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René Daumal : la quête de l'être, 2ème partie

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exemplaire de la bibliothèque municipale de Reims
A terme, ce constat semble avancer une vision cynique de l’homme qui peut et doit être contrôlé par des cadres strictes, délivrant en un certain nombre d’informations elles-mêmes encadrées, qui régissent les marges de manœuvres de la pensée. Pire encore, ce système n’existe  pas parce qu’une élite, dominée par un appétit de domination, en orchestre le mouvement, mais bien parce que l’homme semble nécessairement poussé au chaos comme le laisserait penser l’existence d’une pensée libre et autonome chez un individu dont le crime serait simplement d’être soi à l’image de « cette femme qui portait une torche et un seau d’eau et qui, interrogée par un saint homme, expliqua que le feu était pour incendier le Paradis et l’eau pour éteindre l’Enfer, afin que les humains fissent désormais ce qu’ils auraient à faire, non plus par espoir ou crainte d’un sort futur, mais pour le seul amour de Dieu. Nous serions alors tous rôtis… ou noyés, je ne sais pas trop, ajouta-t-il malicieusement » (p. 145). Telle est la doctrine du projet de la civilisation qui promet l’étouffement de la pensée de l’homme au nom de la sauvegarde de ce dernier, comme le montre la phrase emblématique du guide : « faire sans savoir et savoir sans faire ». L’expression est singulière en ce que les théories philosophique de l’art ont souvent questionné le rapport de ces deux termes, comme le fait de même Daumal dans son texte Poésie noire, poésie blanche où ils sont essentiels à la création de l’art. En somme, une telle pensée, qui se refuse par essence à l’art, propose nécessairement un mécanisme de la pensée qui nie toute forme de transcendance du moi avec le monde, de connaissance de l’être, et se construit ainsi dans un mouvement égoïste incapable de sortir de ses propres gestes.
Dès lors, l’organisation de ce monde en trois catégories d’habitants traduit bien le vide auquel l’esprit se confronte et vers quoi la pensée contemporaine prétend se diriger. Tout d’abord, les Fabricateurs d’objets inutiles font partie de ceux qui adorent un de leurs viscères. Enfermés dans la contemplation de leurs constructions fictives, ils vivent dans ce qu’ils nomment « le monde des idées ». L’homme étant un parasite à leurs yeux, ils cherchent à rendre ce viscère immortel par un art tout autant stérile. A travers eux, Daumal attaque ces défenseurs modernes d’idéaux, en décalage avec un monde empirique et matériel, qui vivent de leurs propres illusions à tel point qu’ils ne peuvent en voir les failles (par exemple un défenseur acharné de la démocratie qui refuserait de constater la corruption de son gouvernement). Ceci n’est également pas sans rappeler la critique nietzschéenne de l’homme moderne qui s’enferme dans sa spécialité tout en se fermant au monde, prenant l’objet de son étude pour sa manifestation fondamentale. Nietzsche en fait une des figures du nihilisme incomplet, où l’expression « d’hommes supérieurs » (associés aux « vestiges de Dieu sur la Terre ») fait curieusement écho à celle d’ « Evadés supérieurs », comme Daumal montre bien en quoi ils ignorent tout du monde et de ses vérités. Ils sont semblables à ce « consciencieux de l’esprit[1] » qui, s’accrochant à l’idéal d’une science parfaite, n’étudie qu’une seule chose, mais intégralement : le cerveau de la sangsue[2]. Dans un second temps, Daumal remarque les Fabricateurs d’objets inutiles qui se caractérisent de manière claire par une mécanisation de la pensée : « ils confiaient à des mécaniques étrangères le soin de penser pour eux. Le premier logeait sa mécanique dans ses entrailles, le second dans son crâne ; c’était toute la différence ». Avec eux, la référence baudelairienne peut prendre tout son sens en ce que ce corps social se manifeste par une fracture de l’homme comme organisme vivant et esprit, le corps dominant l’esprit et l’esprit le corps dans l’autre cas. L’homme est bien ce « microbe » incapable de régulation, ignorant de sa propre vérité qui est autant une vérité de chair que de pensée. « Figurants de songe », pour reprendre l’expression citée plus haut, l’homme de La Grande beuverie est ce mort-vivant perdu dans un monde imaginaire (il erre dans un monde immatériel pareil au rêve), ignorant sa réalité empirique (il n’est qu’une figure indistincte et sans contour) et refusant la conscience de soi (le rêve est le royaume de l’inconscient mais échappe à l’analyse intellectuelle si on s’en contente). Enfin, les « logologues », ou explicateurs d’explications inutiles manifestent bien cette pensée qui tourne à vide, enfermée dans ses constructions factices et où la vérité est donc celle de n’importe qui. On peut difficilement se permettre de ne pas remarquer une critique des critiques où le terme d’ « esthéchiens » cache à peine celui d’esthète/esthéticien. En effet, pareil à l’esthète proustien, enfermé dans sa culture et alors incapable de véritablement créer, il est une figure du néant chez l’intellectuel où le néologisme, incluant le mot « chien », souligne à la fois un mécanisme vide (comme le chien va chercher un bâton lancé), voire une situation proche de l’esclave, et une dimension impure à l’être en ce qu’ils « vivent dans le domaine de la ‘’connaissance pure’’ » (p. 121). Leur vérité est nulle, leur monde est transparent et consacre le refus de la pensée en ce qu’ils « s’ingénient à décortiquer les propos des autres pour en extraire une vérité inutile » (p. 121). Pour symboliser cet étirement absurde des réflexions intellectuelles chez ceux qu’il cible –la pensée universitaire avec tout ce qu’elle a de plus normé et absurde aux yeux de Daumal–cet ouvrage en dix volume que se propose de rédiger les compagnons de la beuverie et qui portera pour nom : «Erreurs qui restent à commettre dans l’interprétation de ce que n’est pas la dialectique matérialiste » (p. 44).
~Portée didactique/gnomique : vers un éveil de l’être.

Si la vision daumalienne est une critique sévère des intellectuels de son temps et de la place faite à la pensée dans un monde de plus en plus dominé par la technologie, elle ne se contente pas d’en montrer les failles. En effet, selon l’héritage d’une littérature didactique clairement revendiqué à travers l’humour ironique et révélateur d’un Rabelais, Jarry et Fargue (p. 35), Daumal fait sans cesse le constat d’une situation révoltante tout en le doublant d’un devoir-être. Le sentiment de détresse de la perte de l’être dans l’histoire s’accompagne donc nécessairement de ce qui semble être une solution au problème. La Grande beuverie se veut ainsi un manuel pour aider à penser où ce décalage entre ce qui est et un devoir-être peut provoquer le rire comme moyen de dévoilement de cette vérité, premier pas vers une conscience d’un état de l’homme. Dès lors, le rôle des définitions tirées d’un dictionnaire supposé aider à comprendre le langage des « Evadés supérieurs » fait sans cesse des allers-retours entre la conception actuelle et la conception passée où cet écart témoigne de l’absurdité du monde contemporain.
Ainsi, le lyrisme est défini comme «  un dérèglement chronique de la hiérarchie interne d’un individu, qui se manifeste périodiquement chez celui qui en est atteint par un besoin irrésistible, dit inspiration, de proférer des discours inutiles et cadencés. N’a rien de commun avec ce que les anciens appelaient lyrisme, qu’était l’art de faire chanter la lyre humaine préalablement accordée par un long et patient travail » (p.83). L’incapacité à comprendre cette notion en fait, aux yeux de l’homme moderne, une maladie dominant de manière frénétique le sujet contaminé. La référence au passé elle-même est quelque peu déformée en la réduisant à une réalité matérielle et ignorant le concept d’inspiration, c’est-à-dire de possession du poète par les Dieux, afin de mieux le pervertir pour le rendre odieux et incompréhensible pour le contemporain et l’associer à la folie dans cet écart entre une totale absence de contrôle et un travail minutieux et technique. De même la raison est définie désormais comme un « mécanisme imaginaire sur lequel on se décharge de la responsabilité de penser » afin de justifier un mode de pensée délirant et arbitraire que Daumal pointait dans les critiques d’ouvrages[3]. La pensée, elle, est ainsi clairement à une nécessité d’asservissement et de domination puisque sa simple existence semble relever d’une forme d’insurrection, un au-delà des cadres limités qu’il s’agit de contenir par une froide mathématique alors que les potentiels de l’esprit sont à proprement indéfinissables, c’est-à-dire infinis : « La pensée : tout ce qui dans l’homme n’a pas encore été pesé, compté, mesuré » (p. 120). La volonté de redéfinition des termes pour montrer un écart entre l’être et le devoir-être se manifeste même dans la syntaxe des mots. Ainsi, le mot « prière » devient le néologisme « plière » ramenant l’acte de prier à sa plus simple matérialité, c’est-à-dire l’acte de s’agenouiller ou, plus grossièrement, de s’incliner devant l’entité vénérée. Ceci permet de ruiner le concept de spiritualité/religion en soustrayant sa valeur immatérielle qui est son fondement afin non seulement d’uniformiser toutes les formes de croyances et de leur prêter la même intention (une intention d’esclavage, de soumission). D’un certain côté, on pourrait penser que cet emploi ironique du néologisme par Daumal peut faire référence aux athéistes radicaux qui ne voyaient dans la religion qu’une forme d’asservissement de l’homme par l’homme sans en questionner la portée philosophique et gnomique tant ils étaient animés d’un désir de destruction les rendant aveugles à toute réflexion. Enfin, les explications que le narrateur reçoit lors de son exploration de la Contre-Jérusalem sont généralement bien doublées d’un devoir-être, comme les définitions, afin de rappeler la nécessité d’un ordre de direction, une forme de téléologie, dans l’existence humaine. Dès lors, il fait toujours la différence entre les vrais savants, les vrais artistes, religion, amour, vérité…etc. et leurs sournoises imitations :
« Le savant fait œuvre utile. De toutes ses hypothèses que l’expérience a vérifiées, il ne conserve que celles qui peuvent servir à son bien et à celui des autres. Le Scient, au contraire, recherche la vérité pure comme il dit, c’est-à-dire celle qui n’a pas besoin d’être vécue. […] Quelques Scients prétendent bien étudier la pensée ; mais comme ils ne savent qu’expérimenter qu’avec la règle et la balance, ils tiennent tout au plus entre leurs instruments les déchets et les traces matérielles de la pensée […]. Ce qu’ils appellent pensée, c’est l’image d’un front plissé et d’un sourcil crispé » (pp. 107-108).
A terme, cet écart entre ce qui est et le devoir-être, marqué par le rire de l’ironie, agit comme moyen de révélation acéré d’une réalité qu’on tente de cacher sous sophismes et autres moyens. Pourtant, rares sont les solutions clairement explicitées dans La Grande Beuverie, tout au plus le rire est-il esquissé. L’enjeu fondamental relève en réalité plus du constat d’une expérience. En effet, le narrateur daumalien ressort de l’expérience catabatique, le regard dévoilé, la vision changée. C’est cette confrontation à l’être, à soi et au monde, que cherche Daumal en prétendant offrir une expérience au lecteur. C’est pourquoi « alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense » (p.90). De même, c’est également la raison pour laquelle il se Daumal se met en scène, croisant son propre double qui justifiera son projet :
 « Cela s’appellera […] La Grande Beuverie. Dans une première partie, je montrerai le cauchemar de désemparés qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballotés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraîchissent pas. Dans une deuxième parti, […] ce qui se passe ici et l’existence fantomatique des Evadés ; comme il est facile de ne rien boire, comment les boissons illusoires des paradis artificiels font oublier jusqu’au nom de la soif. Dans une troisième partie, je ferai pressentir  des boissons à la fois plus subtiles et plus réelles que celles d’en bas, mais qu’il faut gagner à la lueur de son front, à la douleur de son cœur, à la sueur de ses membre » (p. 90).
 L’expérience de la beuverie a donc une portée gnomique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle un projet de connaissance sur soi et le rapport au monde entre un sujet et celui-ci. En revendiquant son écart avec la philosophie, elle prétend dépasser l’ordre logique du discours instauré par la dissertation philosophique, régie par les propositions, vérifications, thèses et antithèses afin d’offrir quelque chose qui s’adresse à la fois à la composition intellectuelle qu’est l’homme comme à l’organisme vivant, fait de chair. C’est pourquoi le constat final de l’expérience n’est pas clair, c’est pourquoi il ne s’articule pas sur une phrase finale qui résoudrait le problème de l’ivresse collective, mais une sensation indistincte qui informe l’être d’un malaise, d’une angoisse dans sa rencontre avec le monde mis à nu :
 « Entre les cercles vicieux de la beuverie et ceux des paradis artificiels, je ne pourrais plus jamais choisir, je ne pourrais plus m’engrener, je n’étais plus qu’une désolation » (p. 145).

Conclusion

Les dernière pages manifestent ainsi ceux vers quoi doit tendre l’être alors ébranlé par l’expérience : « l’eau et le feu : c’est pour nous l’image de deux ennemis indestructibles. Pourtant l’un n’existe pas l’un sans l’autre » (p. 169). Dans l’angoisse de l’expérience, on doit rechercher, ou du moins tendre vers, l’harmonie des contraires, conscience et inconscience, intellectualité et sensualité, esprit et chair au risque de devenir fou en se plongeant dans l’extrémisme d’un des deux. L’enjeu principal est pourtant bien dans l’éveil de l’être, son ouverture à la conscience qui le renseigne sur son état, peut-être pas de manière claire mais au moins par la naissance d’un sentiment qui lui fait sentir cette détresse de l’abandon de soi : « Et constater cela me fait espérer ; mais encore ici cette espérance vous semblera désespoir ». L’ultime annonce, prophétique, du narrateur daumalien, revenant des sources internes de l’être, prédit le moyen principal de ce qu’il nommera sous plusieurs noms comme « l’expérience fondamentale ». L’angoisse, née de l’expérience, n’est pas juste un des symptômes de cette rencontre avec l’être, elle devient le ressort principal de cette quête poétique du moi que La Grande beuverie, en exposant sa nécessité fondamentale, prépare et augure.



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La fête de l’âne ».
[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La sangsue »
[3] Voir le tableau dressé par Daumal dans Chaque fois que l’aube parait, Essais et notes, I, « Poésie et critique » où les seuls critiques qu’il ne renie pas sont ceux justifiant leur analyse par ce qu’il nomme un « déterminisme de la chose réelle » à la manière de Roland de Renéville qui  ne fait pas « de l’œuvre de Rimbaud une simple illustration de la doctrine […] ne fait pas de la doctrine une simple hypothèse  vraisemblable pour expliquer l’œuvre et la vie de Rimbaud. Mais par l’œuvre il fonde la doctrine et par la doctrine il fonde l’œuvre ».

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