Suite du Trottin, roman de Christian Jannone (précédent chapitre ici).
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The Golden Age of Grotesque, Adolf Mossa. |
Chapitre dix-neuvième
Ce fut au commencement du mois de février 18** que Nikola Tesla obtint les premiers résultats concrets des recherches dont l’avait chargé la comtesse de Cresseville. Les travaux d’aménagements programmés en vue des projets de Cléore purent lors être entrepris : serre, Mère, double transfuseur etc. Madame la vicomtesse de**, prévenue, put lors activer ses réseaux Outre-Rhin : il fallait que Daphné et Phoebé fussent pourvues en ravitaillement nourrissant. Dès la fin février, tout fut en place et fonctionnel. Monsieur Tesla se proposa donc à des démonstrations, tout en sous-entendant qu’il avait ajouté à ses réalisations une petite surprise de son cru, destinée à enchanter toutes les pensionnaires.
C’était un automate, une poupée merveilleuse, digne héritière de la joueuse de tympanon de Marie-Antoinette. Apparemment, l’on avait affaire à un Bébé Jumeau mécanique, tel qu’on pouvait en acheter parmi les joujoux de luxe de Paris. Il s’agissait d’une pianiste capable d’exécuter divers extraits des Années de pèlerinage de Franz Liszt, en particulier ceux consacrés à la Suisse : Au lac de Wallenstadt, Pastorale, Au bord d’une source, mais également les Jeux d’eau à la villa d’Este, italiens et plus tardifs, tirés de la Troisième Année. La belle enfant blondine artificielle aux joues rosées avait le tiers de la taille d’une fillette réelle de dix ans. Ainsi en était-il de son instrument, qui respectait l’échelle. Tesla présenta cette création d’exception en la bibliothèque.
Confrontée à cette délicate poupée virtuose, à tant de beauté liliale et pure, Cléore ne parvint pas à réprimer un soupir d’extase. Nikola Tesla avait percé à jour le goût immodéré de son hôtesse pour les jolies choses, sa passion fervente pour les fétiches enfantins. Mademoiselle ne put se retenir : d’habitude, en public, elle prenait soin de feindre, de demeurer précautionneuse. Ses instincts devaient être ignorés, rester ineffables, inéprouvés auprès du Monde tandis que dans l’intimité…
« Oh, la petite merveille ! Comme elle joue divinement ! »
L’enfant exécutait les Jeux d’eau à la villa d’Este, cristalline pièce s’il en était. Cléore souhaitait ardemment que l’inventeur lui dévoilât tous les secrets de la conception de l’automate.
« Quel lys ! Quel biscuit lactescent ! Oh, ce parfum de jasmin ! Ce visage angélique ! Un Fra Angelico revisité par Le Pérugin ! Comment…comment avez-vous fait, Monsieur ?
- C’est mon secrret… répondit l’ingénieur en arrêtant le jeu de la poupée par une manœuvre furtive que Cléore, les sens troublés, ne remarqua pas.
- Ah Monsieur, je ne puis me retenir davantage ! Je dois toucher cette beauté ! Oh, vous venez de l’immobiliser…
- Sage prrrrécaution, crrroyez-m’en. »
Les doigts de la comtesse de Cresseville ne cessèrent lors de parcourir de caresses les tissus, les cheveux de lin torsadés, le débordement de nœuds, la tournure, la figure blanche, le cou et la gorge de notre pianiste mécanique. Ses lèvres fruitées laissaient échapper des pulchra mea, pulchra mea, tandis que l’albâtre de ses mains soupesait les étoffes et que ses narines humaient tous les parfums du doux jouet sensuel.
« Oh, je me trouble… Veuillez m’excuser, Monsieur Tesla… Ces velours, cet orfroi… De la soie, de la tarlatane aussi… Là, du brocart… Cramoisi, vieil or, bleu de roi, sinople…jupons blancs, gaufrés, tuyautés… une profusion de jupons de mousseline…
- Le trousseau de la belle est complet, je vous le garrrantis.
- Ah, ce biscuit opalescent… Une florentine beauté au lin blond vénitien… Contradictoire, certes… Monsieur, pourriez-vous me dire si toutes les étoffes de cet automate, de cette prime beauté synthétique, de cet androïde, de cette nouvelle Francine, ont été teintes par un recours à l’alun de Tolfa, ainsi qu’il en fut d’usage durant la Renaissance, chez les Médicis ?
- Je ne sais, Madame la comtesse, je ne suis ni couturrrrier ni spécialiste des procédés tinctorrriaux… »
Le parcours tactile caressant de Cléore s’attardait à la gorge du bébé pianiste, lissait le camée de calcédoine dont le profil, hellénistique, lui sembla représenter soit Ptolémée Epiphane, soit Mithridate, roi du Pont.
« Ô, préraphaélite poëme que mes indignes lèvres s’apprêtent à murmurer afin de célébrer cette onirique joliesse…
- Ne vous pâmez point, Madame… »
La comtesse tentait de soulever les jupes de la fillette factice assise à son tabouret grenadin, bien droite, presque compassée, devant son clavier qui appartenait à un piano droit, réplique miniature exacte d’un Pleyel de 1860. Ses yeux se révulsaient, s’injectaient de sang au risque de la syncope, alors que ses doigts se complaisaient aux détails attouchés, effleurés, des bottines de la virtuose, à leur boutonnage, à leurs guêtrons, au chevreau, à la basane et au cuir fragrants qui en constituaient la matière noble et luxueuse. Elle s’enivrait de cette poupée ; elle se grisait de tout ce qu’elle avait, de tout ce qu’elle était, de son parfum, de ses étoffes, de ses dessous, de son épiderme de biscuit, de ses cheveux blondins aussi, qu’ils fussent faux ou vrais, supposément naturels au toucher de leur texture insigne, car prélevés peut-être sur le cadavre d’une enfant misérable morte de consomption ou de la faim des rues. Elle sentait que cette mécanique sexuée prenait possession de son âme. Elle l’eût voulue à elle, pour elle, en elle, ici, à l’instant, à même sur ce petit piano…tota… L’ingénieur-inventeur repoussa Mademoiselle de Cresseville le plus doucement qu’il put alors qu’elle marmottait :
« Plus de mille francs, cette beauté évanescente vaut plus de mille francs… Elle arbore même des pantaloons ouatinés… A-t-elle aussi un sexe hyalin ou blond, ô formosa mea… ?
- Ne vous égarez point, Madame… L’objet est forrrt fragile… Je vais vous en dévoiler l’intérrrieur, puisque vous y tenez.
- Ah, eût-elle coiffé un hennin, porté un bliaut et joué du psaltérion que je l’eusse adorée tout de même ! Ah, que l’eussé-je vue vive ! Las, elle ne respire point. Fétiche de mon cœur ! Bel objet fin-de-siècle ! » soupira Cléore.
C’était en sa petite bouche pourprine un sospiro lisztien d’une énamourée romantique victime de ses vapeurs. Elle se pâmait à la caresse des dessous du Bébé automate. Une senteur de peau d’Espagne et de frangipane s’exprimait, émanait de ce linge en réduction. C’était une lingerie aromatique, presque gummifère, de jeune lady raffinée et décadente. On se fût attendu à ce qu’elle dégageât quelque capiteuse coulée d’eau de rose ou de sève d’une sainte imputrescible réincarnée en liliacée. Son exhalaison accentuait le malaise de Cléore, qui, d’une manière dilatoire, tentait de repousser l’échéance de l’instant d’abandon, de séparation d’avec un si précieux jouet instrumental. Tesla intervint, de crainte que Cléore ne déréglât le mécanisme. Elle renifla une dernière fois les jupons de l’androïde, puis ses propres doigts, afin de savoir si leur odeur y subsistait, essayant d’imprégner sa mémoire des traces embaumantes de ce parfum de petite coquette, empesée comme une adulte miniature, sorte de menine qui eût possédé les traits d’une infante de Vélasquez. Puis, jà rongée par son mal du siècle, Cléore de Cresseville effectua, à regret, quelques pas en arrière, détachant ses mains de ce biscuit aimé, s’arrachant à ses transports, ses yeux scrutant toujours l’Absolue Beauté idéale et sublime incarnée par la petite joueuse de piano. Tesla souleva l’arrière de la robe et la chemise de lingerie, révélant une portière dorsale qu’il ouvrit sur de complexes rouages d’une miniature extrême. C’était une merveille de précision, où l’on remarquait de minuscules rouleaux de cartes perforées de métier Jacquard et d’orgue de Barbarie. Chacun programmait un air à exécuter. L’ingénieur serbe choisit la Pastorale suisse des Années de pèlerinage. La poupée joua lors. Son toucher était humain, troublant de réalisme, comme s’il se fût agi d’une véritable fillette prodige, comme si sa petite tête de biscuit eût renfermé un vrai cerveau humain greffé. Détail plus turbide encore : ses yeux de verre de myosotis bougeaient, s’animaient aussi, vous regardaient. On l’eût pensée vivante, vraie, de chair et de sang. Seule lui manquait la parole.
« Oh, Monsieur…la jolie enfant…jolie…jolie…tota pulchra, puella mea… »
Alors que Cléore risqua s’évanouir, par trop émotionnée, Tesla arrêta le jouet au milieu d’une arabesque.
« Passons à la Mèrre… Il vous faut vous ressaisir, Madame de Cresseville. »
Elle se soumit, languide comme une chiffe et toussotante.
**********
La démonstration de la Mère devait s’effectuer sous le sceau du secret. Nul, à part Cléore, le créateur de la chose et quelques adultes mis en confidence (dont Madame la vicomtesse) ne devait connaître la nature exacte de ce singulier personnage. Ce fut pourquoi Nikola Tesla conduisit la comtesse jusqu’à une remise isolée dont il avait emprunté les clefs, local obscur qu’il dut éclairer avec un lumignon médiocre, là où reposait l’être.
Une vision d’une scélératesse et d’une épouvante insigne fit frissonner et raviva la maladive jeune femme. Le contraste s’avérait total vis-à-vis de l’aimée musicienne. Afin d’empreindre de plus de solennité cette démonstration dont il fallait préserver le caractère secret, confidentiel, Nikola Tesla multiplia auprès de Cléore les assauts de politesse, de prévenance, de galanterie. La verve slave du scientifique l’envoûta.
« Ci présente vous avez celle que nous baptisons la Mèrrre.
- Ah, la laide chose ! » s’exclama Mademoiselle de Cresseville.
Elle se fût attendue à une épure, à une représentation symbolique, réduite à des signifiants essentiels de ce que devait incarner et évoquer, dans les mentalités collectives, la mère supérieure d’un monastère. En lieu et place, le regard de Cléore se trouva confronté à une religieuse baroque, à l’espagnole, presque à la semblance d’une de ces statues processionnelles bariolées et surchargée de dorures, mais scélérate, parce que son visage, vitriolé, vérolé, horrible, n’était plus qu’une tête de mort au stade ultime de la lèpre ou de la syphilis, à moins qu’elle souffrît d’érésipèle ou de ce que l’on nommait lupus érythémateux. C’était Alphonse Rabbe, l’homme de lettre défiguré – qui fort beau fut – fait femme ; c’était une momie pharaonique vivante aussi, à moins que Tesla se fût inspiré des bonzes japonais auto-momifiés du sectateur Kukaï dont les dépouilles, séchées, mitrées, couvertes de leurs habits sacerdotaux damassés et moisis par les affres du temps, étaient des objets d’adoration turbides. Ces momies bouddhiques, qui dégageaient une odeur à la fois suave et rance de pourriture passée, pullulaient semblait-il au Thibet. Elles étaient légions dans des excavations creusées de niches, grottes peinturlurées de fresques de Bodhisattvas, et autres divinités infernales du Bardo Thödol, que les lamas disaient communiquer avec l’antre souterrain du Roi du Monde ou Agartha. Ces nécropoles se réclamaient d’un disciple dissident de Kukaï ayant vécu au XVe siècle : Tsampang Randong Lama. Moi, Faustine, je sais cela ; je l’affirme sous serment, parce qu’un témoin irréfutable, que j’ai rencontré à Venise, me l’a expliqué.1
« Pour l’effrrrroyable visage de la Mère, pérora l’inventeur, je me suis inspiré d’une dépouille pharaonique célèbre d’une putridité évocatrrrrice… Connaissez-vous l’Egypte et l’affaire de la cache des momies rrroyales de Deir el-Bahari, découverrte par Emile Brugsch bey en 1881 ? Certes, les Français l’avaient signalée d’aborrrrd mais…
- J’avoue, Monsieur, mon ignorance… Ce Brugsch n’est-il pas allemand ?
- Cette cache servait de dépôt secrrret à toutes les momies des pharaons du Nouvel Empirre, du moins, à prresque toutes. Il y en avait quarante en tout. Afin qu’elles fussent exclues de l’avidité et de la convoitise des pillards d’hypogées, les prrrêtres leur avaient aménagé cet abrrri secrret.
- Quel est donc le lien avec l’aspect épouvantable de la Mère ?
- Sa face défigurée et morbide reproduit les traits décomposés de la plus mal conservée de toutes ces momies désorrrmais cairotes : le dernier pharaon de la dix-septième dynastie Sekenenré Taâ, qui pérrrit au combat, lors de la victoire présumée qui chassa les Hyksos du pays de Kemi. On l’embauma à la hâte alors que la putrrrréfaction faisait jà son œuvrrrre. Il fut primitivement inhumé en la nécrrrropole de Dra Abou el-Naga, avant que les prrrêtres ne le déplaçassent comme les autrrres…
- Ne serait-ce pas plutôt le nom d’une créature de foire, l’homme momie-vivante, que le comte Galeazzo di Fabbrini exhiba de village en village dans l’Italie profonde des années 1860 ?
- Cerrtes oui, aussi… Mes ouvrriers et moi-même, nous nous inspirrâmes des souvenirrs de l’aventurirrrier Frrédéric Tellier, l’adversaire le plus corriace du comte di Fabbrini. »
La momie de Sekenenré Taâ était réputée pour son fumet, son musc pesteux. Julien, avec son franc-parler populaire, aurait dit que cette dépouille était tombée dans la mistoufle. Cléore eût rectifié : dans la déliquescence.
Tesla procéda à la mise en route de l’androïde sous les yeux d’une Cléore fascinée par tout ce qui touchait à l’altérité, à la monstruosité. Inerte et ballante, cette Coppélia, adonisée en symbole de la raideur fanatique du Siècle d’Or espagnol, s’érigea d’un seul coup, ce qui suscita des frissons de surprise et de crainte en l’épiderme laiteux de la comtesse de Cresseville. La seule vue de cette mère fouettarde à la face de fins dernières, de vanité baroque, suffirait à dissuader les fillettes de se complaire en leur abjection de pécheresses juvéniles. Nikola Tesla avait élucubré une horreur géniale.
Avec sa face de mort tavelée, marquée de taches violâtres d’une nuance d’orseille, évocatrice d’une momie décomposée, sans bandelettes, plusieurs fois millénaire, la Mère incarnait un chef-d’œuvre de terreur pure. S’il eût existé un concours des objets les plus laids et effroyables au monde, cet automate l’aurait emporté haut la main et on l’aurait hissé sur un piédestal en marbre du Pentélique comme une idole putride.
Cléore de Cresseville fut prise d’un prurit de répulsion. Son organisme rongé par une étisie sourde, sournoise, qui progressait en elle tel un squirre subtil, eut d’incontrôlables secousses de peur, des trémulations irrépressibles d’angoisse. Son esprit tentait vainement de détourner sa conscience de cette vision de cauchemar par l’évocation d’images furtives à forte teneur érotique, dont le sujet presque exclusif était la beauté des fillettes de Moesta et Errabunda. Cléore essaya de concentrer sa pensée sur la peau pellucide de Daphné et Phoebé, mais la moniale squelette prenait toujours l’avantage. Lors, un accès de phlegmasie, une inflammation infernale traduisit sa réaction épidermique à cette atroce représentation du devenir post-mortem de tous les corps humains. Qu’en serait-il chez les petites filles ? Comme pour se moquer d’elle, l’ingénieur serbe se lança dans d’hyperboliques louanges de son invention diabolique.
« La Mère est le plus perrrrfectionné des andrrroïdes jamais conçus par l’homme ! Plus abouti que Frrrancine, que les œuvrres d’Hérrron d’Alexandrrie, que les automates d’Albert le Grand, de Salomon de Caus ou de l’Emperrreur chinois Souei Yen-ti, au sixième siècle de notrrre èrre… Seul l’inquisiteurr Dom Sepulveda de Guadalajara m’aurrait égalé, lui qui crréa la légion des frères dominicains mécaniques empaleurrrs à la burrre-rostrre qui écumèrent les geôles de l’Inquisition espagnole sous les règnes de Philippe II, Philippe III et Philippe IV ! Voyez, et admirrez ! »
Cléore crut que Tesla était fou. Il releva la robe de la Mère, pareille à celle d’Angélique Arnauld peinte par Philippe de Champaigne. Le dos et la poitrine de la monstruosité artificielle étaient bardés de bobines électriques, de dynamos miniatures, de piles voltaïques, de rubans de cartes perforées de métier Jacquard, de rouages et d’engrenages, bien sûr, et d’une série de cylindres Edison en réduction, d’un perfectionnisme du futur. Mademoiselle de Cresseville comprit que l’homme était un visionnaire, un homme jà du XXe siècle, qui travaillait pour l’avenir.
« La Mère est prrrogrammée… elle est inforrrmation purre…Elle peut, en un langage aléatoirre déterminé sur les quatrre langues occidentales principales, combiner toute une sérrie de messages verrbaux en rréponse aux parroles que les gamines pourront lui adresser dans le fameux confessionnal que, d’un commun accorrd, vous et moi avons décidé d’installer et où elle demeurera…
- Mais, hésita Cléore, s’il y avait nécessité que la Mère fût à l’extérieur ?
- Remplacez-la parrr une comédienne de génie prrrête à assurrer ce rôle…
- Je ne vois guère que Madame la vicomtesse de**, ma mie mondaine, qui accepterait de se grimer ainsi pour interpréter ce, cette… elle est fort cabotine et…
- Vous ferrrez comme bon vous semblerrra. »
**********
La démonstration de l’androïde s’avéra convaincante. Cléore joua le rôle d’une enfant prise en faute qui aurait abusé d’une petite plus jeune. La Mère, programmée sur le français, lui répondit :
« Douze chours d’astreinte au port du sarrau de bombasin et huit coups de knout…Che fais en rendre compte à Mademoiselle Cléore. La sentence sera exécutoire tout à l’heure. Miss O’Flanaghan officiera. »
Tesla expliqua :
« Le principe repose surrr des éléments algébriques combinatoirres, sur les prrrobabilités, les travaux mathématiques de Babbage et Merritt et surr mes prrropres recherches dans les domaines de l’électrrricité et de l’électromagnétisme… Il y a combinaison de rrrréponses toutes faites adaptées à tous les cas possibles, et grraduation des peines à l’ampleurrr et à la grravité des fautes confessées, en fonction du code de bonne conduite que vous avez élaborré et que vous m’avez soumis.
- Mais pourquoi cet accent chuintant, désagréable… fantomatique ?
- A cause, d’une parrrrt, de la médiocrité du rrendu des voix par la technique actuelle issue de l’invention de Thomas Alva Edison et, d’autrre part, par ma volonté de recherrrcher un effet spectral, terrrorisant, trraumatisant, d’une voix d’outrre-tombe, parmi ces fillettes à l’esprit juvénile facilement malléable et impressionnable. Je ne désesperre pas des perfectionnements futurrs des techniques d’enrregistrrement, d’autant plus que je suis arrivé à concevoir, fait nouveau, une voix entièrrrement synthétique. Ceci étant dit, passons à la serre.
- Soit, monsieur Tesla. Avec vous, je puis m’attendre à tout. »
Ces seuls mots, passons à la serre, suffirent à la transmutation de l’humeur fantasque de Cléore, qui passa de la terreur à l’émerveillement par anticipation. Elle avait saisi l’exceptionnalité de Nikola Tesla, l’essence de son génie réprouvé et tourmenté. Sa personnalité, sa psychologie d’incompris de son siècle, lui apparurent foncièrement proches de la sienne…comme s’il eût été son jumeau.
Notre ingénieur inventif entraîna la comtesse à l’air libre, sans même qu’elle eût posé un fichu sur ses épaules maigres, malgré le froid qui demeurait vif en ce milieu d’hiver 18**. Les pas foulèrent les herbes sèches, brûlées par les gelées répétées, jusqu’à cette serre nouvelle, tout en verre, d’un hyale opalescent. Le ciel était limpide, pur, et le soleil aux ténus rayons, d’une sphéricité idéale, parvenait à peine à caresser les carreaux du bâtiment mais aussi la toiture, constituée d’une étrange matière alvéolée, gaufrée, compartimentée, divisée en de multiples cellules translucides hexagonales d’une brillance irréelle, en une colonie corallienne diamantée d’un type nouveau qui resplendissait sous l’azur pâle et rappelait la structure d’une ruche.
« Cette serrrre, expliqua Tesla, toujours de son ton docte et démonstratif, fonctionne en toute saison grâce à une énerrrrgie inépuisable, à une électrricité produite par une colonie de cellules captant les rrrrayons solairres… C’est l’énerrgie absolue, celle des mirrroirs d’Archimède…jamais tarrrie… Sous les trrropiques, le rrrrendement énerrgétique de cette installation serrrait optimal, pourrr ne point dirre farrrramineux.
- L’énergie de Phébus en personne ! Celle que seule sut l’utiliser l’Atlantide ! Génie, ô, génie ! se réjouit Cléore.
- Entrons, et constatons… Prenez garde au contraste. La tempérrature qui rrrègne en ce lieu clos est la même qu’aux Carrraïbes ou qu’au Congo. »
Du fait de la froidure, afin qu’elles ne se gerçassent point, Cléore avait gainé ses mains fragiles de mitaines en pou-de-soie. Dès le seuil de la serre franchi, une moiteur pluviale forestière semper virens la fouetta en plein visage et humecta ses paumes. Son cerveau de décadente névrosée ne cessa de ressasser les impressions d’enivrement que cette serre lui prodigua. Ce fut un ébahissement, tel celui qu’elle avait ressenti chez Elémir.
« Je réitère ma mise en garrrde, Mademoiselle. Il fait en cette serrrre plus de trente degrrrés Celsius. »
L’atmosphère était saturée d’eau, chargée de condiments, d’efflorescences troubles. Un entrelacement serpentiforme inextricable d’aspidistras et de fougères arborescentes entourait des fucus et des prunus, cernait rosiers, hortensias et sycomores. Les lierres, les ronciers et lauriers-roses entouraient et étouffaient des troncs de palafittes gorgés d’humidité et de moisissures moirées. Au-dessus, les yeux distinguaient des plates-formes branlantes de teck ou de brésil, envahies de lancéoles vénéneuses, d’urticacées, de glycines pendantes, par-dessus des amas de palétuviers aux troncatures comme sciées par l’outil d’un bûcheron géant. On se fût attendu, que, de chaque fouillis à demi pourri, émergeassent des multitudes de scolopendres, de mille-pattes centripètes et tortus en leur convexité, de fabuleux ophidiens et crocodiliens rampants, bariolés, étincelants de feux gemmés thalasséens ou fluviatiles, vaquant à leurs activités prédatrices. Cette nuée de prédateurs, constellés de venin et de fragments pourris d’ajonc, aurait quêté sa proie, humaine ou autre. Les poivriers, girofliers et camphriers exhalaient un effluve de poison, une humeur aphrodisiaque gouttant de chaque molécule chlorophyllienne, de chacun des pores. Les philodendrons se rongeaient d’une parasitose caustique, se mouchetaient d’une vie destructrice, pullulant de pucerons et d’acariens vampires intumescents de la sève saccharinée sans que nulles coccinelles ne s’en repussent. Les thuyas, figuiers de barbarie et myrtes, les géraniums et orchidées multicolores et multiformes, alternaient avec des décors grotesques orfévrés de masques tragiques grecs tavelés d’un squirre calcaire et moussu, cancer lapidaire sur lequel avaient proliféré des roses du Sahara et des cristaux de quartz et de silice à la croissance anarchique et polyédrique, vestiges antiques des jardins d’un Cécrops, d’un Pirithoos ou d’un Akhelóös – si toutefois ils eussent eu la vocation de Sémiramis - , souvenirs babyloniens improbables d’un Néhémie ou d’un Esdras hypnotisés par l’exotisme, jardins nippons miniatures suspendus à des fontaines de marbre de Paros par des rubans sessiles constitués de pampre, de jacarandas, de jaborandis et de bougainvillées. Au milieu de mares croupies et glauques, comme en confirmation de cette puissante inspiration extrême-orientale, on apercevait un minuscule pont japonais gainé d’arcatures équatoriales d’ombellules, pont dont les arches et les attaches de bois et de bambou, rendues quasi non distinguables par la surabondance des floraisons enivrantes qui l’envahissaient tout entier, enjambaient des nymphéas géants, parcourus de libellules, de demoiselles et de cousins, nénuphars colossaux dignes de Kew Gardens, herculéens, presque dissous et confondus en une coulure sinople aquarellée d’écarlate, d’opale, de citrine et d’aigue-marine. Les épiaires, crosnes et crapaudines avaient trouvé en ces lieux un terreau aqueux putride et stagnant à leur convenance. A distance, on avait même implanté, acclimaté, un boqueteau d’yeuses et d’hévéas miniatures dont les troncs exsudaient une extravasation séreuse d’une sève quelque peu bitumée, élastique, quoique claire, jaunâtre, qui n’eût permis de fabriquer, de façonner, qu’un succédané de caoutchouc de qualité médiocre. Ne manquait à ce décor, à cette nouvelle création d’un dieu d’extravagance, d’un baroquisme exacerbé, que la gésine d’homoncules poussant en symbiose au sein des cœurs des fleurs des tropiques, d’une nouvelle structure vitelline nourricière de monstres inédits. L’humidité topique ne cessait d’engendrer un grouillement de fleurs épigynes et inférovariées. Les oreilles percevaient un clapotement angoissant, un goutte à goutte d’un jus d’eau de maremme d’une putridité conséquente, jeux d’humections qui permettaient d’entretenir continûment ce milieu touffu proliférant, cet enfer vert en réduction. Les dimensions en paraissaient trompeuses, propres à faire accroire que les visiteurs se trouvaient transportés au sein d’une jungle où triomphait le seul règne végétal, pis qu’un jeu de salle des miroirs d’une infinitude mettant tout cet univers confiné en abyme. Ornement pour l’ornement, eût écrit le poëte du Parnasse, Monsieur Leconte de l’Isle.
C’était une matrice végétale, un thalle de champignon immense prisonnier de la môle, de la mûre cellulaire de la serre, un poumon de verdure primordiale carbonifère en développement où l’on eût pu concevoir un Éliacin destiné à devenir l’Empereur du Monde. Au mitan, parmi une futaie d’arbres à pain, de palmiers à huile nains et d’hydrangées pourprines, trônait l’Ara Pacis Augustae ou du moins sa réplique revue et corrigée, réinterprétée, telle qu’en l’Eternité profonde on l’eût pérennisée. Au niveau médian, rinceaux, palmettes, bucranes, alternaient avec une insinuation de lierre grimpant. Les faces internes de cet autel s’ornaient de guirlandes d’acanthes dégradées. Les bas-reliefs de lumachelle, enchâssés d’ammonites triasiques, se mixaient avec des vanités macabres, des crânes ricanant, de joyeuses têtes de mort d’ossuaires bretons ou mexicains aux tibias entrecroisés qui se moquaient des fins dernières comme de colin-tampon, parmi les effigies fissurées et lépreuses des Julio-claudiens marquées d’une pruine morbide. On reconnaissait à grand’peine un Mécène au cap quasi effacé, un Octave et un Tibère mutilés et grêlés de crevasses constituant quelques calligrammes de la putréfaction, une Octavie décrépite, un Lépide rongé par un cancer crayeux et cendré millénaire, un Claude enfant devenu indéchiffrable de par son estompage presque accompli. Agrippa lui-même se boursouflait de concrétions calcaires ; Livie et les flamines majeurs, veinés de moisissures verdâtres, semblaient se déliter, s’émietter, se déboîter du marbre. Drusus, les Princes de la Jeunesse Caius et Lucius César, d’autres membres éminents de la Gens Augusta, d’autres acteurs mineurs ou obscurs des Res Gestae drapés dans leur toge diaprée d’une pourriture noire, s’effaçaient par places, victimes d’un brouillage progressif, encrassés jusqu’au sein même de la matière marbrée, qui souffrait d’une porosité pathologique et s’imprégnait de croupissures diverses à l’aspect de guano.
Tesla et Cléore, les commanditaires de ce chef-d’œuvre fol, l’avaient voulu ainsi, usant de ce décorum comme d’un défi jeté au Vieillard Temps. Bégonias, paulownias, hibiscus, cyclamens, dahlias, crocus, iris et chrysanthèmes semblaient danser une saltarelle autour de cette reproduction ruinée d’une œuvre qui quémandait sa restauration comme un pauvreteux son quignon quotidien. Cet agrégat sans pareil du végétal et de la pierre impressionnait par sa virtuosité imaginative et sa démence. C’était zolesque2 ; c’était maniériste. Sur une des faces de ce monument fou et réinterprété, on identifiait la représentation d’un sacrifice antique, un suovetaurile, où bœuf, mouton et porc atteignaient des proportions colossales, anormales, surnaturelles. Asclépiades, arbustes d’éphédras et rhododendrons constituaient des colonies anarchiques, giboyeuses d’insectes de toutes sortes, de proies rêvées pour les crapauds. Ils s’insinuaient dans l’anatomie des bêtes sacrificielles, dans le détail de leur musculature, dans le modelé de leurs formes, amalgame rêvé, idéalisé, d’une alchimie au service de l’art pour l’art.
Le sculpteur fou – un Anglais ami de Burne-Jones et de William Morris – avait ajouté le long de l’autel augustéen des demi-colonnes, de manière à ce que le monument apparût dans toute sa splendeur périptère. Il en avait surmonté les chapiteaux composites d’épistyles, d’architraves chargées de symboles. Une imitation de l’art hellénique se superposait en frise à l’ultime niveau, en miscellanées d’arabesques et d’entrelacs où, une fois de plus, le végétal réel triomphait de la pierre non acheiropoïète. C’était une grecque entrelacée de mélampyres sous laquelle l’artiste adepte de l’Aesthetic movement avait respecté les règles canoniques de l’alternance dorique entre métopes et triglyphes polychromés. Mais il y avait mis là encore sa touche personnelle, sa fantaisie, son bon plaisir : appliqué ou semé telle une vulnéraire au creux même des métopes, du vulpin poussait ; de la valériane s’entremêlait çà et là aux bucranes ou aux triglyphes polychromatiques rouges-bleus auxquels s’additionnait la parasitose supplémentaire et vaine des millepertuis. Une surcharge de protomés de griffons orientalisants, becqués de bronze, telles des gargouilles des temps anciens et païens, se retrouvait prise dans un treillis d’azalées.3 Des arbousiers souillaient le tout de la chute de leurs fruitions mûris, rancis et blettis trop tôt par la chaleur dantesque du lieu clos. Cléore, quoiqu’elle fût émerveillée, ne put émettre que des paroles prosaïques :
« Ah, comme il fait chaud ! Comme j’ai grand chaud ! Je sue, Monsieur Tesla ! Cela est inconvenant ! C’est là lieu de géhenne, de tourment à moitir toute ! (elle s’épongea le front luisant de diaphorèse)
- Il faudrrait que vos petites pensionnaires usassent en ces lieux de tenues plus légèrres, plus en adéquation avec la températurrre, répliqua l’ingénieur serbe.
- Quel fallacieux prétexte pour qu’elles s’y vautrent nues ! Je n’y consentirai jamais, monsieur ! Je serais le moindrement étonnée qu’elles n’en profitassent pas pour se livrer à des actes concupiscents ignobles…
- Ne vous affolez pas ! Je suggérais des étoffes légères, une sorrrrte de lingerrrie qui serait porrtée comme vêturre de dessus.
- Et fort évocatrice, suggestive et tentante, n’est-ce pas ? Nous en reparlerons plus tard. Sortons d’ici avant que je ne me pâme. »
Tesla dut se soumettre à la volonté de Cléore ; mais le temps était venu de lui dévoiler l’invention suprême conçue pour soigner les jumelles adorées.
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Afin d’installer le laboratoire de transfusion, il avait fallu aménager une annexe à l’infirmerie, presque clandestine, dont l’accès, fortement restreint, n’était réservé qu’à Cléore, aux deux nurses, aux jumelles et à leur victime. Il était évident que nul ne serait volontaire pour la périlleuse opération du don du sang – qu’il fût gratuit ou gratifié – destiné aux baronnes lamies. Ce fut pourquoi la vicomtesse de** dut activer ses réseaux spéciaux en Allemagne, réseaux d’habitude spécialisés dans le noyautage de la Wilhelmstrasse et dont le but, ainsi détourné, avait été originellement de rendre possible la Revanche. On extrapolait sur le type de personnes dont le sang conviendrait le mieux à Phoebé et Daphné. On subodorait que ce vin de veines purpurin devait provenir de filles saines, grasses et blondes, de jeunes vaches humaines aux insignes mamelles, de walkyries et de Brunehilde plantureuses à la coiffure de blé tressée, nattée, couronnée ou en macarons, capables d’allaiter deux rejetons du Kaiser à la fois après qu’elles eussent tué un lapin pour leur en-cas, leur frichti de rustaudes (bien qu’il manquât sur leur tête le casque à la Sigurd), rejetons que le Reich destinait à l’enrichissement belliqueux des effectifs de la soldatesque teutonne destinée à combattre la France en cas de conflit armé. Moins il y aurait de nourrices germaines aux poitrines généreuses, rendues exsangues par l’appareil de Nikola Tesla, moins l’ennemi pourrait aligner de sinistres casques à pointe en cuir bouilli et de uhlans sanguinaires et cruels en face de nos pioupious au pantalon garance. Ainsi, Cléore de Cresseville contribuerait au triomphe du Drapeau, de la Bannière, du Gonfalon, de l’Etendard français, quoiqu’elle l’eût préféré blanc au lieu de tricolore.
La salle dans laquelle Nikola Tesla avait implanté son appareillage et son installation végétait depuis un siècle. Peut-être avait-elle servi autrefois à un chantre, du fait qu’une chapelle convertie en salle de bal avait préexisté bien avant l’infirmerie voisine. C’était pourquoi la présence incongrue d’un lutrin, d’un antiphonaire et d’un orgue positif, avec une tablature, surprenait les regards qui prenaient la peine d’examiner les aîtres. Le principe de parcimonie, l’esprit économe, avaient presque entièrement dépourvu cet endroit de mobilier et de décorations, à l’exception du lutrin, de quelques chaises et d’une table, contrairement à d’autres pièces de ce pavillon. Pénétrer en cette salle, en ce sanctuaire de l’étrangeté, constitua pour Cléore une expérience inédite, certes non pas traumatisante. Elle s’immergea toute dans cette antichambre marquée par la naissance d’une forme nouvelle de l’horreur, plus technique, plus scientifique, telle que Mary Shelley en avait eu la prescience, la prémonition. Le transfuseur était là, et l’on devinait, l’on pressentait en lui l’invention du vampirisme suprême, qui se targuerait des oripeaux du Génie inventif de l’Homme afin qu’il assouvît ses instincts les plus cruels et les plus vils. Car, quoi de plus cruel et d’immoral dans l’esprit d’un Tesla d’avoir conceptualisé, fabriqué, en toute connaissance de cause, cet engin destiné à tuer en rendant exsangue le cobaye qu’on y lierait, tout cela pour prolonger deux autres vies. Une existence sacrifiée afin d’en sauver deux autres…et, comme cela ne suffirait pas, il y aurait encore d’autres donneuses forcées – à quelle cadence d’enfer, à quelle fréquence ? Une mensuelle, deux, davantage ? Combien de temps Phoebé et Daphné parviendraient elles à se satisfaire de ce partage, moitié-moitié, du liquide vital d’innocentes teutonnes ?
C’était une couchette de géhenne, inquisitoriale mais hautement sophistiquée, munie de tuyaux flexibles, d’aiguilles, de poches en vessie de porc, d’un réservoir d’éther anesthésique, pour l’endormissement, le sommeil éternel de celle qu’on y attacherait. Il y avait des perfusions pour les veines, mais aussi une pompe, des ballons de respiration, une dynamo, une espèce de cercle multicolore spiralé tournant servant à l’hypnose et à l’assurance de la passivité de la transfuseuse forcée. Nikola Tesla devenait ainsi un criminel d’un type nouveau, dévoyant la science au service d’une chimère, d’une lubie obsessionnelle : pour que vivent Daphné et Phoebé de Tourreil de Valpinçon, ces gentils aubépins blonds. Afin que demeurassent et continuassent à exister deux monstres de treize ans … La philosophie du double transfuseur se résumait à cet aphorisme épouvantable que n’eussent dédaigné ni Oscar Wilde, ni Des Esseintes : je tue Une pour que Deux soient sauvées. Cynisme de Décadent ou déshumanisation ? C’était la fin du Siècle des Lumières, une fin porteuse d’avenir…
« Comme vous pouvez le voirrr, Mademoiselle la comtesse, mon double transfuseurrr applique les dernièrres découverrtes en matièrre d’ingénierie électrrrique… »
Cléore n’écouta pas les propos abstrus du savant fou. Elle avait saisi le prix humain à payer. Jusqu’à présent, seule Délia avait assassiné, à sa demande… Le reste n’avait été jusque là que dévoiement des mœurs féminines, satisfaction des caprices anandryns. Avec Nikola Tesla aux commandes, Moesta et Errabunda entrait de plain-pied dans une nouvelle dimension. Le Meurtre industriel venait de s’extirper de la gésine, encore coiffé d’un placenta sanguinolent et fragrant de liquide amniotique aux miasmes d’infamie. Il faudrait lors s’enquérir de fosses pour les corps vidés de toutes ces malheureuses Allemandes… Moesta et Errabunda se muerait en cimetière spécial, le premier d’une série inédite, qui prendrait son essor, Cléore le pressentait, au cours du prochain siècle. Et les régisseurs, Michel et Julien, inscriraient tout cela sur leurs livres de comptes. L’amour des jumelles étant le plus fort, dès les jours suivants, le processus menant au premier enlèvement fut lancé. Les rabatteurs de la vicomtesse partirent en chasse dans les campagnes de Prusse ou de Saxe.
La première victime venait de loin : il avait fallu la dénicher jusqu’en Prusse orientale. Elle s’appelait Gretchen Grüber. Elle avait dix-sept ans. Le cosmopolitisme culturel et anthropologique tentait fort Daphné et Phoebé ; aussi ne s’offusquèrent-elles point qu’un sang étranger, aryen, leur fût offert. Elles se complurent dans la chosification de cette offrande inespérée, de ce jouet humain, de cet objet hébété et passif, sans doute drogué afin qu’il se laissât faire. Elles s’en amusèrent en chattes qu’elles étaient.
Daphné et Phoebé se targuaient de quelques connaissances élémentaires dans la langue de Goethe, quoiqu’elles sussent mieux l’anglais, grâce au voisinage de miss Délie. Cela se résumait chez elles à un vocabulaire restreint, disparate, à quelques phrases et citations toutes faites que le lecteur germaniste indulgent acceptera qu’on les lui énonce et énumère : mehr Licht (plus de lumière), Ich bin ein Berliner (je suis berlinois), Ich liebe dich (je t’aime), nicht (ne pas), komm zurück (reviens), Angst (peur), Trauer (tristesse), Achtung (attention), meine Liebe (mon amour), Frölich (joyeux) Was ist das ? (qu’est-ce que c’est ?), Ach so (idiotisme germanique intraduisible)… Elles avaient aussi appris à dire Schön, doch, Bruder, Bauer, Arbeit, Streike, Führer (mot anhistorique, sans intérêt ni valeur contemporaine, dont elles n’avaient conséquemment aucune utilité d’usage), Freunde, Jude, Sohn, Affe, Hund, Schwein, Bratsche, Warum, Hilfe, Donnerwetter, Heimat et Vaterland. Certains termes fleuraient le nationalisme allemand, mais elles s’en gaussaient bien.
Le niveau d’allemand de Phoebé, comme celui de Daphné, était donc affligeant, et leur capacité à communiquer avec Gretchen et à comprendre son baragouin à peu près nulle, comme si elles eussent nûment étudié cette langue dans un guide Baedeker imprimé à Berlin, nuitamment, en cachette, à la sauvette, en dilettantes, à la lueur d’une mauvaise bougie, entre deux ébats sororaux scabreux... Elles disaient Frau pour Fräulein, Mann Herr pour mein Herr, bibite (pluriel italien du mot boisson) pour bitte, étaient incapables de compter au-delà de fünf (cinq), mélangeaient les quatre cas de déclinaisons que ce langage avait conservés et confondaient allègrement dans leur petite bouche vicieuse les das, die et der.
Elles ne surent comment elles parvinrent à persuader leur victime de se mettre torse nu, de dévoiler à leur concupiscence ses appas épanouis. Ce fut pour elles un ravissement semblable à la contemplation lubrique de ce tableau de Monsieur Renoir représentant une impudique jeune fille blonde et grasse, les seins plantureux exposés au soleil. Ayant grand’faim, elles se précipitèrent sur cette manne rose qu’elles tétèrent et mordillèrent cruellement. Les bouches goulues et insatiables de nos Romulus et Remus femelles, accrochées comme des ventouses aux extrémités mamelues hypertrophiées de la Teutonne, de cette louve humaine de Vulca de Véies, s’empiffrèrent et s’abreuvèrent d’une hémoglobine lactée à l’arrière-goût de sucrin concentré. Notre Vénus paysanne du Reich n’était plus vêtue que de son seul jupon écru et, en bonnes connaisseuses des mœurs vestimentaires de la campagne profonde, Daphné et Phoebé savaient pertinemment que les bouseuses étaient rétives aux bloomers, pantaloons et autres pantalettes. Excitées par cette blonde enfant épanouie aux chairs tentantes et fraîches, nos jumelles la voulurent tota, essayant d’abaisser par la force ce linge ultime et admirable de candeur prude et de rusticité, voulant ardemment que se dévoilassent les flancs gras et fécondables et les protubérances fessues de la croupe de cette callipyge beauté. Encore embrumée et ahurie par l’éther et le chloroforme de l’enlèvement, Gretchen Grüber ne pouvait que répéter : « Was ist das ? Was ist das ? Warum ? »
L’intervention d’une des deux nurses, Béroult, préposée à l’installation des trois protagonistes au transfuseur, sauva temporairement la jeune Germaine de la curée des deux empuses. Elle exigea que Daphné et Phoebé ménageassent la patiente, ce qu’elles firent en maugréant, abandonnant comme à regret leurs prétentions et leur propension à se repaître de ce corps tout en courbes harmonieuses ingresques fortement sexuées. Il eût été préférable qu’elles s’enfermassent dans un goguenot et y lussent (peu importait l’ouvrage). Las, il s’agissait bien de transfuser le sang de Gretchen au bénéfice des deux petites gaupes. Aussi vint l’instant où il fallut bien brancher le trio à l’appareil monstrueux et vampirique.
L’infirmière fit allonger chacune sur sa couchette respective, Gretchen au milieu, Daphné à sa gauche et Phoebé à sa droite. Son intellect assommé, la paysanne prussienne continua de demeurer passive ; elle laissa l’anandryne nurse lui brancher aiguilles et tubes, sans même qu’elle geignît.
« A la carotide directement, Cléore l’exige ! ordonnèrent impériales, les deux lamies. Ainsi, la pourpre de vie de cette gourde parviendra mieux en nos artères ! »
Bientôt, Gretchen ressembla à une créature de Victor Frankenstein galvanique et mesmérienne, reliée par plusieurs connections du cou à l’appareil inhumain de l’ingénieur serbe et aux bras des empuses. Elle paraissait à la fois pédonculée et caronculée d’appendices flexibles démoniaques, Eve future vouée à un supplice inquisitorial inédit, sorcière-martyre moderne sur laquelle se fussent exercés Torquemada ou Dèce s’ils avaient disposés des moyens techniques adéquats. Il ne resta plus à la tribade médicale qu’à enclencher le générateur électromagnétique, cette dynamo de Zénobe Gramme mâtinée de James Clerk Maxwell avec la monstrueuse pompe à fluide vital y-afférente. Afin que Fräulein Grüber ne se rendît point compte que nos juvéniles épigones de la comtesse Bathory allaient ainsi la tuer, la métamorphoser en enveloppe de chair vide et sèche, l’infirmière l’anesthésia en appliquant sur ses lèvres pulpeuses un masque imbibé d’une solution d’éther et de chloroforme qui acheva de l’abrutir. La démoniaque machine débuta sa tâche en un ronronnement de félin des champs Phlégréens. L’opération se prolongea de bien longues minutes, transfusion ou plutôt transmigration d’une vie par tuyaux interposés, par le liquide nutritif écarlate, au sein du réseau sanguin infernal des pécheresses gémellaires. Plus revinrent les couleurs de Phoebé et Daphné, davantage s’étiola la grasse fleur de Gretchen Grüber, toujours plus blanchâtre et cireuse au fur et à mesure que son fluide transmigrait et transsudait hors d’elle, de son organisme condamné. Enfin, pourrions-nous prosaïquement écrire, le roman gothique s’acheva. Les Vampyres étaient revivifiées, ravivées, tandis que le convolvulus prussien, l’anadyomène et callipyge Vénus des tourbières sises près de Königsberg, venait de se faner pour l’éternité.
La nurse Béroult les délia toutes, ôtant les attaches avec une lenteur exaspérante, comme pour faire durer l’extase dans laquelle étaient plongées les deux goules. Puis, elle examina la dépouille de la Germaine, afin de vérifier son trépas accompli.
« Qu’allons-nous faire de ce cadavre ? questionna Phoebé en émettant des clappements gourmands obscènes. Nous n’allons point le laisser pourrir là ! Il va tout infester ! »
L’infirmière dut bien répondre à la cruelle enfant :
« Nous l’enterrerons à la sauvette, près de la tombe de Sophonisbe.
- Pourquoi ne pas jeter cette dépouille en pâture aux chiens ? Ou alors la brûler ? Cela ne serait-il pas plus expéditif ?
- Non, miss Phoebé. Cette jeune fille s’est sacrifiée pour vous deux. Elle a fait don de sa vie à la science moderne afin que vous continuiez à exister. Elle a donc droit à un minimum de respect.
- Puisque vous l’entendez ainsi. »
Dans l’état de dessiccation où l’opération salvatrice avait laissé le cadavre, il eût peut-être mieux valu qu’il fût mis en caisse et expédié au musée d’ethnographie du Trocadéro, où l’on eût fait accroire à l’authenticité de cette momie précolombienne. Nos jumelles étaient des carnassières nées. Il eût suffi d’un ordre, d’une injonction de leur bien-aimée Cléore pour qu’elles se livrassent sur la dépouille lors racornie à un rituel anthropophagique de dévoration sanitaire, en charognardes accomplies, et qu’elles se régalassent en une orgie caravagesque des fressures et abats dévitalisés et séchés, du pemmican humain de ce qui fut Gretchen Grüber. En lieu et place, à titre de compensation, elles s’avitaillèrent avec gourmandise d’une pâtisserie croustillante à souhait, que l’on nommait oreilles de Prussien, sorte d’exutoire, de douceur manducatoire de revanche, baptisée en souvenir de la funeste guerre de 1870. Avec un tel mets, il n’y avait aucun risque qu’elles tombassent d’inanition. Afin que, la fois suivante, elles conservassent un reliquat de sang pour d’autres usages, leur deuxième victime, Hanna Kleist, seize ans, venue de Souabe, n’eut pas à subir un transvasement intégral directement dans les veines de nos mignonnes lamies hédonistes. Environ vingt jours après la première transfusion, Daphné et Phoebé purent lors utiliser cette hémoglobine restante pour les ablutions que l’on sait. Leurs yeux vicieux plus brillants que s’ils eussent été en niobium, elles se délectèrent d’un long bain dans cette vomissure pourprée4. Cléore s’était définitivement fourvoyée.
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Mademoiselle de Cresseville était douillettement anonchalie en son bureau de directrice, parée de ses atours de femme-enfant, en train de compulser le fac-simile d’un numéro du Mercure galant où était publiée la reproduction du madrigal précieux de Guillaume Bouzignac, Tota pulchra es. Cette œuvre ambiguë la fascinait grandement du fait que l’œuvre était uniquement écrite pour des voix féminines, ce qui lui conférait un caractère saphique turbide puisqu’il y était question d’un hymne d’amour biblique, d’une mise en musique du Cantique des cantiques connu pour son érotisme ardent et sa sensualité nonpareille. Cléore tentait toujours de composer son poëme à la gloire des corps de nymphes de ses pensionnaires adorées, poëme qui citait explicitement les Amica mea et autres…5
Nikola Tesla frappa doucement à l’huis. Il venait signifier son congé parce que Westinghouse le rappelait à son service. Ses travaux à Moesta et Errabunda étaient terminés, sa commande honorée. Il restait à régler la facture. Tesla n’était parvenu à joindre la comtesse que ce samedi, en fin d’après-midi, car elle se trouvait lors en congé de fin de semaine en tant qu’Anne Médéric. Face à l’éminent personnage incompris, Cléore hésita entre deux attitudes : serait-elle insincère ou, au contraire, apologétique, élogieuse et laudatrice ? L’obséquiosité de l’homme la subjugua : il s’abandonna au baisemain, ainsi qu’il seyait à une femme titrée. Mademoiselle n’aimait pas à commercer avec les membres de la gent masculine, quels qu’hypocrites ou francs qu’ils fussent. Elle espéra que cette manifestation galante du savant était purement platonique.
Cette scène d’adieu, qui eût pu émouvoir, fut interrompue par l’arrivée inopinée de Quitterie, les vêtements en désordre, son pied infirme dénudé. La petite fouine geignait et grognait. Sa bouche exhalait d’insupportables relents médicamenteux auxquels se mêlait sa mauvaise haleine due à sa dentition exécrable.
« Cléore, ce n’est plus possible ! Je ne veux plus de cette cliente, la baronne de** ! Non contente de prendre le thé en ma compagnie, elle s’est prise d’une fascination éhontée pour ma bottine bote, que dis-je, pour mon pauvre pied !
- C’est la règle pour toutes, ici. Ces Dames payent ; les pensionnaires doivent condescendre à leurs désirs.
- Mais Cléore ! Certes, j’ai reçu deux pièces d’or, deux napoléons, pour ce qu’elle m’a demandé de faire, mais tout de même !
- Tu as encore beaucoup à apprendre, ma jolie.
- Elle…elle m’a imposé de poser mon pauvre petit pied sur un pouf et elle a enlevé mon appareil orthopédique ! Elle s’est livrée à un indécent déchaussage et a adoré mon malheureux membre bossu comme un fétiche, en se livrant sur lui à toutes sortes de baisers et de caresses immondes et infâmes ! Il en est tout baveux et tout rouge et il me fait grand mal !
- En effet mademoiselle, se mêla Tesla… Peut-êtrre s’agissait-il d’une folle ?
- Mieux eût valu que cette baronne s’adressât à Jeanne-Ysoline. La prochaine fois, Cléore…
- J’aviserai. Ce soir, pour te consoler, je t’offrirai une boîte à surprises. N’oublie pas de remercier ma munificence. Tu t’es montrée fort impolie en entrant sans prévenir. Allons, va… Je dois régler monsieur Tesla. »
Une fois Quitterie sortie, la conversation put entrer dans le vif du sujet.
« J’ai établi une facturrre que Madame la vicomtesse de**, je crrrois, doit acquitter.
- C’est cela. Mais, vous l’avez libellée en dollars !
- Calculez avec le taux de change actuel, cela fait…
- Six mille francs or ! Je m’attendais au double.
- Eu égard à la qualité de la prrrestation et à l’ampleur des trrravaux effectués à l’aide d’ouvrrrriers compétents, c’est bon marrrrché, Mademoiselle la barrronne. »
Cléore se laissa fléchir. Du moment que la vicomtesse paierait de sa bourse pansue… Après Elémir, c’était la deuxième fois de son existence qu’elle éprouvait une fascination sincère pour un homme. Elle s’était surprise à écouter Tesla comme les anciens Gaulois un eubage, en buvant ses paroles sirupeuses de savant. Lui-même, pouvait-il afficher des sentiments réciproques ? Que pensait-il d’elle, de ses pensionnaires, de la déhiscence de certaines, fleurs de venin fourbes, capables de circonvenir même un mâle, bien qu’elles fussent lors toutes converties au saphisme, de Quitterie aussi, troublant portrait vivant et contrefait d’une primerose estropiée à la laide beauté, juvénile orfraie qui se tourmentait pour un rien ? La désinence des organes de la fleur prouvait sa toxicité intrinsèque.
« Je transmettrai de sitôt la facture à mon amie, monsieur Tesla.
- Forrt bien.
- Le moment des adieux est venu, ce me semble ?
- J’ai fait porrter mes bagages, mes malles jusqu’à la voiturre… Je ne dois point rrater mon trrain pour Parrris.
- Le voyage risque d’être long. Vous devez vous rembarquer pour l’Amérique au Havre, n’est-ce pas ?
- J’ai fait rrréserrrver ma cabine pourr le steamer de New Yorrrk la semaine derrrnière. Télégraphe et téléphone sont forrrt pratiques pour ces rréserrrvations, et quel gain de temps !
- Vous avez modernisé les aîtres, et je vous dois beaucoup.
- Dans ce cas, adieu, Mademoiselle… »
L’ingénieur réitéra son baisemain, auquel il ajouta un effleurement des lèvres au chaton de la bague au cabochon d’améthyste que Cléore avait glissée à son majeur droit. Cela rappela à la comtesse ce paysan fidèle à la cause royale, qui, ayant reconnu Louis XVI avant que sa voiture arrivât à Varennes, grâce au profil monétaire bourbonien, ne le vendit point et embrassa son anneau. Elle accompagna Tesla jusqu’à la voiture, jà chargée de ses malles. Albert, l’un des acolytes habituels de Jules, conduisait. Cléore se retint de toute effusion, elle qui goûtait avec exagération aux plaisirs impudiques. Lorsque le véhicule fermé s’ébranla, ses roues grinçantes cerclées de caoutchouc soulevant un nuage de poussière, la main droite de Nikola salua une ultime fois Mademoiselle de Cresseville par la vitre abaissée de la portière du coupé. Elle-même agita un mouchoir de batiste, comme on le fait sur les quais lorsqu’appareille le navire de l’aimé pour un long et périlleux voyage, en un émouvant good bye farewell que connaissent bien toutes les femmes de matelots désespérant que leur Bonnie revienne. Un virage, et la voiture disparut du champ de vision de Cléore. Trois larmes, trois seulement, humectèrent ses joues rouges, en un triple filet ténu de ruisselet de tristezza, de Trauer évocateur. Elle s’en revint au perron, à pas menus, la poitrine secouée de sospiri annonciateurs d’un spleen fatal.
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Là où Tesla avait pu installer l’électricité et améliorer le chauffage de l’Institution, là se tiendraient les cours et les conseils collectifs d’anandrynes. Pour la troisième fois, une réunion préalable des maîtres, initiateurs et dirigeants de Moesta et Errabunda, dont V** en personne, incognito sous un loup vénitien de velours noir, précéda l’assemblée générale des fillettes prévue le 3 mars, lorsque Cléore dévoilerait les nouvelles règles de conduite et de fonctionnement. Il serait convenu que la sévérité, la discipline, la rectitude, remplaceraient les aspects par trop permissifs des lieux, que la Mère officierait, que les tenues vestimentaires, les attitudes, les comportements privés des petites filles seraient régentés davantage. Fini le dortoir collectif orgiaque : des chambrées pour deux, et rien d’autre. Terminées les nudités abusives : il fut interdit aux enfants de se promener en dessous, torse nu ou dans l’appareil d’Eve comme elles le faisaient souventefois quand elles avaient grand chaud. Les pratiques furent contingentées, certaines prohibées, surtout entre gamines, et punies sévèrement de toutes sortes de châtiments corporels dont Délie fut chargée de l’administration, le nerf de bœuf ayant sa préférence, et les corrections devaient être publiques. L’usage des objets spéciaux devint strictement restreint et encadré. Au laxisme, à la tolérance des débuts de ce nouveau Saint-Cyr, Cléore en vint à instaurer un rigorisme à la semblance de celui imposé par Madame de Maintenon, qui avait conduit à l’évolution austère que l’on sait de sa célèbre Maison. Malgré tout, il y eut des exceptions à la règle, comme toujours, à cause des favorites : des privilèges furent conservés, d’autres, nouveaux, octroyés à Adelia et aux jumelles alors que se poursuivaient les enlèvements français et allemands. Il fallait atteindre un quorum de quarante pensionnaires pour une bien vaste propriété, tandis que la santé de Daphné et Phoebé nécessitait, voire imposait, une double transfusion mensuelle. Et Cléore, bien qu’elle se sentît quelque peu malade, poursuivit sa tâche d’Anne Médéric à Château-Thierry, alors que les polices des deux côtés du Rhin et des provinces perdues s’agitaient et se perdaient en conjectures face à l’augmentation des disparitions inexpliquées, sans toutefois qu’elles coopérassent, hostilité réciproque oblige.
La comtesse de Cresseville s’en expliqua lors de l’assemblée solennelle de toutes les petites filles du 3 mars 18**, où elle présenta le nouvel uniforme tropical suggestif destiné à la serre qu’elle fit lors inaugurer, à l’émerveillement des juvéniles tribades. Lorsqu’Adelia effectua une parade de démonstration sous ces atours ambigus, les frimousses et les regards des jeunes friponnes – pourtant complaisants d’habitude – affichèrent une certaine perplexité teintée de scepticisme. Cela semblait paradoxal et contradictoire qu’on restreignît la nudité d’un côté tandis que de l’autre, on autorisait de si excitantes toilettes, bien qu’elles fussent justifiées par la température moite et prégnante de la serre. Cléore fit procéder à la distribution des tenues, que les petites filles s’empressèrent de s’approprier en piaillant. L’uniforme en question était seyant et séduisant, mais plus apparenté à de la lingerie qu’à une toilette décente. Certes, chausser les pieds mutins de sandalettes tressées, un peu égyptiennes de style, n’avait rien de rédhibitoire et de répréhensible, mais, là où blessait le bât, c’était dans les étoffes censées dévoiler plus qu’elles ne couvraient les petites poupées catins. Cela jouait autant sur les dévoilements subtils que sur les transparences arachnéennes et diaphanes, sur la finesse de la dentelle, de la gaze et de la mousseline qui prodiguaient une allure plus-que-nue à ces tentantes gamines. La teinte de ce linge de dessus demeurait blanche, exclusivement blanche, d’une nuance virginale éprouvée et audacieuse. Le corsage s’étrécissait en une simple et mignarde brassière, lacée devant, couvrant juste ce qu’il fallait de la gorge des nymphes pour qu’elle suggérât des désirs ardents aux anandrynes. Les petits ventres et les petits nombrils enfantins demeuraient nus, appas fort tentants comme l’on s’en doute. Combien de lèvres et de doigts gantés de chevreau allaient-ils parcourir et caresser ces abdomens impubères ? La taille des fillettes devait être ceinte d’une espèce de long jupon de coton, de mousseline et de batiste, d’une translucidité évocatrice, tissu précieux et délicat qui jouerait de son pellucide aspect idoine. Il fallait qu’on devinât à travers ce pagne les pantalons de lingerie aux broderies anglaises allant jusqu’aux chevilles, ces torrides remparts de la pudeur de vierges effarouchées et évaporées, substitut et succédané de la ceinture de chasteté propre à assoiffer et échauffer ces Dames perverses. Malgré l’aporie que cette toilette représentait par rapport aux nouveaux règlements, les petites filles furent bien obligées de l’adopter, à condition qu’elles n’en usassent qu’avec modération, seulement dans la serre et si elles avaient grand chaud l’été. Ce fut lors un succès, pour ne point écrire un triomphe.
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En ce printemps 18**, Adélie O’Flanaghan souffrit d’une nouvelle lubie : elle demanda à sa mie qu’on la tatouât et exigea que ce tatouage fût exécuté par une professionnelle de Cipango, autrement dit, une geisha experte en la matière, lesbienne si possible. Elle demanda, afin que la séance fût encore plus torpide et excitante, que la tatoueuse officiât dans le sauna scandinave chauffé à l’hypocauste que Nikola Tesla venait de créer dans les caves du deuxième pavillon. Elle voulut être marquée à la cuisse et à la fesse gauches. Une seconde courtisane, musicienne de son état, devait accompagner cette séance de son chant gracieux et du pincement de son instrument traditionnel pentatonique à la semblance d’une harpe birmane. De cette harpe en bois de rose, d’une teinte délicate de corail, elle sortait des sons exquis et égrenait des arpèges et des gammes modales de Cathay à cinq tons. Cette hétaïre aurait pu opter pour une harpe japonaise ou encore un luth à trois cordes que l’on nomme shamisen. Sans doute jugea-t-elle les cithares de type koto trop encombrantes et les harpes du genre kugo trop rustiques. Quant à notre nymphe d’Erin, elle avait choisi comme tatouage le motif du dragon d’Asie ou Ryû, un dragon d’un jaune impérial chinois.
Elle avait pris une position explicite et familière, d’odalisque lascive intégralement nue à l’exception du rubis sexué de Golconde que l’on sait – ô parure suprême ! - et d’un ruban lilas noué avec art en ses curls d’un cuivre roux brûlant, anonchalie sur le ventre, les fesses impudiques offertes afin qu’on la fessât. C’était là une attitude d’invite, d’offre, de sollicitation, d’attente, de quête, de mendicité éplorée de tous les transports inversés. Délia adorait les fessées prodiguées par Cléore, qu’elles fussent directement assenées sur la chair blanche dévêtue ou sur l’ouate douce des bloomers brodés ; c’était son châtiment préféré et elle faisait tout pour que la comtesse de Cresseville la corrigeât, pour qu’advînt souventefois cette punition jouissive et voluptueuse. Là, cependant, en ce sauna torpide, la bravoure à afficher était moindre, moins périlleux l’enjeu. Il s’agissait avant tout de supporter la douleur de l’opération de coquetterie érotique. La queue écailleuse et jonquille du dragon devait être fort longue, se prolonger jusqu’à l’entrefesson, contourner en une boucle serpentine l’anneau précieux, l’hymen gujrati érubescent, le chaton gemmé hindou, l’opercule sanctuarisé et sacro-saint de la maharani putain, de la vierge brun-roux épilée, et la bête fabuleuse, une fois tracée, colorée, indélébile, irrémédiable, irréversible, donnerait l’impression de jaillir de la caverne occulte et connotée de la petite catin auburn. Il était inutile d’épiloguer sur la nécessité et l’envie qu’avait éprouvées l’enfantine perverse d’ajouter absolument cet élément iconique à sa beauté vénéneuse de Bilitis-sylphe des temps modernes. C’était pour la petite grue une séduction supplémentaire, exotique, originale, une parure décadente et intime de la peau, rien de plus, bien qu’elle fût poëtique. Afin d’être fin prête, Adelia avait dû épiler toute son intimité, dont les régulières résurgences indécentes l’embêtaient chaque mois davantage, le moment redoutable et mensuel approchant. Il fallait qu’elle restât petite fille… Des cassolettes d’encens, de myrrhe et d’eau mentholée enfumaient ce tepidarium ou caldarium suédois en engendrant une brume collante qui saisissait et épreignait les trois femmes d’une transsudation et d’une perspiration irrépressibles.
La couche de Délie était spartiate, en pierre de taille, sans nulle fioriture. Elle s’agrémentait toutefois d’un vaste drap de bain de mer rayé bicolore rouge et blanc, sur lequel s’étalaient complaisamment les chairs d’un âge encore tendre, la nudité ostentatoire de la pré nubile prostituée de Gomorrhe aux boucles anglaises ardentes. Le fort doux coton indien dont cette serviette était constituée, était doté de vertus absorbantes ; il permettait de boire, telle une éponge, tous les vils produits aqueux corporels, toutes les sanies de sudation surabondante qui exsudaient des pores de la petite diablesse de boxon saphique, dilatés par la touffeur ambiante, vidant notre pucelle d’une substance insane.
Les deux courtisanes marchaient à pas menus, juchées sur leurs cothurnes traditionnels du pays du soleil levant. C’était comme si leurs pieds avaient été étrécis tels ces arbustes minuscules conservés ainsi en de microscopiques jardins en pots, comme si on les eût enveloppés de bandelettes odoriférantes aux parfums prenants d’une putridité de moisissure, mais il ne fallait point confondre les us et coutumes de Cathay et ceux du Mikado. Leurs silhouettes graciles étaient drapées dans des soieries polychromes brodées de dessins complexes rappelant les estampes d’Hokusai et d’Hiroshige, vêture unique, exclusive, sans laquelle on aurait tout dévoilé de ces Salomé Mousmé. Un énorme nœud dorsal refermait le kimono sous lequel chacune ne portait rien, ce qui facilitait la prestesse de leurs gestes, l’aisance de leurs mouvements, et leur permettait d’affronter la chaleur suante de cette bouilloire. Leurs visages de Pierrots invertis enfarinés paraissaient impassibles et d’une ambiguïté confinant à l’androgynie tant on sait qu’il est d’usage au Japon que les hommes se travestissent en femme afin de jouer au théâtre. De fait ces faces de carême prenant étaient enduites, plâtrées, d’une pâte de beauté à la composition secrète les rendant plus blêmes que le lys. C’était l’incarnat idéal de la femme selon les canons de beauté ayant cours depuis des lustres à Cipangu. Par contraste, les contours de leurs yeux étaient charbonnés et leurs lèvres peintes d’un écarlate violent et sanguin. Leurs cheveux de jais lustrés, brillants d’un feu d’alabandine bleutée, étaient noués en lourds chignons attachés par de longues épingles effilées comme des stylets propres à percer le cou. Ce couple anandryn d’une excitante et roborative beauté – vivaient-elles donc ensemble ou n’était-ce que leurre ? – embaumait le styrax, la poudre de riz et la fleur de lotus. Chacune se positionna soigneusement à sa place assignée et codifiée : la musicienne à la tête de Délie, la tatoueuse à ses pieds. Puis, elles vaquèrent à leur tâche d’artistes.
Il fallait à Délia combattre la douleur de l’aiguille de l’officiante traçant les arabesques compliquées du légendaire reptile sur son fin épiderme ; conséquemment, elle s’était abrutie d’une pipe de haschisch. Comme si ce stupéfiant n’eût point suffi, la favorite de quatorze ans passa l’entièreté de la séance à mâchouiller des feuilles de coca amérindiennes, manducation de drogue qu’elle alterna avec des suçotements de pastilles de bétel fortement aphrodisiaques, le tout s’entrecoupant de jeux immoraux réservés à la belle musicienne. Son joli corps souple suait jusqu’en ses orifices et paraissait imbibé, enduit, d’une eau lustrale sacrée ou d’un émollient cérat. Cette diaphorèse bienvenue avivait et vivifiait encore plus la sensualité saphique de la scène. Tout cela excita les mains lestes de la fillette, demeurées libres, mains qui en profitaient pour taquiner l’hétaïre musicienne. Ses longs doigts de pianiste et de dessinatrice attouchaient la soie douce du kimono aux motifs floraux complexes, arabesqués, cette étoffe humectée de benjoin, d’anis et de néroli. Ils s’insinuaient dans l’entrouverture et palpaient, caressaient, lissaient lentement la peau d’albâtre des frêles seins de la geisha, si blancs et purs qu’on les eût crus passés au kaolin. Imperturbable, accoutumée à ces tâtonnements de plaisir, les mamelons blêmes tumescents, notre musicienne chanteuse plâtrée de chlorose synthétique poursuivait l’exécution de son morceau orientaliste, d’une archaïque modernité art pour l’art, alors que les mains d’Adelia, poursuivant leur exploration, descendaient jusque sous la ceinture du vêtement nippon soyeux, la dénouaient et faisaient tomber le kimono sur les jambes de la belle Japonaise. Le torse entièrement dévoilé au regard concupiscent de la pré nubile lesbienne enfant, son triangle intime d’un velours d’obsidienne jà devinable, la geisha aguichante mêla lors à son chant hermétique et à ses pincements de cordes des gloussements ravis de poule d’Inde faciles à interpréter par les profanes non au fait des subtilités linguistiques japonardes. Aux paroles mystérieuses du chant hiératique de théâtre kabuki prolongé comme à l’infini, paroles magiques égrenées telle une antienne primitiviste, telle une cantilène ou une églogue obscène, ne tardèrent pas à se mêler les frémissements et les ravissements du plaisir éruptif de la belle Asiatique du fait qu’Adelia l’entreprenait désormais toute de ses caresses purpurescentes. C’étaient des vapeurs d’Eros, des transports d’un saphisme lascif. Plus la sève du plaisir des deux huppes montait, davantage chaque note paraissait s’étirer en un point d’orgue au terme aléatoire. Tandis que l’affairement artistique de la seconde geisha enlumineuse de peau continuait, le chant ondula, serpenta, s’épandit, mélopée du Fuji-Yama, rivière mélodique interminable, ornementée deçà-delà de la surrection d’une éructation, d’une scansion, jetée tel un cri jaillissant d’éventration rituelle, figure de la mort d’amour prodiguée par le plaisir du sabre de geisha dont Adelia supposait que la catin d’Orient connaissait ses semblables et qu’elle en avait déjà usé en des ébats confondants avec ses partenaires. Malgré la drogue abrutissante, çà et là, un léger hoquet mêlé à un frisson doloriste saisissait miss Délie, lorsque l’aiguille de l’autre y était allée un peu fort. Mais le travail de la tatoueuse progressait ; son ouvrage turpide avançait, virtuose, coruscant, fameux, merveilleux, ravissant, désirable, alors que, de la musicienne hétaïre au corps splendide de courtisane désormais intégralement dévoilé et offert, s’élevaient des gloussements extatiques, gloussements qui l’emportaient lors sur l’exécution de la musique nippone. La manifestation concrète et explicite du plaisir assouvi de la goule irlandaise - traduite par les humectations de ces mucosités qui, par décence, resteront innommées en ce qui nous concerne - pouvait par elle-même mettre en péril l’impression de ce dragon de jade jaune. Au fur et à mesure que les pigments pénétraient en sa peau, la jolie enfant d’Eire éployait son corps de sylphide câline en des frémissements et des trémulations de volupté. L’artiste-peintre officiante essayait de la solliciter, de quémander à son tour caresses et attouchements de la part de miss Délie, car elle avait grand’envie de partager son extase, et de la lui bien rendre. Elle feignit d’apposer ses lèvres écarlates sur l’intime rubis enchâssé au mitan du mignard entrefesson, cette pierre précieuse des Indes anglaises fort tentante dont s’enorgueillissait la petite grue auburn. Pour toute réponse, la tatoueuse entreprenante reçut un soufflet qui marqua sa joue de Pierrot inverti d’une trace à la fois rubescente et noirâtre.
Enfin, s’acheva le travail de l’artiste en peau illustrée, enluminée, alors que la favorite de Cléore venait de plonger dans un sommeil de stupéfaction réparateur. Le chef-d’œuvre nippon, l’estampe épidermique fabuleuse, la lettrine érotique, l’apologue légendaire reptilien, la miniature d’un Prospero Daïmio venue d’un sacramentaire païen voué au Serpent tentateur, était terminé…à vie. C’était une accrétion picturale, une adhérence iconodoule sur une peau encor d’enfant d’une caressante blancheur de rousse, le marquage honteux d’une imagerie pieuse hérésiarque vouée au culte d’un Baal-Moloch, une peinture corporelle sauvage, un totem scabreux du dieu dragon bienfaisant, du bienveillant Ryû né de l’origine caverneuse et gemmée du monde, tout en profondeur, une parure ostentatoire primitive et païenne, tout à la fois animiste et polythéiste, d’une symbolique fécondatrice, à peine extirpée de l’animalité. Et Cléore adora…
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En avril, une nouvelle recrue, la petite Bénédicte, sept ans et huit mois, mourut par accident. Elle était campagnarde et venait de l’Aunis. Sa présence remontait à seulement huit jours et aucune cliente n’y avait goûté. Elle n’aimait que l’air libre, pur, et promener sur les toits. Nulle ne sut la mater. Le décès inopiné de cette innocente petiote s’inscrivit dans une série fatale révélatrice de dysfonctionnements dans la garantie de la qualité des pièces de biscuit et dans les choix hasardeux de ceux qui les enlevaient.
Certes, Bénédicte ne souffrait d’aucune difformité propre à susciter le dégoût et le rejet des clientes, mais son caractère turbulent joua en sa défaveur. Elle vadrouillait continûment sur les toits et sur le belvédère, passant ses journées en escalades à tout crin, musardant, s’absentant des cours, sautant les repas et j’en passe. Cette enfant aux cheveux châtain clair et aux prunelles noisette était si menue et jolie qu’elle parvenait à se faufiler entre meneaux et traverses de fenestrons comme chatte par un étroit vasistas. L’après-midi fatal, à la mi-avril 18**, elle s’amusait à jouer les équilibristes de cirque Barnum et les danseuses de cordes de Romanichels, de comprachicos et de saltimbanques, perchée sur les balustres du belvédère moucheté de mousse, en plein soleil, vêtue de ses seuls dessous festonnés, afin qu’elle fût bien aise de sa gymnastique de poupée folâtre. Elle ne cessait d’enjamber ces balustres verdis et de s’y jucher crânement en riotant. Elle dansait sur chaque piédouche en imitant chat perché. A ce jeu, la mignonne pécore mit sa vie en péril, glissant çà et là sur la pierre cariée par les intempéries et les injures des ans. Se prenant pour une fillette de la balle, elle avait surestimé ses capacités grevées par sa juvénilité, quoiqu’elle fût spontanée et impulsive et qu’elle eût été dotée d’un sens atavique de l’équilibre, puisqu’elle aimait à escalader à mains nues les greniers et silos à grains de son village natal. Si Dieu avait accordé plus de vie à notre mignarde casse-cou, elle serait devenue la plus grande alpiniste du début du prochain siècle. Mais le destin, impitoyable en décida autrement. Ses petites jambes, bien qu’à l’accoutumée, elles tinssent parfaitement et se redressassent avec promptitude, cessèrent de soutenir notre Bénédicte en pantalettes de dentelles sensuelles et en chemise de lingerie affriolante. Ses petons nus crottés d’ensauvagée miniature de sept années et quelques mois lui manquèrent en buttant et glissant sur une protubérance de lichens pourris et notre désobéissante Sophie bouseuse tomba toute, par-dessus la balustrade, en jetant un petit cri poupin de détresse qu’on eût pu confondre avec le glapissement d’une effraie chassant un mulot. Elle chuta tête la première dans le bassin croupi et expira, son crâne d’enfant fendu tel un Charles VIII heurtant une poutre basse dans une galerie de château servant de latrine aux seigneurs et gentes dames de ces temps renaissants. Il n’y eut nul exeat funèbre pour la petite paysanne : plutôt que de restituer sa dépouille de poupée de chair morte à sa terre natale, on l’inhuma à quelque distance de la fosse de Sophonisbe alias Ursule Falconet. Elle n’eut point droit à l’églogue d’hommage bucolique. Elle reposa au pied d’un phytéléphas mal adapté au climat de la Brie, palmier qui se mourait faute qu’on l’ait replanté en la serre bien plus appropriée à son épanouissement. On la remplaça par une autre, les petiotes étant interchangeables, et les anandrynes ne voyaient aucune différence entre petites filles, du moment qu’elles pourvoyaient à leurs plaisirs égoïstes.
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La procession calendaire des saisons s’égrenait sur Moesta et Errabunda. Le printemps s’avançait, ne trahissant point les promesses des fleurs déhiscentes qui s’épanouissaient tout leur soûl. Les charmilles bruissaient de mille insectes pollinisateurs. Tout embaumait la renaissance de Dame Nature, et toutes les pensionnaires s’en réjouissaient, leurs sens plus avivés que jamais, ivres de luxure juvénile. Trente-six fillettes logeaient désormais en ces aîtres de stupre. Nous étions début mai ; il faisait jà bien doux. C’était le mardi après-dîner, le jour de la leçon de piano qu’en parfaites petites filles modèles, Délia et les jumelles prenaient sous la houlette de Donna Maria Rompolli, professeur de musique et cliente assidue de l’Institution, s’affranchissant à l’occasion de la tutelle pesante de Cléore, trop prise en ces heures par sa tâche de petit trottin. Cette leçon avait lieu au salon. Sauf Sarah, tous les adultes étaient absents, en chasse de nouvelles pièces de biscuit. Phoebé était parvenue à apprivoiser un héronneau, qu’elle préférait aux hommes car, lui, au moins, ne la lutinerait pas puisqu’elle conservait un mauvais souvenir de Charles Dodgson. Le jeune échassier assistait aux leçons pianistiques, trônant tel un roi des oiseaux sur une pile de coussins de velours bordeaux à glands dorés. Les trois gamines jouaient le mieux qu’elles pouvaient, vêtues de leurs plus beaux atours organsinés et enrubannés, parce qu’à chaque fois, Donna Maria les récompensait par des caresses et des baisers à leurs extrémités charnues, ou par l’offre de sucres d’orge spiralés de fraise, de coco et d’anis, presque aussi hauts qu’elles, qu’elles suçotaient ensemble, en trio évocateur, comme si c’eût été quelque objet de plaisir comestible. Pour rappel, nos petites Dioscures excellaient aussi à la harpe.
On attendait avec impatience le retour des écumeurs avec leurs nouvelles proies-recrues. Le soleil dardait et inondait les larges vitres et baies du salon débarrassé des tapisseries empesées et fanées qui l’obscurcissaient. Afin de peupler cet après-midi attentiste, Donna Maria demanda à ce que chacune exécutât en solo ou en duo à quatre mains son morceau préféré. Miss O’Flanaghan commença. Adelia réussissait bien dans Chopin : sa maestria précoce séduisait dans la mazurka opus trente-trois numéro deux. Son toucher était fin, son doigté harmonieux. Cela fut bon, sans plus. L’œuvre favorite de Daphné et Phoebé était la gavotte de la suite anglaise numéro trois de Johann Sebastian Bach, qu’elles sublimaient sous leurs doigts ivoirins, échangeant à diverses reprises les voix en cours d’exécution tant leur gémellité était interchangeable et prêtait à confusion. Le contrapunctus du Cantor atteignait en leurs mains de fées blondines la régularité d’un balancier d’horloge. C’était par elles l’expression absolue de la sublimité vraie, incarnée, quasi incantatoire. Les rubans chamoisés de leur longue chevelure d’Yseult paraissaient flotter au sein de l’irréalité. Le Génie de Leipzig les habitait toutes. La mélodie métronomique et contrapunctique sonna comme un carillon de cristal égrenant ses notes magiques, et résonna à la manière d’un passereau mécanique chantant en une cage d’or. Dans la section médiane, cette doucereuse musette du royaume de l’Enfance, elles délaissèrent de conserve la scansion de piano mécanique, carrée, pour un tempo plus étale, de nonchaloir bienvenu, presque compassé, choisissant un toucher plus feutré, une nuance moindre. C’était comme si les yeux inquisiteurs d’une Anna Magdalena Bach les eussent observées, afin que la seconde épouse du Cantor, souffrant quant à lui de cécité croissante, rédigeât ou composât une espèce de chronique austère, ascétique, rigide quoique cependant apologétique, favorable à cette manière nouvelle, ce stile nuovo fin-de-siècle par lequel Daphné et son double adoré interprétaient cet air jà archaïque. Cette musette se faisait musardine, s’abandonnant, s’égarant hors des sentiers battus, s’aventurant en d’insoupçonnés chemins de traverse. Elle devenait sinusoïde, musardait donc, clopinait, vagabondait, baguenaudait, galopinait, serpentait, arpentait, trottinait, erratique, telle une merveilleuse à la vêture mousselinée, à la gaze légère et pellucide, vendant son corps révélé, ouvert comme un grand livre, aux grilles du Palais Royal, fille fin-de-l’autre-siècle aux boucles blondes, au visage encor enfantin malgré sa silhouette d’une grâce anadyomène épanouie, beauté sans chemise ni corset ni pantalons à la gorge mutine moulée dans une robe à l’antique, gréco-érotique, les seins d’une sphéricité coruscante à demi émergeants du décolleté tout en drapé virginal, adressant un regard candide et innocent au micheton paillard venu la lutiner et la trousser, à la virilité ostentatoire plus que moulée dans les collantes culottes de ce temps, les mollets galbés dans des bas de soie d’antiphysique, la bouche gourmande, le bicorne canaille et de travers, l’œil lubrique, le nez crochu, la peau exhalant musc et civette, tous protagonistes de la bamboche et du relâchement des moeurs tels que Louis Léopold Boilly sut les peindre avec un constant bonheur vers l’an 1800. Ce siècle, notre siècle, n’avait nul an, comme l’aurait écrit le grand poëte Hugo.
Tout comme Délia, Daphné et Phoebé pratiquaient la musique en pures hédonistes et en épicuriennes. Elles gâchaient leur don dans une insondable paresse. Pour toute autre chose que l’Art, leur comportement était digne des Philistins et des Vandales, du fait qu’elles s’étaient persuadées que leur titre de baronnes leur conférait des droits exclusifs et exorbitants, et les plaçait au-dessus de l’humanité tout entière. D’habitude, elles jouaient mal exprès, dans un objectif de débauche superbe. Là, avec Donna Maria Rompolli, c’était le contraire ; elles palliaient leurs insuffisances à merveille et Délie le savait bien, ne les mésestimait pas, ne présumait aucunement de leurs capacités : mieux le morceau serait exécuté, plus somptueuse et voluptueuse la récompense serait.
Le jeu n’était donc point à l’erreur, mais à l’éloge ; l’enjeu non point qu’elles se déshabillassent en multipliant les bourdes, comme elles avaient coutume de le faire en l’honneur des Dames de qualité que l’on sait… elles demeurèrent l’entièreté de leur exécution vêtues de pied en cap, adonisées de leurs atours raffinés et proprets, l’esprit trop occupé, habité, possédé par la musique sublime de Bach pour qu’elles pensassent au sexe. Pourtant, de manière prédictible, évidente, quasi téléologique, naturelle dirions-nous, tout ceci, aussi insigne que cela fût, enflamma le désir anandryn passionnel de la « professeur » (comme Mirabeau avait un confesseur féminin attitré) à leur encontre, au grand dam de Délia qui croyait pouvoir partager tout cela mutuellement à quatre.
Le clavier lors se tut… Elles rabattirent le couvercle vernissé… L’instant de la gâterie échangée était arrivé. Donna Maria, forte femme de quarante ans au lourd chignon brun et au visage grêlé de petite vérole, qui n’y voyait mie sans son face-à-main, applaudit et s’exclama : « Bellissime ! Care mie ! » C’était l’invite. Phoebé, Daphné, leurs énormes nœuds de cheveux et de robe chamois toujours aussi flottants et débordants, exécutèrent leur courbette aulique et aristocratique en un parfait ensemble, bien coordonné. Adelia s’y joignit, avec un léger décalage, toutefois. Ne sachant pas ce qu’il fallait qu’elles fissent, elles relevèrent conjointement jupes et jupons, révélant leurs pantalons, se questionnant, s’attendant à ce que Donna Maria les caressât d’un doigt joyeux et gaillard. Adélie trépigna de déception lorsque Donna Maria déclara :
« Non voi ; voglio solamente le gemelle. Venite, carissime. »
Elles obéirent en un parfait ensemble, leurs cerveaux de poupées usant de toutes leurs ressources afin de mobiliser leurs rudiments d’italien et de les bien traduire et comprendre.
« Va bene ! Voi siete molto belle ! »
Elle les flatta en caressant et en pinçant leurs maigrelettes joues de petites chlorotiques, puis, passant au français :
« Qué désirez-vous dé moi ?
- Nous serions fort aise que vous nous fessassiez, signora. » fut la réplique attendue dans les bouches fruitées des deux gourgandines.
- A mains noues, ou avec oune triqué ? Les fessés noues, ou en gardant vos coulottes ?
- Nous souhaiterions conserver nos pantaloons, signora. Nous préférons la badine, aussi. Nous demeurerons debout, également.
- Certo, certo… Allora, jé vais prendre une féroule pour vous battré ! Et jé vais vous chanter ouna canzone d’amour dou XVIIe siècle, La bella gran’donna, la bella ragazza nera, vorrò ben sposare lei…
- Oh, oui ! Nous sommes ravies ! »
Avant de frapper les fesses des fillettes, Donna Maria y apposa un doux baiser, tandis qu’Adelia s’en vint bouder dans un recoin, comme si elle eût été consignée au piquet. Notre professeur constata la présence d’une protubérance étrange sous l’ouate du dessous de Phoebé : c’était là le pansement, le bandage témoignant de l’opération résultant de l’expérience traumatisante évoquée tantôt.6
Nos souffreteuses de soufre s’allèrent disposer à proximité d’une paire de volumineux vases de Sèvres à la vague forme d’amphore, bien pansus, d’une glaçure bleu outremer, au col chargé de sphinges polymastes, c’est-à-dire aux fort nombreux tétins, vases qui s’ornementaient de saynètes agrestes ou de vènerie toutes en tableautins pompéiens. Les coloris en étaient criards et d’un mauvais goût de chromolithographie. Phoebé et Daphné se mirent debout, dos face à Donna Maria. Au lieu de se délester de leur robe, elles choisirent de la retrousser, puis demeurèrent ainsi, pantalons à l’air, jupes sur la tête, accolées l’une l’autre, bras droit à bras gauche, telles des siamoises vicieuses attendant que les coups de férule leur fussent assenés. La professeur débuta son office, alternant sa frappe d’un postérieur à l’autre, comme les tirant au sort. Elle entonnait sa canzonetta baroque tout en les fustigeant. A chaque coup répondit un petit cri de satisfaction. Dès qu’eurent retenti les premiers pouf pouf de la règle de fer sur les fesses enfantines parées de leur lingerie et rembourrées (du moins, pour Phoebé), bruits émerillonnants entrecoupés des glapissements de ravissement des Dioscures gourgandines, l’attitude de miss Délie changea. Son attention, un moment distraite par sa bouderie, fut attirée par cette scène tragi-comique. Elle jeta aux orties l’ataraxie et l’apathie que lui causait la jalousie.
Cependant, Adelia avait grand’soif et la chaleur précoce n’arrangeait point les choses. Elle joignit l’utile à l’agréable et se désaltéra. Une Vierge ouvrante de Prusse polychrome en chêne et en bronze doré, œuvre d’un sculpteur rhénan anonyme de l’époque de l’Empereur Habsbourg Frédéric III, avait été convertie en bien laïc réceptacle à boissons. Elle reposait sur un bonheur-du-jour tarabiscoté. Ne nous étonnons pas de la bibeloterie disparate de ce salon ; elle obéissait à un seul mot d’ordre : le savoir ornementer dans la lignée de l’éclectisme esthétisant Art for art’s sake, ce qui avait pour conséquence une surcharge du décorum. Cela métamorphosait les lieux en musée et sanctuaire à la Des Esseintes, musée du tout et du n’importe quoi pourvu que cela garnisse et décore, même si cela dépare, alourdit et jure.
Mais foin de digressions malencontreuses : nous devons revenir à notre statue médiévale et gothique, dans son acception anté-maximilienne. Sous la douce figure blonde et la gorge pudique de notre Vierge de l’Avent allemande, gravide de Notre Seigneur, une portière s’ouvrait au niveau du ventre tumescent de promesses, ventre censé contenir le fœtus en cire du Petit Jésus en personne. Cette figurine avait été perdue, peut-être dès la guerre des paysans que fustigea Luther, à moins que le zèle d’Ulrich von Hutten y fût pour quelque chose. Toujours était-il qu’en lieu et place du fruit des entrailles de la Vierge Marie, cet utérus de bois sec, craquelé et envieilli, contenait des bouteilles emplies de liqueurs de prune et de réséda ou d’alcools divers opiacés rafraîchissants aux reflets grenadins. Adélie se servit dans une petite timbale où elle déversa un liquide brunâtre épais et liquoreux, qui s’épreignit du col empoussiéré de la bouteille d’eau-de-vie de prune. Puis, enfoncée dans un fauteuil crapaud Louis-Philippe au velours bordeaux, elle sirota sa boisson forte en se délectant du spectacle sadique de la récompense de ses camarades.
Un coup, un couinement, un cri de souffrance voluptueuse ; un coup, un couinement, un cri de souffrance voluptueuse. La scène manqua devenir monotone. Délia commençait à bâiller, lorsque ses prunelles observatrices perçurent un changement. Il sembla à l’avertie péronnelle que la résistance du pouf de Phoebé faiblissait. Il était indubitable qu’il allait céder d’un instant à l’autre et notre huppe d’Erin se régala par avance de cet événement peu fortuit. Daphné et Phoebé encourageaient Donna Maria à poursuivre sa petite correction-cadeau ; elles la galvanisaient par des « Encore ! Encore ! » ressassés comme une antienne lamaïste de Tâthâgâta birman. Cependant, elles avaient dit la cause, mais point encor n’en avaient-elles révélé la cessation. Après un coup un peu plus fort que les autres octroyé au fondement de la petite souffre-douleur, un bruit à la semblance de l’éclatement d’une baudruche retentit. Le coussinet-tournure venait à la parfin de céder, et une pluie de rembourrage duveteux issu de centaines d’eiders ennuagea la place où officiait le trio sadique. Ce fut un effilochage, une dislocation, une mise en lambeaux d’un pansement bien seyant pour la mode féminine, qui prit une consistance loqueteuse, pelucheuse et floconneuse, tandis que des tachetures d’un écarlate significatif allaient s’élargissant le long du postérieur. Alors, le liquide pernicieux goutta, puis s’exsuda sans retenue, sans rétention, sans contenance ni canalisation. Nul ne pouvait plus l’endiguer. Cela revêtait l’aspect d’une coulure néphrétique, d’un flux hémorragique immonde, tout en liquéfaction, aux reflets métallescents comme ceux du mercure (sans doute s’agissait-il des résidus du désinfectant utilisé lors de l’opération de la poupée catin, désinfectant moderne qui avait formé une sorte de caillot ou de dépôt), produit qui s’épanchait de la blessure rouverte de la petite lesbienne incestueuse (blessure, faut-il le rappeler, qui résultait des pratiques honteuses des deux pernicieuses enfants). Un effluve d’épouvante sanguin submergea tout le salon tandis qu’Adelia, non plus apathique mais contente, applaudissait.
Daphné, devant le péril dans lequel était plongée sa tendre moitié, prit à partie la maîtresse de musique. Elle la griffa, l’écorcha violemment à chaque joue, en lui criant sa détresse et sa haine :
« Madame, vous me rendrez compte de ce que vous avez fait à ma pauvre petite sœur ! »
Elle se considérait par erreur comme l’aînée – s’il a lieu de parler d’aînesse dans la gémellité – du fait qu’elle s’était extirpée la première de la matrice de sa maman. Alors que sa langue avide de vengeance persiflait puis se repaissait des excoriations sanguinolentes de la coupable, dans un air vicié plus qu’alcalin qui rendait nauséeux, Sarah fit irruption dans le salon. Adelia, en enfant dissipée, était aux premières loges pour affronter la diabolique judéo-gitane. Elle ne put réprimer un frisson de terreur. Elle et Sarah se regardèrent à la dérobée.
« Michel, Jules et Julien sont de retour, et ce qu’ils nous ramènent n’est guère reluisant. Adelia… » chuinta-t-elle, avec son accent si particulier.
La petite friponne comprit qu’il lui fallait descendre à la rencontre de la voiture. Elle devait assurer le comité d’accueil. La cour s’encombrait jà de la patache bâchée, et l’attelage soufflait et maugréait dans son langage chevalin. Pourquoi donc s’étaient-ils mis à trois pour cette expédition ? Pourquoi avaient-ils tous abusé de la dive bouteille ? Visiblement grisés par l’abus d’alcools de tavernes borgnes, Michel, Julien et Jules entonnaient des refrains paillards. Leurs bouches avinées crachotaient et leur haleine fortement alcoolisée incommoda Adélie O’Flanaghan dont la moue explicite signifiait l’écœurement.
En titubant et hoquetant, Michel fit descendre les deux nouvelles pièces de biscuit, encore prisonnières de leurs liens et leur bouche obturée par un bâillon malpropre, sorte de vieux chiffon effiloché et incolore ayant passé le stade du simple détritus. Jamais, au grand jamais, Moesta et Errabunda n’avait accueilli plus misérables petites filles, plus dépenaillées loqueteuses. C’étaient deux sœurs, deux vagabondes, glaneuses, errantes, brassières, manouvrières, aussi miséreuses qu’au temps des frères Le Nain. Elles avaient été prises, appréhendées, capturées, dans la région de Vézelay. C’étaient deux pauvresses vivotant dans les champs ou les ornières, que même Millet ou Bastien-Lepage eussent refusé de peindre. Elles se nommaient Jeanne et Léone Archambault.
« Les erreurs de la nature que voilà ! s’exclama Adelia. Quelle bévue de butors avez-vous donc commise, messieurs ?
- Ah, on fait c’qu’on peut et on prend c’qu’on pioche ! » se justifia Julien entre deux rots.
Léone, neuf ans, était l’aînée. Vêtue de hardes raides de bouse, les pieds, la face, et les bras nus noirâtres, chaussée d’infâmes sabots grossiers dégorgeant une paille pourrie qui les bourrait, elle puait un suint si ranci qu’on se demandait si elle ne débarquait pas d’une planète où l’eau était inconnue. Son châle n’avait plus ni couleur ni forme. Sous la couche de crasse épaisse gainant son corps, on soupçonnait plus qu’on devinait un épiderme blanc, chlorotique, qui contrastait avec le noir corbeau de ses cheveux fous, emberlificotés et pouilleux, tombant jusqu’à ses reins. Ses yeux étaient gris et reflétaient un profond abêtissement de bête de somme accoutumée et résignée au mauvais sort qui l’accablait et aux coups de trique. On devait la houssiner quotidiennement pour qu’elle fût tombée dans un tel degré de crétinisme.
La cadette, Jeanne, sept ans, n’était pas mieux lotie. Certes, une fois lavée et bien adonisée, elle eût pu faire illusion à cause de ses beaux cheveux roux valant ceux de Cléore. Las, elle était desservie par une bosse qui la déformait toute, la frappant d’une telle disgrâce physique qu’on croyait à une malédiction divine. De cette bosse kysteuse et rosâtre perlait une humeur qui rappelait la bile et suintait sous ses fripes en lambeaux. Ses traits, quant à eux, s’avéraient d’une laideur extraordinaire. Son visage était aplati, de cet écrasement de la face de brute caractéristique des dégénérés ataviques. Ses yeux porcins s’enfonçaient profondément dans ses orbites et son front d’attardée, fuyant comme celui d’un idiot congénital ou d’un homme archaïque, antédiluvien, de la vallée de Néanderthal, s’ornait d’une malgracieuse visière sourcilière. Son nez camard de singe Tamarin aux narines écartées n’arrangeait pas son allure farouche, peu engageante, de créature déshéritée digne de l’hospice de la Salpêtrière. Elle apparaissait pis qu’une gargouille, plus hideuse encore qu’un succube ou qu’un tarsier de Sumatra. Elle vaquait nu-pieds depuis la nuit de ses temps personnels, et ces pieds, justement, qui depuis fort longtemps n’avaient plus trempé en quelque salvatrice et lustrale rivière d’eau fraîche, n’étaient plus que plaies noires, enflées, marbrées de croûtes encore sanglantes, exhalant un compromis de miasmes entre la gangrène et le purin. De manière générale, Jeanne et Léone Archambault étaient si loqueteuses et sales que leurs nippes paraissaient adhérer, s’agréger à leur peau, tandis que des mouches insatiables ne cessaient de les harceler et de bourdonner autour d’elles.
Michel se contraignit à ôter leur bâillon. Aussitôt, Léone émit des gémissements, des cris animaux et des borborygmes, tout en bavant comme une épileptique. Une haleine de mort, due à une dentition intégralement gâtée et brunâtre, d’où s’écoulait sans trêve une purulence de pyorrhée, asphyxia presque la raffinée Délie, qui jà venait de subir l’épreuve olfactive de tantôt. Sans gêne, notre poupée irlandaise dégobilla sa liqueur sur la terre de caillasse qui ne parvint point à la boire et à l’absorber. Léone Archambault était à première vue à la semblance d’une enfant sauvage, d’une enfant-loup, d’un Victor de l’Aveyron, malgré ses semblants de hardes effiloquées lui donnant un vernis de civilisation. De fait, la malheureuse enfant était sourde-muette de naissance. Jeanne parla donc pour elle, en un patois à peine compréhensible, tel que le pratiquaient les morvandeaux. Tous ces dialectes, succédanés intermédiaires entre le bon français de notre siècle et les langues d’oïl médiévales, étaient incompréhensibles aux oreilles d’une jeune fille habituée à ce qu’on lui parlât soit en langage parisien populaire, enflé de gouaille, soit dans la langue compassée d’Ancien Régime que pratiquait Cléore et s’efforçaient d’imiter ses petites catins précieuses. Sarah venait d’accourir sur le perron. A la vue de ce spectacle affligeant, elle récrimina Michel et Julien.
« Vous vous êtes emparés des premières venues, avouez-le ! Vous êtes en état d’ébriété ! Combien de verres avez-vous bu ?
- Juste du bon bourgogne, juste ! On était pas loin des vignobles, vous s’vez, ma belle Sarah ! Vézelay, l’Auxerrois et le Morvan, ça touche de près la Bourgogne, alors, Michel et moi, on s’est dit : pourquoi pas en profiter, puisqu’y z’ont de fameuses caves chez eux ! On a fait la tournée des sacrées beuveries et on a lutiné de belles Morvandelles très mamelues ! »
Julien adressa un rot aviné à la figure de la vieille juive, rot dont l’odeur était à peine plus soutenable que celle de la bouche pourrie de la petite Léone Archambault.
« Jamais Cléore n’acceptera de telles loqueteuses ! jeta Adelia. Elle va vous sacquer ! »
Tandis que Julien dégoisait son compte rendu de l’expédition, face à une Délie fulminante dont la morgue et la repartie se déchaînaient contre l’adulte soiffard pris en faute, se méprenant sur leur apparente résignation de bestiaux, de bétail conduit à l’abattoir, surestimant leur soumission passive, la jaugeant mal, Michel commit l’erreur tactique de débarrasser les deux sœurs dépenaillées des cordes qui les entouraient, alors que d’habitude, on ne déliait les nouvelles venues qu’une fois introduites à l’intérieur du pavillon de l’office. Cependant, hébétée, habitée par la panique, Léone Archambault roulait des yeux épeurés dans toutes les directions. Elle ne cessait d’émettre des glapissements de bête des bois prise dans un piège.
« Faites attention ! La muette essaie de prendre le large ! Retenez-la ! » avertit Sarah.
Jules empoigna la sauvageonne aux noirs cheveux pouilleux. Elle se débattit en éructant des hurlements inhumains. Cela interrompit net la loquacité de Julien. Léone s’exprimait comme une fille-louve. Elle émettait des arrh arrh sonores, inarticulés, des bruits de gorge hideux de fille-bête de conte de fée monstrueux, comme arrêtée à mi-chemin d’une métamorphose qui l’eût extirpée toute de l’animalité, fille-garou légendaire rejetée de la mémoire des hommes surgie d’un bois obscur, inexploré, d’une sylve répulsive issue du fond des temps. Léone mordit rudement Jules à la main gauche ; sous la douleur, il lâcha son emprise. Elle cavala, quasi à quatre pattes. A cette délivrance, Jeanne, sa face simienne et écrasée de platyrhinien roux brusquement réveillée, réagit et courut sur les pas de sa sœur.
« Mon fusil, mon fusil, tudieu ! jura Michel. Elles ne doivent pas sortir de la propriété !
- Fou que vous êtes, cracha Sarah. Vous risqueriez de blesser voire de tuer ces pièces !
- Seront bonnes à rien ! Ces f…tues bougresses ! Si elles s’échappent, elles iront retrouver les gendarmes !
- Si toutefois la rousse bossue peut parler en bon français. A l’ouïe de son dialecte d’analphabète patentée, j’en doute », objecta Délia.
Michel se fit apporter par Julien un fusil de chasse qu’il chargea de plombs.
« La putain qui t’a mordu et fait saigner à blanc, mon Julot, elle va payer !
- Ne manque pas cette marie-salope ! Ma main est amochée ! L’en a pour un mois à se remettre, si elle se gangrène pas !
- Allons, courons les rattraper et tirons les à vue comme de sales lapines ! Z’auront affaire à moi, l’vieux grognard de Ménilmuche ! En avant, sus ! »
Ce fut une chasse à l’homme, une chasse aux jeunes fugitives, impitoyable et barbare. Les bottes des poursuivants écrasaient les ramilles, bousculaient les broussailles. Les deux gamines gambadaient, éperdues, en quête d’une sortie qui se dérobait sans cesse à leur vue en ce parc en friche dont elles évaluaient mal les dimensions et la surface. Leur petite taille aggravait leur perception et impression d’immensité démoniaque, de démesure fantasmée d’un terrain si abandonné, désolé et envahi de futaies qu’il en paraissait presque infini. La bosse et les pieds nus meurtris de Jeanne handicapaient et retardaient sa sœur, qui haletait et soufflait, sa course freinée par les indénombrables obstacles, ornières et trous de ce sol dégradé. Toutes deux entendirent les pas des chasseurs se rapprocher.
Elles rejoignirent lors un long mur moellonneux, qui délimitait la frontière entre leur bambocheuse prison de prostitution enfantine et la liberté miséreuse extérieure. Cela courait, interminable, comme une muraille de Chine en réduction, trop haut pour qu’elles pussent le franchir d’un bond hardi, trop surmonté aussi de diverses garnitures contondantes propres à meurtrir voleurs et intrus désirant voir de plus près la mystérieuse cuisine qui se concoctait là. Léone et Jeanne s’affolaient, longeaient ce rempart, cette fortification, en quête d’une ouverture, d’une brèche qui les eût sauvées.
« Elles sont à portée de fusil, dépêche-toi ! Elles approchent de la section où le mur s’est écroulé.
- Jules, j’peux pas à la fois courir et ajuster précisément mon tir ! Ah, les sales vaches ! C’qu’elles nous font voir !
- Par le saint mot de Cambronne, blasphéma Jules, grouille-toi ! Elles viennent de trouver l’ouverture. »
A la révélation de la brèche salvatrice, Léone Archambault redoubla ses grognements :
« Mrrrr ! Mrrrr ! »
Elle désigna à sa petite sœur l’échappatoire providentielle. La section de ce mur, plus moussue et cariée qu’ailleurs, verdâtre et liserée d’un lierre fané et croupissant, semblait s’être effondrée d’un seul tenant, minée par une sape imaginaire qui avait pour origine l’absence d’entretien et la négligence des gardiennes de l’Institution, confites en leur impunité.
« Ah, attendez, vilaines biquettes ! V’s’allez goûter à mes grains de plomb premier choix ! les admonesta et menaça Michel en épaulant sa pétoire à gibier.
- Tu vas les avoir ! Tire ! Tue ! Tue ! Taïaut ! »
Lorsque les coups de feu retentirent à distance, répercutés par un écho sinistre suivi d’une envolée de canards et de corneilles noires, Délie, qui attendait avec Sarah, ressentit une secousse de plaisir turpide, comme lorsque Cléore jouait avec elle.
« Ils les ont eues… » se contenta-t-elle de commenter, laconique.
Le duo féminin, en compagnie d’un Julien guère dégrisé mais désormais penaud, patienta un quart d’heure, le temps que Jules et Michel ramenassent leurs dépouilles cynégétiques de chair humaine. Ô, mauvaise surprise : un seul gibier avait été inscrit au tableau de chasse, la pauvre bossue rousse. Quand on vint lui rapporter le petit cadavre contrefait et criblé de plombs de la misérable Jeanne Archambault, plus simiesque et laide encore morte que vive, le visage d’Adelia, bien qu’elle fût à demi déçue, eut une expression de félicité scandaleuse. C’était comme si des rabatteurs et chasseurs nègres lui avaient rapporté quelque dépouille sanglante de cercopithèque destinée à être empaillée et exposée dans un muséum d’Histoire naturelle.
« M’excuse, mais l’autre, la muette, là… elle a pu s’enfuir… La brèche, là-bas… rendit compte Jules.
- C’est de ma faute. J’pouvions point tirer deux sales bêtes en même temps ! se justifia Michel.
- Ce n’est pas grave ! Même si, par hypothèse, cette vagabonde parvenait à rencontrer les gendarmes, ils ne comprendraient rien à ses grognements ! reprit Jules.
- A moins qu’elle eût été dotée de la faculté de s’exprimer par gestes, par le langage de l’abbé de l’Epée, reprit Délia.
- Aucun risque à mon sens ; elle est trop arriérée et c’est pas dans son trou morvandeau qu’elle aurait bénéficié d’une école spéciale… reprit Michel.
- Et maintenant, qu’allons-nous faire de ce nouveau cadavre ? Allons-nous l’inhumer près de Sophonisbe, comme les dépouilles de transfusion et la petite Bénédicte ? questionna Sarah avec son accent en entrecoupant ses paroles d’interjections en ladino.
- Brûlons-le ! ordonna Adelia impérieuse. Jetons ce cadavre dans le four de la cave à hypocauste. Cette crémation sera justifiée.
- Avez-vous songé à la réaction de Cléore, lorsqu’elle apprendra les événements ?
- Elle sera là dans une heure…je l’attends de pied ferme. Vous lui expliquerez », conclut avec sécheresse la gourgandine d’Erin.
*********
Quand Cléore fut de retour, son absence de contentement (ceci étant une litote) s’avéra si intense qu’elle conserva toute la soirée sa vêture d’Anne Médéric. Elle fulmina de colère, menaça de renvoyer tout le monde et de dissoudre Moesta et Errabunda. Son état révéla un trait de caractère qui n’avait jamais eu l’occasion de s’extravaguer : c’était une femme autoritaire, intransigeante lorsqu’on la poussait trop, et elle pouvait tomber dans des accès spectaculaires d’ire et d’hubris, semblables à ceux d’un Napoléon renvoyant Talleyrand. Elle exécrait les fautes et les erreurs des autres tout en pardonnant ses propres turpitudes et en ne corrigeant que fort peu et fort mal les vilenies de ses chouchoutes.
La comtesse de Cresseville ne cessait de menacer les fautifs en brandissant une cravache d’écuyère. C’eût été fort amusant et bien divertissant de la voir s’agiter ainsi, secouant et agitant ses couettes, tire-bouchons et tresses carotte, garnis d’exubérants rubans, ses yeux vairons ulcérés d’éclairs furieux, s’il se fût agi d’une vraie petite fille de douze ans passant son caprice de princesse ou d’infante sur des adultes obséquieux et benêts. Mais son travestissement trompeur, illusionnant ceux qui la rencontraient pour la première fois sous sa défroque en principe amène et affable de trottin, ne dissimulait désormais plus l’impitoyable sang-bleu prêt à châtier celles et ceux qui avaient failli à la mission qu’elle leur avait assignée.
« Comment ! Vous avez enlevé des gueuses sans mon ordre pour aussitôt vous débarrasser d’elles ! Il était pourtant convenu que, ce jourd’hui, vous procéderiez parmi d’honnêtes filles d’artisans, non chez des petites glaneuses misérables mangeuses de pain noir ! Et, de surcroît, vous en avez occis une sans procès, sans même lui laisser une chance de se dégrossir et de séduire Mesdames ! Une rousse aux jolis cheveux à la semblance des miens, qui plus était ! Vous dites, de plus, avoir l’intention d’incinérer cette malheureuse, sans même qu’elle ait droit à une sépulture décente ! Vous me scandalisez, messieurs ! Vous méritez que je vous signifie votre congé sur l’heure.
- Ils avaient bu, persifla Adelia, et ils ont agi comme des béotiens, sous l’emprise du vin de Bourgogne. Et ces petites puaient fort… j’en ai vomi, Cléore !
- Honte à vous ! stridula Mademoiselle de Cresseville, hors d’elle. Si vous étiez des fillettes, j’ordonnerais à Délie de vous fustiger à l’instant.
- J’ai l’habitude du bourreau de Béthune ; je puis m’exécuter, Cléore. »
Notre simulacre d’Anne Médéric manqua succomber à la ciguë des lèvres de l’intrépide Délia. Son entregent, sa bouche persuasive qui exsudait des paroles aussi vénéneuses et toxiques qu’un gui, faillirent convaincre Cléore de la nécessité de châtier, pour l’exemple, ses serviteurs fidèles. Mais servage et esclavage étaient depuis fort longtemps abolis. Cléore hésita ; elle pesa le pour et le contre, puis déclara, calmée :
« Soit, nous procéderons à la crémation du cadavre de la petite sotte. Mais, plutôt que de châtier mes hommes, pourquoi ne pas plutôt mieux encadrer leurs actions ? Désormais, mes ordres seront écrits et Michel et Julien seront plus efficaces dans les affaires de gestion, d’apurement des comptes, que dans des équipées hasardeuses. Je vais renforcer le recours à des complices locaux, en plus de Jules, ici présent. De toute manière, il ne reste plus guère de gamines à enlever pour que l’Institution atteigne son équilibre. »
Ainsi fut décidé, ainsi fut fait. Michel et Julien furent relégués au rôle de régisseurs. Cléore informa Elémir et Madame la vicomtesse de** de la nouvelle donne. Elle n’y trouva rien à redire. La vie reprit son cours. Juin fut là, plus ardent encor que mai. Par crainte que les cadavres des transfuseuses allemandes se corrompissent trop vite, on procéda désormais à leur incinération systématique. D’atroces effluences et fumets de graisse humaine brûlée, en provenance du four de crémation de l’hypocauste de Nikola Tesla, envahirent mensuellement la contrée et se firent ressentir jusqu’aux ruelles de Château-Thierry. Les Castelthéodoriciens, mais aussi les habitants du village de Condé et ceux des paroisses des environs s’interrogeaient. Ils n’avaient aucune connaissance de la récente installation d’un établissement d’équarrissage et d’incinération du bétail mort, et nulle épizootie, bien que la canicule fût précoce et anormale, favorisant la propagation des maladies, ne sévissait ni n’avait été signalée dans la région. Qui plus était, ces senteurs atroces n’émanaient de la rase campagne qu’une ou deux fois par mois, semblant provenir des champs en friche à quelque kilomètres de Condé, là où restait un château officiellement à l’abandon depuis plusieurs lustres, château qu’on prétendait hanté, où personne n’osait donc s’aventurer. Une sécheresse infâme s’abattit sur la Brie et sévit près de deux mois durant. La préfecture de l’Aisne ne prit aucun arrêté, aucune mesure de lutte contre les odeurs prégnantes, attribuées à des feux spontanés dans des étables, à cause des fortes chaleurs, mais nul éleveur ne venait signaler d’incendie. Puis, l’accoutumance vint ; nul ne se soucia plus de cette fragrance de graisse humaine…
Venue de l’est, comme apportée par un vent allemand vengeur, la vague calorique de cet exceptionnel été 18** atteignit lors Paris, la veille de la fête de la Gueuse. Elle y pénétra comme par effraction, clandestinement, accompagnée de légions pustuleuses et mitées de rats noirs que l’on disait déversées des soutes d’un navire de guerre russe, d’un nouveau Grand Saint-Antoine du XIXe siècle ou encore d’une galéasse génoise fantôme de l’an treize cent quarante-sept, grasse de goémons et à la coque turgescente imprégnée d’eau de mer croupie, un squelette de vigie et un autre englué d’algues tenant la barre encore présents à bord, nave de bois pourri émergée d’un Moyen Age agonisant. Ces rats pourvoyeurs de pestilence, à la fourrure infestée de puces, avaient voyagé de conserve dans les cales mal encalminées du supposé vaisseau tsariste depuis des territoires asiates oubliés sis au nord de Vladivostok. Ils s’y étaient repus de la cargaison jusqu’à son ultime fragment, avant de s’enquérir de la chair purulente des marins sibériens scorbutiques. Ils avaient dévoré avec avidité les quartiers de viande bovine verdâtres infestés d’asticots. On disait qu’un Vampyre de Polidori, aux yeux injectés de sang, décharné, aux ongles griffus d’un deuil de crasse et de ténèbres, à l’alopécie de momie desséchée à mi-putréfaction, serviteur de la Mort lente, d’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, commandait cette horde de rongeurs. Il connaissait leur langage immémorial, leurs couinements. Les bêtes répugnantes envahirent les collecteurs d’égouts ; jamais Paris n’avait été autant peuplé de rats de jais qu’en cet été 18**… C’était un prélude à la fin des temps, et les légendes les plus invraisemblables et les plus folles circulèrent sur cette invasion, que l’on disait être une avant-garde des uhlans et des Huns, que les médecins du nouveau Kaiser avaient contaminée de la peste noire bacillaire, selon une hypothèse médicale toute récente car moi, Faustine, je me targue de science et j’en suis les développements positifs. Les ruelles des sordides quartiers ouvriers pullulaient donc de ces petits monstres que les badauds, épeurés et assoiffés d’absinthe et d’alcools frelatés distillés de sucs cadavéreux, écrasaient et broyaient sous leurs chaussures trouées et ressemelées. On s’attendait - ô fantasme légendaire urbain - à ce que le choléra morbus refrappât les bouges, ressuscitât du néant, comme en 1832 ou 1849, sans omettre les quelques cas de l’an 84, où tous avaient lors eu grand’peur. Les rats chapardaient tout, pillaient tout, contaminaient les greniers, les silos. Ils grouillaient par millions, leur fourrure suante, luisante, saignante de suette, parasitée de tiques.
Les moissons tardaient, calcinées par le soleil, quasi perdues, et le spectre de la disette menaçait jà la France. Les blés pulvérulents sous le souffle ardent d’un vent de steppe mongole tombaient en une poudre jaune. Seul l’orage diluvien pourrait sauver notre pays.
Au plus fort des chaleurs, une chape de plomb torpide semblait s’être refermée sur Moesta et Errabunda. La vie s’allait au ralenti, s’assoupissait, s’ensommeillait. Nos jeunes captives anonchalies avaient l’impression de demeurer sous cloche ou dans un habitacle qu’on eût chauffé à blanc. Elles ne quittaient plus leur vêture de la serre et certaines n’hésitèrent point à vaquer nues, seulement couvertes de bloomers de coton trempés d’une sudation puante. Épuisées par les nuits de veille forcée (car avec cette chaleur de four, il était devenu impossible de trouver le sommeil), elles n’avaient même plus la force de se rendre à la selle et laissaient achever de se chancir leur dessous jà souillé de leurs transsudations. Elles traînassaient leur spleen languissant tout le long des couloirs et allées esseulées, nu-pieds, leur peau détrempée de suint infantile, leurs cheveux négligés aux padous sales et à demi dénoués, imprégnant tout lieu où elles passaient de leurs exhalaisons alcalines. On les eût crues retournées à l’incontinence des enfançons, à moins qu’elles se fussent avancées avec une ébaudissante précocité et vélocité physiologique en l’âge des grabataires. Du fait de leur sauvage puanteur régressive, l’excitabilité de leurs appas impudiques immatures exposés à tout crin n’opérait même plus parmi les rares clientes qui osaient encore s’aventurer en l’Institution, trop assommées par la chaleur pour qu’elles assouvissent leurs bas instincts. Délia ne quittait plus la serre, plus fraîche et humide selon elle. Elle s’y vautrait, y macérait dans le plus élémentaire appareil, sans nulle pudicité. Elle y avait aussi élu demeure à des fins prétendues médicales, passant son temps à façonner des cataplasmes de mousse et de boue dont elle se massait avec frénésie, cataplasmes préservateurs auxquelles elle prêtait des vertus aménorrhéïques du fait qu’en son for intérieur, elle pressentait la venue de ce qu’elle redoutait. A Château-Thierry, après la Saint-Jean, ce fut lors la morte saison. Anne Médéric n’avait plus grand’chose à faire, et Madame Grémond se voyait contrainte de lui donner congé deux jours sur trois. Le temps sec et brûlant avait eu pour avantage d’installer une rémission bienvenue du mal pulmonaire de Cléore, qui, depuis le printemps, se sentait bien mieux et fort ragaillardie. L’approche du mois d’août la vit même en aussi grande forme que treize mois auparavant, aux prémices de l’Institution.
Les recrutements se firent rares tandis que Daphné et Phoebé, fatiguées, n’étaient même plus ravivées par l’exsanguination des jeunes Germaines, dont les cadavres, réduits à une enveloppe vide de fluides, étaient sans façon directement jetés dans la cheminée de briques du four de l’hypocauste de Tesla. Trente-huit filles souffraient, puis trente-neuf, puis de nouveau trente-huit, avant qu’elles fussent quarante par la grâce des enlèvements. Une fut en effet refusée, chassée, parce qu’encor infirme. C’était vers la fin de juillet.
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La petite avait huit ans. Certes, elle était bien jolie, les yeux verts et les cheveux cendrés et délicatement bouclés, fort propre sur elle aussi. Elle s’appelait Elise Mignet, originaire de Châteauroux, où elle servait dans une auberge. Mais elle était aveugle née et avait perdu sa main gauche dans un accident à l’âge de trois ans. Ce membre avait été broyé par le métier à filer de sa sœur de douze ans, qui travaillait dans une fabrique textile. Trop curieuse, la petiote avait voulu toucher de plus près la machine qui pour elle, faisait office de jouet mystérieux. Sa cécité lui imposait de ne prendre connaissance du monde, des objets et des formes, que par les seules sensations tactiles. Le manque d’attention de son aînée, trop affairée et asservie à son métier, prisonnière de ses gestes répétés, avait fait le reste. Elle arborait donc une prothèse de bois peinte couleur chair, qu’elle ôtait tous les soirs avant de se coucher. Echaudés par les événements de mai, Michel et Julien refusèrent de la garder, ce qui fâcha Cléore. On avait à peine eu le temps de percevoir le son de sa petite voix, sans que nul n’en retînt le souvenir furtif. Elise Mignet avait seulement proféré quelques paroles, marquées par l’hébétude et la consternation, avant qu’elle fût littéralement jetée dehors, manu militari, sans autre forme de procès. Elle se retrouvait seulette, perdue à travers champs brûlés, dans un pays qui n’était pas le sien, et tant pis si son errance d’aveugle risquait de la faire choir quelque part dans un trou, fosse ignoble où son agonie se prolongerait plusieurs jours durant. Elise Mignet n’était un danger pour personne, à peine un manque pour sa famille au cœur sec, guère effleurée de sentimentalisme et éplorée de la disparition de cette charge qui n’eût rien rapporté, sauf à se faire mendiante.
Sarah l’avait faite délier dans les communs, comme de coutume ; elle avait examiné ses dents et ses mains, en maquignon expert, mais c’avait été alors que la fameuse prothèse de bois s’était détachée et était demeurée serrée dans la paume valide de l’infernale juive. Usé, plus guère adapté à la taille d’une gamine grandissante, cet artifice que même un Ambroise Paré aurait dédaigné, ne tenait plus que par miracle, à peine attaché à un sésamoïde et à un reste de carpe. Elise Mignet, en ces lieux de dépravation, n’eût été qu’une espèce de rameau pauciflore, inachevé, une promesse mal tenue, que ces Dames auraient certes attouchée, exploitée à loisir, croyant profiter de la sensibilité accrue de sa peau à la tactilité, de l’exacerbation de cette sensibilité digitale propre à toutes les aveugles, mais qui les aurait déçues à terme, du fait qu’elle n’aurait jamais, au jamais, appréhendé les actes exacts auxquels les tribades se seraient livrées sur elle. Elle n’aurait été qu’une juvénile Belle au bois dormant, un petit fantasme blond-cendres insensible et passif, un joujou de chair beaucoup tâté, beaucoup caressé et parcouru des lèvres, baisé, bécoté d’abondance, mais incapable d’échanger ces caresses, de les bien rendre en de voluptueux ébats, d’éprouver une quelconque réciprocité sensuelle partagée, commune, fusionnelle, de répondre par elle-même aux sollicitations de celles qu’elle n’aurait jamais vues. Il était lors inutile que ses bourreaux la gardassent ici.
La versatilité de Cléore et de ses complices ne cessait de surprendre. Il n’était guère captivant que tous tergiversassent et changeassent d’avis, un jour enlevant n’importe qui, l’autre rejetant la pièce de biscuit à cause d’une défectuosité somme toute vénielle et légère. Le mois d’août avançait et, bien que la vague de chaleur se poursuivît, inlassable, la comtesse de Cresseville exigea une reprise de l’approvisionnement. Le quota de quarante fillettes était enfin atteint, Aelis, de son vrai nom Aglaé Turpin, étant la dernière arrivée. Mais Cléore avait des états d’âme qu’elle ne pouvait expliquer. Elle pressentait que le répit de sa maladie serait de courte durée. Il lui fallut une cerise sur le gâteau, quel qu’en fût le risque. Ne comprenant aucunement qu’elle s’engageait dans l’erreur, ne ressentant pas le syndrome de la pensionnaire de trop, surnuméraire, elle eut cependant la présence d’esprit d’en référer au préalable à Elémir et à la vicomtesse, auxquels elle expédia une missive fort alambiquée. Sa prose tourmentée de spleenétique quémandait et sollicitait leur avis. La propriété était si vaste… ne pourrait-on point gonfler les effectifs jusqu’à quarante-cinq, cinquante recrues, au risque de métamorphoser Moesta et Errabunda en usine, en simple maison de passe ou d’abattage saphique ? Cela ne signifierait-il pas un adieu la mission d’éducation ? Cléore s’attendait à un refus catégorique. Amère, elle se retint d’un geste de désespoir : le seppuku de la geisha la tenta, puis elle se ravisa. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque le 16 du mois d’août 18**, elle reçut deux lettres, deux réponses positives, alors que l’orage menaçait enfin, qu’à Paris, la canicule entrait dans sa cinquième semaine consécutive et dans la Brie jà dans sa septième. Elle ordonna conséquemment à ses sbires de reprendre leurs recherches, leurs prospections, leurs repérages. Dès le 19, deux télégrammes encourageants la prévinrent : une petite campagnarde du Vexin normand avait été repérée, proie facile car souvent isolée dans les champs, près du village de Sainte-Prunille. De plus, selon Madame Blanche Moreau, complice patentée depuis près d’une année et lorette vérolée notoire, on avait détecté une seconde proie potentielle dans les vieux quartiers lépreux et tortueux du Paris ouvrier, quartiers réputés pour avoir conchié l’engeance des communards aux gueules et aux mains noires de poudre et rouges accessoirement du sang des gens de bien.7 C’était une famélique petiote brune d’une dizaine d’années, apparemment en bisbille avec son parâtre. Elle faisait lors souventefois des fugues, des escapades, du bouge familial. Cela tombait fort bien : Moesta et Errabunda manquait quelque peu de petites brunettes et Cléore subodorait que cette enfant fût ravissante bien que maigriotte. Elle adorait les chétives et menues à sa semblance. Afin de prévenir un éventuel étripage de la part d’un concubin à la brutalité échauffée par l’abus d’absinthe, il fallait que les hommes de la comtesse de Cresseville se hâtassent de capturer ce mets de choix, ce mignard tendron ensauvagé de nos prolétaires rues. Contrairement à ce qu’affirmera Blanche Angeline Moreau dans sa confession, la prise d’Odile Boiron ne fut donc pas fortuite8 et pas davantage celles des cinq autres petites parisiennes. Ce joli mensonge de notre borgnesse était dû au fait qu’elle savait que les Curieux ou juges punissaient plus sévèrement la préméditation ; jusqu’aux approches du trépas, notre vieille beuglante ravagée avait tenté de minimiser ses fautes, faisant accroire que sa complicité active dans l’affaire avait été contrainte pour de basses questions pécuniaires de nécessiteuse survivant au jour le jour… alors que Cléore et Madame la vicomtesse la gratifiaient grassement. Mais tout son pécule fondait dans les dispendieuses dives bouteilles dont l’insatiable soiffarde s’abreuvait.
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Peu de jours après, avant même l’aube lourde au ciel noir où jà fusaient les éclairs, un tombereau bâché s’ébranla, en partance pour le Vexin puis pour la capitale. A son bord, Jules et Albert, l’autre comparse au chapeau melon cabossé, puisque Julien et Michel n’avaient plus le droit de prendre une part directe aux expéditions. C’était un prometteur matin de pluie, de fin des embarrassantes et oppressantes chaleurs ; c’était le matin où Marie et Odile deviendraient des captives, les pièces de biscuit quarante-et-une et quarante-deux. Lors, la boucle se referme. Le passé a rejoint le présent, la chronique d’Odile celle de Cléore. Si vous aimez la linéarité, reprenez tout depuis le commencement, au premier chapitre, puis laissez-vous guider vers le quatrième et le sixième et cetera. Je n’écrirai pas le mot fin, parce que ceci est encor à suivre…