenu d’appeler le trafic des fillettes. Cependant, deux différences fondamentales marquaient les deux séries de faits divers : les Allemandes enlevées ou disparues étaient exclusivement des Gretchen bien en chairs, blondes et paysannes et leur âge s’échelonnait de quinze à dix-huit ans : autrement dit, on les capturait nubiles. Pour connaître la vraie raison de cette vague d’escamotages de grasses aryennes outre Vosges (et non plus outre Rhin, hélas), il faudra vous rendre au prochain chapitre ; le seul point que moi, Faustine, je me permets de vous divulguer en cette page ardue car mettant en scène presque uniquement des mâles plastronnant dans leurs uniformes chamarrés, c’est qu’il existe un lien entre une des inventions de Monsieur Tesla dont les projets vous ont précédemment été énumérés et cette série tragique saignant les rangs de futures mères potentielles de soldats du Kaiser.
Lors, le commissaire divisionnaire Brunon commença à interroger le couple Surleau (car ainsi se nommaient les tenanciers de cet hôtel) même si cela ne devait servir de rien. Il leur demanda si une petite boiteuse du nom de Berthe Moreau était ou non leur employée.
« Ah, c’est que, ça fait ben quatorze ou quinze mois qu’on l’a plus à not’ service, pour sûr ! » déclara Madame Marie Surleau, cinquante-quatre ans, le visage jaune et l’œil louche.
Blanche Moreau n’avait pas fabulé sous les affres de l’agonie et de l’absinthe, mais la maréchaussée arrivait par trop tard pour récupérer la petite Berthe et la confier à l’Assistance publique.
« Vous s’vez, c’est une fille bizarre qui nous l’a tantôt rachetée, se mêla Octave Surleau, le mari, soixante ans, la face lunaire, chauve et quasi édenté, les joues pourprées par le bon vin, aussi. C’était une de nos clientes…oh, l’est pas restée ben longtemps mais j’pourrais vous retrouver son nom dans le registre qu’elle a signé. Anne quelque chose, j’ crois qu’elle se nommait. La drôlesse !
- C’est l’précédent, mon Octave. L’actuel, il est tout propre et neuf ; on vient de l’ouvrir avant-hier. »
Tandis qu’Octave Surleau apportait le registre lors clos, son épouse alluma une lampe à pétrole car les aîtres s’obombraient à cause du mauvais temps, avant même que l’heure fût vespérale.
« Ainsi, messieurs, vous pourrez mieux parcourir les pages… Je vous garantis la véridicité de tout ce qui y est inscrit. Remontez à quatorze-quinze mois et cherchez la femme…ou plutôt, la fillette…
- Madame Surleau, quel âge d’après vous avait la petite fille qui aurait…racheté Berthe Moreau ? questionna Hégésippe.
- Oh, elle déclarait douze ans… Mais c’est Paul, notre neveu, qui joue aux réceptionnistes, d’habitude. C’est lui qu’était présent quand l’acheteuse de Berthe a loué une chambre. Oh, vous ne le trouverez pas aujourd’hui ; l’est à Epernay pour affaires. »
Le commissaire Brunon ajusta ses lorgnons et commença à feuilleter rapidement le registre de la réception. Il atteignit les pages de juin 18** et ralentit sa consultation. Les Dames seules étaient peu nombreuses, des veuves surtout. Puis, un nom retint son attention, à la date du 19 juin 18** : Mademoiselle Anne Médéric. Non point une vieille fille : un personnage de ce genre n’éprouverait pas le besoin de signer es qualité en précisant : pupille de l’Assistance publique. Nous avions donc affaire à une jeune fille encore mariable, non pas à une bigote desséchée perdue pour l’hyménée.
« Monsieur Allard, veuillez avec moi examiner plus attentivement cette écriture et dites-moi ce que vous en pensez. »
L’aliéniste s’exécuta. Il scruta les moindres détails des courbes, pleins, déliés, sans omettre les taches et les pâtés.
« Certes, je ne suis point graphologue, dit-il au commissaire, mais, messieurs, ajouta-t-il à l’adresse de l’ensemble de ceux qui l’accompagnaient, sergent-major compris, quoique ma spécialité n’est pas celle de l’éminent Monsieur Alphonse Bertillon, il est visible, assurément, que cette écriture est volontairement maladroite, enfantine, forcée, contrefaite, sciemment malpropre…l’écriture de fausseté d’une jeune femme qui joue les écolières brouillonnes. Et ce pâté qui ressemble à un masque de rature… Observez-le avec plus d’attention.
- Diable ! s’exclama l’inspecteur Moret.
- La prétendue petite fille a essayé de dissimuler un lapsus, une gaffe, par le biais de la tache… Mais j’arrive à distinguer juste avant, l’amorce d’un jambage caractéristique d’un C majuscule, ornementé comme un lambel, orgueilleux, hautain, qui sent sa noblesse titrée… C comme Cléore…
- Monsieur Surleau, pourriez-vous nous décrire cette Anne Médéric ?
- Si sa tenue était fort ordinaire mais certes convenable, comme-il-faut, et bien qu’elle arborât un crêpe de deuil et un ruban la désignant comme pupille, son physique m’a semblé assez…euh remarquable…
- Toi, tu lorgnes les tendrons impubères ! le morigéna Marie Surleau.
- Ben, c'est-à-dire…j’admets avoir dû repousser le démon de la chair par de nombreuses obsécrations… Cette petite avait quelque chose qui vous aguichait…une tentatrice vénéneuse… Elle était rousse comme une démone, c’est pas peu dire !
- Rousse, dites-vous ? insista Brunon.
- Elle avait des cheveux magnifiques, d’un carotte ardent, pleins de reflets flammés ; des nattes extraordinaires, longues, torsadées… Un visage triangulaire, comme les elfes des légendes aussi… un corps gracile, tout menu… et ses yeux… chacun d’une couleur différente…
- Ça te titille ! Tu me revaudras ça ! grommela la mégère compagne.
- On dit qu’ils sont vairons, c’est le terme approprié, précisa Allard.
- Ouiche, comme je le disais, reprit l’hôtelier. Un œil bleu-vert ou turquoise et l’autre noisette ou d’un marron clair ocré, comme ambré, telle la résine ou la colophane dont usent les violonistes. Et son regard vous subjuguait, enjôleur, plein de malice… tout taquin, comme chez une sale gosse qui galopine !
- Cette petite, elle t’a ensorcelé, mon ami ! J’ai compris comment elle est parvenue à te persuader de lui céder Berthe. Avec moi toute seule pour traiter, j’lui aurais rien lâché, même pour un pont d’or…un pont du diable !
- C’est que…sa petite voix… elle a juste minaudé un peu comme une petite chatte.
- A d’autres ! On s’expliquera tantôt.
- Savez-vous ce qu’est devenue cette soi-disant Anne Médéric ?
- Selon vous, messieurs de la Rousse, messieurs les mouches, il y aurait usurpation d’identité ! défia Marie Surleau, les bras croisés sur sa poitrine maigre.
- Avouez donc, Madame, que la petite Berthe Louise Quitterie Moreau, vous l’exploitiez un peu… Elle ne vous coûtait pas trop cher !
- Objection ! Nous n’avions plus ni sou ni maille à cause du médecin qu’on devait faire souventefois venir pour elle ! criailla Octave.
- L’était tout le temps malade, enchifrenée ; elle foutait point grand’chose ! Et en plus, son pied-bot l’arrangeait pas ! surenchérit Marie.
- Bref, si je vous suis bien, récapitula l’aliéniste, son départ fut pour vous un bon débarras, un grand soulagement.
- On ne vous a pas dit ça ! On s’est pas débarrassés d’un lourd fardeau qui rapportait rien ! C’est Anne Médéric qui nous a forcés la main… On l’eût dit…enamourée, entichée de cette mocheté malingre à trogne de belette !
- Enamourée ! Vous avez lâché le mot ! s’écria Allard. Sachez, Madame, Monsieur, que nous recherchons une dangereuse lesbienne pédéraste portée sur les fillettes !
-Est-ce qu’elle les tue ? questionna naïvement Octave.
- Non pas ! Elle les fait enlever par des complices puis, dans une grande maison dont nous ignorons encore la localisation, elle doit les livrer à la prostitution…pour des femmes ! C’est ce que nous contait feue la mère de Berthe Moreau dans sa confession.
- On a appris son trépas par la bande ! C’était rien qu’une putain ivrognesse. Terrible ! Si vous voulez retrouver Anne Médéric, faudra aussi interroger les autres commerçants d’notre bourgade… J’crois ben qu’elle a dû prendre racine ici.
- Oui-da, Octave. Jacques, le boucher, nous a parlé d’une fillette rousse qui viendrait de temps en temps lui acheter des saucisses pour une de nos boutiquières, mais on sait pas laquelle.
- Nous enquêterons.
- Vous allez en avoir pour plusieurs jours à interroger tous les commerçants du cru ! prévint Marie Surleau.
- Je ne le pense pas, Madame. »
Telle fut la réplique à la fois laconique et cinglante du commissaire divisionnaire Brunon à celle qu’il jugeait comme une exploiteuse d’enfant. Police et gendarmerie saluèrent poliment et prirent congé afin de s’atteler à la tâche soi-disant fastidieuse de la recherche d’Anne Médéric et du glanage de renseignements complémentaires auprès des boutiquiers de la bourgade.
******************
Ce matin-là, Cléore venait d’achever de revêtir sa panoplie de trottin. Elle ignorait lors que son dernier jour de quiétude venait de se lever. Elle avait délaissé le cours, s’en remettant à Sarah et aux jumelles, décidée, elle ne savait trop par quelle impulsion mystérieuse, à rejoindre le magasin de nouveautés et de mode de Madame Grémond plus tôt que de coutume.
Cela était plus fort qu’elle : malgré sa sage allure générale de fillette comme-il-faut, un je-ne-sais-quoi dans les menus détails l’assimilait davantage à une de ces Coppélia de lupanar jouant les poupées automates fardées de perversion qu’à une authentique enfant sage. Etait-ce à cause de la poudre de ses joues blêmies par le progrès inexorable de son mal de poitrine ? Ne serait-ce pas plutôt ce parfum nouveau de Monsieur Guerlain, ce Jicky qui venait de sortir, et dont elle venait de s’embaumer comme une cocotte d’Alfred Stevens ? Elle venait encore d’humecter de ses hémoptysies rubescentes deux de ses mouchoirs de dentelle de Malines. Son regard vairon paraissait souventefois enfiévré de suette. La contamination tuberculeuse ne la quittait mais et progressait en elle, imparable. De plus, elle sentait se développer en ses entrailles un chancre vénérien fâcheux qui tourmentait son fondement tandis que ses muqueuses buccales s’ulcéraient de plaques blanchâtres et que de vilains boutons suppuraient çà et là sur son dos. Ce matin-là, elle venait d’en découvrir un tout nouveau, à la belle suppuration jaunette, juste au mitan de l’aréole gauche. Un semis de prurigo, avec des papules invasives, la grattait désormais au bas ventre et à la chute des reins. Son mal sournois atteignait déjà le stade des roséoles. Elle n’osait plus se montrer en tenue légère aux mies-enfants avec lesquelles elle choisissait de partager sa couche d’un soir. Enfin, elle constatait depuis deux mois une irrégularité périodique de mauvais présage. Elle savait que si elle ne se soignait nullement, elle finirait par pourrir comme Nana. Elle partirait peut-être en vomito negro, ou en jus de dissolution viscérale.
Poupée rousse marquée par la vérole et la tuberculose, en avait-elle encor pour cinq ans, pour deux ? Qui donc lui succéderait ? Qui reprendrait les rênes de l’entreprise ? Elémir ? La vicomtesse ? V** lui-même ? Elle s’ébroua comme une mauvaise chienne mouillée, croyant évacuer par ce geste animal ses ennuis de santé et ses pensées morbides. Pour se consoler, elle rangea quelques volumes de sa bibliothèque : une compilation du De re metallica et une édition princeps de 1678 du roman La comtesse Isembourg de la grande féministe du XVIIe siècle, sorte de comploteuse anandryne par anticipation, Antoinette de Salvan de Saliès, qui avait fustigé le mariage forcé des jeunes filles avec des barbons et avait instauré une société secrète, prodrome de celle de la vicomtesse de**, l’Académie de la Bonne Foi.
Cléore prolongeait son plaisir, comme si elle eût goûté à sa dernière journée d’existence terrestre. Plus rien ne semblait la presser. Elle prenait plus que son temps. Elle examina les nouvelles cactées ornementales installées trois jours plus tôt, ces oponces et nopals prompts à s’épanouir fût-ce dans l’atmosphère confinée de ce lieu de lecture, où, pour rappel, créchaient aussi des vivariums et aquariums. Elle se gargarisa d’un verre de rossolis, cette eau italienne de rose et de fleur d’oranger qui la sonna comme un vieux ratafia rance. Elle manipula de ses doigts d’Arachné quelques babioles cupriques et petits objets de marcassite. Elle prit d’une corbeille tressée une mirabelle couverte de pruine qu’elle croqua allègrement. Ses narines de poupée humèrent un bouquet de dahlias puis respirèrent l’effluence d’une chélidoine réputée guérir les abcès verruqueux de son épiderme. Elle contempla un ludion flottant dans son récipient d’homoncule, curieusement vêtu d’une combinaison de cuir et masqué à la semblance du scaphandrier du chevalier de Beauve. Elle ne voulait jamais finir, quitter ce chez-soi enivrant. Sentant que tout allait peut-être s’achever les jours prochains, consciente des menaces de la Mort, Cléore songea :
« Rien n’est encore accompli. Dussé-je en mourir, il me faut poursuivre mon entreprise jusqu’au bout. Monsieur de Tourreil de Valpinçon a été chargé d’une mission de nouvel enlèvement. Une quarante-troisième petite fille doit enrichir notre offre. Je la rebaptiserai Phidylé. »
Enfin, blasée, Cléore-Anne partit en trottinant sans hâte jusqu’à la voiture, perchée sur des bottines noires.
***************
« Ah, ça me dit quelque chose, ça me dit quelque chose. Laissez-moi encore examiner votre croquis. Oui, vraiment… y manque un peu les couleurs, mais la forme du visage, les anglaises…Oui, monsieur le commissaire… Pour sûr, c’est le petit trottin, la mignonne petite Anne. Elle passe prendre le pain chaque jour… »
Luc Beausant, boulanger, avait formellement identifié Anne Médéric à partir du dessin basé sur les descriptions des Surleau.
« Un trottin, c’est une jeune fille qui travaille pour une boutique de mode, et qui fait les emplettes ou livre de la marchandise chez le chaland qui peine à se déplacer et qui a passé commande. Y a-t-il un tel commerce ici ?
- C’est chez Madame Grémond. On connaît la gamine depuis plus d’un an. Elle sert là-bas. C’est curieux, d’ailleurs. Elle bouge pas, grandit pas, alors que les fillettes de son âge, elles approchent en principe de la nubilité. Or, je puis vous dire, messieurs de la police et messieurs les gendarmes, que cette petite mignonne, elle a pas changé d’un iota depuis l’an passé. Sauf qu’à présent, elle toussote et que son œil brille. Je pense – excusez cette familiarité – qu’elle a dû choper un mal de poitrine. A force de gambader par tous les temps avec ses paniers, été comme hiver… je vous note l’adresse.
- Merci de vos renseignements, monsieur.
- Pas de quoi, sergent-major. Si vous v’lez prendre une petite absinthe chez Firmin le cabaretier.
- Désolé, pas pendant le service », répondit le gendarme Perrot.
Tandis que les deux policiers et Allard prenaient le bout de papier sur lequel figurait l’adresse de Madame Grémond, le sergent-major donna des ordres à sa troupe. Elle s’ébranla, montée sur ses chevaux superbes, au pas, la main posée à la garde du sabre. La voiture des policiers, discrète et banale comme un hansom cab de Londres, suivit cet impressionnant arroi.
Victoire Grémond, la première, constata la venue des gendarmes à cheval. Elle en avisa Octavie, occupée à encaisser l’achat de dentelles d’une cliente tandis qu’Anne Médéric, qui venait d’arriver, attendait qu’on lui remît la liste des courses. Cléore-Anne eut juste le temps d’embrasser Victoire, que cette dernière s’agita grandement :
« Il y a à la porte un gendarme avec ses hommes à cheval et un trio de civils tout en noir. Ils demandent à entrer. On dirait qu’ils veulent parler à maman. J’ai peur… »
Avant que Madame Grémond fût plongée dans la fange phonurgique de l’interrogatoire gendarmesque et policier, Octavie recommanda la prudence à sa sœur.
« Peut-être s’agit-il d’une enquête à propos du vol de la caisse de Monsieur Clerc, le crémier ? Sois prudente et contente-toi de propos banaux et prudhommesque afin de n’éveiller aucun soupçon à notre égard.
- Et s’ils se doutaient de quelque chose à propos de notre trottin ? Mère nous a dit de nous méfier parce qu’Anne, tu le sais bien, n’est pas une vraie petite fille. Elle est adulte.
- On ne connaît d’elle qu’une vérité partielle. Maman n’a jamais voulu nous révéler tous les détails du pourquoi exact de la présence d’Anne ici. Elle dit que c’est une fille de la Haute qui a choisi une couverture pour ses activités spéciales. Elle m’a expliqué, tu le sais, qu’elle militait pour le féminisme et la restauration du Roi. Du moment qu’elle est serviable et nous sert bien… Les affaires n’ont jamais aussi bien marché, grâce à elle. On a plein de commandes de lingerie et autres. Tout ne nous regarde pas. Point. »
Victoire jugea bon de murmurer à l’oreille d’Octavie :
« Ne t’en fais pas. Ceci dit, cette Anne, c’est une petite toquée. Je la gronde parfois. Figure-toi qu’il lui arrive de jouer en solitaire et qu’elle laisse des hem… saletés plein ses pantalettes ou pantalons. C’est un sacré numéro…
- Que vas-tu chercher là ? Elle fait sa crise de nubilité. Elle n’a pas d’homme et puisqu’en fait, elle est adulte… Que la première qui n’a pas solitairement péché lui jette la première pierre ! »
Sauf miracle, recours à l’œuvre au noir ou prière propitiatoire théurgique, plus rien ne pouvait dès à présent sauver Cléore de l’inéluctable. Hégésippe Allard venait d’effectuer son entrée dans la boutique. Il suffit qu’elle montrât un soupçon de sa frimousse rousse pour qu’il la démasquât aussitôt. Le commissaire divisionnaire Brunon exhiba son ordre de mission policière et demanda à parler à Madame Grémond tout en sortant le dessin représentant Anne. Celle-ci eut la malsaine curiosité d’afficher son visage charmant et natté dans l’embrasure de la porte de l’arrière-boutique où elle s’était allée s’enquérir de sa liste d’emplettes et de ses livraisons. Aussitôt, ses yeux vairons s’élargirent de surprise et de frayeur tandis que le regard distrait d’Allard se portait sur le sien. Ce fut une étincelle, une explosion de fulmicoton ou de dynamite. Faisant fi de sa réserve protestante, l’aliéniste donna l’alarme :
« Messieurs, nous la tenons ! C’est elle ! La fillette, dans l’embrasure de l’arrière-boutique ! C’est la comtesse Cléore de Cresseville ! Elle est ici !
- Je n’ai aucun mandat d’arrêt sur moi ! lâcha Brunon.
- Elle m’a reconnu. Attention, elle s’éclipse ! »
Après avoir tiré la langue à celui qui la défiait, l’espiègle effrontée aux tresses rouges s’en fut galopiner sur ses pieds bottinés. Elle prit la poudre d’escampette par une porte d’arrière-cuisine du rez-de-chaussée, porte qui donnait sur un petit jardin potager où poussaient les potirons, courges et autres coloquintes. Elle avisa une échelle qu’elle emprunta, franchissant le muret avec une adresse enfantine qui la surprit. Les gendarmes, encombrés par leurs montures, eurent des difficultés à les manœuvrer malgré les ordres répétés de poursuite et les coups de sifflet de sergent de ville, instrument vrillant les oreilles dont l’inspecteur Moret s’était muni comme un policeman de Londres, du fait que Cléore-Anne prit exprès une ruelle étroite. Tous entendirent son rire cristallin qu’elle entrecoupa de vers d’une paillardise coruscante, d’authentiques vers fescennins traduits du latin, qui, sous la Rome antique, faisaient le pendant obscène des épithalames réservés aux mariages. Seuls Allard et Brunon demeurèrent aux trousses du trottin – qui jamais n’avait aussi bien mérité ce qualificatif. Ils prirent des lacis de sentines médiévales, guidés par la seule jactance impulsive de la petite garce qui courait comme un furet.
Anne Médéric usait de toutes les ressources de ses petites jambes mais aussi de sa connaissance du terrain, du pourrissoir médiéval de ces ruelles dédaléennes. Elle avait du talent, du brio… Ceux qui la poursuivaient n’étaient pas assimilables à une meute de loups dans les immensités désolées d’une steppe russe de roman d’aventures. Il n’y avait point de risque qu’elle tombât dans une fondrière où ces sombres bêtes au poil noir et à l’haleine soufrée croqueraient ses chairs tendres, se repaitraient d’elle, ne faisant qu’une bouchée de l’imprudente poupée. Pourtant, bien que ses tresses érubescentes la rapprochassent de la vaillante héroïne du Sieur Perrault, Cléore ne possédait plus la vaillance enfantine du petit chaperon roux. Du moins la supposait-elle et la supputait-elle à sa semblance chevelue…
Le rythme de la course devint échevelé, effréné, hasardeux, haletant, et ni Allard, ni Brunon ne lâchaient prise, en ce rythme devenu si vif qu’un chronophotographe anglo-saxon muni d’un fusil spécial à clichés rapides n’eût pu en saisir tout le mouvement.
Las, Cléore n’avait plus ses douze ans apparents mais bien jà vingt-six et une phtisie en progrès lents à défaut de galopante, héritage de Quitterie la disciple adorée et quinteuse, phtisie alliée à l’infection vénérienne des tribades de l’année précédente. Quoique, du fait de sa sveltesse, elle distanciât encore aisément ses poursuivants pourtant rompus à la pratique quotidienne de la gymnastique suédoise, alors qu’elle-même n’était qu’oisiveté et nonchaloir, notre vrai-faux trottin finit par ressentir les effets de sa vie ignominieuse et de ses maladies. Les excès de la fornication saphique et du fétichisme de la juvénilité la rattrapèrent. Son allure fléchit et, ne parvenant plus à mener grand train, elle eut grand mal à l’emplacement du foie car ayant trop forcé. C’était ce qu’on appelait communément un point de côté. Lors la frappa la toux maladive, l’expectoration pourpre génératrice d’inappétence et des fins dernières… Toute rose et en sueur, Cléore haleta en multipliant les quintes. Allait-elle succomber et être capturée ? Certes, elle n’en était point encore au stade du tabès, mais valait-elle mieux en cet instant non ineffable ?
Désespérant d’une échappatoire, d’une issue, tandis que le péril policier approchait, la jeune femme dévoyée craignit que les dholes la dépeçassent. Tout en portant à ses lèvres un mouchoir qu’elle humecta de ses sérosités sanguinolentes et de ses crachats de poupée, elle aperçut enfin la solution salvatrice : le soupirail d’une cave demeuré entrouvert. Une fois de plus, la chance lui souriait, et sa maigreur et sa souplesse de fausse enfant vinrent à son secours : elle se glissa par cette ouverture comme une chatte, sans que le policier et l’aliéniste la vissent, parce que la ruelle jonchée de détritus dans laquelle elle avait débouché tournait et masquait ce qu’elle fit au regard de ses poursuivants qu’elle distanciait encore d’une huitaine de mètres. Elle s’écorcha certes quelque peu, déchira ses bas, mais enfin, elle fut sauve. Elle poussa un long soupir avant que toutes ces émotions la terrassassent et lui occasionnassent un accès de vapeur maladif. Elle se pâma pour un temps indéterminé.
Lorsque Cléore revint à elle en cette cave obscure à la fragrance de renfermé, elle constata l’horreur : sa bouche et son corsage de trottin s’étaient imprégnés d’une nouvelle perte sanglante et sa respiration sifflait. La médiocre étoffe de sa toilette, rendue baveuse par les expectorations tuberculeuses, avait pris une consistance mucilagineuse ; aussi était-elle difficile à éponger. Certes, elle avait échappé à la police, mais ce n’était là qu’un répit, qu’un sursis. La cave était fraîche, suintait d’une humidité malsaine et les ténèbres qui y régnaient n’aidaient pas son malheureux petit corps désormais souffreteux. La visibilité de notre fugitive était si faible qu’elle crut être atteinte d’un scotome. Quelques heures avaient dû s’écouler depuis son évanouissement ; la quantité de sang épanché de ses poumons malades en témoignait. Cotonneuse, Cléore se leva en tâtonnant, à la recherche du soupirail, afin de s’extirper de ce lieu confiné. De crainte qu’en définitive, la force lui manquât, elle parut hésiter quand ses mains rencontrèrent l’ouverture d’où émanait un souffle moins fétide que celui du supposé cellier où elle s’était réfugiée, puisque ses doigts avaient identifié la forme de culs de bouteilles de champagne empoussiérées. La main gauche de la comtesse de Cresseville rencontra une vieille bougie éteinte aux coulures de suif durcies. Elle se récrimina de ne point avoir emporté d’allumettes, mais, dans sa situation, même la possession d’un rat de cave ne l’eût pas plus aidée. C’eût été messeoir que de fumer telle feue Poils de Carotte. Point laudative pour deux sous sur sa virtus recouvrée à cause de cette mascarade de trottin, désormais démasquée, Cléore lors se résolut à franchir le soupirail, quel qu’aigu qu’eût été le péril extérieur. De plus, l’estomac de notre petite fripouille au corsage parsemé de macules sanglantes, comme mal teint de fuchsine, commençait à s’imprégner des stigmates de la vacuité. Les mésaventures d’Anne Médéric l’avaient privée de dîner ; aussi avait-elle besoin d’un solide frichti. Elle se gobergerait de lapereaux à la croque au sel, d’une outarde farcie aux cèpes, d’un chapon gras, d’un veau gras, d’une omelette, d’une grosse potée aux choux d’Auvergne, d’une sole meunière, de n’importe quoi jusqu’à l’indigestion. Elle ingérerait tout cela avec une délectation de sybarite optimates. Ce serait éminemment succulent.
Cléore de Cresseville put donc se hisser hors du soupirail pour constater que, dans la ruelle misérable et déserte, les rayons d’un soleil s’approchant du couchant marquaient les murs jaspés de leur lèpre de taudis médiévaux. Les heures vespérales, déjà ! Cela expliquait les rugissements stomacaux de Cléore. Notre malheureuse comtesse-enfant était demeurée évanouie presque tout l’après-midi de cette journée néfaste, et ses poumons étaient grandement meurtris. Elle réalisa qu’elle avait risqué mourir dans ce trou humide où seuls manquaient les rats, sans doute tapis dans l’attente de l’aubaine qu’eût représenté son cadavre de poupée poitrinaire. Ce sang…tout ce sang… Cela lui rappela le fameux bain des jumelles, en mars dernier, peu après le début des séances de transfusion double rendues possibles par l’appareil de Tesla, bain d’hémoglobine de jeune vierge teutonne aux grasses chairs de blonde épanouie, ablution qui l’avait révulsée et plongée dans l’horreur.
Daphné et Phoebé, duo abject barbotant dans le même tub jusqu’à la ceinture, en connaisseuses appliquées de l’histoire de la peinture française, avaient reproduit innocemment et candidement devant Cléore la pose turpide et osée, débordante de sous-entendus, du double portrait de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur, la duchesse de Villars. C’était une œuvre anonyme, que nul grand musée ne possédait1, mais dont des reproductions circulaient sous la forme de chromolithographies d’après tel ou tel artiste, parmi les amatrices saphiques. Le geste fort sensuel de Daphné alias la duchesse de Villars qui pinçait le téton droit rosé de Phoebé alias Gabrielle d’Estrées, en principe symbole de la grossesse de la favorite d’Henri le quatrième, prenait ici la signification incestueuse que l’on sait. C’était fort équivoque et explicite, une expression de l’amour tendre unissant les deux inséparables Dioscures ne faisant qu’une en deux. L’odeur de ce bain de sang n’était d’ailleurs que pure infection. L’effluve fade exhalé par le tub prenait à la gorge. Cette baignoire ou baquet métallique était assaisonnée aux baies de genièvre, aux clous de girofle, à la cannelle, au cinnamome et à la cardamome, aux fragrances violemment exotiques, et, de temps à autre, nos jumelles gourmandes et nues s’abreuvaient de louchées de cette nourrissante eau de bain pourprée jà souillée de leur crasse. Leurs rots de réplétion et leurs jeux de langues érotiques mutuels autour de leur bouche rougie ajoutaient aux nausées de Mademoiselle de Cresseville. Elles nageaient, macéraient et batifolaient en clapotant plusieurs heures durant dans ce suc vinicole écarlate qui se pelliculait jà d’un oïdium de putrescence. Cette pruine de sanguinolence et de cinabre adhérait peu à peu à leur épiderme, en un processus biologique de pourrissement graduel des fluides vitaux. A la longue, cela formait une membrane visqueuse, une squame de peau morte cramoisie, une crème de lait de vie rouge tournée, qui coagulait de place en place, sur l’abdomen, les fesses, les omoplates et la gorge de nos jeunes vampires. Daphné et Phoebé en prélevaient de larges lambeaux à l’aide de leur accoutumé strigile, desquamant avec délice cette mucosité ou peau de sang pourrissante. Elles suçotaient leur instrument de toilette romaine dont elles gobaient les excoriations de croûte purpurine. Une partie de ce coagulum allait jusqu’à constituer un amas, un agglomérat d’une couleur écarlate foncé virant au noir, qui collait à leur anus et y pendait comme un sexe de guenon à vif ou quelque indécent excrément. Parfois, elles stagnaient si longtemps dans ce bain spécial que sur tout leur épiderme, de dos comme de face, jusqu’au visage même, désormais métamorphosé en masque mortuaire d’hémoglobine séchée à la nuance brique, finissait par apparaître un nouveau conglomérat, un semis nummulaire de naevi violacés à la semblance de plaques dermiques d’animaux préhistoriques, de lézards terribles ou Dinosauria du grand savant Richard Owen que l’on disait ankylosés. Au terme de cette trop longue ablution, le coagulum ou coacervat sanguin devenait si écailleux qu’on eût pensé Daphné et Phoebé souffrant d’une ichtyose de rouget, tel le célèbre Nicolas le Poisson qui vécut reclus au XIIe siècle dans un tonneau d’eau de mer saumâtre. C’était un conjungo du vampirisme et de la putréfaction. « Elles sont aussi monstrueuses que la comtesse Bathory de sinistre mémoire ! » songea Cléore.
Revenue au présent, notre trottin pressentit un malheur, non pas pour elle, mais pour les deux petites catins, et plus généralement, pour l’ensemble de Moesta et Errabunda. Daphné et Phoebé couraient présentement un grand danger…sans qu’elle eût pu déterminer lequel. La comtesse parvint à se traîner, dans son triste état, chez Madame Grémond. Elle dut raser les murs, et fut témoin d’un attroupement de commères qui cancanaient et clabaudaient ferme et sans retenue : les gendarmes avaient procédé à l’arrestation de la boutiquière et de ses deux filles pour complicité et le magasin était clos. Les forces de l’ordre y avaient posé les scellés. Toute la presse locale allait s’emparer de l’affaire. Cléore fut persuadée que Madame Grémond ne cèlerait rien à la Rousse. Dans la détresse dans laquelle elle se trouvait, errante, meurtrie, en corsage souillé du sang de la tuberculose, elle pleura…
Voyant que Cléore ne revenait pas à Moesta et Errabunda, alors que d’autres événements dramatiques se préparaient, Sarah ordonna à Jules et à Michel d’atteler une voiture pour Château-Thierry afin de savoir ce qu’il en était. Les deux comparses, lorsqu’ils parvinrent à destination, rebroussèrent chemin à la vue de la boutique scellée et gardée par deux gendarmes de faction au bicorne agressif, occupés à empêcher les cancanières d’approcher de ce lieu d’opprobre. Alors que les langues des commères allaient bon train, ils aperçurent Cléore, pitoyable, salie de sang, tournant au coin d’une rue. La comtesse de Cresseville, reconnaissant le véhicule, le héla de toute la force de sa petite gorge, les joues encore humides de ses larmes de désespoir.
Une fois chaudement installée, enveloppée dans un vieux plaid, elle conta à ses complices son effroyable mésaventure avant de sombrer dans une hébétude consécutive au choc de cette journée. L’esprit de la comtesse de Cresseville s’égara et vagabonda lors dans des rêveries glauques. Cahotée dans cette mauvaise voiture, à demi sommeilleuse, Cléore songea au suicide : un poison, une solution arsenicale, une bonne digitaline ou une dose d’acqua toffana mettraient fin prestement à ses tourments. Puis, elle se raisonna entre deux sanglots : on ne trouverait aucune charge à l’encontre de Madame Grémond, tenta-t-elle de se rassurer, Madame Grémond qui mais n’avait participé à la mise en place de la Maison… Cependant, l’étau policier ne pouvait qu’aller se resserrant autour de l’Institution : il suffirait que les pandores épluchassent les livres de comptes de la commerçante pour qu’ils missent le nez dans les commandes passées avec Moesta et Errabunda, et ces pignoufs, ainsi que Monsieur Gustave Flaubert les eût qualifiés, ne s’en priveraient pas, en quête qu’ils seraient du moindre indice compromettant …
Cléore se mettait martel en tête ; elle érigeait force châteaux en Espagne, mais des châteaux de Sigognac branlants, ruinés, aux girouettes grinçantes, vermoulus, pulvérulents, conçus en des matériaux de construction d’une porosité rare, mouchetés de pruine et de lichen, bâtis dans une pierre tendre comme du talc qui s’effriterait continuellement. A chaque instant, les bâtisseurs remettraient leur ouvrage mais l’effondrement de l’édifice, de cette maison Usher, se poursuivrait jusqu’à son accomplissement terminal… La comtesse de Cresseville échafauda en ses méninges mille constructions machiavéliques, en Niccolo Machiavel féminin dont la gracilité juvénile trompait les plus naïfs. S’en tirer…réchapper à la loi, mais comment ? Voilà qu’une hémoptysie la reprenait aux approches du château, même un écoulement nasal. Cléore comprit qu’un de ses poumons était fortement lésé, engagé comme celui de la pauvre Pauline, l’amie de Cadichon, et qu’il fallait qu’elle prît congé quelques temps en la Riviera afin de se soigner… mais les événements qui se préparaient lors lui en laisseraient-ils le temps ? Toutes ces considérations s’évaporèrent telle une mauvaise brume grisée lorsqu’elle descendit de la voiture, frissonnante, étanchant encore son sang, qui lors continuait de perler par son nez. Moesta et Errabunda bruissait de mille agitations et cris. Des quolibets fusaient de toute part…et Délia en était l’objet retors et turpide.
« La salope est réglée ! La salope est réglée ! », telles furent les paroles insanes qui saisirent avec une effrayeur nostradamique les oreilles sifflantes de morbidesse de la comtesse de Cresseville, dont la vêture ensanglantée de trottin épouvanta les petites filles accourues à sa venue. Presque toutes avaient les lèvres rouges, comme imprimées d’une macule sanglante dont l’odieuse origine transparut au regard exorbité de Mademoiselle.
Ce fut une Quitterie triomphante qui s’en vint lui clamer la nouvelle. A sa vue, à son expression guillerette, l’inquiétude de Cléore franchit un échelon supplémentaire ; sans qu’elle se contrôlât, elle saisit sans retenue la fillette par sa taille étrécie et la secoua en crachant presque à son visage ces paroles de supplique d’aliénée :
« Allons, parle ! Dis tout sans fioriture ! Sois franche avec moi ! Point de détours ! Ne fais pas de fla-fla !
- Adelia est perdue…jeta sans hésiter Quitterie à la figure effarée de Mademoiselle de Cresseville. Daphné, Phoebé, Jeanne-Ysoline, Aure et moi-même avons été les témoins irréfutables et privilégiés de sa déchéance finale. Mademoiselle O’Flanaghan est nubile. Elle n’a lors plus sa place en l’Institution ! Le saisissez-vous, Cléore ? Chassez-la, chassez-la donc, ma Cléore bien aimée ! Chassez cette gourgandine ! Qu’elle pourrisse en enfer et qu’elle n’en sorte plus ! »
Cela résonnait dans les lèvres pâles de la petite belette comme une supplique assourdissante, comme une sentence de mort qu’eût décrétée le Grand Juge. Cléore demeura incrédule. Son cœur battit la chamade à l’énoncé de ces mots douloureux. Envahie de suées d’anxiété qu’elle sentit dégoutter sur sa nuque veloutée, elle fut prise d’un accès de tétanie. Spasmodique, elle serra davantage contre elle la petite boiteuse qui, fière de ce qu’elle venait de rapporter, lissait d’un geste familier de coquette le nœud chamois ornant le blé terne de sa chevelure.
« M’amour ! cria Cléore. Jure-moi qu’il ne s’agit point là d’un potin ! »
Elle augmentait son étreinte à en tourmenter l’échine de la fragile enfant.
« Mâtiche ! C’est croix de bois croix de fer entre nous, Cléore ! »
Telles furent les interjections de la Botticellina miniature souffreteuse. Cléore, à ces termes, s’accoufla telle une poule couveuse. Elle s’enfiévra et un tissu de paroles incohérentes quoique précieuses fusa de sa bouche tremblante.
« Par l’ogdoade ! Ô corolles nymphéennes du lac Stymphale qu’on ne peut deux fois franchir, vu qu’il est irréméable ! Je renonce à tout ceci ! Je veux me retirer dans une tholos ruinée par le Livre, là-haut, au mont du Pinde ! »
Elle s’effondra lors. Quitterie appela Sarah qui dut se frayer un passage dans la mêlée virevoltante des fillettes excitées aux langues baveuses de haine, dont les verbiages odieux multipliaient les rosseries hargneuses. Indifférente au tumulte, la vieille juive dit :
« Mademoiselle, il faut vous aliter. Vous avez de la fièvre.
- Je... » fut le seul terme qu’elle trouva en réponse avant de se pâmer de son mal-être.
« Nous allons la porter en sa chambre et quêter un médecin. Il lui faut de la glace, beaucoup de glace, pour que sa fièvre retombe.
- Elle… son corsage est couvert de sang ! réalisa Quitterie. Mon Dieu ! Qu’a-t-elle ?
- C’est une hémoptysie. Notre maîtresse souffre de la poitrine.
- Est-ce qu’elle va mourir ? s’angoissa la belette. Je ne veux pas qu’elle meure ! Elle m’a tant fait de bien ! Elle m’a extirpée de la fange…je…je l’aime.
- En la soignant bien, elle durera encore quelques temps. »
De toute la force dont elles étaient capables, malgré leur handicap respectif, toutes deux parvinrent à soulever la masse devenue inerte et à la porter dans les escaliers menant à sa chambrée, cela dans l’indifférence des petites pensionnaires qui passaient leur temps à vouer aux gémonies, presque à la lyncher, la favorite à jamais déchue de son piédestal.
Les nouvelles fonctions et obligations des jumelles impliquaient qu’elles ne lâchassent pas Délie d’une semelle. C’était une surveillance policière de tous les instants, y compris les plus intimes, et les petites pécores dévoyées ne s’y soustrayaient nullement. Cela les distrayait fort et elles en profitaient pour faire fulminer de rage celle qu’elles n’aimaient pas. Elles multipliaient les piques, les traits vipérins, les allusions les plus visqueuses, gaminant à tout crin, espérant que la catin d’Erin sortirait de ses gonds, s’emporterait et les frapperait. Elles la provoquaient avec constance, attendant l’emportement fatal. Elles souhaitaient qu’à la suite de cette incartade ou de cet esclandre, Cléore la bannirait. Une fois confortées en leur place de nouvelles favorites, elles achèveraient de parasiter toute la place et de la soumettre à leurs lois exclusives. Les règlements de l’Institution seraient jetés au feu, Sarah destituée, les pensionnaires remplacées uniquement par des jumelles à leur semblance, auxquelles elles enseigneraient toutes leurs perversions.
En ce fatal après-midi, tandis que la comtesse de Cresseville trouvait refuge dans l’affreuse cave que l’on sait, abri dont même un prêtre réfractaire n’eût point voulu, Daphné et Phoebé accompagnèrent Adelia jusqu’aux toilettes, parce que la jeune goule se plaignait d’un flux de ventre, bien qu’elle n’eût consommé aucune galimafrée, aucun rogaton épicé ou rompu. En général, la latrine était trop exiguë pour trois, et, à tour de rôle, chaque Dioscure y pénétrait, prenant, comme elles disaient, le quart. Elles exploitaient cet instant pour soupeser, évaluer, juger et noter les vertus et qualités comparatives des choses innommables que l’on y produisait.
Selon l’adage connu et répandu par nos éminents anthropologues et physiologistes, les petites filles ont des vessies de souriceau a fortiori quand elles sont pré-pubères, tandis que les femmes adultes ont l’apanage des cervelles d’oiseau (linottes et bécasses en particulier) ; il y avait donc foule relative de gamines à la queue-leu-leu près des commodités à cause de l’effet de l’eau absorbée au dîner. Plus exactement, deux rubans chamois, Jeanne-Ysoline, appuyée sur sa canne, et Quitterie, plus une rubans verts, la jeune Aure, dont il n’a guère été jusque là question, une enfant aux yeux gris-verts et aux cheveux cendrés apprêtés en couettes, qui pérorait comme une petite poseuse et dont la langue acerbe et médisante pendait autant que celle d’une brunette Alice Liddell. Six fillettes pour un seul lieu d’aisance à cet étage, cela fait trop, et ni Quitterie, ni Aure, ni Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët, ne parvenait à décider laquelle des trois préalablement présente entrerait la première au coin plaisant afin que ses petits besoins fussent faits. Prétextant leur primogéniture, Daphné et Phoebé écartèrent les impatientes qui se retenaient, en leur expliquant qu’elles escortaient Adelia comme de coutume. Le sort désigna Daphné comme accompagnatrice première en ce saint des saints de l’extravasement et de la miction. La paire mal assortie s’introduisit en la latrine alors que les trois autres fillettes émettaient des gloussements à l’adresse de Phoebé.
C’était à celle qui sortait la plaisanterie la plus grosse et la plus sale.
« Le pipi des rousses et des auburn est réputé sentir. Prenez garde, les amies, observa la petite Aure.
- Tu as raison, Aure, et tu nous mets fort aise. C’est du thé au citron rance ! Hi ! Hi ! J’en rougis comme une Rigolette.
- En as-tu jà respiré, Quitterie, pour être aussi catégorique ?
- Pour sûr, mâtin ! Jeanne-Ysoline, ne fais pas la naïve avec moi. Combien ici n’ont-elles pas dû humer avec obligeance les humeurs malodorantes et écœurantes, les vomissures d’alcali citrin de nos Dames clientes que celles-ci leur offrent obligeamment à renifler dans des coupes ouvragées art pour l’art ? »
Phoebé se murait dans le mutisme, plutôt que de chercher querelle. La rixe n’était pas son fort. Cependant, elle trouva qu’Adelia était plus longue que de coutume et, à son petit nez, il ne lui sembla pas que les produits émis par le corps de la péronnelle déchue fussent de même nature que ceux attendus communément ici. Cela s’épandit hors de l’huis de la latrine, sans que les narines des quatre petites filles identifiassent ce dont il s’agissait. C’était fade, prenant, invasif, d’une fadeur âcre que les jumelles connaissaient bien. C’était pourtant une effloraison nouvelle, non de putridité, mais de vitalité, de nouveauté, de nubilité, de surrection naturaliste et ubiquiste de la femme nouvelle s’extirpant en même temps de la chrysalide de la fille et de la gangue de l’innocence. Cela avait un je-ne-sais quoi de gras, de coulant, d’épais, d’exotique, de rubéfié, de luisant sans doute, comme une huile de palmier, d’éléis malais ou africain. C’était l’effluence du sang.
Comme en confirmation, les cris émerillonnés de Daphné retentirent derrière la porte tandis que toutes identifièrent les glapissements de détresse de Délie qui tôt dégénérèrent en exsufflations de douleur mais non point de colique. Glapissements de la f…tue Délie, devrais-je écrire, tel Monsieur Léon Bloy, qui ne se fût point privé d’une telle familiarité langagière. Et les exhalaisons affadies surgies du cabinet d’aisance redoublèrent d’une suffocatoire intensité…A cette odeur évocatrice, ce fut un déchaînement accru d’impudicité. Les langues se délièrent davantage ; les bouches impitoyables et cruelles s’agitèrent de plus belle en leur volonté de recracher et de restituer tout ce que ces petites filles trop longtemps brimées par la poupée-catin d’Erin avaient sur leur cœur. Le déluge de mots, de verbiages éhontés et de mauvais aloi, cette mousson d’horreurs ordurières, ces hyperboles de salauderies, finirent par ameuter d’autres pensionnaires, petites mouches nourries de pourriture qui fondirent sur le cadavre Adelia épreint et saisi par les miasmes d’une putréfaction symbolique. Ce fut la ruée, la curée, l’hourvari, l’hallali. Ce tumulte d’Amboise de la méchanceté enfantine ravala Adelia O’Flanaghan, l’ancienne garde-chiourme à la badine redoutée, au rang d’une vieille chienne des rues gangrenée et boursouflée de purulence et de sordidité. Sortant de la latrine, elle fut escortée et houspillée par tout un cortège de ménades excitées et hurlantes aux cris de : « Adelia est réglée ! Adelia est réglée ! Baah ! Baah ! Baah ! », clameurs turpides auxquelles quelques unes ajoutèrent : « La rousse pue le sang ! La rousse pue le sang ! »
Daphné rendit compte des événements à sa sœur sous les regards curieux et voyeurs des enfants médisantes.
« Je n’ai même pas tiré la chasse d’eau. Ainsi, toutes pourront admirer et humer le produit de cette chère Délie ! » jacta-t-elle, l’œil brillant de malice. Elle mima la scène avec force gestes démonstratifs.
« Le flux est tombé tout d’un coup, pouf ! Quel flop doux à mes oreilles ! Cette production corporelle a la consistance suiffeuse d’un vieil oing de porc, sans parler de son aspect sudorifique. J’ai mis la main dedans, tu peux me croire, puis, sans façon, j’ai attouché l’œil de Golconde de Délia. C’est là qu’elle a geint. Alors, jalouse ? »
Adelia était cernée, entourée désormais par une trentaine de pensionnaires. Elle voulait filer doux, mais ne pouvait. Elle craignit partager le sort horrifique du gouverneur de Launay et de la princesse de Lamballe sous l’odieuse Révolution. Jeanne-Ysoline, dont les récriminations et la rancune se justifiaient plus que chez tout autre, le pommeau de sa canne d’estropiée pointé sur le menton de la penaude enfant perdue, l’apostropha :
« Tu n’es plus qu’une moins que rien… Nous allons te dégrader, te déshonorer, te dépouiller de tout ce que tu possèdes. Nous allons t’abandonner, nue comme un ver, dans quelque champ alentour en jachère. Tu n’auras même pas tes pantalons pourris de gourgandine sur toi et tu devras te débrouiller toute seule à mendier ta pitance, ta subsistance…en tenue d’Eve. Les gendarmes t’arrêteront pour ton impudicité de sauvageonne.
- Maintenant que tu es femme, tu ne sers plus de rien ici, pérora Quitterie. Alors, tu vas fiche le camp…
- Pitié, pitié vous toutes ! implora Délie… Que me reprochez-vous ?
- Tu le sais intimement, reprit, verveuse, l’enfant d’Armorique. Ce que tu m’as fait, je puis te le rendre à l’instant. Tu as fini de faire de la piaffe avec nous. Ta souffrance sera piaculaire, expiatoire, morale… médite-le à bon escient et rends-en compte au Bon Dieu que tu as oublié.
- Ah, misère ! Miséricorde ! Je vous en supplie ! Je ne suis pas coupable ! La faute en incombe à Cléore. C’est elle qui m’a transformée… J’étais gentille…avant. » pleurnicha la déchue.
Désarmée, Délia n’eut même pas le cran de proférer des menaces. Elle tentait d’être affligeante, sans résultat. Ses simagrées n’émurent personne. Elle n’inspirait plus que de la répulsion. C’aurait été un pur papotage de mijaurée destiné à l’épate que l’indifférence des gamines n’eût pas varié d’un fifrelin. Prise d’une soudaine inspiration, Daphné s’adressa alors à l’escadron bruissant d’enrubannées :
« Toutes avec moi aux latrines ! C’est ma tournée ! Partageons ces agapes sanguines, cette ribote que je vous offre ! Il y en aura pour toutes.
- Non, merci, Daphné. Moi, je ne mange pas de ce pain-là, répliqua Quitterie. Je préfère conserver mes jolies lèvres exsangues de chlorotique. »
Alors, ce fut pure folie de débauche, déchaînement sataniste de bamboche. Comme si c’eût été un canthare d’ambroisie, toutes, sauf Quitterie et la disgraciée, se précipitèrent tête la première dans l’immonde cuvette faïencée au fond orfrazé de croupissure liquide. Elles se battirent pour une gorgée, une lampée de cet ichor horrible et capiteux, de cette souillure, chacune disputant sa part de pervertie, tirant les cheveux de sa voisine, se bousculant, s’agglutinant, crachant, vociférant, hurlant, piaillant, éructant, jactant, griffant, excoriant, écorçant, mordant, puisant à pleines mains, à pleine bouche, lapant, léchant l’immondice d’hémoglobine, parfois la vomissant dès absorption faite…C’était une scène orgiaque, dantesque, carnavalesque, grotesque, faunesque, dionysiaque, une pure ivresse des sens. Cela surpassait Sade, Sodome, Gomorrhe, toutes les bacchanales, tout ce que la pire des littératures distribuée sous le manteau eût pu imaginer. Cela rappelait des porcs se disputant leur nourriture en grognant dans une mare à purin faisant office de mangeoire ou d’auge commune anarchique, sujet d’une gravure allégorique du libéralisme économique sauvage. Toutes se gavèrent de cette manne épaisse et rouge, de ce suint ou sabayon de sang ranci et suri, de cette putréfaction intime dont les miasmes amers envahissaient l’étage comme s’il se fût agi d’une fosse septique à ciel ouvert. C’était savoureux de saleté, onctueux de verjus cramoisi, affolant, affriolant, que dis-je, de sensitivité et sensualité. Phoebé, l’empuse non encor servie et rassasiée, ne fut pas en reste ; elle se gobergea d’une pleine pinte de cette crasse humorale dégobillée comme une fausse couche. Ce jeu d’adresse gustatif hideux et luxurieux se prolongea près de deux heures. En ce temps aboli par le vice, les volantées petites filles modèles furent ravalées au rang de truies, de pourceaux ou porcelets de la magicienne Circé. Rien ne pouvait apaiser leur irrésistible furor teutonicus ou furia francese, de celles qui prodiguaient le mal de Naples chez ces puellae impudicae quelque part cannibales, qui, par cet acte d’absorption du vil produit d’une chair honnie, gage de féminité, s’attribuaient une part de la force chthonienne ou vulcanienne, du fluide vital de miss O’Flanaghan, de son énergie vive. Cela évoquait quelques fressures humaines, une viande de boucherie anthropique, telle celle, vendue vers l’an Mil au marché de Tournus, que le moine chroniqueur Raoul Glaber crut bon d’insérer dans sa célèbre relation. Dévoration, manducation, enivrement, ingestion, infestation…Lucullus de pourriture.
Lorsque toutes eurent fini, replètes de l’ordure écarlate, leur ventre arrondi par cette humeur innommable, les bouches exulcérées par une révulsion, par l’afflux gourmand sanguin propre à celles qui avaient pris goût à cette forme répugnante et monstrueuse de vampirisme, elles portèrent Daphné en triomphe, comme Clovis au pavois, leur corsage et leurs lèvres irrémédiablement maculés de cette souillure, en criant avec allégresse à tue-tête : « Miss Délie est réglée, Adelia est réglée ! »
Sarah, Julien… tous les adultes présents, valets compris, furent témoins de ce spectacle, de cette manifestation rebelle, de cette procession païenne digne des saturnales et de Cybèle, qu’aucun ne put endiguer. Le cortège parcourait les couloirs et les pièces, les salons, en exprimant avec spontanéité et impulsivité le sentiment de libération ressenti parmi toutes. Odile et la petite Marie-Ondine, étrangères à cette joie, ne se joignirent pas aux mutines. La voiture de Michel et de Jules, qui ramenait Cléore, arriva lors…
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The Blonde Woman, Leon Comerre. |
Chapitre dix-huitième
A la mi-septembre 18**, notre pauvre Jeanne-Ysoline put enfin quitter l’infirmerie et réintégrer la vie commune de ses coreligionnaires. Désormais, meurtrie à vie par Adelia, elle ne pouvait plus se déplacer qu’à l’aide d’une canne. Elle arborait une espèce de turban de soie vieux-rose, qui dissimulait ses cheveux dont la repousse était irrégulière. Elle reprit sa place au cours, aux côtés d’une Odile-Cléophée qui peina à retenir sa joie. Le postérieur de la pauvre enfant était encore bandé, et l’idée même de ce bandage, tentant comme un trésor, caché sous la robe et les bloomers de la fillette bretonne, suscitait en Odile un sentiment diffus de ce qu’elle devait bien qualifier d’amoureux. Etait-ce une preuve que Cléore gagnait sur toute la partie et transformait la souris noire des rues en anandryne confite ? Ou, plutôt, face à la fascination de la mie pour les pieds blessés, la fausse Cléophée prenait-elle connaissance de son propre fantasme naissant pour les fesses pansées ? Rien de ce qui se déroula durant cette journée ne l’intéressa, bien qu’elle eût remarqué le retour incongru de Délia. Or, fait nouveau, celle-ci se trouvait étroitement encadrée par Daphné et Phoebé qui ne la quittaient pas d’une semelle. Les jumelles, de plus, se retrouvaient à égalité de grade avec l’Irlandaise du Styx : elles arboraient désormais des rubans et faveurs fuchsia. Elles avaient aussi changé de camée.
Lorsque Jeanne-Ysoline lui murmura à l’oreille la résolution qu’elle avait prise, usant de ce tutoiement de complicité tendre que toutes deux utilisaient désormais, Odile devint toute pourprine.
« J’ai décidé ce soir, mon adorée, de te faire don de ma personne. »
C’était là une invitation sans équivoque aux amours interdites. Odile savait qu’une fois Jeanne-Ysoline rétablie, elle réintègrerait la chambrée de Mademoiselle de Kerascoët. Elles s’échangèrent des billets, parfois doux, parfois comploteurs, ne prêtant qu’une distraite attention au cours. Les pédagogues officiantes étaient Sarah et nos Dioscures lamies, qui manquaient de cette conviction dont Délie était fière et qui faisait son chic. Leurs déblatérations laborieuses, d’un confondant ennui, se bornaient à l’énoncé de lieux communs sur l’art des parfums et épices aphrodisiaques et la manière de se lécher la peau.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Ce soir, je serai tout à toi. Je t’offrirai de moi tout ce que je ne puis te nommer. »
Billet d’Odile : « Oui-da, mais je souhaiterais m’évader d’ici et dénoncer ce qui se trame à Moesta et Errabunda. »
Elles prenaient toutes deux de grands risques et en étaient conscientes.
Billet de Jeanne-Ysoline : « Je mettrai Quitterie dans ma poche. Son allégeance à Cléore est de moins en moins sûre du fait qu’elle m’a dit s’être sentie lésée par le retour en grâce partiel d’Adelia et la promotion subite des jumelles. »
Billet d’Odile : « Jalousie que tout cela ! Peux-tu tellement lui faire confiance ? »
Billet de Jeanne-Ysoline : « Elle n’a plus rien à perdre. Elle vient d’apprendre de Michel la mort de sa mère, voici près de vingt jours. Elle sait qu’elle ne sortira pas vivante d’ici. Elle se sent condamnée par la maladie. »
Billet d’Odile : « Soit, j’aviserai. Ne risquons rien pour l’instant. »
****************
Et le soir fut, après un morne après-midi où aucune cliente ne réclama la brune rebelle. Quand toutes deux pénétrèrent dans la chambre, ce fut une embrassade mutuelle. Odile posa avec soin la canne de l’élue de son cœur, sur le pommeau de laquelle elle déposa pieusement un baiser. C’était lors une relique, un objet cultuel, tels tous ceux appartenant à celle qui allait lui faire le don de sa personne, y compris ses dessous les plus intimes. Puis, Jeanne-Ysoline réclama, qu’en souvenir de leur première nuit, Odile-Cléophée mît préliminairement ses pieds à nu. Ce fut lent et beau. Odile officia avec délicatesse, dégrafant un à un les boutons des guêtres, défaisant l’écheveau subtil des lacets des bottines, les posant chacune avec douceur sur un petit tabouret en les baisant avec dévotion. Elle défit les bas de l’aimée qu’elle roula et plia avant que ses lèvres effleurassent les jambes et coruscants petons de la féérique enfant d’Armor. Elle ôta le turban de Jeanne-Ysoline, révélant les repousses châtain-roux clair, encore irrégulières, mèches çà et là entremêlées de cicatrices du cuir chevelu blessé. Ce qui se déroula par la suite fut d’une sensualité confondante, inédite. Nous ne pouvons le rapporter ici. Toujours fut-il que s’exprima, d’une manière érotique ineffable, étonnante et époustouflante, en une gestuelle suave d’une audacieuse précocité vu l’âge des pratiquantes, une mise à contribution fétichiste et rituelle, très lente, progressive, hiératique, presque sacrale, des pansements chancis de la jeune nymphe d’Armor, sciemment conservés sur elle quatre jours durant sans qu’elle les renouvelât, cette adorée d’Odile qui tint jusqu’au bout sa promesse ébaudissante et s’offrit ainsi toute à sa mie aimée, en des transports d’une irracontable volupté et d’une licence poëtique rare...
La petite Bretonne, arbrisseau ébranché de toute sa vêture, encor grêlé des éraillures de la flagellation, finit par sombrer en une pâmoison d’extase, inondée de liquides innommés et fragrants. C’était bon, doux, délicieux, indicible… C’était cela, le vrai amour entre petites filles. Cléore avait gagné, mais elle les avait perdues toutes deux…
****************
Le 15 septembre 18**, le commissaire divisionnaire Brunon et l’inspecteur Moret, du Quai des Orfèvres, accompagnés d’Hégésippe Allard, firent leur entrée dans le bureau de l’adjudant-chef Cleuziot, commandant la Brigade de gendarmerie de Château-Thierry. Les bâtiments abritaient l’écurie des gendarmes à cheval. Ils fleuraient bon la paille et le crottin. Les bruits des sabots ferrés résonnaient dans la cour pavée embrumée du matin. Des touffes de mauvaises herbes émergeaient d’entre les pavages irréguliers et usés. Avant de pénétrer dans le casernement, nos policiers avaient salué un fier brigadier à l’orgueilleuse moustache qui menait par la bride son superbe alezan de retour à son box. L’homme arborait l’uniforme réglementaire : au contraire des gendarmes à pied, sa tenue n’avait point de jupe, mais des basques à retroussis ; le passepoil rouge, le bicorne et la dragonne étaient communs aux deux corps ainsi qu’à toutes les compagnies départementales de la maréchaussée. Son sabre modèle 1822 pendait près de sa sabretache d’un cuir d’ébène. Ses culottes étaient semi-collantes, du bleu commun à tous les gendarmes, sans omettre le galonnage noir caractéristique. Fait nouveau, arme nouvelle : au pistolet à percussion antique ne tirant qu’un coup unique s’était substitué le moderne revolver d’ordonnance, rangé en son étui ou holster, ainsi que le qualifient les Anglo-saxons, cette arme à barillet qu’on eût crue réservée aux seuls nervis de l’Ouest américain avec la fameuse Winchester des tueurs de bisons.
Le trio se présenta ; il entra dans le vif du sujet. Paris les avait tous trois mandés en ces lieux, du fait que la plus importante des pièces du dossier de l’enquête sur les enlèvements mystérieux de fillettes était cette confession d’une borgnesse moribonde faisant référence à Château-Thierry, bien qu’il y fût surtout question de rechercher son enfant : Berthe Louise Quitterie Moreau. C’était là piste sérieuse. Mais l’adjudant-chef Cleuziot, qui arborait avec fierté ses quarante ans, ses décorations et sa moustache brune parfaitement et réglementairement taillée, objecta que, du fait que la gendarmerie de la République dépendait du ministère de la Guerre et non de l’Intérieur, il eût fallu que le mandat d’enquête émanât du ministre V**, fût cosigné de son collègue Monsieur F** qui détenait le portefeuille de la Guerre (un civil, chose qui le surprenait) et eût été transmis à Monsieur le préfet de l’Aisne et au commandement départemental de la gendarmerie. De plus, aucune Berthe Moreau, onze ans, ne figurait parmi la liste des enlevées. Il ne cessait de jeter un coup d’œil à la lettre de félicitations du ministre de la Guerre et à ses deux citations, encadrées de dorures entre un drapeau tricolore galonné et frangé à hampe ouvragée et un souvenir ou trophée de campagne algérien, un chèche de caïd arrêté lors de la révolte de 1871.
« Cependant, argumenta le commissaire Brunon, notre ordre de mission émane du Préfet de Police et, bien que nous n’ayons pas juridiction ici, nous sollicitons l’appui – y compris armé s’il le faut – de votre corps afin que l’enquête aboutisse. Il y a danger pour l’assise de la République.
- Le ministre de l’Intérieur n’a pas cosigné l’ordre de mission mais le cachet du Préfet de Police fait foi, reprit l’inspecteur Moret.
- Paris fait décidément ce qu’il veut avec les procédures ! s’exclama le sous-officier.
- Je vous rappelle, mon adjudant-chef, que la désobéissance à un ordre est passible de la cour martiale, sauf si celui-ci est manifestement illégal ; c’est ainsi que la République assure ses arrières au contraire de l’ancien césarisme, de son arbitraire et de ses abus. Et nous n’ignorons rien de chacun de vos hommes. Nous vous savons tous loyaux au Régime.
- Il est vrai, ajouta le commandant de la brigade, que quelques éléments tièdes ont été mutés l’an passé. Ils étaient suspects de sympathie pour l’entreprise antirépublicaine de la duchesse de**. Je me porte garant de tous mes gendarmes, messieurs, et je dois donc de me soumettre à la volonté des représentants du gouvernement central.
- Fort bien, répondit Brunon. Nous pouvons passer aux choses sérieuses, du fait que vous venez de nous prouver votre loyauté républicaine. Monsieur Allard, officier de la Légion d’honneur, docteur en médecine et professeur à la Faculté de Paris, va vous exposer les détails de l’affaire et sur quelle personne se portent actuellement nos soupçons. »
Hégésippe Allard résuma tout, depuis le premier enlèvement signalé près d’un an auparavant jusqu’à la fête de charité d’il y avait deux semaines sans toutefois qu’il révélât encore l’identité de la principale suspecte. Il n’omit nullement de présenter une copie conforme de la confession de Blanche Moreau, indigente décédée, anciennement chanteuse de beuglant, copie qui avait respecté l’orthographe approximative de cette prose désespérée. L’adjudant-chef lut et écarquilla les yeux. Il ne cessa de marmotter les phrases les plus prégnantes.
« Bigre… « (…) Jé participer a lenlévemen de si petite fiyes. Je sui coupabl dun péché mortel ma seur. Jen ai fai des p’tites putins pour dé gouine. Je confes ma conplicité ma seur(…) » Et là, c’est effroyable : « (…)Y mont donque proposai de participé a des enlévémens de petite fiyes dan les quartié pauvr de Pari. Cé gamines eles été destiné a une méson clause pour femes qui aime les petite fiyes. Y me prometé cen fran chac foi. Alor, ma seur, vou conprené, jé pas ésité, ni une ni deu, jé aceptai détr leur complisse. La premiér, sa a étai en octobr lan dernié. Iréne Jussaum qué sappelé. Cété une marchende de fleurs anbulente. Lété mignone. Je va vous raconté coment sa cé passer ma seur, comen Julien déguisai en mouane il a prossédé. (…)
Yen a donque u si en tou, si gamine toute beles, toute jeune, que la contess au servisse de laqelle été Michel et Julien, elle les utilisé, disaitils pour plère à dais dammes pa tré come y fau malgrai leurs aparence de riche dan un bordelle tré tré spésial qué pa a Pari mé en provinsse dapré ceu que jé conpris. Jé déjà vu de cé dammes dan sertaines mésons clauses que je vou diré pa où quelle son pace que jy é eu sertins cliens tré hau plassés pace que com je marché de moin zen moin au beuglan, jé du fére un peu la prostitussion en méson de tolérence pour survivr … »
Cette…cette comtesse, balbutia le représentant de la maréchaussée de France, quelle est son identité ?
- Poursuivez votre lecture, mon adjudant-chef, et nous vous dirons le nom exact se rapprochant de celui révélé dans cette confession.
- Fort bien. Je vois que dès le début, la défunte cite une comtesse Cléo… Ce nom incomplet revient à plusieurs reprises, avec les prénoms des complices. « (…) Je lé fai une foi avec une amie de la contess Cléo pace que Cléo et ses complisses, y my on oblijée pour le pri de mon silensse. Vicontesse el, quel été. Sait une fem tré conue dan le gran monde y paré. Jvou jur ma seur que jé pas voulu recomencé une deuzième foi telemen sété cochon. Je préféreré toujour lé ommes (…) »
Cette comtesse Cléo bénéficie donc d’un appui haut placé dans le Grand Monde, la haute société qu’elle fréquente… Une vicomtesse de**. Ne serait-ce pas une des amies comploteuses de la duchesse de** qui manqua renverser la République avec le Général B**… ?
- Exactement, vous brûlez, dit Brunon.
- Quel lien y aurait-il avec la recherche de la fille de la morte ?
- A nous de le découvrir. Nous avons une piste et nous devons la suivre. Achevez votre lecture, répliqua l’aliéniste.
- Diable ! « (…) C’qe jeu veu, ma seur aven que de mourire, cé que vou me retrouvié ma petite Berte Louise Quiterie Moreau pace que jé décidé de vou doné son nom entié avec tou ses petis noms. Cé mignon tou plin come prénon Quiterie c’pa ? Ele boite et lé pa bel et toute mégre come une meure de fim famélic, avec une téte de belete toute comike et ele a que la pau sur les os é com je vou lé déjà espliquer cé une file naturele, pouf, v’nue come sa a force que jé fricoté avec dé dizaine de tipes don je me rapele pas les non. Jé pas eu de quoi men ocupé et je lai pa émée assé alor, losque jé abité un meublai a Chatau-Tiéry avant que je déménaje à la cloche de boi come je le fai toujour pace que jé jamé de quoi payé le loyé, jé vendu Berte – la pauvr ! – a dé oteliés quand ele a eu cinque an. Y on du en fair leur ptite esclave ou une pute, une causete de mosieur Ugo – jé pas lu son livre car il é tro lon é tro dure à lire. Y tiene lotel Téodorique je croi qui se nome en lavenu de Pari et vous p’vez pas vou y tronpé labas pace que cé une avenu quest pa baucou batie, bordé darbres ou y a pa baucou de mésons alor on la repér facilemen (...) »
L’Hôtel Théodoric ! Mais il s’agit là d’un des établissements les plus connus de Château-Thierry ! Ah, la bougresse ! Paix à son âme ! Pensez-vous que retrouver cette petite fille là-bas est chose si importante ?
- Conviction et intuition, mon adjudant-chef… Ce n’est pas que l’apanage des femmes, énonça Allard avec fermeté. Dès cet après-midi, nous aurons besoin d’une escouade de vos hommes pour effectuer une petite perquisition à l’Hôtel Théodoric – histoire de respecter les dernières volontés d’une pauvre créature… Et nous ne nous priverons pas d’interroger, bien entendu, les patrons de l’établissement.
- A vos ordres ! » (Il claqua les talons.)
Après un court silence, le commandant de la brigade reprit :
« Le signalement de la fillette est on ne peut plus clair et précis et son signe distinctif, ce pied-bot, nous permettra de l’identifier aisément.
- Il nous faut supposer qu’avec le temps, on a dû lui poser quelque appareillage ou chaussure spéciale, un peu comme pour Talleyrand, afin de lui faciliter la démarche et la locomotion, précisa Moret.
- Ceci étant dit, messieurs, vous m’aviez promis de me faire part de vos soupçons à propos de la Cléo…
- Comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville, née le 24 mai 1864 à Auteuil, fille du comte Louis Albert de Bonnieux de Cresseville, député légitimiste en 1871, décédé, et de Marie Germinie de Rollin-Crézensal, décédée également. Signes distinctifs : taille assez réduite, cheveux roux flamboyants coiffés en anglaises, yeux vairons. Je préciserais que sa silhouette est celle d’une fille pré-nubile de douze ou treize ans et que, de loin, elle ne fait donc pas son âge.
- Monsieur Allard, se permit l’adjudant-chef Cleuziot, qu’est-ce qui vous permet d’être aussi précis ? Cette Dame, si elle n’est que suspecte, ne doit pas encore être fichée par vos services…
- Je ne suis pas policier, juste un coopérant scientifique qui soigne les aliénés du sexe, et la comtesse en question en est une, j’en ai été le témoin lors de la fameuse fête de charité. Outre les données strictes d’état civil faciles à se procurer quand on représente l’autorité de l’Etat quoiqu’elles soient assez succinctes, j’ai eu l’insigne privilège de rencontrer cette Demoiselle de la Haute. D’évidence, vus les lieux huppés où elle se montre, ses convictions sont monarchistes. Je l’ai démasquée, et elle m’a en quelque sorte défié. Voilà pourquoi je puis la décrire si facilement. Elle est redoutable et aime par trop les petites filles qu’elle lutine de manière plus qu’indécente. Tout semble la désigner comme principale actrice de l’odieuse entreprise que nous combattons. Ah, au fait…méfiez-vous du ministre V**. Il paraît enclin à freiner nos investigations. »
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L’après-midi du même jour, l’Hôtel Théodoric vit arriver toute une escouade de gendarmes à cheval accompagnant une voiture dans laquelle avait pris place notre trio d’enquêteurs parisien. La discrétion n’était pas leur qualité première, comme s’ils eussent voulu à tout prix attirer l’attention de celle qu’ils recherchaient. Une pluie fine mais tenace s’était mise à crachoter et nos soldats n’avaient point de capote pour s’en protéger. Ils étaient conduits par le sergent-major Perrot. Les bicornes commençaient à ruisseler et les hommes de rang subalterne se voyaient contraints de demeurer de faction dehors, raides sur leur monture, main droite sur la garde du sabre.
Ce que le commandant de la brigade n’avait pas dit aux enquêteurs, c’était que l’ennemi désormais héréditaire, le Reich allemand, était empêtré depuis le mois de février dernier dans une affaire qui présentait quelques troublantes similitudes avec ce qu’il était convenu d’appeler le trafic des fillettes. Cependant, deux différences fondamentales marquaient les deux séries de faits divers : les Allemandes enlevées ou disparues étaient exclusivement des Gretchen bien en chairs, blondes et paysannes et leur âge s’échelonnait de quinze à dix-huit ans : autrement dit, on les capturait nubiles. Pour connaître la vraie raison de cette vague d’escamotages de grasses aryennes outre Vosges (et non plus outre Rhin, hélas), il faudra vous rendre au prochain chapitre ; le seul point que moi, Faustine, je me permets de vous divulguer en cette page ardue car mettant en scène presque uniquement des mâles plastronnant dans leurs uniformes chamarrés, c’est qu’il existe un lien entre une des inventions de Monsieur Tesla dont les projets vous ont précédemment été énumérés et cette série tragique saignant les rangs de futures mères potentielles de soldats du Kaiser.
Lors, le commissaire divisionnaire Brunon commença à interroger le couple Surleau (car ainsi se nommaient les tenanciers de cet hôtel) même si cela ne devait servir de rien. Il leur demanda si une petite boiteuse du nom de Berthe Moreau était ou non leur employée.
« Ah, c’est que, ça fait ben quatorze ou quinze mois qu’on l’a plus à not’ service, pour sûr ! » déclara Madame Marie Surleau, cinquante-quatre ans, le visage jaune et l’œil louche.
Blanche Moreau n’avait pas fabulé sous les affres de l’agonie et de l’absinthe, mais la maréchaussée arrivait par trop tard pour récupérer la petite Berthe et la confier à l’Assistance publique.
« Vous s’vez, c’est une fille bizarre qui nous l’a tantôt rachetée, se mêla Octave Surleau, le mari, soixante ans, la face lunaire, chauve et quasi édenté, les joues pourprées par le bon vin, aussi. C’était une de nos clientes…oh, l’est pas restée ben longtemps mais j’pourrais vous retrouver son nom dans le registre qu’elle a signé. Anne quelque chose, j’ crois qu’elle se nommait. La drôlesse !
- C’est l’précédent, mon Octave. L’actuel, il est tout propre et neuf ; on vient de l’ouvrir avant-hier. »
Tandis qu’Octave Surleau apportait le registre lors clos, son épouse alluma une lampe à pétrole car les aîtres s’obombraient à cause du mauvais temps, avant même que l’heure fût vespérale.
« Ainsi, messieurs, vous pourrez mieux parcourir les pages… Je vous garantis la véridicité de tout ce qui y est inscrit. Remontez à quatorze-quinze mois et cherchez la femme…ou plutôt, la fillette…
- Madame Surleau, quel âge d’après vous avait la petite fille qui aurait…racheté Berthe Moreau ? questionna Hégésippe.
- Oh, elle déclarait douze ans… Mais c’est Paul, notre neveu, qui joue aux réceptionnistes, d’habitude. C’est lui qu’était présent quand l’acheteuse de Berthe a loué une chambre. Oh, vous ne le trouverez pas aujourd’hui ; l’est à Epernay pour affaires. »
Le commissaire Brunon ajusta ses lorgnons et commença à feuilleter rapidement le registre de la réception. Il atteignit les pages de juin 18** et ralentit sa consultation. Les Dames seules étaient peu nombreuses, des veuves surtout. Puis, un nom retint son attention, à la date du 19 juin 18** : Mademoiselle Anne Médéric. Non point une vieille fille : un personnage de ce genre n’éprouverait pas le besoin de signer es qualité en précisant : pupille de l’Assistance publique. Nous avions donc affaire à une jeune fille encore mariable, non pas à une bigote desséchée perdue pour l’hyménée.
« Monsieur Allard, veuillez avec moi examiner plus attentivement cette écriture et dites-moi ce que vous en pensez. »
L’aliéniste s’exécuta. Il scruta les moindres détails des courbes, pleins, déliés, sans omettre les taches et les pâtés.
« Certes, je ne suis point graphologue, dit-il au commissaire, mais, messieurs, ajouta-t-il à l’adresse de l’ensemble de ceux qui l’accompagnaient, sergent-major compris, quoique ma spécialité n’est pas celle de l’éminent Monsieur Alphonse Bertillon, il est visible, assurément, que cette écriture est volontairement maladroite, enfantine, forcée, contrefaite, sciemment malpropre…l’écriture de fausseté d’une jeune femme qui joue les écolières brouillonnes. Et ce pâté qui ressemble à un masque de rature… Observez-le avec plus d’attention.
- Diable ! s’exclama l’inspecteur Moret.
- La prétendue petite fille a essayé de dissimuler un lapsus, une gaffe, par le biais de la tache… Mais j’arrive à distinguer juste avant, l’amorce d’un jambage caractéristique d’un C majuscule, ornementé comme un lambel, orgueilleux, hautain, qui sent sa noblesse titrée… C comme Cléore…
- Monsieur Surleau, pourriez-vous nous décrire cette Anne Médéric ?
- Si sa tenue était fort ordinaire mais certes convenable, comme-il-faut, et bien qu’elle arborât un crêpe de deuil et un ruban la désignant comme pupille, son physique m’a semblé assez…euh remarquable…
- Toi, tu lorgnes les tendrons impubères ! le morigéna Marie Surleau.
- Ben, c'est-à-dire…j’admets avoir dû repousser le démon de la chair par de nombreuses obsécrations… Cette petite avait quelque chose qui vous aguichait…une tentatrice vénéneuse… Elle était rousse comme une démone, c’est pas peu dire !
- Rousse, dites-vous ? insista Brunon.
- Elle avait des cheveux magnifiques, d’un carotte ardent, pleins de reflets flammés ; des nattes extraordinaires, longues, torsadées… Un visage triangulaire, comme les elfes des légendes aussi… un corps gracile, tout menu… et ses yeux… chacun d’une couleur différente…
- Ça te titille ! Tu me revaudras ça ! grommela la mégère compagne.
- On dit qu’ils sont vairons, c’est le terme approprié, précisa Allard.
- Ouiche, comme je le disais, reprit l’hôtelier. Un œil bleu-vert ou turquoise et l’autre noisette ou d’un marron clair ocré, comme ambré, telle la résine ou la colophane dont usent les violonistes. Et son regard vous subjuguait, enjôleur, plein de malice… tout taquin, comme chez une sale gosse qui galopine !
- Cette petite, elle t’a ensorcelé, mon ami ! J’ai compris comment elle est parvenue à te persuader de lui céder Berthe. Avec moi toute seule pour traiter, j’lui aurais rien lâché, même pour un pont d’or…un pont du diable !
- C’est que…sa petite voix… elle a juste minaudé un peu comme une petite chatte.
- A d’autres ! On s’expliquera tantôt.
- Savez-vous ce qu’est devenue cette soi-disant Anne Médéric ?
- Selon vous, messieurs de la Rousse, messieurs les mouches, il y aurait usurpation d’identité ! défia Marie Surleau, les bras croisés sur sa poitrine maigre.
- Avouez donc, Madame, que la petite Berthe Louise Quitterie Moreau, vous l’exploitiez un peu… Elle ne vous coûtait pas trop cher !
- Objection ! Nous n’avions plus ni sou ni maille à cause du médecin qu’on devait faire souventefois venir pour elle ! criailla Octave.
- L’était tout le temps malade, enchifrenée ; elle foutait point grand’chose ! Et en plus, son pied-bot l’arrangeait pas ! surenchérit Marie.
- Bref, si je vous suis bien, récapitula l’aliéniste, son départ fut pour vous un bon débarras, un grand soulagement.
- On ne vous a pas dit ça ! On s’est pas débarrassés d’un lourd fardeau qui rapportait rien ! C’est Anne Médéric qui nous a forcés la main… On l’eût dit…enamourée, entichée de cette mocheté malingre à trogne de belette !
- Enamourée ! Vous avez lâché le mot ! s’écria Allard. Sachez, Madame, Monsieur, que nous recherchons une dangereuse lesbienne pédéraste portée sur les fillettes !
-Est-ce qu’elle les tue ? questionna naïvement Octave.
- Non pas ! Elle les fait enlever par des complices puis, dans une grande maison dont nous ignorons encore la localisation, elle doit les livrer à la prostitution…pour des femmes ! C’est ce que nous contait feue la mère de Berthe Moreau dans sa confession.
- On a appris son trépas par la bande ! C’était rien qu’une putain ivrognesse. Terrible ! Si vous voulez retrouver Anne Médéric, faudra aussi interroger les autres commerçants d’notre bourgade… J’crois ben qu’elle a dû prendre racine ici.
- Oui-da, Octave. Jacques, le boucher, nous a parlé d’une fillette rousse qui viendrait de temps en temps lui acheter des saucisses pour une de nos boutiquières, mais on sait pas laquelle.
- Nous enquêterons.
- Vous allez en avoir pour plusieurs jours à interroger tous les commerçants du cru ! prévint Marie Surleau.
- Je ne le pense pas, Madame. »
Telle fut la réplique à la fois laconique et cinglante du commissaire divisionnaire Brunon à celle qu’il jugeait comme une exploiteuse d’enfant. Police et gendarmerie saluèrent poliment et prirent congé afin de s’atteler à la tâche soi-disant fastidieuse de la recherche d’Anne Médéric et du glanage de renseignements complémentaires auprès des boutiquiers de la bourgade.
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Ce matin-là, Cléore venait d’achever de revêtir sa panoplie de trottin. Elle ignorait lors que son dernier jour de quiétude venait de se lever. Elle avait délaissé le cours, s’en remettant à Sarah et aux jumelles, décidée, elle ne savait trop par quelle impulsion mystérieuse, à rejoindre le magasin de nouveautés et de mode de Madame Grémond plus tôt que de coutume.
Cela était plus fort qu’elle : malgré sa sage allure générale de fillette comme-il-faut, un je-ne-sais-quoi dans les menus détails l’assimilait davantage à une de ces Coppélia de lupanar jouant les poupées automates fardées de perversion qu’à une authentique enfant sage. Etait-ce à cause de la poudre de ses joues blêmies par le progrès inexorable de son mal de poitrine ? Ne serait-ce pas plutôt ce parfum nouveau de Monsieur Guerlain, ce Jicky qui venait de sortir, et dont elle venait de s’embaumer comme une cocotte d’Alfred Stevens ? Elle venait encore d’humecter de ses hémoptysies rubescentes deux de ses mouchoirs de dentelle de Malines. Son regard vairon paraissait souventefois enfiévré de suette. La contamination tuberculeuse ne la quittait mais et progressait en elle, imparable. De plus, elle sentait se développer en ses entrailles un chancre vénérien fâcheux qui tourmentait son fondement tandis que ses muqueuses buccales s’ulcéraient de plaques blanchâtres et que de vilains boutons suppuraient çà et là sur son dos. Ce matin-là, elle venait d’en découvrir un tout nouveau, à la belle suppuration jaunette, juste au mitan de l’aréole gauche. Un semis de prurigo, avec des papules invasives, la grattait désormais au bas ventre et à la chute des reins. Son mal sournois atteignait déjà le stade des roséoles. Elle n’osait plus se montrer en tenue légère aux mies-enfants avec lesquelles elle choisissait de partager sa couche d’un soir. Enfin, elle constatait depuis deux mois une irrégularité périodique de mauvais présage. Elle savait que si elle ne se soignait nullement, elle finirait par pourrir comme Nana. Elle partirait peut-être en vomito negro, ou en jus de dissolution viscérale.
Poupée rousse marquée par la vérole et la tuberculose, en avait-elle encor pour cinq ans, pour deux ? Qui donc lui succéderait ? Qui reprendrait les rênes de l’entreprise ? Elémir ? La vicomtesse ? V** lui-même ? Elle s’ébroua comme une mauvaise chienne mouillée, croyant évacuer par ce geste animal ses ennuis de santé et ses pensées morbides. Pour se consoler, elle rangea quelques volumes de sa bibliothèque : une compilation du De re metallica et une édition princeps de 1678 du roman La comtesse Isembourg de la grande féministe du XVIIe siècle, sorte de comploteuse anandryne par anticipation, Antoinette de Salvan de Saliès, qui avait fustigé le mariage forcé des jeunes filles avec des barbons et avait instauré une société secrète, prodrome de celle de la vicomtesse de**, l’Académie de la Bonne Foi.
Cléore prolongeait son plaisir, comme si elle eût goûté à sa dernière journée d’existence terrestre. Plus rien ne semblait la presser. Elle prenait plus que son temps. Elle examina les nouvelles cactées ornementales installées trois jours plus tôt, ces oponces et nopals prompts à s’épanouir fût-ce dans l’atmosphère confinée de ce lieu de lecture, où, pour rappel, créchaient aussi des vivariums et aquariums. Elle se gargarisa d’un verre de rossolis, cette eau italienne de rose et de fleur d’oranger qui la sonna comme un vieux ratafia rance. Elle manipula de ses doigts d’Arachné quelques babioles cupriques et petits objets de marcassite. Elle prit d’une corbeille tressée une mirabelle couverte de pruine qu’elle croqua allègrement. Ses narines de poupée humèrent un bouquet de dahlias puis respirèrent l’effluence d’une chélidoine réputée guérir les abcès verruqueux de son épiderme. Elle contempla un ludion flottant dans son récipient d’homoncule, curieusement vêtu d’une combinaison de cuir et masqué à la semblance du scaphandrier du chevalier de Beauve. Elle ne voulait jamais finir, quitter ce chez-soi enivrant. Sentant que tout allait peut-être s’achever les jours prochains, consciente des menaces de la Mort, Cléore songea :
« Rien n’est encore accompli. Dussé-je en mourir, il me faut poursuivre mon entreprise jusqu’au bout. Monsieur de Tourreil de Valpinçon a été chargé d’une mission de nouvel enlèvement. Une quarante-troisième petite fille doit enrichir notre offre. Je la rebaptiserai Phidylé. »
Enfin, blasée, Cléore-Anne partit en trottinant sans hâte jusqu’à la voiture, perchée sur des bottines noires.
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« Ah, ça me dit quelque chose, ça me dit quelque chose. Laissez-moi encore examiner votre croquis. Oui, vraiment… y manque un peu les couleurs, mais la forme du visage, les anglaises…Oui, monsieur le commissaire… Pour sûr, c’est le petit trottin, la mignonne petite Anne. Elle passe prendre le pain chaque jour… »
Luc Beausant, boulanger, avait formellement identifié Anne Médéric à partir du dessin basé sur les descriptions des Surleau.
« Un trottin, c’est une jeune fille qui travaille pour une boutique de mode, et qui fait les emplettes ou livre de la marchandise chez le chaland qui peine à se déplacer et qui a passé commande. Y a-t-il un tel commerce ici ?
- C’est chez Madame Grémond. On connaît la gamine depuis plus d’un an. Elle sert là-bas. C’est curieux, d’ailleurs. Elle bouge pas, grandit pas, alors que les fillettes de son âge, elles approchent en principe de la nubilité. Or, je puis vous dire, messieurs de la police et messieurs les gendarmes, que cette petite mignonne, elle a pas changé d’un iota depuis l’an passé. Sauf qu’à présent, elle toussote et que son œil brille. Je pense – excusez cette familiarité – qu’elle a dû choper un mal de poitrine. A force de gambader par tous les temps avec ses paniers, été comme hiver… je vous note l’adresse.
- Merci de vos renseignements, monsieur.
- Pas de quoi, sergent-major. Si vous v’lez prendre une petite absinthe chez Firmin le cabaretier.
- Désolé, pas pendant le service », répondit le gendarme Perrot.
Tandis que les deux policiers et Allard prenaient le bout de papier sur lequel figurait l’adresse de Madame Grémond, le sergent-major donna des ordres à sa troupe. Elle s’ébranla, montée sur ses chevaux superbes, au pas, la main posée à la garde du sabre. La voiture des policiers, discrète et banale comme un hansom cab de Londres, suivit cet impressionnant arroi.
Victoire Grémond, la première, constata la venue des gendarmes à cheval. Elle en avisa Octavie, occupée à encaisser l’achat de dentelles d’une cliente tandis qu’Anne Médéric, qui venait d’arriver, attendait qu’on lui remît la liste des courses. Cléore-Anne eut juste le temps d’embrasser Victoire, que cette dernière s’agita grandement :
« Il y a à la porte un gendarme avec ses hommes à cheval et un trio de civils tout en noir. Ils demandent à entrer. On dirait qu’ils veulent parler à maman. J’ai peur… »
Avant que Madame Grémond fût plongée dans la fange phonurgique de l’interrogatoire gendarmesque et policier, Octavie recommanda la prudence à sa sœur.
« Peut-être s’agit-il d’une enquête à propos du vol de la caisse de Monsieur Clerc, le crémier ? Sois prudente et contente-toi de propos banaux et prudhommesque afin de n’éveiller aucun soupçon à notre égard.
- Et s’ils se doutaient de quelque chose à propos de notre trottin ? Mère nous a dit de nous méfier parce qu’Anne, tu le sais bien, n’est pas une vraie petite fille. Elle est adulte.
- On ne connaît d’elle qu’une vérité partielle. Maman n’a jamais voulu nous révéler tous les détails du pourquoi exact de la présence d’Anne ici. Elle dit que c’est une fille de la Haute qui a choisi une couverture pour ses activités spéciales. Elle m’a expliqué, tu le sais, qu’elle militait pour le féminisme et la restauration du Roi. Du moment qu’elle est serviable et nous sert bien… Les affaires n’ont jamais aussi bien marché, grâce à elle. On a plein de commandes de lingerie et autres. Tout ne nous regarde pas. Point. »
Victoire jugea bon de murmurer à l’oreille d’Octavie :
« Ne t’en fais pas. Ceci dit, cette Anne, c’est une petite toquée. Je la gronde parfois. Figure-toi qu’il lui arrive de jouer en solitaire et qu’elle laisse des hem… saletés plein ses pantalettes ou pantalons. C’est un sacré numéro…
- Que vas-tu chercher là ? Elle fait sa crise de nubilité. Elle n’a pas d’homme et puisqu’en fait, elle est adulte… Que la première qui n’a pas solitairement péché lui jette la première pierre ! »
Sauf miracle, recours à l’œuvre au noir ou prière propitiatoire théurgique, plus rien ne pouvait dès à présent sauver Cléore de l’inéluctable. Hégésippe Allard venait d’effectuer son entrée dans la boutique. Il suffit qu’elle montrât un soupçon de sa frimousse rousse pour qu’il la démasquât aussitôt. Le commissaire divisionnaire Brunon exhiba son ordre de mission policière et demanda à parler à Madame Grémond tout en sortant le dessin représentant Anne. Celle-ci eut la malsaine curiosité d’afficher son visage charmant et natté dans l’embrasure de la porte de l’arrière-boutique où elle s’était allée s’enquérir de sa liste d’emplettes et de ses livraisons. Aussitôt, ses yeux vairons s’élargirent de surprise et de frayeur tandis que le regard distrait d’Allard se portait sur le sien. Ce fut une étincelle, une explosion de fulmicoton ou de dynamite. Faisant fi de sa réserve protestante, l’aliéniste donna l’alarme :
« Messieurs, nous la tenons ! C’est elle ! La fillette, dans l’embrasure de l’arrière-boutique ! C’est la comtesse Cléore de Cresseville ! Elle est ici !
- Je n’ai aucun mandat d’arrêt sur moi ! lâcha Brunon.
- Elle m’a reconnu. Attention, elle s’éclipse ! »
Après avoir tiré la langue à celui qui la défiait, l’espiègle effrontée aux tresses rouges s’en fut galopiner sur ses pieds bottinés. Elle prit la poudre d’escampette par une porte d’arrière-cuisine du rez-de-chaussée, porte qui donnait sur un petit jardin potager où poussaient les potirons, courges et autres coloquintes. Elle avisa une échelle qu’elle emprunta, franchissant le muret avec une adresse enfantine qui la surprit. Les gendarmes, encombrés par leurs montures, eurent des difficultés à les manœuvrer malgré les ordres répétés de poursuite et les coups de sifflet de sergent de ville, instrument vrillant les oreilles dont l’inspecteur Moret s’était muni comme un policeman de Londres, du fait que Cléore-Anne prit exprès une ruelle étroite. Tous entendirent son rire cristallin qu’elle entrecoupa de vers d’une paillardise coruscante, d’authentiques vers fescennins traduits du latin, qui, sous la Rome antique, faisaient le pendant obscène des épithalames réservés aux mariages. Seuls Allard et Brunon demeurèrent aux trousses du trottin – qui jamais n’avait aussi bien mérité ce qualificatif. Ils prirent des lacis de sentines médiévales, guidés par la seule jactance impulsive de la petite garce qui courait comme un furet.
Anne Médéric usait de toutes les ressources de ses petites jambes mais aussi de sa connaissance du terrain, du pourrissoir médiéval de ces ruelles dédaléennes. Elle avait du talent, du brio… Ceux qui la poursuivaient n’étaient pas assimilables à une meute de loups dans les immensités désolées d’une steppe russe de roman d’aventures. Il n’y avait point de risque qu’elle tombât dans une fondrière où ces sombres bêtes au poil noir et à l’haleine soufrée croqueraient ses chairs tendres, se repaitraient d’elle, ne faisant qu’une bouchée de l’imprudente poupée. Pourtant, bien que ses tresses érubescentes la rapprochassent de la vaillante héroïne du Sieur Perrault, Cléore ne possédait plus la vaillance enfantine du petit chaperon roux. Du moins la supposait-elle et la supputait-elle à sa semblance chevelue…
Le rythme de la course devint échevelé, effréné, hasardeux, haletant, et ni Allard, ni Brunon ne lâchaient prise, en ce rythme devenu si vif qu’un chronophotographe anglo-saxon muni d’un fusil spécial à clichés rapides n’eût pu en saisir tout le mouvement.
Las, Cléore n’avait plus ses douze ans apparents mais bien jà vingt-six et une phtisie en progrès lents à défaut de galopante, héritage de Quitterie la disciple adorée et quinteuse, phtisie alliée à l’infection vénérienne des tribades de l’année précédente. Quoique, du fait de sa sveltesse, elle distanciât encore aisément ses poursuivants pourtant rompus à la pratique quotidienne de la gymnastique suédoise, alors qu’elle-même n’était qu’oisiveté et nonchaloir, notre vrai-faux trottin finit par ressentir les effets de sa vie ignominieuse et de ses maladies. Les excès de la fornication saphique et du fétichisme de la juvénilité la rattrapèrent. Son allure fléchit et, ne parvenant plus à mener grand train, elle eut grand mal à l’emplacement du foie car ayant trop forcé. C’était ce qu’on appelait communément un point de côté. Lors la frappa la toux maladive, l’expectoration pourpre génératrice d’inappétence et des fins dernières… Toute rose et en sueur, Cléore haleta en multipliant les quintes. Allait-elle succomber et être capturée ? Certes, elle n’en était point encore au stade du tabès, mais valait-elle mieux en cet instant non ineffable ?
Désespérant d’une échappatoire, d’une issue, tandis que le péril policier approchait, la jeune femme dévoyée craignit que les dholes la dépeçassent. Tout en portant à ses lèvres un mouchoir qu’elle humecta de ses sérosités sanguinolentes et de ses crachats de poupée, elle aperçut enfin la solution salvatrice : le soupirail d’une cave demeuré entrouvert. Une fois de plus, la chance lui souriait, et sa maigreur et sa souplesse de fausse enfant vinrent à son secours : elle se glissa par cette ouverture comme une chatte, sans que le policier et l’aliéniste la vissent, parce que la ruelle jonchée de détritus dans laquelle elle avait débouché tournait et masquait ce qu’elle fit au regard de ses poursuivants qu’elle distanciait encore d’une huitaine de mètres. Elle s’écorcha certes quelque peu, déchira ses bas, mais enfin, elle fut sauve. Elle poussa un long soupir avant que toutes ces émotions la terrassassent et lui occasionnassent un accès de vapeur maladif. Elle se pâma pour un temps indéterminé.
Lorsque Cléore revint à elle en cette cave obscure à la fragrance de renfermé, elle constata l’horreur : sa bouche et son corsage de trottin s’étaient imprégnés d’une nouvelle perte sanglante et sa respiration sifflait. La médiocre étoffe de sa toilette, rendue baveuse par les expectorations tuberculeuses, avait pris une consistance mucilagineuse ; aussi était-elle difficile à éponger. Certes, elle avait échappé à la police, mais ce n’était là qu’un répit, qu’un sursis. La cave était fraîche, suintait d’une humidité malsaine et les ténèbres qui y régnaient n’aidaient pas son malheureux petit corps désormais souffreteux. La visibilité de notre fugitive était si faible qu’elle crut être atteinte d’un scotome. Quelques heures avaient dû s’écouler depuis son évanouissement ; la quantité de sang épanché de ses poumons malades en témoignait. Cotonneuse, Cléore se leva en tâtonnant, à la recherche du soupirail, afin de s’extirper de ce lieu confiné. De crainte qu’en définitive, la force lui manquât, elle parut hésiter quand ses mains rencontrèrent l’ouverture d’où émanait un souffle moins fétide que celui du supposé cellier où elle s’était réfugiée, puisque ses doigts avaient identifié la forme de culs de bouteilles de champagne empoussiérées. La main gauche de la comtesse de Cresseville rencontra une vieille bougie éteinte aux coulures de suif durcies. Elle se récrimina de ne point avoir emporté d’allumettes, mais, dans sa situation, même la possession d’un rat de cave ne l’eût pas plus aidée. C’eût été messeoir que de fumer telle feue Poils de Carotte. Point laudative pour deux sous sur sa virtus recouvrée à cause de cette mascarade de trottin, désormais démasquée, Cléore lors se résolut à franchir le soupirail, quel qu’aigu qu’eût été le péril extérieur. De plus, l’estomac de notre petite fripouille au corsage parsemé de macules sanglantes, comme mal teint de fuchsine, commençait à s’imprégner des stigmates de la vacuité. Les mésaventures d’Anne Médéric l’avaient privée de dîner ; aussi avait-elle besoin d’un solide frichti. Elle se gobergerait de lapereaux à la croque au sel, d’une outarde farcie aux cèpes, d’un chapon gras, d’un veau gras, d’une omelette, d’une grosse potée aux choux d’Auvergne, d’une sole meunière, de n’importe quoi jusqu’à l’indigestion. Elle ingérerait tout cela avec une délectation de sybarite optimates. Ce serait éminemment succulent.
Cléore de Cresseville put donc se hisser hors du soupirail pour constater que, dans la ruelle misérable et déserte, les rayons d’un soleil s’approchant du couchant marquaient les murs jaspés de leur lèpre de taudis médiévaux. Les heures vespérales, déjà ! Cela expliquait les rugissements stomacaux de Cléore. Notre malheureuse comtesse-enfant était demeurée évanouie presque tout l’après-midi de cette journée néfaste, et ses poumons étaient grandement meurtris. Elle réalisa qu’elle avait risqué mourir dans ce trou humide où seuls manquaient les rats, sans doute tapis dans l’attente de l’aubaine qu’eût représenté son cadavre de poupée poitrinaire. Ce sang…tout ce sang… Cela lui rappela le fameux bain des jumelles, en mars dernier, peu après le début des séances de transfusion double rendues possibles par l’appareil de Tesla, bain d’hémoglobine de jeune vierge teutonne aux grasses chairs de blonde épanouie, ablution qui l’avait révulsée et plongée dans l’horreur.
Daphné et Phoebé, duo abject barbotant dans le même tub jusqu’à la ceinture, en connaisseuses appliquées de l’histoire de la peinture française, avaient reproduit innocemment et candidement devant Cléore la pose turpide et osée, débordante de sous-entendus, du double portrait de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur, la duchesse de Villars. C’était une œuvre anonyme, que nul grand musée ne possédait1, mais dont des reproductions circulaient sous la forme de chromolithographies d’après tel ou tel artiste, parmi les amatrices saphiques. Le geste fort sensuel de Daphné alias la duchesse de Villars qui pinçait le téton droit rosé de Phoebé alias Gabrielle d’Estrées, en principe symbole de la grossesse de la favorite d’Henri le quatrième, prenait ici la signification incestueuse que l’on sait. C’était fort équivoque et explicite, une expression de l’amour tendre unissant les deux inséparables Dioscures ne faisant qu’une en deux. L’odeur de ce bain de sang n’était d’ailleurs que pure infection. L’effluve fade exhalé par le tub prenait à la gorge. Cette baignoire ou baquet métallique était assaisonnée aux baies de genièvre, aux clous de girofle, à la cannelle, au cinnamome et à la cardamome, aux fragrances violemment exotiques, et, de temps à autre, nos jumelles gourmandes et nues s’abreuvaient de louchées de cette nourrissante eau de bain pourprée jà souillée de leur crasse. Leurs rots de réplétion et leurs jeux de langues érotiques mutuels autour de leur bouche rougie ajoutaient aux nausées de Mademoiselle de Cresseville. Elles nageaient, macéraient et batifolaient en clapotant plusieurs heures durant dans ce suc vinicole écarlate qui se pelliculait jà d’un oïdium de putrescence. Cette pruine de sanguinolence et de cinabre adhérait peu à peu à leur épiderme, en un processus biologique de pourrissement graduel des fluides vitaux. A la longue, cela formait une membrane visqueuse, une squame de peau morte cramoisie, une crème de lait de vie rouge tournée, qui coagulait de place en place, sur l’abdomen, les fesses, les omoplates et la gorge de nos jeunes vampires. Daphné et Phoebé en prélevaient de larges lambeaux à l’aide de leur accoutumé strigile, desquamant avec délice cette mucosité ou peau de sang pourrissante. Elles suçotaient leur instrument de toilette romaine dont elles gobaient les excoriations de croûte purpurine. Une partie de ce coagulum allait jusqu’à constituer un amas, un agglomérat d’une couleur écarlate foncé virant au noir, qui collait à leur anus et y pendait comme un sexe de guenon à vif ou quelque indécent excrément. Parfois, elles stagnaient si longtemps dans ce bain spécial que sur tout leur épiderme, de dos comme de face, jusqu’au visage même, désormais métamorphosé en masque mortuaire d’hémoglobine séchée à la nuance brique, finissait par apparaître un nouveau conglomérat, un semis nummulaire de naevi violacés à la semblance de plaques dermiques d’animaux préhistoriques, de lézards terribles ou Dinosauria du grand savant Richard Owen que l’on disait ankylosés. Au terme de cette trop longue ablution, le coagulum ou coacervat sanguin devenait si écailleux qu’on eût pensé Daphné et Phoebé souffrant d’une ichtyose de rouget, tel le célèbre Nicolas le Poisson qui vécut reclus au XIIe siècle dans un tonneau d’eau de mer saumâtre. C’était un conjungo du vampirisme et de la putréfaction. « Elles sont aussi monstrueuses que la comtesse Bathory de sinistre mémoire ! » songea Cléore.
Revenue au présent, notre trottin pressentit un malheur, non pas pour elle, mais pour les deux petites catins, et plus généralement, pour l’ensemble de Moesta et Errabunda. Daphné et Phoebé couraient présentement un grand danger…sans qu’elle eût pu déterminer lequel. La comtesse parvint à se traîner, dans son triste état, chez Madame Grémond. Elle dut raser les murs, et fut témoin d’un attroupement de commères qui cancanaient et clabaudaient ferme et sans retenue : les gendarmes avaient procédé à l’arrestation de la boutiquière et de ses deux filles pour complicité et le magasin était clos. Les forces de l’ordre y avaient posé les scellés. Toute la presse locale allait s’emparer de l’affaire. Cléore fut persuadée que Madame Grémond ne cèlerait rien à la Rousse. Dans la détresse dans laquelle elle se trouvait, errante, meurtrie, en corsage souillé du sang de la tuberculose, elle pleura…
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Voyant que Cléore ne revenait pas à Moesta et Errabunda, alors que d’autres événements dramatiques se préparaient, Sarah ordonna à Jules et à Michel d’atteler une voiture pour Château-Thierry afin de savoir ce qu’il en était. Les deux comparses, lorsqu’ils parvinrent à destination, rebroussèrent chemin à la vue de la boutique scellée et gardée par deux gendarmes de faction au bicorne agressif, occupés à empêcher les cancanières d’approcher de ce lieu d’opprobre. Alors que les langues des commères allaient bon train, ils aperçurent Cléore, pitoyable, salie de sang, tournant au coin d’une rue. La comtesse de Cresseville, reconnaissant le véhicule, le héla de toute la force de sa petite gorge, les joues encore humides de ses larmes de désespoir.
Une fois chaudement installée, enveloppée dans un vieux plaid, elle conta à ses complices son effroyable mésaventure avant de sombrer dans une hébétude consécutive au choc de cette journée. L’esprit de la comtesse de Cresseville s’égara et vagabonda lors dans des rêveries glauques. Cahotée dans cette mauvaise voiture, à demi sommeilleuse, Cléore songea au suicide : un poison, une solution arsenicale, une bonne digitaline ou une dose d’acqua toffana mettraient fin prestement à ses tourments. Puis, elle se raisonna entre deux sanglots : on ne trouverait aucune charge à l’encontre de Madame Grémond, tenta-t-elle de se rassurer, Madame Grémond qui mais n’avait participé à la mise en place de la Maison… Cependant, l’étau policier ne pouvait qu’aller se resserrant autour de l’Institution : il suffirait que les pandores épluchassent les livres de comptes de la commerçante pour qu’ils missent le nez dans les commandes passées avec Moesta et Errabunda, et ces pignoufs, ainsi que Monsieur Gustave Flaubert les eût qualifiés, ne s’en priveraient pas, en quête qu’ils seraient du moindre indice compromettant …
Cléore se mettait martel en tête ; elle érigeait force châteaux en Espagne, mais des châteaux de Sigognac branlants, ruinés, aux girouettes grinçantes, vermoulus, pulvérulents, conçus en des matériaux de construction d’une porosité rare, mouchetés de pruine et de lichen, bâtis dans une pierre tendre comme du talc qui s’effriterait continuellement. A chaque instant, les bâtisseurs remettraient leur ouvrage mais l’effondrement de l’édifice, de cette maison Usher, se poursuivrait jusqu’à son accomplissement terminal… La comtesse de Cresseville échafauda en ses méninges mille constructions machiavéliques, en Niccolo Machiavel féminin dont la gracilité juvénile trompait les plus naïfs. S’en tirer…réchapper à la loi, mais comment ? Voilà qu’une hémoptysie la reprenait aux approches du château, même un écoulement nasal. Cléore comprit qu’un de ses poumons était fortement lésé, engagé comme celui de la pauvre Pauline, l’amie de Cadichon, et qu’il fallait qu’elle prît congé quelques temps en la Riviera afin de se soigner… mais les événements qui se préparaient lors lui en laisseraient-ils le temps ? Toutes ces considérations s’évaporèrent telle une mauvaise brume grisée lorsqu’elle descendit de la voiture, frissonnante, étanchant encore son sang, qui lors continuait de perler par son nez. Moesta et Errabunda bruissait de mille agitations et cris. Des quolibets fusaient de toute part…et Délia en était l’objet retors et turpide.
« La salope est réglée ! La salope est réglée ! », telles furent les paroles insanes qui saisirent avec une effrayeur nostradamique les oreilles sifflantes de morbidesse de la comtesse de Cresseville, dont la vêture ensanglantée de trottin épouvanta les petites filles accourues à sa venue. Presque toutes avaient les lèvres rouges, comme imprimées d’une macule sanglante dont l’odieuse origine transparut au regard exorbité de Mademoiselle.
Ce fut une Quitterie triomphante qui s’en vint lui clamer la nouvelle. A sa vue, à son expression guillerette, l’inquiétude de Cléore franchit un échelon supplémentaire ; sans qu’elle se contrôlât, elle saisit sans retenue la fillette par sa taille étrécie et la secoua en crachant presque à son visage ces paroles de supplique d’aliénée :
« Allons, parle ! Dis tout sans fioriture ! Sois franche avec moi ! Point de détours ! Ne fais pas de fla-fla !
- Adelia est perdue…jeta sans hésiter Quitterie à la figure effarée de Mademoiselle de Cresseville. Daphné, Phoebé, Jeanne-Ysoline, Aure et moi-même avons été les témoins irréfutables et privilégiés de sa déchéance finale. Mademoiselle O’Flanaghan est nubile. Elle n’a lors plus sa place en l’Institution ! Le saisissez-vous, Cléore ? Chassez-la, chassez-la donc, ma Cléore bien aimée ! Chassez cette gourgandine ! Qu’elle pourrisse en enfer et qu’elle n’en sorte plus ! »
Cela résonnait dans les lèvres pâles de la petite belette comme une supplique assourdissante, comme une sentence de mort qu’eût décrétée le Grand Juge. Cléore demeura incrédule. Son cœur battit la chamade à l’énoncé de ces mots douloureux. Envahie de suées d’anxiété qu’elle sentit dégoutter sur sa nuque veloutée, elle fut prise d’un accès de tétanie. Spasmodique, elle serra davantage contre elle la petite boiteuse qui, fière de ce qu’elle venait de rapporter, lissait d’un geste familier de coquette le nœud chamois ornant le blé terne de sa chevelure.
« M’amour ! cria Cléore. Jure-moi qu’il ne s’agit point là d’un potin ! »
Elle augmentait son étreinte à en tourmenter l’échine de la fragile enfant.
« Mâtiche ! C’est croix de bois croix de fer entre nous, Cléore ! »
Telles furent les interjections de la Botticellina miniature souffreteuse. Cléore, à ces termes, s’accoufla telle une poule couveuse. Elle s’enfiévra et un tissu de paroles incohérentes quoique précieuses fusa de sa bouche tremblante.
« Par l’ogdoade ! Ô corolles nymphéennes du lac Stymphale qu’on ne peut deux fois franchir, vu qu’il est irréméable ! Je renonce à tout ceci ! Je veux me retirer dans une tholos ruinée par le Livre, là-haut, au mont du Pinde ! »
Elle s’effondra lors. Quitterie appela Sarah qui dut se frayer un passage dans la mêlée virevoltante des fillettes excitées aux langues baveuses de haine, dont les verbiages odieux multipliaient les rosseries hargneuses. Indifférente au tumulte, la vieille juive dit :
« Mademoiselle, il faut vous aliter. Vous avez de la fièvre.
- Je... » fut le seul terme qu’elle trouva en réponse avant de se pâmer de son mal-être.
« Nous allons la porter en sa chambre et quêter un médecin. Il lui faut de la glace, beaucoup de glace, pour que sa fièvre retombe.
- Elle… son corsage est couvert de sang ! réalisa Quitterie. Mon Dieu ! Qu’a-t-elle ?
- C’est une hémoptysie. Notre maîtresse souffre de la poitrine.
- Est-ce qu’elle va mourir ? s’angoissa la belette. Je ne veux pas qu’elle meure ! Elle m’a tant fait de bien ! Elle m’a extirpée de la fange…je…je l’aime.
- En la soignant bien, elle durera encore quelques temps. »
De toute la force dont elles étaient capables, malgré leur handicap respectif, toutes deux parvinrent à soulever la masse devenue inerte et à la porter dans les escaliers menant à sa chambrée, cela dans l’indifférence des petites pensionnaires qui passaient leur temps à vouer aux gémonies, presque à la lyncher, la favorite à jamais déchue de son piédestal.
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Les nouvelles fonctions et obligations des jumelles impliquaient qu’elles ne lâchassent pas Délie d’une semelle. C’était une surveillance policière de tous les instants, y compris les plus intimes, et les petites pécores dévoyées ne s’y soustrayaient nullement. Cela les distrayait fort et elles en profitaient pour faire fulminer de rage celle qu’elles n’aimaient pas. Elles multipliaient les piques, les traits vipérins, les allusions les plus visqueuses, gaminant à tout crin, espérant que la catin d’Erin sortirait de ses gonds, s’emporterait et les frapperait. Elles la provoquaient avec constance, attendant l’emportement fatal. Elles souhaitaient qu’à la suite de cette incartade ou de cet esclandre, Cléore la bannirait. Une fois confortées en leur place de nouvelles favorites, elles achèveraient de parasiter toute la place et de la soumettre à leurs lois exclusives. Les règlements de l’Institution seraient jetés au feu, Sarah destituée, les pensionnaires remplacées uniquement par des jumelles à leur semblance, auxquelles elles enseigneraient toutes leurs perversions.
En ce fatal après-midi, tandis que la comtesse de Cresseville trouvait refuge dans l’affreuse cave que l’on sait, abri dont même un prêtre réfractaire n’eût point voulu, Daphné et Phoebé accompagnèrent Adelia jusqu’aux toilettes, parce que la jeune goule se plaignait d’un flux de ventre, bien qu’elle n’eût consommé aucune galimafrée, aucun rogaton épicé ou rompu. En général, la latrine était trop exiguë pour trois, et, à tour de rôle, chaque Dioscure y pénétrait, prenant, comme elles disaient, le quart. Elles exploitaient cet instant pour soupeser, évaluer, juger et noter les vertus et qualités comparatives des choses innommables que l’on y produisait.
Selon l’adage connu et répandu par nos éminents anthropologues et physiologistes, les petites filles ont des vessies de souriceau a fortiori quand elles sont pré-pubères, tandis que les femmes adultes ont l’apanage des cervelles d’oiseau (linottes et bécasses en particulier) ; il y avait donc foule relative de gamines à la queue-leu-leu près des commodités à cause de l’effet de l’eau absorbée au dîner. Plus exactement, deux rubans chamois, Jeanne-Ysoline, appuyée sur sa canne, et Quitterie, plus une rubans verts, la jeune Aure, dont il n’a guère été jusque là question, une enfant aux yeux gris-verts et aux cheveux cendrés apprêtés en couettes, qui pérorait comme une petite poseuse et dont la langue acerbe et médisante pendait autant que celle d’une brunette Alice Liddell. Six fillettes pour un seul lieu d’aisance à cet étage, cela fait trop, et ni Quitterie, ni Aure, ni Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët, ne parvenait à décider laquelle des trois préalablement présente entrerait la première au coin plaisant afin que ses petits besoins fussent faits. Prétextant leur primogéniture, Daphné et Phoebé écartèrent les impatientes qui se retenaient, en leur expliquant qu’elles escortaient Adelia comme de coutume. Le sort désigna Daphné comme accompagnatrice première en ce saint des saints de l’extravasement et de la miction. La paire mal assortie s’introduisit en la latrine alors que les trois autres fillettes émettaient des gloussements à l’adresse de Phoebé.
C’était à celle qui sortait la plaisanterie la plus grosse et la plus sale.
« Le pipi des rousses et des auburn est réputé sentir. Prenez garde, les amies, observa la petite Aure.
- Tu as raison, Aure, et tu nous mets fort aise. C’est du thé au citron rance ! Hi ! Hi ! J’en rougis comme une Rigolette.
- En as-tu jà respiré, Quitterie, pour être aussi catégorique ?
- Pour sûr, mâtin ! Jeanne-Ysoline, ne fais pas la naïve avec moi. Combien ici n’ont-elles pas dû humer avec obligeance les humeurs malodorantes et écœurantes, les vomissures d’alcali citrin de nos Dames clientes que celles-ci leur offrent obligeamment à renifler dans des coupes ouvragées art pour l’art ? »
Phoebé se murait dans le mutisme, plutôt que de chercher querelle. La rixe n’était pas son fort. Cependant, elle trouva qu’Adelia était plus longue que de coutume et, à son petit nez, il ne lui sembla pas que les produits émis par le corps de la péronnelle déchue fussent de même nature que ceux attendus communément ici. Cela s’épandit hors de l’huis de la latrine, sans que les narines des quatre petites filles identifiassent ce dont il s’agissait. C’était fade, prenant, invasif, d’une fadeur âcre que les jumelles connaissaient bien. C’était pourtant une effloraison nouvelle, non de putridité, mais de vitalité, de nouveauté, de nubilité, de surrection naturaliste et ubiquiste de la femme nouvelle s’extirpant en même temps de la chrysalide de la fille et de la gangue de l’innocence. Cela avait un je-ne-sais quoi de gras, de coulant, d’épais, d’exotique, de rubéfié, de luisant sans doute, comme une huile de palmier, d’éléis malais ou africain. C’était l’effluence du sang.
Comme en confirmation, les cris émerillonnés de Daphné retentirent derrière la porte tandis que toutes identifièrent les glapissements de détresse de Délie qui tôt dégénérèrent en exsufflations de douleur mais non point de colique. Glapissements de la f…tue Délie, devrais-je écrire, tel Monsieur Léon Bloy, qui ne se fût point privé d’une telle familiarité langagière. Et les exhalaisons affadies surgies du cabinet d’aisance redoublèrent d’une suffocatoire intensité…A cette odeur évocatrice, ce fut un déchaînement accru d’impudicité. Les langues se délièrent davantage ; les bouches impitoyables et cruelles s’agitèrent de plus belle en leur volonté de recracher et de restituer tout ce que ces petites filles trop longtemps brimées par la poupée-catin d’Erin avaient sur leur cœur. Le déluge de mots, de verbiages éhontés et de mauvais aloi, cette mousson d’horreurs ordurières, ces hyperboles de salauderies, finirent par ameuter d’autres pensionnaires, petites mouches nourries de pourriture qui fondirent sur le cadavre Adelia épreint et saisi par les miasmes d’une putréfaction symbolique. Ce fut la ruée, la curée, l’hourvari, l’hallali. Ce tumulte d’Amboise de la méchanceté enfantine ravala Adelia O’Flanaghan, l’ancienne garde-chiourme à la badine redoutée, au rang d’une vieille chienne des rues gangrenée et boursouflée de purulence et de sordidité. Sortant de la latrine, elle fut escortée et houspillée par tout un cortège de ménades excitées et hurlantes aux cris de : « Adelia est réglée ! Adelia est réglée ! Baah ! Baah ! Baah ! », clameurs turpides auxquelles quelques unes ajoutèrent : « La rousse pue le sang ! La rousse pue le sang ! »
Daphné rendit compte des événements à sa sœur sous les regards curieux et voyeurs des enfants médisantes.
« Je n’ai même pas tiré la chasse d’eau. Ainsi, toutes pourront admirer et humer le produit de cette chère Délie ! » jacta-t-elle, l’œil brillant de malice. Elle mima la scène avec force gestes démonstratifs.
« Le flux est tombé tout d’un coup, pouf ! Quel flop doux à mes oreilles ! Cette production corporelle a la consistance suiffeuse d’un vieil oing de porc, sans parler de son aspect sudorifique. J’ai mis la main dedans, tu peux me croire, puis, sans façon, j’ai attouché l’œil de Golconde de Délia. C’est là qu’elle a geint. Alors, jalouse ? »
Adelia était cernée, entourée désormais par une trentaine de pensionnaires. Elle voulait filer doux, mais ne pouvait. Elle craignit partager le sort horrifique du gouverneur de Launay et de la princesse de Lamballe sous l’odieuse Révolution. Jeanne-Ysoline, dont les récriminations et la rancune se justifiaient plus que chez tout autre, le pommeau de sa canne d’estropiée pointé sur le menton de la penaude enfant perdue, l’apostropha :
« Tu n’es plus qu’une moins que rien… Nous allons te dégrader, te déshonorer, te dépouiller de tout ce que tu possèdes. Nous allons t’abandonner, nue comme un ver, dans quelque champ alentour en jachère. Tu n’auras même pas tes pantalons pourris de gourgandine sur toi et tu devras te débrouiller toute seule à mendier ta pitance, ta subsistance…en tenue d’Eve. Les gendarmes t’arrêteront pour ton impudicité de sauvageonne.
- Maintenant que tu es femme, tu ne sers plus de rien ici, pérora Quitterie. Alors, tu vas fiche le camp…
- Pitié, pitié vous toutes ! implora Délie… Que me reprochez-vous ?
- Tu le sais intimement, reprit, verveuse, l’enfant d’Armorique. Ce que tu m’as fait, je puis te le rendre à l’instant. Tu as fini de faire de la piaffe avec nous. Ta souffrance sera piaculaire, expiatoire, morale… médite-le à bon escient et rends-en compte au Bon Dieu que tu as oublié.
- Ah, misère ! Miséricorde ! Je vous en supplie ! Je ne suis pas coupable ! La faute en incombe à Cléore. C’est elle qui m’a transformée… J’étais gentille…avant. » pleurnicha la déchue.
Désarmée, Délia n’eut même pas le cran de proférer des menaces. Elle tentait d’être affligeante, sans résultat. Ses simagrées n’émurent personne. Elle n’inspirait plus que de la répulsion. C’aurait été un pur papotage de mijaurée destiné à l’épate que l’indifférence des gamines n’eût pas varié d’un fifrelin. Prise d’une soudaine inspiration, Daphné s’adressa alors à l’escadron bruissant d’enrubannées :
« Toutes avec moi aux latrines ! C’est ma tournée ! Partageons ces agapes sanguines, cette ribote que je vous offre ! Il y en aura pour toutes.
- Non, merci, Daphné. Moi, je ne mange pas de ce pain-là, répliqua Quitterie. Je préfère conserver mes jolies lèvres exsangues de chlorotique. »
Alors, ce fut pure folie de débauche, déchaînement sataniste de bamboche. Comme si c’eût été un canthare d’ambroisie, toutes, sauf Quitterie et la disgraciée, se précipitèrent tête la première dans l’immonde cuvette faïencée au fond orfrazé de croupissure liquide. Elles se battirent pour une gorgée, une lampée de cet ichor horrible et capiteux, de cette souillure, chacune disputant sa part de pervertie, tirant les cheveux de sa voisine, se bousculant, s’agglutinant, crachant, vociférant, hurlant, piaillant, éructant, jactant, griffant, excoriant, écorçant, mordant, puisant à pleines mains, à pleine bouche, lapant, léchant l’immondice d’hémoglobine, parfois la vomissant dès absorption faite…C’était une scène orgiaque, dantesque, carnavalesque, grotesque, faunesque, dionysiaque, une pure ivresse des sens. Cela surpassait Sade, Sodome, Gomorrhe, toutes les bacchanales, tout ce que la pire des littératures distribuée sous le manteau eût pu imaginer. Cela rappelait des porcs se disputant leur nourriture en grognant dans une mare à purin faisant office de mangeoire ou d’auge commune anarchique, sujet d’une gravure allégorique du libéralisme économique sauvage. Toutes se gavèrent de cette manne épaisse et rouge, de ce suint ou sabayon de sang ranci et suri, de cette putréfaction intime dont les miasmes amers envahissaient l’étage comme s’il se fût agi d’une fosse septique à ciel ouvert. C’était savoureux de saleté, onctueux de verjus cramoisi, affolant, affriolant, que dis-je, de sensitivité et sensualité. Phoebé, l’empuse non encor servie et rassasiée, ne fut pas en reste ; elle se gobergea d’une pleine pinte de cette crasse humorale dégobillée comme une fausse couche. Ce jeu d’adresse gustatif hideux et luxurieux se prolongea près de deux heures. En ce temps aboli par le vice, les volantées petites filles modèles furent ravalées au rang de truies, de pourceaux ou porcelets de la magicienne Circé. Rien ne pouvait apaiser leur irrésistible furor teutonicus ou furia francese, de celles qui prodiguaient le mal de Naples chez ces puellae impudicae quelque part cannibales, qui, par cet acte d’absorption du vil produit d’une chair honnie, gage de féminité, s’attribuaient une part de la force chthonienne ou vulcanienne, du fluide vital de miss O’Flanaghan, de son énergie vive. Cela évoquait quelques fressures humaines, une viande de boucherie anthropique, telle celle, vendue vers l’an Mil au marché de Tournus, que le moine chroniqueur Raoul Glaber crut bon d’insérer dans sa célèbre relation. Dévoration, manducation, enivrement, ingestion, infestation…Lucullus de pourriture.
Lorsque toutes eurent fini, replètes de l’ordure écarlate, leur ventre arrondi par cette humeur innommable, les bouches exulcérées par une révulsion, par l’afflux gourmand sanguin propre à celles qui avaient pris goût à cette forme répugnante et monstrueuse de vampirisme, elles portèrent Daphné en triomphe, comme Clovis au pavois, leur corsage et leurs lèvres irrémédiablement maculés de cette souillure, en criant avec allégresse à tue-tête : « Miss Délie est réglée, Adelia est réglée ! »
Sarah, Julien… tous les adultes présents, valets compris, furent témoins de ce spectacle, de cette manifestation rebelle, de cette procession païenne digne des saturnales et de Cybèle, qu’aucun ne put endiguer. Le cortège parcourait les couloirs et les pièces, les salons, en exprimant avec spontanéité et impulsivité le sentiment de libération ressenti parmi toutes. Odile et la petite Marie-Ondine, étrangères à cette joie, ne se joignirent pas aux mutines. La voiture de Michel et de Jules, qui ramenait Cléore, arriva lors…
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Malade, la comtesse de Cresseville, devenue impuissante à contrôler les événements, dut garder le lit. Sarah fut obligée de consigner Adelia dans sa chambre, sous la garde de deux domestiques qui lui apportaient de quoi se sustenter, afin qu’elle fût protégée des autres petites filles. Cependant, c’était comme une prison pour elle et elle ruminait sa vengeance. Tandis qu’un médecin véreux, mandé en catastrophe par Madame la vicomtesse de**, parvenait en l’Institution afin de prodiguer les soins nécessaires à la santé désormais chancelante de Cléore, l’enquête de Château-Thierry suivait son cours tortueux et menaçant. On astreignit Mademoiselle de Cresseville à un double traitement contraignant : pastilles et pommades contre la vérole, vésicatoires, huile camphrée ou de foie de morue, sirop benzoïque, injections de gaïacol contre la phtisie.
Trois jours plus tard, les deux larbins chargés de la chambre-prison de Délie, trouvèrent celle-ci vide et la fenêtre ouverte, avec une corde constituée de draps pendant de l’ouverture : la jeune gaupe d’Erin venait de s’échapper.
Quelques heures plus tard, en fin de matinée, on vit ce spectacle ébaudissant au sein de Moesta et Errabunda : Phoebé, toute seule, courant, appelant partout au secours, robe au vent, quémandant de l’aide dans les trois pavillons. Daphné, l’aimée, était introuvable ; Daphné, la jumelle, avait disparu…