Les vampires ont toujours été très à la mode au cinéma, c'est un fait avéré. Cependant, leur évolution récente, si drastiquement éloignée de leurs origines, a suscité toutes les passions. Aux sombres et terrifiants Nosferatu de Murneau et Draculade Browning, Coppola et tant d'autres réalisateurs des années 30 à 90, ont succédé les héros séducteurs et étincelants de Twilight, True Blood ou encore Vampire Diaries (et la liste est longue), tous très officiellement destinés aux adolescentes en quête de princes charmants un peu plus dark et pseudo mauvais garçons que ceux des contes de fées. Et puis arrive le grand Jim Jarmusch, avec ses airs éthérés de rock star mélancolique et ses personnages hors du monde de fantômes errants sur le bitume ; et la magie, celle qu'on attendait plus, opère.
Entre Maroc et Etats-Unis, le cinéaste nous présente les figures énigmatiques et si humblement nommées d'Adam et Eve, deux buveurs de sang séculaires et irrémédiablement amoureux. Adam (interprété par un Tom Hiddelston terriblement convaincant) vit dans la banlieue de Detroit et est resté coincé dans les années 60, leurs guitares et leurs larsens, où il semble avoir oublié toute volonté de vivre ; tandis qu'Eve (Tilda Swinton, sublime de grâce et d'albâtre) cultive la douceur et l'enthousiasme dans les rues embaumées de Tanger. Percevant le mal être grandissant d'Adam, elle décide de le rejoindre et s'envole vers les étoiles de Detroit.
Commence alors l'errance crépusculaire de ces deux dandys romantiques, puits de culture et de science, dans l'espace désert de la ville. Ils sont seuls dans la nuit, elle en yin, lui en yang, et portent un regard acéré sur l'humanité, ces "zombies" qui ne peuvent même plus garantir leur survie maintenant qu'après leur eau, ils ont contaminé leur propre sang. Les deux protagonistes sont donc forcés de se fournir illégalement dans les hôpitaux, dernier bastion de l'hémoglobine encore buvable. C'est ainsi que débarque dans leur tranquillité immobile Ava, petite soeur d'Eve, affamée et visiblement incapable de trouver de quoi se sustenter. Electron libre venu semer la discorde, Ava rapporte le côté adolescent du vampire en vogue dans les collèges-lycées au sein de leur couple d’ermites, et le fait qu'ils la détestent cordialement n'est certainement pas anodin pour le cinéaste. De même qu'une large partie des traits d'esprit sarcastiques qu'Adam et Eve font tout au long du film auraient pu tout aussi bien sortir de la bouche de celui-ci, ses personnages font une quantité astronomique de références, tant littéraires que musicales, qui donnent envie de le revoir encore et encore jusqu'à les avoir toutes répertoriées. Intrinsèquement liés aux arts, les sens sont également une part très importante du film : Adam entend, Eve touche, Ava goûte, au point qu'en sortant de la salle il nous semble encore percevoir les odeurs épicées et les mélopées envoûtantes des rues de Tanger, comme si nous avions réellement passé deux heures dans la vie lente et vertigineuse de ces incroyables vampires, traversant les terres et les époques sans laisser de trace.
Et c'est ici que la figure du vampire fait sens devant la caméra de Jarmusch ; que sont les Vampires à part des êtres immortels, drogués à nos veines, regardant passer les âges en souriant doucement ? Adam et Eve personnifient l'essence du cinéma du réalisateur de Stranger than paradise : là où tous ses autres personnages s'ennuient, marchent sans but et s'évanouissent en ne laissant derrière eux que le goût de la vacuité de l'existence, les deux vampires errent au dessus, ou peut-être plutôt en dessous du monde, portés par les mélodies grandioses et hypnotiques de Jarmusch et Jozef Van Wissem et les images somptueuses du cinéaste, composées comme des tableaux de maître, le tout couronnant avec finesse et grandeur l'esthétique et la thématique entières de son oeuvre.
C'était un véritable tour de force que de vouloir redonner ainsi aux Vampires un cachet de noblesse aristocratique, rompant enfin avec l'immense et indigeste vague de suceurs de sang à l'eau de rose pour adolescentes pullulant ces dernières années. Le portrait que Jarmusch dresse du couple est également atypique et jamais dégoulinant : incapables de vivre l'un sans l'autre, ils vivent pourtant à des centaines de kilomètres de distance et s'enrichissent de l'espace et du temps qui les séparent, magnifiques survivants de toutes les épreuves observant les déboires de l'humanité avec une langueur aussi douce qu'amère.