Suite du roman de Christian Jannone (précédents chapitres ici).
![]() |
Après le bain, Delphin Enjolras |
Chapitre vingt et un
Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma. Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.
A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour. L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts, que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât, du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires. C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.
Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle.
Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie.
A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe.
« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient.
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres.
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger.
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai.
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas !
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie.
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère.
Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »
L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement, qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance.
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »
A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche, traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son entrejambes blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ?
Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! »
Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle abominait la vicomtesse, qui elle-même avait célébré ce culte noir au souvenir gustatif funeste sous le déguisement de la Mère, faux-semblant auquel elle avait cru dur comme fer avant qu’elle n’éventât la ruse. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles la tromperie de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais.
Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier :
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
Mais la pierreuse d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais là où elle désirait être, grattait, labourait et meurtrissait son moi secret d’où sourdait une eau malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair féminine infectée.
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde…
Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule impudique de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de la ponctionner, de la cureter à plaisir. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes ces suppurations de fille perdue et condamnée. La jeune damnée se contenta de dire :
« La prochaine fois, tu mourras… »
Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun.
Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles.
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté, Odile et Marie auront eu plus de chance… »
************
Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut. Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.
Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie. Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance.
Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil :
« On est encore loin ? »
Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ? L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine.
Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Mais ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant. Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.
Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître.
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »
Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.
************
Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore.
************
Une fois les premiers secours prodigués (un bon grog leur fut administré), nos deux fugitives aventureuses furent envoyées et placées en observation à l’hôpital de Laon. On les y garda quelques jours afin qu’elles récupérassent de leur périple. Nonobstant leur éprouvante odyssée, toutes deux étaient robustes. Elles avaient tout simplement grand’faim et grand froid et étaient assoiffées. Leur chance avait été conséquente. Laon est une bonne ville, connue pour se subdiviser en une partie haute, qui a su conserver son empreinte médiévale, qualifiable de bourgeoise, et une basse, abritant des populations modestes. La cathédrale, superbe, surplombe tout, tout le bosquet des toits d’ardoise de la vieille cité médiévale, se dressant tout en haut de l’antique motte féodale, au point que sa réputation d’être visible à distance n’est nullement usurpée. L’hôpital général lui-même est une bâtisse historique du XVIIe siècle, plus exactement du temps de César d’Estrées, même si certains aménagements n’ont pas un demi-siècle.
Au cinquième jour, tempêtant dans son lit, Odile réclama à cor et à cri qu’un fonctionnaire de police vînt la voir car elle avait beaucoup à lui conter et la presse locale relatait la découverte par la gendarmerie, à proximité de Condé, de deux petites inconnues vagabondes dont on ignorait l’identité, mais qui étaient correctement vêtues, non point pauvresses, ni paysannes du coin. L’enquête étant de la compétence des gendarmes de Château-Thierry, un brigadier fut dépêché à Laon afin d’interroger les deux fillettes. Assise dans cette literie qui l’insupportait, bouillant d’impatience, la petite révoltée ne manifesta ni surprise ni crainte à la vue de l’uniforme de la maréchaussée. Un procès-verbal de découverte des gamines avait été dressé ; il serait instamment transmis au procureur qui déciderait d’une enquête. On pensait à deux orphelines perdues, échappées de quelque ferme, mais leurs trop belles toilettes, linge inclus, démentaient cette conclusion élémentaire et convenue. Le rideau du lit de cette salle commune fut tiré pour des raisons de confidentialité. Dès qu’elle vit le gendarme, Odile déclina son identité avant même qu’il débutât son interrogatoire, et se présenta d’emblée comme Odile Boiron, la petite parisienne enlevée au mois d’août, qui venait de s’évader d’une odieuse maison de prostitution pour enfants, sise à quelques kilomètres de Condé. Le visage du brigadier Ourland s’éclaira à l’importance des propos de la petite, qui réclama aussitôt la présence de Marie pour corroborer ses dires. La juvénile normande, qui récupérait bien et ne cessait de s’empiffrer, lui fut amenée. Elle avait bénéficié, vu son âge tendre, d’un régime de faveur par l’octroi d’une chambre à seulement trois lits, d’habitude dévolue à des malades privilégiés. On le sait, Marie craignait les uniformes, l’autorité. Elle broncha lorsqu’elle aperçut le brigadier. Elle grimaçait de crainte, comme si on allait lui arracher une dent à lui en briser le condyle. Marie fit mine de s’aller cacher sous le lit d’hôpital, toute tremblante d’un effroi comique, mais la voix douce d’Odile la rasséréna, la rassura.
« Allons, ma toute belle, c’est pour ton bien que monsieur le gendarme veut te demander de lui raconter de gentilles choses sur la Maison où tu as séjourné avec moi.
« C’est pas vrai ! C’était ben vilain, et y’avait une méchante fille qu’a rien fait que me faire du mal et qu’me battre ! Je le jure par l’Petit Jésus ! Acrédié ! »
Les mots proférés par la petite Normande étaient explicites : elle accusait Adelia, sans la nommer. Or, le gendarme avait besoin qu’elle confirmât les propos d’Odile, et que les mêmes noms de suspects qu’elle avait fournis fussent avalisés. Après, toutes deux devaient signer leurs dépositions concordantes. Marie continua, timide, quoique mise en confiance par le regard de son amie, racontant avec la maladresse et l’hésitation propres à son jeune âge, en entrecoupant ses paroles de force jurons, tout ce qu’elle avait vécu ces deux derniers mois. Elle acheva, s’attendant à ce que le gendarme la punît. Ce fut alors qu’Odile déclara :
« Avant de signer la moindre déposition, je souhaite au préalable répéter mon témoignage à une autorité policière supérieure, de Paris si possible. » Elle compléta : « Si j’ai effectivement quelque document à signer, je veux le faire non pas en qualité de témoin, mais en tant que victime. En cas de procès, je témoignerai à charge contre la comtesse de Cresseville et ses complices. »
La maturité d’Odile ébaudit le brigadier Ourland, qui lissa sa moustache en signe de convenance, d’approbation et d’entérinement.
« Mesdemoiselles, il est prévu que la maréchaussée condescende à vos désirs. Vous êtes deux témoins capitaux de l’affaire sur laquelle nous enquêtons, et il est prévu que nous vous conduisions jusqu’à Château-Thierry, où siège le quartier général des enquêteurs, dont certains dépêchés par la Préfecture de police de Paris. Sachez que toutes les mesures de sécurité vont être prises pour vous protéger : vous allez voyager sous escorte.
- Non ? C’est une blague ? s’exclama la fillette.
- Pas du tout. »
Soucieuse, Odile reprit :
« Le domaine d’où nous nous sommes enfuies, Marie et moi, est situé à une dizaine de kilomètres du village de Condé-en-Brie, à l’est. Je pense que les infirmières ont conservé mes affaires, et que le plan de la route s’y trouve encore. Il y a là-bas près de quarante fillettes comme nous, dont au moins trente à trente-cinq retenues contre leur gré, bien qu’à première vue, elles paraissent bien traitées, gâtées même, et que leur séquestration n’en revêt pas l’allure.
- L’enquête est avancée, je ne puis vous en dévoiler plus. Vous verrez avec les policiers et l’expert qui reprendront, en plus exhaustif, mon interrogatoire, ici préliminaire, répondit le gendarme. Je suis mandaté pour faire signer votre permis de sortie de cet hôpital général. »
Une fois que les sœurs infirmières eurent restitué leurs affaires aux fillettes et que la permission de partir eut été signée, il fut procédé comme l’avait dit le brigadier Ourland. Ce fut une voiture fermée qui conduisit Odile et Marie jusqu’à Château-Thierry, sous l’escorte de quatre gendarmes à cheval bien armés, commandés par Ourland en personne, en cet après-midi d’octobre. Aucune précaution n’était à négliger.
*****************
Le convoi spécial parvint à destination dans la soirée, sans qu’il eût particulièrement attiré l’attention, car tous les castelthéodoriciens et les gens alentours savaient désormais qu’une importante enquête était en cours et qu’elle portait de plus en plus ses fruits. On réquisitionna – ô ironie – l’Hôtel Théodoric, en l’honneur des deux gamines qui y soupèrent et couchèrent, toujours sous la surveillance étroite des gendarmes qui jouaient aux anges gardiens. Après leur toilette et leur collation matinale, l’inspecteur Moret vint les chercher en personne. Elles furent conduites jusqu’à la caserne de la gendarmerie, toujours dans une voiture couverte discrète d’une fort vilaine teinte noire.
Dans le bureau du commandant de la brigade, où Moret les fit entrer, elles se trouvèrent confrontées à trois hommes en redingotes sombres, sévères et raides comme celui qui les avait accompagnées. Une quatrième personne était assise derrière le bureau, en uniforme de gendarme, face à une de ces modernes machines à écrire Remington, lourde et disgracieuse bien que pratique, alors qu’on eût pu s’attendre plutôt à la présence d’un sténographe ou d’un greffier classique, quoique nous ne fussions point dans un tribunal. Prise d’une trémulation d’épeurée devant tous ces inconnus, Marie enfouit son visage dans son châle.
« N’aie pas peur, bébête, la rassura Odile. Ils sont là pour notre bien. »
Il y avait le commissaire Brunon, Allard, le sergent Hugon, préposé aux procès-verbaux, et qui avait suivi une formation de dactylographe, néologisme bienvenu reflétant les nouvelles manières mécaniques d’écrire, bien que les professionnels préférassent que les femmes s’adonnassent à ce métier point sot de secrétariat en lieu et place des hommes. Surtout, un nouveau policier, venu de Lyon, marquait la pièce un peu exiguë de sa présence : l’inspecteur Aubergeon, du commissariat central de la capitale des Gaules. Il se présenta et serra la main de Moret, qui lui-même, demanda aux fillettes de décliner leur identité.
« Ainsi, ce sont bien là mesdemoiselles Marie Bougru et Odile Boiron », fit-il.
Aubergeon exposa le motif de sa mission : il était venu porteur d’informations de première importance pour l’enquête, dont le dénouement semblait approcher, et de documents capitaux qui recoupaient tous les autres éléments des dossiers détenus par le Quai des Orfèvres et la maréchaussée. C’était, entre autres, un duplicata certifié conforme des aveux signés (extorqués par intimidation selon le drôle) de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Le Lyonnais demanda aussitôt si Odile et Marie connaissaient ce bonhomme.
« Que non pas, mais nous avions parmi les pensionnaires des jumelles, Daphné et Phoebé, porteuses de ce nom, et la première est morte assassinée voilà tantôt près de deux semaines », répliqua Odile.
Cette révélation était si incroyable – du fait qu’elle dénotait que quelque chose de grave se déroulait en ces jours (un drame ?) dans cette maison de tolérance d’un nouveau style – qu’Hégésippe Allard se décida à questionner en personne les deux morceaux de choix que constituaient nos évadées de ce bagne doré anandryn. Il débuta par Marie.
« Pristi ! » s’écria-t-elle, persuadée que ce grand croque-mitaine tout en noir avait l’intention de la saigner comme un goret ou de l’étrangler telle une poule devant passer à la casserole. Il lui fallait employer des mots simples s’il voulait que la petiote le comprît. Allard hésita entre le parler des tirailleurs de Faidherbe et une lingua franca réinterprétée. Dès que Marie prit la parole, un cliquetis se fit continûment entendre : c’était la Remington du sergent Hugon.
« Toi vouloir me dire quoi de la maison d’où toi t’être échappée ?
- C’était pas ben ! Et j’sais point quoi dire d’autre !
- Sois plus explicite ma petite.
- Y avait plein d’autres petiotes, ben habillées, pas comme cheuz nous et on y dînait et soupait ben !
- Toi me raconter plus !
- J’ai rien à dire ! Acré !
- Comment es-tu arrivée là-bas ?
- J’sais plus ! J’avais ben peur et j’ me faisions d’ssus ! J’étions attachée dans une voiture dans le noir et l’Odile, l’était avec moué ! Crénom !
- Après ?
- C’est des bonshommes qui nous ont amenées dans la grande maison ! L’était pleine de petites filles ben habillées avec une très méchante, qu’a fait rien qu’me battre comme une bête bâtée ! Adelia qu’elle s’appelle, pour sûr ! Crédié ! Ah ça, on dînait ben, on soupait ben et y avait une pagaille de biaux meubles, de biaux lits tout douillets, mais Adelia, l’était toujours là pour m’châtier parce qu’elle croyait tant que j’avions mal fait !
- Mademoiselle Boiron, pouvez-vous confirmer les propos de votre amie ?
- Certainement. J’ai été enlevée en plein orage, alors que j’errais dans le quartier de Belleville. Une borgnesse pitoyable et sale m’a attirée. J’ai voulu résister. J’ai senti qu’on apposait un tampon sur ma bouche, puis ça a été le trou noir…jusqu’à ce que je me réveille couchée et ligotée dans une espèce de tombereau bâché brinquebalant, en compagnie de Mademoiselle Bougru.
- Qui est cette Adelia que votre compagne d’infortune ne cesse d’accuser ? Le procès-verbal du brigadier Ourland, rédigé à l’hôpital général de Laon, mentionne ce prénom.
- Acré ! J’le dirai point, parce que sinon, elle reviendra me punir avec une trique ! Elle m’a battue et mordue, c’est pas Dieu possible ! » intervint Marie.
Hugon interrompit l’interrogatoire.
« Pardonnez-moi cette interruption, docteur, mais acré prend combien d’r ?
- Un seul, mais ne perdez pas de temps à noter toutes les interjections de cette malheureuse, observa Brunon.
- Connaissiez-vous la borgnesse qui vous a fait enlever, Mademoiselle Boiron ?
- Je ne l’avais jamais vue auparavant.
- Hé bien, je vais vous le dire. Il s’agissait de Madame Blanche Moreau, au métier fort peu honorable, mais je suppose que vos oreilles ne sont guère prudes, et que vous aurez saisi à quelle profession je fais allusion. Cette femme, connue des services de police pour cette pratique éhontée, pour ne pas dire honteuse, est décédée à Saint-Lazare, après avoir rédigé une confession qui a relancé notre enquête. Elle confessait avoir participé à votre enlèvement, après cinq autres, et disait rechercher sa fille, vendue, abandonnée vénalement par elle dirais-je, à des hôteliers de Château-Thierry, que nous avons aussi interrogés.
- C’est pas biau ! jura Marie.
- Moreau…ce patronyme me dit quelque chose. Mon Dieu !
- Qu’avez-vous, Mademoiselle Boiron ?
- Comment s’appelle la fille de la borgnesse ?
- Berthe Louise Quitterie Moreau, précisa l’aliéniste, insistant à loisir sur le dernier prénom, car il avait saisi l’usage de Moesta et Errabunda, où il était convenu que toutes les pensionnaires portassent de tels prénoms compassés et précieux. Il avait lu dans le procès-verbal d’Ourland qu’on avait rebaptisées contre leur gré Odile en Cléophée et Marie en Marie-Ondine, ce qui était proprement ridicule et navrant. Cela rappelait certains usages courants parmi les créatures, qui aiment à s’attribuer des pseudonymes, des sobriquets et des faux noms.
- Oh, malheur ! Quitterie ! Quitterie est impliquée !
- Que dites-vous, l’apostropha le commissaire, vous la connaissez ?
- C’est une des amies que je me suis faite là-bas. Elle nous a aidées à nous échapper. Si vous devez arrêter les coupables, ayez pitié d’elle, épargnez-la ! C’est une pauvre malade… quoi qu’on puisse lui reprocher, elle n’a commis aucun acte…
- Délictueux, c’est ce que vous insinuez… au contraire de cette Adelia …
- Crédié ! M’sieur tout en noir ! Parlez plus d’elle !
- Mademoiselle Bougru, pourquoi tant de crainte ?
- Laissez-moi faire, Moret.
- Docteur, cette gamine cache quelque chose.
- Je le vois bien et je subodore que ce traumatisme est de nature sexuelle.
- Qu’est-ce à dire ?
- Cette Adelia que Mademoiselle Marie Bougru redoute tant l’a en quelque sorte violée ! »
A ce terme, Odile fut saisie à son tour de frissons incontrôlables. Elle se remémora son vécu éprouvant, cette odieuse lesbienne américaine obsédée par la lingerie souillée de sang féminin et qui avait abusé d’elle dès le lendemain de son arrivée.
« Marie, demanda Allard avec calme et longanimité, j’ai besoin que tu me parles plus d’Adelia.
- C’est le diable, m’sieur, c’est l’diable ! L’a des cheveux rouges comme le cuivre…et m’zelle Cléore itou ! L’a plein d’armes pour frapper, des fouets qu’on emploie pour les bêtes, et elle punit…elle punit !
- Je vous recommande la prudence, docteur, objecta le commissaire Brunon. Notre témoin n’a que sept ans, et elle est fort impressionnable.
- Elle risque l’hystérie, si on ne la soigne pas, je le sais bien. Je tiens à vous rappeler que nombreuses sont les hystériques rendues en cet état après que leur père les ait possédées incestueusement. J’ai lu le rapport médical des sœurs infirmières de Laon, que le brigadier Ourland nous a communiqué. Aucune de nos deux fillettes ici présentes n’est vierge.
- Mais là, cela implique la culpabilité inimaginable d’une troisième petite fille ! »
Une envie de Marie interrompit ce dialogue d’adultes dont elle n’avait pas l’entendement. Elle quémanda à boire. On lui servit avec amabilité un gobelet d’étain avec un carafon d’eau bien fraîche, droit tirée de la fontaine proche, une eau proprette qui réconforta la petite paysanne. Marie avait effectué cette demande avec rusticité et instance. Les policiers n’étaient pas censément des domestiques à son service, mais ils avaient pitié d’elle, de son âge tendre, de sa petite frimousse aux grands yeux effarés, et Marie, de par sa fréquentation forcée des péronnelles de Moesta et Errabunda, en avait pris le mauvais pli, bien qu’elle eût conservé son langage coloré de jurons. Odile coupa net.
« Marie ne dira plus rien. Moi, je puis vous donner beaucoup de noms, d’abord, celui d’Adelia, et vous énoncer toutes ses actions odieuses. Ensuite, ceux de Cléore et de ses comparses. Enfin, je vous livrerai les identités de certaines clientes dont j’ai dû subir les caprices.
- Notez tout, sergent ! » ordonna l’aliéniste.
Alors, Odile dégoisa, racontant tout, allant jusqu’à inclure les soupçons d’assassinat qui pesaient sur miss O’Flanaghan à l’encontre de Daphné, exposant le récit rapporté par Quitterie de la mort d’Ursule Falconet, ce qui suscita une infime réaction des policiers connaisseurs des identités de toutes les enlevées, s’attardant avec force détails sur la flagellation de Jeanne-Ysoline et son estropiement définitif, citant Sarah, Michel, Jules, Julien, donnant tous les noms des clientes portés à sa connaissance ou à son expérience, insistant sur cette Américaine, cette miss Jane Noble, d’une
engeance sadique absolue.
Lorsqu’elle en eut terminé et que se tut le cliquetis de la Remington, Marie et elle furent invitées à signer leurs dépositions. Chacune commençait par le je soussignée de rigueur et énumérait le nom, le prénom, l’âge et le lieu de naissance des intéressées. A sept ans, la pauvre enfant était encore illettrée et ne put inscrire qu’une croix tremblée, émotive et maladroite au contraire de Mademoiselle Boiron qui traça un paraphe vigoureux et volontaire au bas du document. Aussitôt, l’inspecteur Aubergeon extirpa les aveux du vieux scientifique et les confronta aux deux dépositions. Bien des éléments concordaient, les noms fournis par Odile en particulier. Il remarqua que Monsieur de Tourreil de Valpinçon paraissait ignorer ou faire fi de l’assassinat de sa petite nièce. Un détail qui restait à éclaircir… à moins que cela signifiât que Cléore de Cresseville n’avait pas encore prévenu le vieil homme. En ce cas, il fallait encore renforcer la surveillance des bureaux de poste, jusqu’à ce que l’adversaire commît l’erreur d’envoyer un faire-part de décès à l’intéressé, que l’on venait d’inculper. Mis sous écrou à la maison d’arrêt de Lyon, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon était convoqué par le juge d’instruction de Quintemarre pour supplément d’enquête, car il restait à démasquer les autres chefs du réseau dont Cléore était l’élément clef et ceux qui avaient financé l’horrible projet.
***************
Tout comme Elémir, avec Le Gaulois, la vicomtesse avait été informée par la presse de l’arrestation de Dagobert-Pierre. Le Supplément illustré du Petit Journal était allé jusqu’à commettre l’impair d’un dessin approximatif représentant cet épisode lamentable. Cependant, tous deux ne cessaient de s’étonner de l’absence de réaction de la comtesse de Cresseville. C’était à croire qu’elle s’était coupée totalement du monde, recluse dans la casemate de l’Institution pour des raisons qui échappaient à ses amis. Elémir prévint Madame par téléphone : il avait envoyé un télégramme tantôt à Cléore, au sujet de l’arrestation, et celle-ci n’avait toujours pas donné signe de vie, comme si le message ne lui était pas parvenu. Ils convinrent tous deux d’un rendez-vous, en un lieu où nul n’irait les importuner, afin de décider quoi faire. Elémir, dont nous connaissons les goûts morbides, choisit l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, où l’on avait récupéré et installé les célèbres momies d’écorchés anatomiques d’Honoré Fragonard, dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote, si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat, héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.
C’était un capharnaüm conséquent, un entassement pêle-mêle de pièces pathologiques animales, de monstres et de préparations humaines d’Honoré Fragonard aux secrets de conservation bien préservés, quoiqu’on les délaissât de nos jours. Madame se gardait de renauder, de renâcler, au spectacle de l’exposition de ces saletés augustes, bien qu’en son for intérieur, elle en restât pantoise. Elle ne pouvait cependant empêcher çà et là, quelques pincements fugitifs des narines et des lèvres, à cause du musc et des effluves que dégageaient toutes ces ordures et dépouilles scientifiques, dont fourrures et tissus paraissaient suinter d’une solution oléifiante destinée sans doute à les prémunir contre les insectes et la putréfaction. Leur fragrance avait la fadeur d’un mauvais vin suri, d’un reginglard infect stagnant en dépôt au fond d’une vieille barrique. Deux trois fois, Madame porta à son nez son mouchoir en dentelles de Bruges. Elémir avait choisi de la mener jusqu’au saint des saints, au tabernacle et au naos, là où s’amoncelaient, sans classement aucun, les cadavres d’Honoré Fragonard.
Il s’agissait de mannequins humains disséqués, encaustiqués de chairs roidies. Tout en découpures, compartimentés de viscères, d’artères, de veines et de fressures aux coloris artificiels ternis, bleus, rouges, injectés encore liquescents dans les cadavres par quelque mystérieux clystère via le tissu conjonctif et le réseau circulatoire, ces spécimens anatomiques de démonstration jouaient leurs saynètes bibliques au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux. C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le Cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le Cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua :
« Je me meurs d’anxiété au sujet de Cléore. Elle n’a pas accusé réception de mon télégramme d’alerte. »
Madame la vicomtesse réfléchit à deux fois avant de proposer une réponse à demi rassurante.
« Cléore est encore malade. Une mauvaise grippe doit la clouer au lit. J’ai jà mandé un médecin tantôt, puis-je vous le rappeler. Sa poitrine est devenue bien fragile.1 Elle suit un traitement contre la phtisie. C’est grand malheur pour une si jeune et si exquise femme !
- Mais, dans ce cas, Sarah aurait dû nous prévenir. Tout cela est bien étrange, que dis-je, fort déroutant. »
La maîtresse anandryne parut tout émotionnée.
« Quelque chose de fâcheux est arrivé. Moesta et Errabunda court un danger mortel. La prolongation plus que probable de l’accès maladif de Mademoiselle de Cresseville n’est pas sans motif. L’arrestation de Monsieur de Tourreil de Valpinçon implique un resserrement de l’étau policier. Hier, j’ai croisé deux sergents de ville près de mon hôtel particulier. J’ai dû entrer par la porte de service. Ils surveillaient les lieux, j’y mettrais ma main au feu.
- Que me révélez-vous, Madame ? s’effaroucha le marquis de la Bonnemaison. Nous serions épiés, surveillés ! »
Elémir ne parvint pas à réfréner des tremblements de mains d’un fumeur d’opium en manque de son vice, mais ceux-ci paraissaient davantage suscités par l’effroi engendré par la présence des cadavres écorcés, d’une teinte de litharge, qu’à cause de la crainte d’une arrestation de la vicomtesse. Afin de se donner meilleure contenance, il osa allumer un Trichinopoly, faisant fi des chairs mortes traitées éminemment combustibles. Tout en tirant des bouffées de ce poison, il lissa ses moustaches frisées d’éphèbe efféminé usé par ses excès de débauche sous l’œil goguenard hyalin et mort de ces cadavres confits d’Honoré Fragonard. On s’attendait à ce qu’un bitume noir exsudât de leurs bouches sardoniques au rictus putrescent. Elémir réfléchissait, songeur. Puis, lorsqu’il eut décision prise, il jeta, comme pour moquer la prétention morbide des momies :
« Je me rendrai en personne à Château-Thierry, dussé-je y laisser des plumes, ou pis, ma liberté. »
Le choc de ces paroles dessilla les yeux empreints de langueur de la vicomtesse.
« Vous ne parlez pas sérieusement, mon ami !
- Je n’ai pas le choix. Je veux savoir ce qui s’y trame, me faire maître espion et prévenir Cléore. Vous le voyez bien ; la présence de policiers près de votre hôtel parisien trahit l’inaction de V**. Il a lors cessé de nous protéger, de nous couvrir. Si j’étais vous, je solliciterais de sa part une audience secrète, incognito, et je lui suggérerais de limoger sur l’heure Raimbourg-Constans, ce qu’il aurait dû faire de longue date, d’ailleurs.
- Raimbourg-Constans est un finaud. Il a tout un réseau maçonnique à sa solde. Il saurait promptement que le coup vient de moi.
- Alors, dans ce cas, pourquoi V** affiche-t-il tant d’impuissance ? Cela nous nuit fort.
- Parce qu’il s’est amouraché de son bourreau, mon cher, et comme vous le savez, l’amour tue.
- Diantre ! Monsieur est tombé amoureux d’Adelia O’Flanaghan, cette catin miniature toute coulante de son vice ! J’en suis tout ébaudi !
- En ce cas…
- Je risque le tout pour le tout et, si Cléore est aussi malade que nous le pensons…
- …et si surtout, Raimbourg-Constans ordonne à ses forces de police d’effectuer un coup de filet général contre Moesta et Errabunda, nous devrons assurer les arrières de Mademoiselle, lui permettre d’échapper aux rets de la Gueuse. Il est un refuge que je gère… un refuge insoupçonnable, que mes ancêtres et moi-même tenons en commende depuis Charlemagne. C’est à M**.
- Vous êtes commendataire de M** ! Je l’ignorais !
- Si Cléore n’est pas arrêtée, si elle réchappe aux forces de la République, elle s’y rendra d’instinct. Si je puis m’exprimer ainsi, j’ai là-bas pignon sur rue, et revêtir une fois de plus l’habit de la fonction me siérait fort !
- Mais on dit que l’habit ne fait pas le…
- Il suffit. Permettez-moi, mon ami, que je vous réserve moi-même votre billet de train. Dès votre arrivée à bon port, télégraphiez-moi.
- Est-ce prudent ? Si Tourreil de Valpinçon nous a vendus ? Les bureaux des postes et télégraphes doivent regorger de gendarmes ou d’inspecteurs aux aguets. Rappelez-vous mon télégramme. Ils ont dû l’intercepter, tout simplement.
- Dissimulez votre identité ; soyez un simple commis-voyageur.
- Soit, j’acquiesce. Topons là ! »
*****************
Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon subissait son deuxième interrogatoire par le juge d’instruction. Monsieur de Quintemarre observait le prévenu avec un sourire narquois. L’homme n’apparaissait plus que comme l’ombre de lui-même. Il était visible que son séjour en cellule ne lui réussissait pas, et qu’il ne dormait plus du sommeil du juste depuis que sa détention en préventive avait commencé. Tout son être s’entachait, se marquait des signes d’une sénilité galopante, accélérée. C’était comme si en dix jours, il eût pris une décennie. Non seulement sa barbe apparaissait dépeignée, sa coiffure en désordre, atteinte d’un échevellement peu reluisant, non seulement ses yeux étaient creusés de cernes, mais sa bouche et ses mains, en plus, souffraient d’accès de tremblements irrépressibles.
Face au savant déchu, qu’il savait royaliste, le juge avait du mal à retenir un sentiment de triomphe propre à un partisan inconditionnel du gouvernementalisme républicain. Il plastronnait, lorgnons au nez, toupet de neige pointé avec orgueil, cou de dindon décharné et tendu émergeant d’un col raide d’empois, avec une cravate orgueilleuse nouée avec ostentation, qui rehaussait de son grenat vif et de sa perle authentique son habit d’ébène, sans oublier sa croix de commandeur de la Légion d’honneur qu’il s’amusait et s’obstinait à arborer en sautoir, même lorsqu’il n’avait pas revêtu sa robe fourrée, comme c’était présentement le cas. Sa tête rappelait celle d’un vieux macaque ratatiné, à la semblance du visage d’Emile Littré, le fameux grammairien à l’athéisme crasse. Grand et sec, d’une voix sifflante comme celle d’une vipère aspic, il attaqua :
« J’ai besoin d’un complément de renseignements pour clôturer mon instruction. Ce sont tous vos complices haut placés, qu’il vous faut me livrer, tous ceux et celles qui financent votre institution abjecte. Cette canaille de B** est-elle de la partie ? S’agit-il d’une nouvelle conjuration destinée à abattre la République ainsi qu’il en fut voici deux ans ? Répondez ! »
Comprenant qu’il avait affaire à un émule de Fouquier-Tinville, l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine, à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire2 de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne.
Le bureau au lourd mobilier était lambrissé, ciré avec maniaquerie, agrémenté d’une bibliothèque débordant d’ouvrages de droit pénal de maroquin pourpre classés avec soin et exactitude, à l’image de son occupant. Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne cessait de se lamenter en son for intérieur, se jugeant le dindon (encore une fois, il ne me faut pas abstraire cette métaphore de basse-cour) d’une indigeste farce. Il répétait en son esprit, en les détournant, les sept dernières paroles du Christ sur la croix, remplaçant Dieu par Cléore, et se questionnait amèrement : « Pourquoi m’a-t-elle abandonné à ce funeste sort ? »
L’interrogatoire se faisait plus serré, plus insistant que jamais. Il fallait que le savant perdu dégoisât. Il ne parvint qu’à balbutier une dérisoire réponse toute faite, digne d’un de ces mauvais romans-feuilletons d’investigation policière de messieurs Gaboriau et Wilkie Collins, qui polluaient de leur présence indigne les cabinets de lecture des deux rives de La Manche :
« Je crois…vous avoir déjà tout dit. »
A ces mots, le juge de Quintemarre s’empourpra et cracha, de sa parole coupante :
« Vos premiers aveux ne suffisent pas. Cléore de Cresseville n’est pas la seule coupable. Qui donc vous a financés, qui ?
- Je ne vendrai point la mèche, dussé-je passer par la table de géhenne.
- Nous n’en sommes plus là. Nous vivons au XIXe siècle, que diable, et nous nous targuons d’être des civilisés.
- Mais quels noms vous faut-il donc ?
- Avez-vous des fonds secrets qui permettent à votre…hem Institution – quel mot anodin dissimulant la pire des infamies ! – de tourner ?
- Fonds secrets ? L’affaire prendrait-elle une tournure politique ?
- Secret de l’instruction, je ne puis rien vous dire !
- Mais j’ai bien le droit de savoir, tout de même !
- Vous n’êtes autorisé à parler que pour nous donner des renseignements, pour tout dévoiler de ce que vous savez.
- Sont-ce ici les geôles d’un tsar autocrate ? Va-t-on me déporter en Sibérie ? Il est vrai que la Gueuse émet des titres d’emprunts russes depuis deux ans et…fait les yeux doux à un despote non éclairé, pour sortir de son isolement.
- Cessez donc de tourniquer autour du pot ! Encore une fois, qui vous finance ?
- Souhaitez-vous donc que je vous le jette ?
- Nous envisageons de traduire tout le monde en justice, y compris… celles qui librement, sans contrainte, se sont adonnées là-bas au vil métier que vous savez…
- Qui visez-vous en particulier ? » s’inquiéta Dagobert-Pierre.
Le juge avait décelé le point faible du prévenu. Monsieur de Tourreil de Valpinçon avait jà avoué, et cité ses deux petites-nièces dans la participation aux enlèvements lyonnais, notamment celui de la petite Jeanne Guadet. Dagobert-Pierre aimait et gâtait les jumelles, parce qu’il n’avait point d’enfants, et qu’elles avaient toujours joué le rôle de progéniture par substitution. Les savoir passibles d’une arrestation l’angoissait. Mais que pourrait faire la justice à l’encontre de mineures de treize ans ? De Quintemarre abattit une carte majeure, afin que Dagobert-Pierre cédât. Il prit un ton neutre, détaché.
« La Préfecture de police de Paris m’a communiqué un procès-verbal d’arrestation à l’encontre d’une ressortissante d’origine polonaise : la comtesse Nadia Olenska Allilouïevna… Lorsqu’on l’a interpellée à son domicile, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant une fiole de poison. Nos médecins patentés ont effectué les lavements d’estomac nécessaires et elle est présentement tirée d’affaire et sous écrou à Saint-Lazare. Elle a avoué être une cliente de Moesta et Errabunda qui fricotait avec…inutile de prononcer leurs noms, n’est-ce pas ?
- Ne…ne touchez pas à un cheveu de mes petites-nièces ! Ce sont d’innocentes poupées souffreteuses et…
- Elles ne sont pas parmi les enlevées, donc, tous leurs agissements relèvent de la complicité active !
- Ayez pitié de Daphné et Phoebé ! Elles sont gravement malades ! Leur état languide nécessite de permanents remèdes ! Elles souffrent du sang…
- Il est prévu d’émettre un mandat d’arrêt à leur encontre, au même titre que pour la comtesse de Cresseville, miss Adelia O’Flanaghan et messieurs Julien C** et Michel S**, que vous avez désignés comme les régisseurs des lieux. Miss O’Flanaghan est passible d’être inculpée pour assassinat.
- Co…comment ! mais elle n’a que…
- Souhaitez-vous que je vous livre les identités de ses victimes ? Deux des filles sont parvenues à s’évader et elles ont bien sûr tout raconté…
- Leurs noms, palsambleu !
- Secret de l’instruction !
- Et les victimes de miss Délie…trembla le scientifique déchu.
- Ursule Falconet, de Lourdes et….Daphné de Tourreil de Valpinçon. »
A ces mots, Dagobert-Pierre s’effondra, prenant une attitude prostrée. Il ne savait pas, n’avait jamais su, parce que Cléore n’informait plus de rien. Le fruit était blet, chanci, constellé de pruine, jà fragrant de pourriture. Le juge de Quintemarre n’avait plus qu’à le cueillir ou le prendre dans le compotier où il contaminait et touchait ses voisins. Il avait trompé, possédé le prévenu, attendant l’instant propice pour lui assener les informations de premier ordre qu’il détenait... depuis seulement la veille au soir, par Petit Bleu secret. Il s’était amusé bellement, faisant des soupçons d’Odile à l’encontre d’Adelia une certitude de culpabilité. L’Irlandaise aimait à homicider, comme l’on disait du temps de Monsieur de Sartine, sous Louis le Bien Aimé. Monsieur le juge n’eut lors plus qu’à tendre un porte-plume et une feuille de papier au vaincu pour qu’il la renseignât, notât les noms des grands argentiers de l’entreprise odieuse et signât en bonne et due forme. Dagobert-Pierre commença à faire crisser cette plume en sanglotant et tremblotant plus que jamais. A sa grande surprise, il avait succombé aux assauts de ce sectateur de la Gueuse sans vraiment combattre, sans lui opposer la protection de l’égide, ou du clipeus virtutis, non point par veulerie ou par fatigue, mais par pur désespoir. L’inattendu de la nouvelle l’avait frappé au cœur, et, en état de choc, il n’avait plus qu’à dénoncer celles et ceux qui avaient porté l’Institution sur les fonts baptismaux et l’avaient soutenue de leur argent douteux. Peu lui importait lors que les sycophantes de la République s’acharnassent contre sa petite personne, bien qu’il se sentît –oh, juste un peu – responsable de la situation et que tout en lui criât vengeance.
« Bien, fort bien », se satisfit le juge d’instruction avec des clappements indécents de la langue et d’obscènes déglutitions de son cou de dindon décharné, après que Dagobert-Pierre eut achevé et lui eut tendu ses seconds aveux signés.
« Par le diable ! jura le magistrat en parcourant l’écriture déformée par le chagrin. Comment ! Le ministre de l’intérieur V** serait compromis jusqu’au cou dans l’affaire ! Monsieur le préfet de police de Paris aurait donc eu raison de me faire part de ses soupçons ! … Voyons… La vicomtesse de**. Oui, nous le subodorions déjà. Elle est surveillée depuis une semaine. Mais je vois là les noms du marquis de la Bonnemaison, de la duchesse de**, de la princesse de**, de l’actrice M**, de Madame de Pressigny, de Mademoiselle de La Bigne, de miss Jane Noble, de Boston, de la peintre Louise B**, de la veuve du maréchal de**. Cela sent le cadavre, Monsieur de Tourreil de Valpinçon.
- Monsieur le juge… je… permettez-moi une requête…
- Je suis tout à vous…
- Ayez pitié de celle qui me reste…
- De Mademoiselle Phoebé ?
- Oui…et, s’il vous plaît, protégez-moi aussi.
- Pourquoi ?
- Dans les prisons, on n’aime pas les gens comme moi, qui s’en prennent aux enfants… Il y a des lois non écrites dans les geôles… Une justice immanente de ceux qui entre eux, se nomment les pègres…Et je crains fort leurs tribunaux…
- Nous renforcerons la garde de votre cellule.
- Dès aujourd’hui ?
- C’est au directeur de la maison d’arrêt d’en décider après avis du procureur, puis de moi même…
- Sous vos injonctions, monsieur le juge d’instruction ?
- Si ce terme vous convient.
- En ce cas, j’en serai fort aise, car je suis en danger, je ne plaisante pas.
- Je rappelle les sergents. Ils vont vous reconduire au dépôt. Adieu, monsieur.
- Au revoir à mon procès, vous voulez dire ?
- Point encore. Vous passerez en jugement…avec les autres…tous ensemble…lorsque nous les aurons tous pris. »
Il avait prononcé ces mots non comme un accusateur public de la Terreur, mais à la manière d’un lovelace lutinant une danseuse.
**************
Le lendemain matin, le gardien préposé à la nutrition des hôtes forcés de la maison d’arrêt effectuait son accoutumée distribution du rata ou brouet destiné à la manducation matutinale des prévenus et repris de justice. Son chariot chargé d’écuelles et d’une marmite de mauvaise soupe fumante, bonne pour la gueuserie, grinçait dans les couloirs aux murs lépreux d’écaillures, semés avec régularité d’huis à lucarnes et judas grillagés tels d’anciens guichets. Bien qu’à la dernière ronde, on eût signalé que tout était normal, que toutes les cellules du quartier étaient bouclées, on ne peut plus bouclées, il eut la surprise de découvrir grande ouverte, béante, la porte de celle de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Etonné, il y pénétra en grommelant : « Quel est donc le bougre qui s’est permis une telle négligence ? ». Ce qu’il vit le glaça d’effroi, le paralysa, avant de déclencher une compréhensible nausée, tant le spectacle avait quelque chose d’hideux, de sanglant et tératologique.
La chose qu’il vit, tapie au fond de la cellule, respirait encore. Cette chose rappelait – comment l’exprimer en des termes zoologiques et chimériques adéquats ? – un monstrueux volatile incapable de voler. C’était un homme-chapon. Il baignait dans le sang et le coagulum de ses mutilations. L’homme ou l’être se tenait à croupetons sur ses jarrets, et il n’avait plus ni pieds, ni génitoires. On lui avait taillé des croupières et il apparaissait nu, ventre proéminent, poitrine enflée tel un jabot, comme s’il eût été doté d’un bréchet. De fait, sa nudité n’en était pas exactement une puisque tout son corps se couvrait d’un duvet, d’un plumage à la fois hétéroclite et hétérogène, provenant d’on ne savait combien d’édredons et autres coussins, plumage parsemé, inégal, qui tenait sur son épiderme excorié par la magie d’une affreuse mélasse d’origine indéterminée, dont il valait mieux d’ailleurs ne point connaître ni la nature, ni la composition. Le visage était horrible, défiguré, inhumain, la bouche taillée de manière à ce qu’elle formât une espèce de bec, aux lèvres accolées, rapprochées, pointant, quasi érectiles, érigées et fendues. Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi.
***************
C’est dans un semi brouillard de la psyché que Cléore avait appris de Sarah les évasions de Cléophée et de Marie-Ondine. Indifférente, elle ne broncha même pas à la terrible nouvelle. Elle reposait dans sa couche, en position assise, adossée au vaste coussin, vêtue d’une chemise de nuit toute simple, ses cheveux ardents dénoués et libres. Il régnait en cette chambre une atmosphère prégnante, du fait de l’envahissement des fragrances camphrées. Cléore avait demandé qu’on lui fît porter la poupée automate pianiste de Nikola Tesla. Elle avait imposé qu’on en remontât le mécanisme afin qu’elle jouât son répertoire exclusivement pour elle. Elle aurait voulu que la petite fût nue, qu’elle lui montrât ses appas synthétiques. Elle se pâmait d’aise, l’écoutant exécuter Au lac de Wallenstadt, l’enchanteresse œuvre des Années de pèlerinage suisse de Liszt. De temps à autre, elle portait à ses lèvres pourprines un mouchoir de dentelles de Malines qu’elle ne cessait de souiller de ses expectorations séreuses. Une entrée la surprit alors qu’un léger étouffement la prenait : c’était Jeanne-Ysoline, coiffée de son singulier turban, bien que ses cheveux repoussassent à grand train (des mèches jà ondulantes d’un châtain clair doré dépassaient lors de l’étoffe soyeuse de la coiffe), appuyée avec fermeté d’une main sur sa canne, l’autre tenant un étrange biberon de fer.
« Que me veux-tu, ma mie ?
- T’administrer un mien remède pour te sauver, ô Cléore. »
Il valait mieux que la comtesse de Cresseville ignorât la complicité de la fée d’Armorique dans l’évasion des deux ingrates et qu’elle ne sût point, non plus, qu’Adelia l’avait missionnée céans sous la menace. Obéissant en aveugle, Jeanne-Ysoline s’était rendue au chevet de Cléore avec ce biberon de fer empli de son humeur atroce, de cette becquée d’enfer. Elle savait devoir renouveler deux fois cette opération, afin qu’aussi Phoebé fût rassasiée et sauvée par l’absorption de cette vaccine d’un nouveau genre, contenue dans un récipient qui représentait une hérésie pour les hygiénistes prônant l’usage du biberon de verre à la tétine caoutchoutée. Mademoiselle de Kerascoët s’avança doucement jusqu’au lit, l’embout ferré de sa canne de chêne résonnant d’un bruit mat sur les lattes du parquet de la chambre, qui irradiaient de cire. C’était une constellation miroitée, hyaline et diamantée, d’un sol rendu aux ors auliques du siècle de la douceur de vivre. Cléore s’appuya au baldaquin du lit à l’étoffe émolliente et sensitive de soie et de velours, dont le ciel avait tant impressionné la traître Marie-Ondine. Jeanne-Ysoline approcha des lèvres pâlies de la malade le bec du récipient, prête à ce qu’elle pût boire le contenu indicible de ce bien particulier biberon métallique. Cléore n’opposait aucune résistance, persuadée du but curatif de la damoiselle d’Armor qui une fois, l’avait guérie d’une fameuse apostume3. La comtesse accordait davantage sa confiance, presque aveugle, à Mademoiselle Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët qu’aux deux infirmières patentées de la Maison. Elle téta goulûment l’atrocité qui s’épreignit dans son gosier, plus infecte qu’une purge à base de cascara ou d’ipéca, alors que la poupée pianiste reprenait son morceau jusqu’à ce que s’épuisassent ses rouages, grimaçant à peine au goût de pourriture de cet ichor médicamenteux qui brûla ses papilles et son larynx, car notre Bretonne avait pris soin de faire chauffer ce déchet liquescent. Ses yeux noirs s’illuminèrent de joie lorsqu’elle lut dans le regard de sa maîtresse la réussite de sa mission. Alors qu’elle s’attendait à ce que la mie la cajolât et la félicitât, flattât ses joues vermeilles et parsemées de son de bécots et caresses de remerciements, notre fillette d’Armor fut surprise par la prime réaction de Mademoiselle. Se redressant avec brusquerie hors de ses draps de lys vierge tachetés de son sang pulmonaire, Cléore s’écria :
« Dieu du ciel ! Le faire-part ! J’ai oublié le faire-part ! Monsieur de Tourreil de Valpinçon ignore encor la mort tragique de sa petite-nièce ! Jeanne-Ysoline, allez mander, quêter Mademoiselle Regnault ! Il me faut une personne sûre, non connue des Castelthéodoriciens, pour l’envoi d’un télégramme à Lyon.
- Cléore ! Mais cela fait deux semaines que…et il me semble que l’efficacité de ma potion biberonnée par vous… son efficience… que dis-je, son efficacité instantanée…
- Où ai-je donc eu la tête durant tout ce temps ? J’ai trop souffert. Ah, je recouvre enfin mes esprits ! Allez, va !
- Sans même un baiser pour moi ?
- Nenni ! Je te ferai rubans fuchsia ! Je te promeus dès l’instant ! Va ! Ramène-moi Regnault, ma chérie ! »
Jeanne-Ysoline ne se fit pas prier ; elle s’exécuta le plus vite que son handicap le lui permettait. Elle ne rechigna pas face à l’ingratitude flagrante de Cléore. La nurse introduite dans la chambrée, elle s’alla préparer le biberon-médicament de Phoebé, la nouvelle ponction de ses plaies morbides, comme si rien n’eût été fait. Lorsque le remède fut fin prêt, elle se rendit en la chambre de la jeune malade munie de sa provende. Mademoiselle de Kerascoët poussa la porte avec circonspection, et le spectacle qui s’offrit à ses prunelles de jais ne fut point pour la rasséréner. Une silhouette cachectique, translucide comme du cristal, reposait, aussi blême que les draps de sa couche. L’infirmière Béroult officiait, s’apprêtait. Elle venait de changer les draps de la juvénile moribonde. Le fumet infâme de la literie sale persistait encore et polluait l’atmosphère de réclusion de ce lieu de souffrance et de chagrin. Endeuillée, raide dans une tenue anthracite à peine rehaussée d’un tablier blanc et d’une coiffe ancillaire, Marie Béroult fit signe à Jeanne-Ysoline de partir ; elle n’en avait pas terminé avec la patiente, qu’elle toilettait, humectait d’une essence de néroli afin d’atténuer les fragrances horribles d’ordures et d’escarres qu’elle exhalait.
« Mademoiselle, que signifie votre intrusion ?
- Excusez-moi, mais Cléore m’a chargée d’administrer à Mademoiselle Phoebé un remède de la dernière chance, se surprit-elle à mentir.
- Etes-vous certaine de son efficacité ?
- J’en témoignerais devant Notre Seigneur et j’en jurerais sous serment ! Je viens de faire absorber le contenu de ce biberon métallique à notre maîtresse à toutes, et elle s’est promptement sentie ravivée !
- Dois-je vous croire sur la seule foi de vos paroles ?
- Je suis prête à me donner à vous si vous doutez encore ! » jeta Jeanne-Ysoline avec résolution tout en commençant à retrousser ses jupes et à montrer ses pantalons de broderie.
Troublée un furtif instant par l’exhibition de ce linge mignard, la nurse trouva fort osée la proposition de la fée d’Armor. Au contraire de Cléore, Marie Béroult n’éprouvait aucune attirance pour les petites filles, préférant le fricot entre anandrynes adultes. Juste pour donner le change, elle attoucha l’entrefesson pansé de la belle enfant abîmée (les poupées endommagées ne sont-elles point tout de même jolies ?) qui en frissonna d’aise. Jeanne-Ysoline lui rendit la pareille, après avoir déposé sa canne. C’était là un signe d’approbation, d’acceptation mutuelle, d’une sauvagerie de lambrusque, comme lorsque les chiens flairent leurs parties honteuses en remuant leur queue. Alors, Mademoiselle de Kerascoët put approcher le bec de fer de la bouche crayeuse de Phoebé. Elle redressa et soutint sa tête contre le coussin de plumes de pluvier tandis qu’elle lui faisait boire le contenu abject de ce biberon pansu en forme de poire, qui comportait un poinçon remontant à l’an 1830. Bien que le contact du métal fût froid, les lèvres de l’empuse émirent bientôt un bruit de succion révélateur, tétant ce chaud liquide. Jeanne-Ysoline ne put empêcher un mince filet jaunâtre et brûlant, assez malodorant, de couler de la bouche maladroite et sèche de Phoebé, filet qui s’alla le long de son cou de cygne décharné salir le col engrêlé de sa chemise de nuit de batiste. Elle parvint à vider le récipient insane à petites gorgées. La fée d’Armor vit que cela était bon ; les joues de la fillette reprenaient des couleurs bienvenues ; ses yeux s’illuminaient, perdant leur ternissement quasi cadavéreux. C’était la satiété, la satisfaction, et un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la survivante des Dioscures, bien qu’il fût antithétique au vu de son habituelle cruauté de lamie. Jeanne-Ysoline n’était pas sans savoir combien les biberons de fer, de fer-blanc ou d’étain, becqués souventefois de croûtes de lait séché et moisi, représentaient un danger, une aberration pour la santé, car, difficiles à stériliser, ils étaient propices à la prolifération de ces microbes et germes que Monsieur Pasteur combattait.
La respiration, jusqu’à présent courte et sifflante, presque à la semblance d’un râle, de la poupée blondine, reprit de la force, de la consistance, et la jeune Bretonne put voir la maigre poitrine de la péronnelle se soulever avec une belle régularité qui dénotait l’efficacité de son curatif déchet. La lividité cadavérique de son incarnat alla s’atténuant. Alors, Mademoiselle Phoebé de Tourreil de Valpinçon se dressa toute hors de ses draps et dit :
« Pressez-moi, ma mie, un rat ou un oiseau, pour que je puisse m’abreuver. J’en ai grand besoin. »
Il fallait que la nurse ou la petite fille satisfissent cette envie impérieuse. Notre Armoricaine se proposa ; elle savait où dénicher les rongeurs qu’elle avait l’habitude de piéger pour tenter de les apprivoiser et non d’en user sadiquement comme Délie ou les jumelles. Dès qu’elle fut sortie de la chambre, Adelia l’interpella.
******************
L’entretien entre Cléore et l’infirmière Regnault fut assez glacial. Certes, la nurse avait toujours fait preuve de prévenance et d’égards envers celle que ses titres rendaient parfois par trop condescendante. Cléore considérait les demoiselles Regnault et Béroult comme de simples domestiques, ainsi qu’un Wolfgang Amadeus Mozart par Colloredo. Là, la coupe était pleine, d’autant plus que la puissance de la comtesse de Cresseville s’était érodée au fil des événements. Ce qui intéressait Diane Regnault, tout comme sa collègue et supposée amante, était la possibilité croissante de signifier son congé et de demeurer désormais exclusivement aux services de la vicomtesse et de la peintre de talent mondain. Cléore parla, donnant ses ordres, un reste de pourpre aux joues, ses cheveux d’or safranés lustrés ayant recouvré leur brillant et leur soyeux proverbiaux.
« Je vais faire atteler une voiture par Jules. Il va vous conduire au bureau des postes et télégraphes de Château-Thierry. Là, vous enverrez un télégramme à l’intention de Monsieur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, Lyon, 18 Avenue des Ponts, du moins est-ce là sa domiciliation officielle, parce qu’il en a deux autres dans la ville, dont un laboratoire secret. Prenez une feuille et un crayon, afin que vous notiez avec exactitude la teneur de ce message.
- Serait-ce point folie, Mademoiselle ? On dit que les pandores pullulent là-bas !
- Ne discutez pas mes ordres ! Vous n’y risquez rien. Nul ne vous y connaît.
- Vous faites votre Adelia, et je vois que votre langueur s’est bien évaporée.
- Notez : A Monsieur de Tourreil de Valpinçon stop. 18 Avenue des Ponts Lyon stop. Ai la douleur de vous annoncer disparition petite nièce Daphné stop. Décès survenu le 4 octobre stop. Cause inconnue stop. Condoléances sincères stop. Est-ce assez laconique ?
- Vous mentez effrontément Mademoiselle. N’eût-il pas fallu que vous écrivassiez Assassinée stop ?
- Afin d’attirer l’attention de la police ? Jamais de la vie. Allez, et exécutez !
- Vous avez la sécheresse d’un despote, Mademoiselle.
- Non, du Roy Soleil, mon personnage historique favori, qui, si je l’avais connu, m’eût convertie…
- A quoi donc ?
- A ne plus aimer que des hommes, comme toutes les femmes banales, hélas ! »
**************
Tous les mouvements d’entrée et de sortie de Moesta et Errabunda étaient désormais étroitement surveillés, dans l’attente que les forces de l’ordre ordonnassent un beau coup de filet. Un gendarme caché en haut d’un peuplier, guettant le portail avec ses jumelles, vit sortir l’attelage de Jules.
« Il prend la direction de Château-Thierry avec un passager. » rendit-il compte à son collègue en bas.
« Je les suis à distance ! »
Ni Jules, ni Regnault, n’avaient de raison d’assurer leurs arrières, pensant que le danger ne se situait qu’à la poste elle-même. Aucun ne songea à tourner la tête et à remarquer un cavalier distant coiffé d’un bicorne pourtant repérable à cent lieues. Le ciel automnal était d’un gris d’ardoise, propre à susciter le spleen. Lorsque la voiture parvint à destination, Diane Regnault ordonna à Jules de l’attendre à quelque distance, dans une rue transversale. Comme si de rien n’était, elle franchit le seuil du bureau postal et attendit qu’un guichetier du télégraphe voulût bien la prendre en charge. C’était une heure de faible affluence, et le gendarme Louis, passant de l’autre côté du bâtiment où se tenaient plusieurs hommes en faction, les prévint qu’on allait instamment cueillir un gibier de choix. Il pensait qu’il s’agissait de Cléore elle-même, bien qu’il n’eût pu distinguer ses traits derrière la vitre remontée de la voiture. Moret était de la partie. Il fit poster un brigadier et un gendarme à l’entrée, et encore deux hommes dont Louis derrière. Lui-même pénétra dans la poste et eut tôt fait de repérer la maigre et sèche femme en robe noire qui patientait, attendant son tour, près d’un des guichets voués à la télégraphie. Il constata qu’elle ne correspondait pas au signalement de Cléore, et supputa qu’il s’agissait d’une domestique, mais non point de la fameuse Sarah dont Odile avait parlé, parce que moins âgée et cassée. Les employés eux-mêmes étaient, comme le disent les pègres et pégriots des prisons, au parfum. Ils devaient signaler à la police et à la gendarmerie tout envoi et toute réception de correspondances suspectes, et remettre les plis aux autorités qui les décachetaient. Ainsi avait été intercepté le télégramme d’Elémir. L’architecture des lieux était banale, passe-partout, conçue sans génie, hésitant entre les éléments architecturaux passés et présents, avec des piliers aux moulures médiocres et quelques concessions au fer.
Enfin, le tour de l’infirmière vint. Dès que Diane Regnault commença à énoncer le contenu de son message, les yeux de l’employé s’éclairèrent. L’homme, chauve et gras, coiffé d’une couronne de cheveux bruns pelliculés, son costume de confection ordinaire protégé par les classiques lustrines, prit un air chafouin, demandant à Madame d’articuler avec soin et de lui répéter par deux fois le nom du destinataire. Il nota le tout sur une feuille de papier, au lieu d’aller actionner le fameux fil chantant. Il s’éloigna pour ne pas revenir, après avoir dit à Madame de patienter quelques instants à cause d’une petite formalité à respecter pour qu’il lui en coûtât moins, car il supposait, à la mise modeste de Madame, qu’elle était parcimonieuse, près de ses petits sous, et qu’elle devait thésauriser. Lorsqu’elle vit le télégraphiste revenir, non point derrière le grillage caillebotté, après qu’il eut envoyé le message et en eut évalué le prix, mais dans la salle même, sans qu’aucun cliquetis caractéristique du langage de Monsieur Samuel Morse eût retenti, accompagné de Moret et d’un gendarme, en la désignant aux autorités d’un geste explicite, elle s’alarma et tenta de quitter les lieux en hâte. Un coup de sifflet la cloua sur place, suivi d’une empoignade et d’une brève algarade, car elle essaya de se défendre avec un stylet, arme de garce, qu’elle enfonça légèrement dans la dragonne du brigadier Coupeau. L’inspecteur et Coupeau immobilisèrent la tribade et lui firent lâcher sa lame de fourbe. Moret prononça la phrase rituelle : « Au nom de la loi, je vous arrête pour complicité de prostitution d’enfants. » et Coupeau lui emprisonna les poignets dans des liens métalliques que l’on nomme menottes, et qui ont remplacé les antiques poucettes du temps du sieur Vidocq. Les badauds présents dans le bureau, au nombre d’une douzaine, stupéfaits, tant l’intervention avait été prompte, n’avaient pas bronché, supposant qu’il s’agissait de quelque voleuse ou mauvaise marâtre appréhendée pour traitements indignes de ses beaux-enfants.
« Belle prise, messieurs », dit l’inspecteur, sans commentaire.
Lorsque Jules eut constaté que l’infirmière ne revenait pas, il s’approcha avec discrétion de la poste ; il y vit un attroupement, et distingua la silhouette de Diane, attachée et tenue avec fermeté par deux gendarmes, sous l’œil ébahi des passants, bien que quelques commères n’hésitassent point à l’admonester et lui crier leur hargne. La rumeur se répandait vite et l’on savait désormais par la presse que la gendarmerie allait démanteler une bande de voleurs d’enfants dont Madame Grémond et ses filles, jà écrouées à Laon, étaient les complices. Il était visible que le rassemblement de badauds, enflant sous une affluence irrésistible de curieux appâtés, risquait de dégénérer en échauffourée. Jules prit prudemment la fuite, décidé à prévenir la comtesse de Cresseville, et à ne pas tomber à son tour dans cette souricière. La foule allait toujours croissante autour du peu commun spectacle, point si rare désormais, depuis que la famille Grémond avait eu maille à partir avec les forces de l’ordre. Bientôt, on dépassa la centaine de personnes. Cela créait une animation bienvenue dans une bourgade trop longtemps assoupie dans sa routine provinciale. Les gendarmes avaient du mal à contenir cette émotion populacière, cet agglutinement de passants à la fois curieux et haineux. Les poissardes, à demi ivres, lors en pleine effervescence, tentaient d’exciter, de galvaniser les autres, au risque qu’ils appliquassent à l’encontre de la nurse la loi américaine de Lynch. Chacune, telle une tricoteuse, semblait avoir son bon mot, son quolibet et son insulte à cracher. Elles métamorphosaient Regnault en bouc-émissaire de leur misère et de leur ordure, et certaines, prostituées notoires, la prenaient comme victime expiatoire, la menaçant de leur vindicte, soupçonnant à juste raison qu’elle avait quelque chose à voir avec cette Poils de Carotte qui, quatre mois durant, leur avait ôté leur pain de leur bouche puante d’absinthe et de pyorrhée, en instituant une débauche contre nature qui avait eu pignon sur rue. C’était un cortège de faces triviales aux poings brandis, hurlantes, vêtues de hardes informes et d’oripeaux étiques, comme si tous les bas-fonds de la Champagne et de la Brie s’étaient donné rendez-vous ici, afin qu’ils châtiassent la complice supputée de la poupée-pierreuse aux cheveux rouges. Les ribaudes ravagées par l’alcool essayaient d’arracher les cheveux et les yeux de Diane, de déchirer sa robe, de la frapper, de lui jeter des pierres, de la violer et de l’éventrer même. Elles étaient armées, qui de tessons de bouteilles, qui d’aiguilles à tricoter, qui de tisonniers, qui de ciseaux, qui de couteaux de boucher qu’elles brandissaient à tout-va en éructant et en bavant comme des enragées. Il ne leur manquait que les piques pour qu’elles fissent un mauvais sort à Mademoiselle Regnault. Elle représentait pour elles la grand’ville, l’étrangère, l’autre, la gouine, la teutonne, la juive peut-être, tout ce qui leur passait par la tête et incarnait une déviance par rapport à leur fruste et réductrice vision du monde.
De son poing, un cabaretier excité réussit à casser le nez de l’anandryne, avant que les gendarmes pussent réagir et disperser cette foule houleuse et irrationnelle, sans nul guide, simplement grossie par une haine inexplicable, trop longtemps contenue et lors déchaînée. « Viens ici que je t’ôte ton cœur et tes seins et que je te les bouffe, marie-salope ! Tueuse de gamines ! Va rejoindre tes semblables chez le diable ! » criailla une vieille pocharde à demi édentée vêtue d’un fichu lustré qui empestait l’urine et le suint. « J’prendrai tous les poils de c’que tu sais, sale putain, et j’en fr’ai une barbe pour mon homme ! » s’érailla une autre. Beaucoup harcelaient Diane de leurs insultes, déblatérant mille abominations du même acabit. Comme l’eût dit Odile, c’étaient des guenons sans contrôle, crocs gâtés dehors, folles furieuses, qui escortaient l’ordre de la Gueuse, jusqu’aux enfers si elles eussent pu le faire. Le brigadier Coupeau dégaina son sabre, attendant l’ordre de charger car le cordon policier protecteur faiblissait de plus en plus. C’était à croire que désormais, presque toute la ville avide de sang était présente, afin de tailler en pièces la prévenue et de se repaître de ses restes déchiquetés. Coupeau n’eut pas à agir : une pluie drue se mit à tomber, qui d’un coup, fit retomber les ardeurs des démentes et déments. La populace enfin s’égailla, car elle exécrait davantage les intempéries pourvoyeuses de fluxions de poitrine que les supposées enleveuses et tueuses de fillettes. La peur de leur mort avait vaincu les émeutiers, sans même qu’un coup de sabre eût été assené. Enfin Moret et la maréchaussée parvinrent à faire monter la prévenue dans la voiture fermée et grillagée affrétée par le commissaire Brunon.
***************
Jeanne-Ysoline remarqua qu’Adelia s’était enfin lavée et bien adonisée. Sa coiffure ondulée avait retrouvé son éclat et elle ne sentait plus la saleté de l’autre nuit.
« Je vois que tu as accompli la tâche que j’avais exigé de toi. Il me reste à te convaincre de l’inanité du pouvoir de Cléore. Puis, nous rassemblerons les autres et détrônerons la Mère. » discourut-elle.
En un premier temps, la jeune Bretonne, qui savait le quant-à-soi et l’égoïsme de Délie redoutables, demeura coite. Elle la laissa poursuivre, allant jusqu’à se laisser prendre et conduire par la main. L’antinomie régnait en maîtresse entre les deux fillettes.
« N’as-tu jamais été traversée par la tentation ? reprirent les lèvres gourmandes de stupre de la goule d’Erin dont la sylphide d’Armorique ne pouvait qu’abominer le verbiage. Hé bien, moi, poursuivit-elle avec désinvolture, j’ai eu la tentation de me libérer du joug de Cléore, de recouvrer ma liberté entière. »
Jeanne-Ysoline continuait à marcher sans mot dire, espérant que l’imperméabilité de sa probité résisterait à la pernicieuse fillette, mais, lorsqu’elle vit que toutes deux prenaient le chemin du confessionnal de la Mère, ce qui confirmait les intentions torves d’Adelia, elle se décida enfin à lui répondre.
« Drôle de manière d’interpréter le mot liberté ! Tu as assassiné Daphné, ne le nie point. Phoebé t’accuse. N’es-tu pas bourrelée de remords ?
- J’ai agi par vengeance. Vous m’avez déposée de mon trône, non parce que j’avais failli comme un Charles le Gros, mais du fait de la survenue de ma nubilité. Tu fus odieuse envers moi, parce que toi aussi, tu as voulu laver l’affront supposé de ta flagellation ô combien méritée. Tu as persiflé en toute indignité. Et tu es la prochaine sur ma liste vengeresse !
- Par ta faute, je suis marquée à vie dans ma chair ! Tu t’arroges le droit de justice. Tu te crois la bannie, la maudite, la révoltée, la guide d’une improbable révolution. A ce propos Quitterie m’a rapporté…
- Ta complice dans l’évasion de Cléophée et de Marie-Ondine, puisque j’ai tout vu ! rétorqua, sardonique, miss O’Flanaghan, les pommettes pourprines de haine.
- Je reprends, quels que soient tes sarcasmes. Quitterie m’a rapporté les paroles d’Odile – j’étais alors encore à l’infirmerie, en train d’endurer les mille souffrances de tes coups de fouets dont mon intimité porte à jamais la purulente souillure –, lorsque Cléore lui remit les rubans jonquille. Elle évoqua la révolte des guenons…la destruction de leurs entraves…
- Quelle emphase ! Quelle grandiloquence ! Te prends-tu pour le poëte Hugo ? L’entrave, c’est la Mère, une entrave factice, un artifice, une tromperie commode, telles ces statues des divinités soi-disant dotées de la parole, que les prêtres de Rome ou d’ailleurs faisaient s’exprimer de leur propre bouche, par quelque exercice de ventriloquie, exploitant jusqu’à plus soif la naïveté des peuples ! La Mère est un carcan, notre carcan à toutes, un carcan artificieux que je m’apprête à jeter bas pour dessiller les yeux de toutes tes petites amies. Jeanne-Ysoline, je me voue tout entière à la tentative de reconstitution, de reconstruction, de restauration, que dis-je, de résurrection d’un paradis perdu, d’un jardin des délices, dussé-je y sacrifier mon existence même.
- Oiselle de mauvais augure !
- Lorsque j’en aurai terminé, que je t’aurai prouvé la véracité du leurre, je prendrai un porte-voix et j’ameuterai toutes les pensionnaires afin qu’elles s’assemblent autour du cadavre brisé du grotesque automate. Je sonnerai l’hallali et…
- Je ne le veux point, Adelia ! »
Jeanne-Ysoline avait jeté ces derniers mots à la figure cramoisie d’excitation de la poupée catin, avec la résolution farouche d’une chrétienne du temps de Dèce s’apprêtant à subir le martyre. Adelia la souffleta. A sa surprise, habituée qu’elle était lors à ressentir la douleur, Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët éprouva presque du plaisir à ce soufflet. Jeanne-Ysoline réalisa qu’au fond, Adelia ne la laissait nullement indifférente. Quelles qu’elles eussent été, miss O’Flanaghan était dotée de cette faculté rare capable, par un simple effleurement de la main, par un furtif clin d’œil, d’abolir toutes vos inhibitions. Elle représentait la transgression incarnée, le plus beau des fruits verts défendus de l’Arbre édénique de Gomorrhe. Nouvelle Lilith, Mélusine, Serpent tentateur de la Connaissance et de l’Inconnaissance, fille-femme susceptible de percer le Mystère divin, la liberté selon elle équivalait à braver l’interdit. Par son moindre grain de peau, par la moindre parcelle de son linge, elle transsudait de désir, de volupté et de suavité. Jeanne-Ysoline la connaissait belle ; elle la sut désirable. La jadéite de son regard ulcéré et courroucé la subjugua. Les longues torsades parfumées de cuivre ardent ourlant sa chevelure, qui resplendissait à la lueur jaune et incertaine d’une lampe à gaz du couloir, encadrant un visage d’un ovale onirique, l’ensorcelèrent. Même l’éclat et le cédrat ambré de son camée de chrysoprase et de corail, qui ornait sa jeune gorge, l’attirait. Sa respiration oppressée par la colère soulevait son corsage évocateur par ce qu’il dissimulait d’un jouissif enivrement tactile, visuel et olfactif, et ajoutait à la sensualité turpide que tout son être juvénile avait toujours dégagée, l’irradiant d’un érotisme confondant. Et l’odeur de ses cheveux ! l’odeur de cette peau aussi, enfin lavée de ses souillures de crasse, de toute son ordure, pure, pure de nouveau, pure enfin de toutes les tavelures de la fille cachée. C’était un pot-pourri de naguère, une résurgence immémoriale des senteurs oubliées d’autrefois, envoûtantes comme jadis en la couche de Cléore lorsqu’Adélie se dépouillait, qu’elle se dénudait toute, offrait au regard concupiscent de sa maîtresse son corps de sylphe qui se formait à peine, laissait choir son linge avec négligence jusqu’à la dernière pièce au pied du lit tarabiscoté de l’adulte-enfant aimée, exhibant sa peau immature enduite de parfum pour la mie. Myosotis et dahlia, œillet mignardise, bouquets d’amaryllis et d’asclépiades. Le parfum vénéneux, suicidaire et suffocant de la belladone aussi, mêlé au pélargonium, à l’aconit, et à la rare fragrance du curare indien. C’était l’embrun fouettant, qui laisse sur la joue et la bouche une empreinte saline, que la langue s’empresse de lécher ; l’arôme du ressac aussi, au bord de la mer normande, qui charrie et laisse se putréfier les méduses translucides et sème un sillon d’algues brunes et rouges entêtantes de fumets iodés. C’était un tourbillon fluviatile de nuit emportant toutes les roses fanées, tous les pétales secs, toutes les blettissures végétales des floraisons enfuies, mais aussi une eau noire, dormante, ténébreuse, zébrée de sphaignes, prête à engloutir les imprudentes qui se risquaient, attirées par ses appas musqués comme l’insecte par le nectar exhalé par une fleur de mort. Elle engloutissait dans un maelstrom les hydrangeas bleutés, les nymphéas rosacés, diaphanes et pourprés. Elle rappelait quelque gâteau ranci, fort ancien, dur comme pierre mais carié, se fragmentant, suant de son vieux beurre jaunâtre, qu’eût émietté à l’adresse des oiseaux pour leur provende et leur pitance un bon vieillard dans un jardin public. Elle virevoltait. Elle était cette valse lente, la plus ancienne des valses, antérieure à toutes les autres valses, perdue par la mémoire mais rémanente, éternelle, tout en ruptures de rythme, d’harmonie, languissante, compassée, vieillotte, assourdie mais spasmodique telle une agonisante, puis accélérant, haletant, soupirant, pour de nouveau ralentir, céder sans cesse, sans répit, entourant de l’étau de ses bras la cavalière phtisique et évanescente aux longues boucles blondes agrestes entravée par son corset de mort. Elles se confondraient toutes deux en une intrication, en une inextricable étreinte de l’amour-mort. Efflorescence, inflorescence de la torpidité. Adelia était tout cela, composite. Cheveux de frangipane, lèvres carmines de peau d’Espagne, ganterie de chevreau, de quasi vélin, fine comme un hymen, gainant les douces mains fébriles. Jeanne-Ysoline avait envie d’elle, une envie saphique irrépressible, et se décida à la ruse des sens afin de repousser par la volupté l’échéance de la destruction de la Mère.
Alors, elle joua son va-tout. Elle retarda Adelia, l’accaparant par les jeux de l’amour. Sans prévenir, alors que sa joue brûlait encor du soufflet assené, elle lui dit, d’un calme apparent, presque béat et irénique, bien que ses lèvres tremblassent et trahissent une émotion intense : « Faisons la paix, ma mie…Viens à moi, viens tout à moi. » et commença à bécoter son cou ivoirin et ses pommettes veloutées. Adelia avait beau se faire prudente, elle rendit d’instinct la caresse tout en persiflant.
« Voilà que tu t’offres à moi à présent ! Tu joues les catins inconstantes ! Tu as oublié ta chère Cléophée ? » susurra-t-elle avant d’ordonner : « Ôte ton turban pour moi, fais-moi plaisir…je sais que tes cheveux repoussent. »
Comme la fée d’Armor ne s’exécutait point et continuait à parcourir de ses lèvres le cou de l’Irlandaise tout en dégrafant le corsage de sa partenaire et révélant son linge pectoral de dessous, Adelia enleva elle-même la coiffe et dévoila de coruscantes mèches soyeuses châtain-roux. « Tu reconstitues vite ta parure nonpareille »… murmura-t-elle alors que Jeanne-Ysoline parcourait jà ses seins menus. Elle voulut lui rendre la pareille, aller elle-même de l’avant, défaire la robe de la petite futée, dénuder sa poitrine alors que bécots et suçons se multipliaient avec une allégresse mutuelle mêlée de gémissements de plaisir anandryn de Gomorrhe. Leur enlacement réchauffait leurs ardeurs collectives. Plus l’étreinte progressait, plus Délie se dulcifiait, substituant la tendresse à la méchanceté. Les pantaloons des deux amantes se trouvèrent promptement entr’ouverts et les doigts des jeunes nymphes, libres, fort entreprenants et impatients d’en découdre, purent tout leur soûl y exercer leur luxure tactile, par des palpations renouvelées, côté tissu et côté peau, insistant sur les ravines et rayères naturelles. Leurs lèvres ne cessaient de susurrer des paroles douces, sucrées et tendres, sirupeuses comme du mellite, nourrissantes comme du matefaim, des « ma ravissante, ô ma ravissante », tandis que l’écartement de l’entr’ouverture de leurs pantalettes devenu maximal, permettait toutes les audaces digitales exploratoires et les froissements délicieux au sein de leurs matelassures secrètes. Chacune en ses ébats soupirants sentait l’ipomée, le volubilis de son opercule précieux ourlé humecter de mouillures subtiles la douce étoffe festonnée de son entrefesson. La sève de l’extase montait, les humidifiait toutes, poissait leurs mains, là où devait s’assouvir leur instinct féminin. Leur cœur battait à tout rompre ; leur frimousse était pourprée de leur hardiesse saphique, alors que de leur épiderme s’écoulait une sudation de bonheur, un exsudat sudorifique de musth. Jeanne-Ysoline, toute haletante, sentait en elle un étrécissement spasmodique ; sans doute était-il dû au pansement qui comprimait encore sa fleur personnelle dont la rosée nectarine gouttait sans retenue, mêlée de pus. Elle devenait cependant euphorique. Bien qu’ils eussent été renouvelés dès potron-jacquet, ses bandages chancissaient jà et le julep de luxure de la fille d’Armor tachait ses pantaloons de jaunissures de suppuration. Cela engendrait des adhérences insanes, mais ô combien jouissives !
Miss O’Flanaghan frémit : Jeanne-Ysoline s’était brusquement agenouillée malgré l’estropiement qui la gênait, et s’était insinuée sous ses jupes. Elle fit glisser jupon de percaline et pantalons de broderie anglaise de la fleur empoisonnée d’Erin. Lors impudique, la volupté acheva d’envahir toute l’ancienne favorite. Délia sentait les doigts puis l’ourlure, la ciselure buccale de Mademoiselle de Kerascoët parcourir lentement son rubis indicible, lisser, caresser, embrasser, pourlécher et suçoter le bienveillant Ryû tatoué sur la peau épilée, qui émergeait de la gemme intime, comme si elle eût désiré en absorber tous les pigments. Elle l’entendait murmurer : « Le mignon animal ! » alors que la langue gourmande et alléchée de Jeanne-Ysoline se jouait du léger déchaussement du bijou, sans que sa partenaire craignît qu’elle achevât de le dessertir, de le desceller de son anneau nuptial. A peine ébranlé par le coup de pied d’Abigaïl, il tenait encore en suffisance à sa conque-serrure de poupée-putain de par l’excellence du travail du joaillier-orfèvre. En extase, une sirupeuse liqueur perlant de son trésor, elle haleta plus intensément encor que sa mie, ravie, assouvie, quoique sachant en sa quintessence de jeune fille de joie que nul objet ne pouvait pourfendre sa joaillerie hindoue, cette ouverture-intaille facettée iridescente et grenadine, ce bouchon de Golconde, cette hyménée de pierre dure, jusqu’à ce que le principe de réalité la rappelât à elle. Son entendement revint d’un coup et elle cria : « Tu me gruges ! Retire-toi de mon intimité ! » Lors, elle sortit une horreur de son réticule tombé à terre. C’était un étui…l’étui du seppuku de la geisha, la seule œuvre façonnée de main d’homme possédant l’aptitude à forcer et détruire son joyau verrou conçu pourtant pour obvier à toute tentative d’intromission, de quelque nature et matière qu’elle fût.
« Je puis te tuer à l’instant avec ceci, ma chère… Tu vas m’obéir. C’en est assez de nos ébats, de nos transports saphiques, si doux et agréables qu’ils soient. Rhabille-toi. Suis-moi ou je te transperce. Cléore ignore encore que je lui ai dérobé son arme secrète tout à l’heure, pendant qu’elle biberonnait ton ichor bouilli. »
Elle renfila ses pantalons et son jupon, rajusta son corsage et sa brassière de dessous, à demi délacée, d’où émergeaient, impudents et charmants, ses petits seins de lait, puis, menant Mademoiselle de Kerascoët résignée comme à la baguette, elles parvinrent au confessionnal de la Mère. L’être de mort y demeurait, silencieux, inerte, d’une immobilité de cadavre. Sans nulle hésitation, Adelia extirpa l’horrible mannequin de sa cage grillagée. Jeanne-Ysoline ressentit une peur obsessionnelle, instinctive, à la vue de l’automate inanimé. Elle blésa et trembla.
« Ze…ze ne puis croire…Zerait-elle morte dans zon zommeil ? Z’ai grand’peur Délia !
- Crédule pécore ! Aide-moi plutôt à la tirer. Nous allons prévenir toutes nos camarades que la Mère n’a jamais existé. »
Une fois cette horreur déplacée et couchée sur le ventre, Délia montra combien la créature artificielle était dépareillée. Le dos de sa robe d’Angélique Arnauld, tissée en étoffe nivernaise de poulangis, était déchiré, dévoilant un panneau béant sur l’appareillage interne de l’androïde, appareillage qui semblait avoir été saboté. De l’extrémité ferrée de sa canne, Jeanne-Ysoline essaya timidement de retourner la chose, comme pour conjurer un mauvais sort ou exorciser l’effroi que la vision de cette figure de squelette vérolé et pellagreux engendrait. Elle paraissait à la fois rancie de boursouflures, polie et marouflée, tels ces antiques masques animistes chinois qu’on façonnait pour célébrer un culte dit nuo, empreint d’une conception géomancienne et souterraine du monde.
« Je l’ai réduite à l’impuissance avant même de te conduire ici, en son antre, reprit notre Irlandaise d’une voix résolue. Il suffisait de point grand’chose… Briser un mécanisme par-ci, fausser un engrenage par-là… Désormais, Lacédémone, Port-Royal et Cîteaux ne nous tourmenteront plus ! Gomorrhe et l’art pour l’art triomphent et j’en suis l’impératrice incontestée !
- Adelia, tu perds l’entendement…
- Petite fille en fleur, mutine et candide poupée ! s’exalta Délie. Sache que je suis sous l’emprise de mes stupéfiants chéris, dont j’ai abusé avant de t’aller prendre… Aimes-tu les pipes d’opium, le laudanum, le bétel, le kif, l’orientale saveur assommante et décadente du swab et de l’épine de Mossoul ? Veux-tu devenir comme moi, une prostituée de Babylone immature et pourtant jà réglée ? Laisse-moi informer toutes les autres qu’elles sont désormais libres, et que je prends le commandement de Moesta et Errabunda…Je t’offre, ô ma pyxide précieuse aux suaves fragrances d’Aphrodite, le partage du pouvoir… le partage du monde… Nous régnerons ensemble. Nous soumettrons les rétives à nos coups de fouet, à nos sévices imaginatifs, ô mon anandryn nouvel amour… Les autres, celles qui accepteront notre domination, pourront s’adonner à tout ce qui leur chante, à toutes les variétés de stupre et de concupiscence, selon leur nature, leur plaisir, leur envie, leur caprice de l’instant… Eden saphique reconstitué… jardin des délices de Hiéronymus Bosch créé, engendré par la Bona Dea, véritable conceptrice de l’Univers… Car le monde fut accouché par une divinité féminine, non pas par un pseudo créateur masculin ! Le Dieu prétendu des chrétiens n’est qu’un usurpateur sorti d’obscurs écrits juifs du royaume de Juda ! Il ne fut conçu, imaginé, par le clergé vaticinateur, fanatique et rassis de l’Ancienne Alliance, que pour asseoir la toute-puissance prétentieuse des mâles ! La Bona Dea fit le monde… Gésine de l’univers qui s’engendra par la Matrice, par le sans pareil Utérus de Notre Mère à toutes ! Il s’extirpa de Sa sacro-sainte Intimité, de Son Sexe trois fois sanctifié ! Origine véritable du monde…Elle prit le nom de Gê, de Gaïa… et l’Univers connu naquit d’une parturition parthénogénétique sans nulle liqueur masculine. La Terre était encor stérile, informe et nue… Alors, la Bona Dea conçut le bois de palissandre, un bois parfumé, onctueux, tendre, qui sécrétait une sève, une huile douce et lubrifiante d’une suavité nonpareille. Elle le tailla, le façonna, en fit un bâton d’une taille de Titan, plus érigé et haut que mille séquoias, puis en fit bon usage ; et, par lui, grâce à cet objet merveilleux et magique acheiropoïète, Elle déversa, épandit Ses propres liqueurs fécondantes germinales, Ses eaux lustrales rutilantes, qui s’écoulèrent en fontaine émolliente, qui se ramifièrent en des millions de rameaux fluviatiles, en un aqueux réseau moiré infini, coulant jusqu’à la mer engendrée à son tour, fertilisant au passage le sol d’où la primordiale sylve émergea de ces mêmes moirures où poussèrent toutes les espèces végétales du monde. La terre verdit de par l’irrigation des fleuves de la semence divine. Gê la fécondatrice, créatrice de la Vie, cette première tâche accomplie, malaxa la boue, la modela en la mêlant à Son sang cyclique divin… Sang de la vie, sang de toutes les créatures peuplant les océans, les rivières, les montagnes, les bois, les grottes et le ciel. Elle conçut toute la faune, Zoa, les animaux, femelles et mâles, puis la première femme, Eve, créée à Son image, d’abord Golem, fœtus d’argile informe pétri avec Son sang intime, homuncula à laquelle Elle insuffla une part de son Noûs, de son souffle, afin qu’elle s’animât. Du doux sein blanc d’Eve, de son aréole pellucide aussi délicate qu’un bouton de rose, what a rosebud !, la Bona Dea extirpa enfin l’homme, Adam, le sous-être, conçu au départ comme un simple instrument de plaisir de la femme fait de chair vive, qui devait lui servir d’esclave et élever les enfants mâles naissants de leurs ébats, les filles demeurant dans le giron de toutes les mères à l’image de Gaïa, de toutes les Niobé, bien qu’Elle eût songé de prime abord imposer à tout le Vivant la parthénogenèse. Ainsi fut la vraie Genèse, le véritable Récit de la Création, que des prêtres hérétiques voulurent occulter à jamais. C’est cela que Cléore m’a enseigné. Quant à la révolte d’Adam et à la destruction de l’Eden originel, il s’agit d’une autre histoire, apocryphe… Je la réprouve, my Goddess ! Je suis la plus radicale des anandrynes. Je plaiderai ma cause devant Cléore… elle saura m’entendre et me remettra les insignes monarchiques, les rubans pourpres et noirs… Tu les auras aussi. Et j’instaurerai mon règne, notre règne exclusif pour les siècles des siècles !
- Ton esprit s’égare… Vois tes prunelles de folle ! Tu es aussi fanatique que ceux que tu prétends combattre. Tu peux m’agonir sous tes imprécations. Je ne me laisserai jamais idiotiser par toi. Je suis raisonnable, bien qu’introspective.
- Reste donc en ton introspection hérésiarque ! Je t’exclus du testament d’Eve-Lilith après t’avoir offert le partage du fruit-monde ! Vois ce porte-voix que j’ai jà apporté. On trouve de tout dans les greniers, ici, et je m’en vais clamer sur-le-champ ma prise de pouvoir avec ce fort pratique outil !
- Tu n’en feras rien, pauvre égarée ! Je puis t’en empêcher ! »
Alors que miss O’Flanaghan s’emparait du porte-voix et s’apprêtait à y crier la nouvelle de son avènement, Jeanne-Ysoline se lança sur elle et lui assena un coup de canne. Cela l’étourdit à peine mais un filet de sang coula sur la tempe gauche de la putain d’Erin. Comme surprise, abasourdie par son propre déchaînement de violence, Mademoiselle de Kerascoët parut désarmée et se fit inerme. Elle voulut s’agenouiller devant Adelia, lui demander pardon, lui quémander une câlinerie, une cajolerie afin qu’elles oubliassent toutes deux ce qui venait de se passer, qu’elles se réconciliassent par une nouvelle scène d’amour, par un échange de caresses. La personnalité douce de Jeanne-Ysoline avait repris le dessus sur son semi-sadisme, essentiellement fétichiste et porté sur les pieds. Miss O’Flanaghan profita de cet instant de faiblesse débonnaire pour rétorquer. Elle frappa plusieurs fois la jeune Bretonne au visage afin de l’étourdir sous les coups. Jeanne-Ysoline, quoiqu’elle fût bonne catholique, n’était pas une personne à tendre la joue gauche après qu’on lui eut meurtri la droite. Elle rétorqua en mordant la goule irlandaise à la main qui ne la battait pas, puis la griffa au front. Saignant deux fois, Adelia décida de rendre coup pour coup. Ce fut un déchaînement, un enchaînement de ripostes sournoises et sordides. Déchirées, écorchées, leurs robes et leur linge en lambeaux de mousseline et de percaline pendillant, les deux petites filles s’approchèrent dangereusement d’un escalier à balustres de cuivre qui descendait en direction du réfectoire. Jeanne-Ysoline était gênée par son handicap et elle avait délaissé sa canne. Adelia trouva l’ouverture. Sa face pourpre et griffée, dégouttant de plusieurs sillons sanglants, s’éclaira d’une expression de fillette cruelle torturant un oiseau qui fit ressortir ses pommettes et son petit nez gracieux que parsemaient de fort mignardes éphélides n’ayant rien à envier à celles de son adversaire. Elle eut lors une beauté de diablesse et, sans marquer aucune hésitation, poussa sans autre forme de procès Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët qui roula dans l’escalier et s’abîma au bas des marches sans même un gémissement de stupéfaction tant le geste avait été prompt, inattendu. La supposant morte, parce qu’elle ne bougeait plus, gisant tout en bas, l’âme damnée de Cléore voulut s’éclipser sans demander son reste. Faisant volte-face, elle agita les pendeloques effilochées de sa robe tout en adoptant une expression de dédain. Lors, elle entendit une clameur qui enflait. C’était Jules qui s’en revenait de Château-Thierry, seul, et qui hurlait, stridulait, comme une trompette du Jugement Dernier :
« On a arrêté Diane Regnault ! On a arrêté Diane Regnault ! »
****************
L’express d’Epernay dans lequel Elémir avait pris place entra en gare de Château-Thierry deux jours après que la nurse Regnault eut été conduite en maison d’arrêt après qu’elle eut avoué avoir servi la comtesse de Cresseville, Louise B** et la vicomtesse de**. Le commissaire Brunon avait reçu l’information selon laquelle la Préfecture de Police s’apprêtait à émettre trois mandats d’arrêt à l’encontre des deux précitées et du marquis de la Bonnemaison. L’étude des plans cadastraux avait confirmé tous les éléments de l’enquête à disposition de Brunon et d’Allard. Moesta et Errabunda était la propriété de la vicomtesse et Cléore de Cresseville en quelque sorte sa locataire. Les plans mêmes de l’Institution, dressés voici quinze ans, étaient en possession des forces de l’ordre qui pouvaient désormais fourbir leurs armes et préparer une stratégie d’attaque du domaine. Rien n’y manquait, sauf la serre, non encore créée. Tous le bâti apparaissait en coupe, étage de pavillon par étage de pavillon ainsi que les jardins, pièces d’eau… Des relevés topographiques détaillés, dignes d’une carte d’État-major, indiquaient la moindre faille, le moindre accident de terrain, les déclivités, trous, fosses… Plus récente, la brèche du mur de la propriété avait été ajoutée, grâce aux informations glanées dans les témoignages de Marie et d’Odile. Allard songeait :
« C’est là qu’il faudra nous introduire… Une intrusion par surprise, qui nécessite cependant qu’on élargisse l’ouverture. Il faudrait aussi faire surveiller les lieux depuis les airs par un aérostier. Nous aurons besoin d’un appât, d’une chèvre, pour distraire l’attention des goujats esclavagistes. Une autre gamine de préférence. Je doute que Mademoiselle Boiron soit volontaire. Elle refuse même de retourner chez ses parents indignes et nous l’avons placée en attendant dans un internat pour petites filles à Soissons, où elle rattrape son retard scolaire. Marie Bougru, par contre, n’a pas fait d’histoires et ça a été pour elle et sa famille la joie des retrouvailles. Et si Pauline, ma chère Pauline, acceptait de rendre à la République ce menu service ? »
L’aliéniste soliloquait, échafaudait des hypothèses, des projets, afin que cette aventure déplorable prît fin. Il se doutait que V** serait le dernier à tomber, se croyant encore protégé par son portefeuille ministériel. Moret vint interrompre ses cogitations méditatives.
« Nous sommes aux aguets. Paris nous a signalé qu’une personne suspecte a pris le train en gare de l’Est pour Château-Thierry. Elle est certes grimée, mais elle ne peut guère cacher sa stature, son allure. L’inspecteur Granier est à bord de l’express et surveille le quidam de près. »
L’inspecteur n’était pas un plaisantin. Les interpellations de suspects se multipliaient ces derniers jours : ainsi, pas plus tard que la veille, deux voitures avaient été appréhendées sur la route menant à l’Institution. L’une était un véhicule de livraison de denrées alimentaires car il fallait bien que les pensionnaires et les adultes pussent se ravitailler. Quant à l’autre, il conduisait deux passagères pour une journée de plaisirs, Dames du demi-monde aussitôt sous les verrous. Allard appréhendait l’approche du dénouement. Ce n’était plus qu’une question de jours. Tout pouvait être clos avant la Toussaint. Progressivement, les gendarmes mettaient le secteur en coupe réglée et le passaient au peigne fin. Ils avaient l’ordre d’interpeler tout ce qui se rendait à Moesta et Errabunda, les fournisseurs comme les clientes. C’était mettre l’abjecte maison close en état de siège, l’affamer peut-être. La pénurie se faisant sentir dans une propriété qui avait eu le tort de ne point vivre en autarcie, telles ces villas carlovingiennes administrées par des capitulaires, Cléore de Cresseville et sa bande de filous se rendraient à terme afin que les fillettes ne mourussent pas de faim. Les paroles de Moret résonnaient agréablement aux oreilles de l’aliéniste. C’était là une bonne nouvelle, une de plus. Aux grands maux les grands remèdes : Allard avait conscience de la malignité et de l’habileté du plan qui rappelait la manière dont les Yankees avaient vaincu le Vieux Sud. Il s’agissait d’un nouveau type de blocus qui se mettait en place, d’un second plan Anaconda, tel qu’en avaient usés les généraux Sherman et Grant. Moi, Faustine, j’aurais soutenu les Sudistes, leur art de vivre, de se vêtir, et leur manière de traiter paternellement leurs bons nègres, si j’en avais eu lors l’âge4.
Un problème toutefois demeurait : comment évaluer les réserves de vivres dont disposait la propriété ? Seuls les régisseurs, Michel et Julien, eussent pu répondre, mais, ne s’aventurant plus à l’extérieur depuis l’affaire des sœurs Archambault, voilà jà cinq mois, il était difficile que les gendarmes les arrêtassent avant l’assaut alors en cours de planification. De quelle défense pouvait disposer l’ennemi ? Combien d’hommes capables de porter les armes ? Combien de domestiques ? Combien de fusils, de pistolets ? Toutes ces questions demeuraient pour l’instant sans réponse. C’était pourquoi il fallait une chèvre, qui servirait d’espionne, qui rapporterait tous ces renseignements, et Pauline en avait le profil, encore fallait-il que son père chéri la convainquît. Il ne restait que douze jours avant la Toussaint. Sera-ce suffisant ? Résolu, Allard annonça à Moret qu’il allait retourner à Paris ce soir même, lui exposa son projet, demandant l’accord de Brunon et de Raimbourg-Constans. Il était conscient du risque, de la possibilité que Pauline fût prise, torturée peut-être par la damnée Adelia O’Flanaghan. L’enquête était allée si avant que la police était parvenue à mettre la main sur le certificat d’adoption d’Adelia par Cléore, ainsi que sur plusieurs photographies suggestives de la fillette en lingerie, lors d’une perquisition dans sa demeure, son hôtel particulier d’Auteuil. Il avait été ordonné à la presse de taire l’information, de n’éveiller les soupçons de personne, d’éviter les fuites, l’étalage sordide de ces mauvaises mœurs, parce que l’ensemble de la domesticité de la comtesse de Cresseville avait été interrogée mais non point arrêtée, parce qu’aucune charge n’avait été retenue contre elle, à l’exception de Laure, la chambrière, qui avait agressé un des sergents de ville avec un poinçon. Certes, on eût pu toutes les mettre sous les verrous pour saphisme, puisqu’il ne s’agissait que de femmes, et que certaines avaient été surprises ensemble au lit, fort déshabillées et ivres, pompettes comme l’eût dit Julien, car toutes livrées à elles-mêmes depuis plusieurs semaines, Cléore ne s’aventurant plus à son domicile transformé en peu de temps en demeure orgiaque de soubrettes lesbiennes abusant du champagne et de la Veuve Clicquot. Cependant, de telles arrestations auraient suscité le scandale dans certains milieux huppés et lettrés, salonards pour faire bref. L’opération d’interpellation de la vicomtesse, quant à elle, avait été fixée pour le lendemain.
Notre savant n’avait pu s’empêcher d’examiner de près les clichés de la petite catin-poupée d’Erin. Elle avait justement une beauté de Sudiste à couper le souffle. Dans un bal d’Atlanta, vêtue des anciennes crinolines moussues de dentelles de l’an 1861, elle n’aurait nullement dépareillé. Sur le fond sépia du tirage sur plaque de verre, elle vous regardait d’un œil canaille, auréolée d’une masse de cheveux vaporeux papillotés, ombrelle en main, en simples cache-corset et pantalons, avec une pose arquée, provocante, connotée, bombant sa jeune gorge de manière à ce qu’elle jaillît du dessous entr’ouvert qui bâillait. Les sens d’Allard se troublèrent un furtif instant devant ce regard de chatte et ces courbes naissantes suggérées par une lingerie moulante fort ajustée. C’était comme si Délia l’eût sollicité, appelé pour qu’il embarquât avec elle pour Cythère. Malgré le flou artistique, on devinait sur les pantalons de la petite fille la présence d’une ouverture, d’une fente inconvenante où il ne fallait pas. La nature avait doté notre possessive Irlandaise d’un galbe harmonieux et délicieux de sylphide, propre à sa jeunesse. L’homme se réprima, se morigéna. Cette vénéneuse et redoutable enfant, dotée de la faculté de vous subjuguer, devait être matée à tout prix, dans la plus sévère des maisons de correction et de rééducation. L’épreuve, d’une pornographie à peine voilée usant du prétexte des Beaux-Arts pour charmer les dépravés des deux sexes, était signée, dédicacée par la fameuse Jane Noble, dont Hégésippe Allard ignorait cette facette de ses talents multiples et scandaleux :
A ma très chère amie Cléore, la plus constante des militantes de la cause des femmes.
Parmi l’inventaire d’images saisies par la police comme autant de pièces à conviction, toutes consacrées ipso facto à la gloire de la nymphe de Dublin et à la célébration de son immature beauté, il existait bien pire, car bien plus nu encore. Certaines photographies étaient des monuments sous-entendus de gaudriole et de lubricité. Qu’elles eussent été en noir ou colorées, Adelia y étalait ses charmes impudiques sans gêne aucune, exposant telle ou telle partie de son anatomie, prenant des poses, couverte çà et là de quelques pièces de vêtements ou de lingerie disparates. Et ces iconographies pédérastiques soi-disant d’art pour l’art avaient le culot de prétendre à une esthétique de la beauté, de l’éphébie féminine, à la mise en scène de sujets édifiants, historiques, religieux, militaires ou autres. Si l’optimum était atteint par une réplique d’un des plus connotés tableaux de tous les temps, œuvre du sieur Courbet, qui mettait en valeur le joyau que l’on sait, d’autres valaient que les sens s’y excitassent. Ainsi, un photochrome fort troublant nous montrait une Adelia si l’on voulait hussarde, du fait qu’elle était coiffée d’un colback en astrakan modèle 1807 fourré à l’intérieur de vair, prêt excentrique de la vicomtesse qui d’habitude l’utilisait pour se travestir en Impératrice rouge, et qu’elle brandissait un sabre d’opérette aux lourds pompons et glands de jais qui chatouillaient ses joues. La ressemblance avec la chose militaire napoléonienne s’arrêtait là, bien que ce cliché prétendît commémorer les plus belles peintures de Géricault ou de Meissonnier et rendre hommage à la légende impériale. Certes, Adelia arborait une décoration factice, une espèce de médaille de fantaisie, épinglée à son sein gauche, mais ce hochet valeureux, censé récompenser une bravoure au combat purement fictive – surtout chez une fillette de quatorze ans plus portée vers le maniement du fouet ou de la cravache que vers celui du sabre de cavalerie – était accroché non sur un uniforme, mais à même un corset mauve intriqué de laçages d’une telle complexité qu’ils formaient un lacis torve et qu’ils en devenaient lascifs. Les baleines en étaient ornementées, brochées de zinnias et bordées d’une fausse fourrure anthracite d’une tentatrice émollience caressante. Par-dessus tout, ce corset représentait son seul vêtement, en dehors d’une paire de bas de soie lactescents tenus par des jarretières cramoisies, un peu fatiguées et distendues, bas qui enserraient ses jambes de poupée et gainaient ses cuisses, et jarretières qui se compliquaient de faveurs émoustillantes et bouillonnantes de soie vieux-rose. Le plus grave, sous-entendions-nous, était que miss O’Flanaghan d’Eire n’avait rien d’autre qui couvrît son joli corps. Le baleinage du corset le rendait fort court et très cintré, puisqu’il s’arrêtait au-dessus du nombril tout blanc de la belle enfant vicieuse. Ainsi, elle exposait aux yeux en extase l’essentiel de son anatomie, que s’en venaient caresser et frôler ambigument de longues mèches dites en anglais curly tant elles tirebouchonnaient et jaillissaient du colback en un sensuel feu d’artifice. La fillette avait posé de trois-quarts, en pieds, mais la tête de face, de manière à ce qu’on vît bien ses appas de devant et qu’on devinât la rondeur fessue de derrière. Ces suggestifs méplats propres à émoustiller, évoquaient de bien charnus fruitions en formes de demi-coques ou de demi-sphères d’un ovale idéal, galbées comme il fallait, désirables, bécotables, caressables, mordillables, mises en valeur grâce à la pose calculée adoptée par Délia. C’était là quelque posture un peu acrobatique, hétérodoxe, d’une juvénile gymnaste émérite à la souplesse innée, capable de se contorsionner afin que tous les panoramas, les points de vue panoramiques de sa grâce de Vénus enfantine, pussent être apposés en offrande, admirés et loués. C’était là le développement d’une idée révolutionnaire de l’image, las mise au service du sexe au lieu de la science, qui intégrait une innovante conception tridimensionale5 de l’espace, qu’on pourrait dire holographique6. Seule la comtesse de Castiglione avait fait mieux, intégrant dans la mise en scène de son être égoïste l’idée de temporalité et de décomposition du mouvement, en précurseur des recherches de messieurs Muybridge et Marey. En ce tableau héroïque, vivant avant qu’il fût fixé, soumis à une influence victorienne et préraphaélite indéniable, quoique scabreux, le visage poupin d’Adélie affichait une innocence fausse d’enfant ingénue ; Délie semblait s’adresser au spectateur vicieux en arborant une expression à la fois polissonne, friponne, coquine et narquoise, dans l’attente qu’on la sollicitât pour une étreinte tarifée. L’éclairage – sans doute le ou la photographe avait-il ou elle joué avec subtilité des possibilités offertes par la lumière frontale et par l’ouverture plus ou moins large que permettait le diaphragme de l’objectif – faisait paraître cette frimousse polie, lisse, quasi marmoréenne et irréaliste, charmante de stupre enfin. Le choix du photochrome, de ses teintes artificielles, avait cependant évacué toute ambition isochromatique de l’image. Adelia incarnait une plante vénéneuse vivace à l’espièglerie sans bornes. Tout cela posait l’aigu problème de la subjectivité du regard de l’auteur de la photographie… mais aussi de ceux qui la contemplent. Par chance, Allard n’avait pas sur lui ce cliché, qui l’eût fait soupçonner de complaisance et de concupiscence.
***************
Sous l’identité de Gaston de Chanlay (clin d’œil à Alexandre Dumas et à son savoir-faire romanesque exacerbé), représentant le domaine champenois du comte R**, taste-vin et taste-champagne de sa fausse profession, Elémir de la Bonnemaison se pensait en sûreté dans son confortable compartiment de première classe de l’express d’Epernay. Il n’avait pas à subir la promiscuité des pauvreteux de troisième sans doute davantage guidés par l’avarice que soumis aux impératifs de l’indigence, ce qui les empêchait d’acheter un billet d’un prix dérisoire pour la bourse d’un nanti oisif et décadent. Elémir était presque seul dans la voiture, à l’exception d’une veuve dans son compartiment réservé et du policier qui le pistait, le fameux Granier, aussi incognito. En la personne de ce policier, Raimbourg-Constans avait dépêché un des éléments les plus brillants de sa génération, un des champions du Quai des Orfèvres. C’était non seulement un fin limier, mais aussi un as du grimage et du déguisement, capable de prendre l’apparence de n’importe qui, excepté un bébé. De plus, il était doté de la faculté de se changer très rapidement, comme s’il eût été un caméléon de l’habillage. Il créait ainsi un nouvel art du transformisme, peut-être d’avenir, sans qu’il en eût conscience7. Ses pairs le surnommaient l’homme aux dix mille visages. Afin qu’aucun soupçon ne se portât sur lui, et de ne point éveiller la méfiance de sa proie, il avait adopté la vêture et l’aspect d’un archevêque rubicond et goitreux et avait gonflé son ventre et ses joues en les rembourrant et les rendant factices. Qui pouvait se douter que cette silhouette obèse dissimulait un homme d’une agilité rare, adepte de la gymnastique suédoise et de tant d’autres pratiques physiques qu’on l’avait affublé du sobriquet d’athlète complet ? Il était monté dans le compartiment limitrophe à celui d’Elémir, après avoir fait mine de se tromper, bréviaire en main, prétextant que la prière l’avait distrait un temps. Il s’excusa avec gaucherie. Notre ecclésiastique paraissait si anodin qu’Elémir n’y prêta guère attention et ne fut jamais sur ses gardes. Aussi, lorsque le convoi ralentit à l’approche de la gare de Château-Thierry, n’eut-il qu’une seule idée en tête : se dépêcher de récupérer ses bagages et commander une voiture qui le mènerait directement à Moesta et Errabunda.
Il descendit donc du wagon sans méfiance, attendant qu’un porteur voulût bien prendre en charge sa malle de voyage. L’archevêque le suivait de près, guettant l’occasion propice. Le marquis de la Bonnemaison croyait son déguisement habile : il avait rasé sa moustache trop caractéristique et s’était affublé d’une perruque brune. Se pensant méconnaissable, il effectua quelques pas sur le quai assez bas de la gare, à la recherche d’une buvette où il commanderait une bonne limonade. Le prétendu homme d’Eglise ne le lâchait pas ; il faisait mine d’être plongé dans son livre de prières, et chantonnait son graduel comme une Dugazon son air fleuri de Piccinni ou de Paër. Elémir aperçut bien, à quelques distances, à proximité de la sortie, deux bicornes de gendarmes, sans qu’il se doutât que leur mission était de le cueillir, parc que l’horaire d’arrivée du train leur était connue, communiquée par Paris. Mêmement, il était incapable de faire le lien entre le représentant du clergé collant à ses semelles et ces deux militaires. Peut-être était-ce un archevêque anglican, ce qui expliquait qu’il ne voyageât pas en grande pompe, comme les autres dignitaires ecclésiastiques de son rang. Eh non ! Le bonhomme marmottait en latin, non point dans la langue de Shakespeare, et l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains pommadées aux doigts sertis d’anneaux curiaux et cultuels, conformes à l’Eglise catholique, apostolique et romaine (cela trahissait la perfection du déguisement de Granier) n’était donc pas le Prayer Book élisabéthain. Il prononçait à la gallicane, om et non pas oum. Il avait respecté le violet de son grade ecclésial, mais était dépourvu de tout oripeau sacerdotal, car hors de la célébration d’un office. Point d’aumusse fourrée de demi-vair, de pallium, de manipule, d’étole, de chasuble ou autre comme un soldat qui se fût promené en simple caleçon.
Enfin, Elémir avisa la buvette, alors qu’on transportait sa malle hors du fourgon à bagages. Tandis que le sifflet du chef de gare stridulait, en prélude à l’imminent départ du convoi de voyageurs, il franchit le seuil, avec Granier à ses trousses. Il ne commanda qu’une méchante purge. La compagnie des chemins de fer de l’Est avait négligé les rafraîchissements et les limonades et autres orangeades – seules boissons non alcoolisées disponibles ici – étaient servies à température ambiante et de qualité médiocre, contenues dans des bouteilles ternies et malpropres. Son ouïe perçut l’ébranlement du train s’en allant alors que les gorgées de ce détestable liquide qui eût dû être délectable se déversaient dans son gosier trop sec. Il acheva de boire puis s’enquit de l’addition. Comment, vingt sous cette saleté à peine bonne pour la gamelle d’un corniaud ! On le grugeait ! La compagnie abusait. Elémir allait lui adresser une requête de plainte bien sentie. Cela lui rappela ce repas dans le fameux restaurant d’anandrynes jà évoqué antérieurement, cette infecte poule au pot puante et faisandée à quinze francs, mal nommée par la cuisinière, qui se prenait pour une Carême, Poule au pot de la doulce France, comme s’il se fût agi d’invoquer les mânes de Roland, neveu de Charlemagne et palatin de la Marche de Bretagne et celles du bon roi Henri. Absorbé par son ire de sang-bleu, notre marquis n’avait même pas remarqué l’absence temporaire du ventru homme d’Eglise, suivie de son retour autre. Manège incognito, car Elémir était le client unique des lieux, et le serveur désœuvré s’en moquait. Lorsqu’il sentit dans ses reins le canon froid d’un revolver d’ordonnance suivi du rituel « Au nom de la loi…levez les mains. » Monsieur de la Bonnemaison s’en trouva abasourdi et marri de surprise. Granier, expert décidément, avait changé du tout au tout : finis les habits d’archevêque, le ventre, les bajoues et le gros nez fleuri par l’abus des grands crus des coteaux bourguignons ou des cépages bordelais (les languedociens avaient lors souffert du phylloxera). Il exprima bien une velléité de fuite, mais Granier l’empoigna et le força à se lever, le conduisant jusqu’à l’air libre où les menottes lui furent mises par les deux gargantuesques et pantagruéliques gendarmes de six pieds passés, qui l’escortèrent comme deux grenadiers géants mitrés de Fransquillon, ce sobriquet par lequel le roi-sergent de Prusse Frédéric-Guillaume, premier du nom, qualifiait son fils, notre futur vieux Fritz par trop adulé par l’Allemagne actuelle. Elémir ne put émettre d’autres balbutiements incrédules que « Que me voulez-vous, à la parfin ? Je me plaindrai au comte R** ! » et Granier de lui répondre : « Que voilà un joli gibier de potence ! Vous serez inculpé de complicité d’enlèvements de mineures de moins de quinze ans et de financement illégal d’une entreprise de prostitution clandestine ! »
****************
Les arrestations de Louise B** et de la vicomtesse ne se déroulèrent pas aussi facilement que celle d’Elémir. On peut parler de déception pour la première et d’échec pour la seconde. Introduite par effraction chez notre peintre, la police dut compter avec Sybaris, Lesbos et Cythère, les trois panthères noires de notre Héliade d’Hébé, dressées pour défendre leur maîtresse. Ce fut un préalable massacre, pour la bibeloterie des lieux, les forces de l’ordre et les félines moirées qui ne se privèrent pas, avant de succomber sous les balles, de déchiqueter et déguster quelques succulents abats humains. Ce valeureux combat de belluaires en vareuses de sergents de ville et en jaquettes fut ignoré des annales contemporaines et ses victimes conservèrent un anonymat voulu, destiné à endormir V** dans ses certitudes d’immunité et d’impunité.
Ce fut un prodigieux bestiaire, une bataille de titans, plus parfaite en sa forme inédite qu’une entéléchie aristotélicienne. Les héros inconnus succombèrent sous les crocs à fourrures noires de ces non-pattes-pelus d’Insulinde. Il fallut aux survivants valides se frayer un chemin parmi les éparpillements, les dispersions de tripes, de membres et de fressures, mêlés à des lambeaux d’uniformes, des bris multiples de fenêtres à vitraux componés, des brisures de meubles d’acajou, des éclats de biscuits, de Saxes, de Wedgwood, de Sèvres, de Moustiers, des bosselures d’argenterie et d’orfèvrerie, des automates de singes musiciens, cymbaliers et autres, cassés et pantelants, dont les mécanismes émettaient encore de faibles craquements, le tout englué dans des traînées de sang humain et félin. La peintre illustre s’était cloîtrée dans son bureau fermé à clef. Il fallut qu’un projectile de colt en brisât la serrure mais deux bruits de détonations coïncidèrent. Lorsque l’inspecteur Maroux pénétra dans le lieu claustral, la mort avait fait son œuvre. Vêtue de sa panoplie de dompteuse de cirque Barnum qu’elle affectionnait tant, Louise B** venait de s’homicider d’une balle dans la bouche afin d’échapper au déshonneur. Elle gisait, assise sur une chaise Louis XVI, la boîte crânienne explosée par l’impact tiré à bout portant par le canon de son Derringer. Ses besicles éclaboussées de sang reposaient sur son meuble de bureau, mêlées à des fragments de dents et de cervelle, sans omettre les esquilles. Une spectaculaire giclure écarlate, déhiscente comme une fleur de mort, avait souillé tout le mur derrière le cadavre.
Madame la vicomtesse de** eut davantage de chance ; elle échappa à la police impitoyable de Raimbourg-Constans. On ne la découvrit à aucun de ses pieds à terre, ni à Paris, ni à Deauville, ni à Nice, encore moins en son célèbre château de Meudon. Introuvable, comme évaporée, elle était jà partie se réfugier en son repaire insoupçonnable, là où Cléore saurait la rejoindre.
****************
Un Jules vociférant avait découvert Jeanne-Ysoline à terre, l’échine brisée, sans connaissance. Transportée en civière jusqu’en l’infirmerie, elle ne reprit connaissance qu’au bout de deux heures, son corps meurtri, paralysé des quatre membres. Enveloppée de bandages et de plâtres, le visage congestionné et violâtre, la diction à peine intelligible à cause de plusieurs dents cassées, elle ne pouvait plus se nourrir seule. Cléore, inondée de chagrin, se dévoua à venir la sustenter à la cuiller, d’une compotée de pommes. Elle fut accueillie par une fée d’Armor en l’état d’une poupée demi morte, qui la supplia de manière poignante, d’une voix voilée et altérée par la souffrance.
« Cléore, ô, ma mie…protégez-moi… implora cette silhouette paralytique gainée d’emplâtres à la face tuméfiée, méconnaissable. Je sais que je vais mourir…Adelia va venir m’achever… »
La comtesse de Cresseville, sous le coup de l’arrestation de Diane Regnault, désigna la nurse Béroult.
« Elle sera ta gardienne. Sois quiète. Je veillerai à ce que rien ne t’arrive. Je vais faire rechercher Adelia. Michel et Julien vont la traquer dans tout le domaine.
- Elle…elle est si vif-argent, comme l’éther volatil… la retrouveront-ils, Cléore ? marmotta-t-elle d’une voix pâteuse difficilement audible.
- Dans ton malheur, tu as eu de la chance… même si ce mot peut t’apparaître indécent dans ma bouche. Délie a ouvert mon coffre, volé la pire de mes armes. Elle eût pu s’en servir contre toi sur-le-champ, au lieu de te pousser dans l’escalier. C’est une lame imparable, sans échappatoire.
- Serait-ce… l’objet… avec lequel elle me menaça ?
- Oui…le seppuku de la geisha. Elle m’a laissé un petit mot sur un carton, me déclarant qu’elle avait simplement emprunté cette saleté pour se défendre… La garce ! »
Une faible trémulation saisit l’organisme brisé de Jeanne-Ysoline car elle venait de saisir que lors de leur étreinte, tandis que toutes deux goûtaient à des émotions intenses, à nulles autres pareilles, Délie eût pu saisir l’opportunité de la pourfendre toute. Quant à Cléore, il était inutile qu’elle glosât, spéculât encor sur la responsabilité de son ancienne favorite, qu’elle refusât une évidence exprimée, sortie par la bouche tuméfiée et pâteuse de la pauvre enfant : Adelia était un monstre, un serpent que la comtesse de Cresseville avait réchauffé, couvé dans son sein laiteux dont la diaphanéité épidermique était si réputée et coruscante qu’un subtil réseau veineux bleuté y apparaissait par places, en transparence, y était deviné, suggéré, et ajoutait à sa grâce, à son irrésistible charme érotique de femme fragile et désirable par toutes les autres adeptes de la religion de Psappha.
« Je vais faire assurer ta protection, ma mie, ajouta Cléore d’une voix mouillée par l’émotion tandis que des filets de larmes coulaient de ses iris vairons. Un valet armé gardera l’infirmerie, préviendra toute intrusion de cette sorcière d’Erin. Ne crains point cette claustration. J’ai compris que plus jamais, au jamais, tu ne recouvreras la marche mais je te choierai encor, comme au premier jour où nous t’accueillîmes à Moesta et Errabunda, enchanteresse petite fée des roches vives, des fontaines enchantées de l’Armorique profonde, où coulent des ruisseaux de miel… Tu fus la surprise de la Maison, et nous t’aimâmes pour ta joliesse, ta distinction de douceline, tes rubans parfumés à la soyeuse suavité de rose et de muguet… ô, Jeanne-Ysoline d’Armor, jamais je ne t’oublierai. Je ferai fabriquer pour toi, mon adorée, un joli petit fauteuil roulant fort ouvragé, conçu en les plus précieuses essences odoriférantes des tropiques… Je te le promets, ma mie.
- Ne m’enterre point encor Cléore… je…. »
Mademoiselle de Cresseville ne saisit nullement les derniers mots, à peine articulés, que les lèvres enflées de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët venaient de prononcer. Etourdie par les multiples piqûres de morphine destinées à calmer l’intolérable douleur d’un corps qui l’abandonnait peu à peu, sa langue de plus en plus épaisse, Jeanne-Ysoline était lors en passe de perdre l’usage de la parole. Elle essaya d’ajouter quelque chose mais ne le put point ; ces mots ultimes se métamorphosèrent en de poignants gargouillements. Puis, une torpeur de drogue la saisit. On ne pouvait réellement parler de sommeil car il s’agissait d’un au-delà du songe, sans nul rêve réparateur. Cléore, en larmes, dit :
« Infirmière Béroult, surveillez bien la malheureuse enfant. Attendez-moi. Je m’en vais quérir un gardien armé pour prévenir toute tentative de nuire à la personne de Mademoiselle de Kerascoët. »
Tandis que Cléore s’allait en soupirant, fort chagrinée car elle savait Jeanne-Ysoline perdue à plus ou moins brève échéance, trop grièvement blessée, car l’échine brisée et la moelle épinière atteinte, et elle se doutait bien qu’un nouvel acte d’Adelia ne ferait que hâter une fin sans doute attendue par la fée bretonne afin qu’elle fût libérée de ses tourments et rejoignît son Ciel personnel, Béroult acquiesça et se mit au chevet de la patiente. De fait, Adelia était cachée, proche, et attendait l’occasion d’en finir… Elle s’était dissimulée dans un placard où l’on remisait le matériel médical au rebut, non loin du double transfuseur devenu presque inutile à présent, profitant de la panique générale, de l’inattention provoquée par l’enchaînement des tragédies. Elle attendait le soir, guettant le moindre signe de fatigue de Béroult, espérant que l’apathie de Jeanne-Ysoline, due aux multiples injections médicamenteuses, faciliterait ses noirs desseins. Cependant, ses oreilles fines avaient entendu Cléore annoncer le recours à un ridicule emperruqué qui, sans aucun doute, serait pourvu d’une des dérisoires pétoires entreposées dans l’ancienne armurerie de chasse. Lors, elle dut hâter l’exécution de ses plans, profiter du laps de temps entre le départ de la comtesse et l’arrivée du cerbère poudré.
Dès que Cléore eut quitté le pavillon de l’infirmerie, Sarah l’appréhenda.
« Madame la comtesse, chuinta la vieille judéo-tzigane, l’heure est grave. Prenez cette longue-vue et venez avec moi au plus proche belvédère. »
Cléore ne se fit pas prier, mais cela la contrariait et retardait ; qui savait ce qu’il pourrait advenir avant qu’elle ramenât un bon gardien armé ? Les deux femmes montèrent jusqu’à la balustrade émoussée tachetée de lichens ocrés et jaunâtres. Sarah lui tendit une antique lunette, qui avait dû servir à quelque capitaine de vaisseau du temps de La Pérouse ou du bailli de Suffren, à moins qu’un astronome du siècle de Herschel en eût usé pour observer les étoiles. Cléore scruta l’horizon, au-delà de la propriété.
« Observez bien par-delà nos murs, Mademoiselle… Cela explique pourquoi plus aucun véhicule ne parvient ici pour nous avitailler.
- Dieu du ciel ! Des patrouilles de gendarmes à cheval, deux au moins !
- Ils doivent intercepter systématiquement toute voiture souhaitant entrer.
- Je comprends pourquoi ces jours-ci, aucune cliente ne nous arrive. Quant aux vivres... Nous avons une réserve d’un mois, deux chambres froides aménagées selon les principes les plus modernes de conservation et …
- Cessez donc là votre optimisme ! Souhaiteriez-vous que nos chères petites souffrissent d’accès scorbutiques ? Nous manquerons sous peu de fruits et légumes frais. Conserver les primeurs dans des caissons réfrigérés n’est pas comme afroidir de la viande.
- Nos…nos pensionnaires ne risquent-elles point d’avoir grand’faim ?
- Nous sommes tous perdus si vous n’agissez pas, Mademoiselle. Ce pullulement de gendarmes signifie que nous sommes en état de siège et de blocus, que la Gueuse va nous affamer…parce qu’elle sait tout sur notre compte… Elle investit la place.
- Qui nous a trahi ? Car il y a trahison à la base de ce qui se passe. J’ai été si malade ces temps derniers que…
- Avant Regnault, la police en a eu d’autres. Elle enquête depuis longtemps.
- Tourreil de Valpinçon, le croyez-vous ? Il devait enlever Phidylé, et celle-ci n’est jamais arrivée en nos pénates. Il a failli à sa mission.
- Je ne conjecturerai pas, Mademoiselle, mais son arrestation fait partie des possibilités. Vous avez grand tort de négliger la lecture des journaux, de n’y être point abonnée. Quand nous serons tous mûrs, affaiblis par la faim, la Gueuse ne se privera pas de nous attaquer sans coup férir.
- Je vais armer tout le monde, faire distribuer les fusils à toute personne susceptible d’avoir été conscrite et de savoir en user. Certes, ce ne sont que des fusils de chasse, mais…
- Je sais manier ces armes…
- D’un seul bras, allons donc !
- Ne me mésestimez pas, Mademoiselle… Je donnerais ma vie pour vous, pour votre cause libératrice de la femme…
- Entendu, mais je suis retardée, et il me faut d’abord assurer la sûreté de mon aimée d’Armor. Une fois cette tâche accomplie, soyez rassérénée, j’ordonnerai à Michel de pourvoir à la distribution de nos outils de défense… Si les petites manquent à tomber entre les mains des forces de cet ordre mauvais, elles ne capituleront pas. Je vous rappelle que chacune est dotée d’une capsule de poison enfermée dans une fausse dent ou dans un cabochon de bague. Elles sauront en faire un excellent usage.
- Je croyais qu’il ne s’agissait que de drogues aphrodisiaques.
- Certaines font office de poisons violents et imparables. Allons, le temps presse. »
*************
L’infirmière ignorait la surveillance occulte dont elle était l’objet. Elle ne cessait de s’affairer autour de Jeanne-Ysoline, alors qu’Adelia guettait le moindre signe de défaillance pour exécuter son plan. Bien que Mademoiselle de Kerascoët fût la seule malade alitée, son état pitoyable nécessitait des soins de tous les instants, propres à exténuer la plus endurante des nurses. Marie Béroult demeurait sur le qui-vive, parce qu’elle avait grand’peur que le pauvre cœur meurtri par le choc de la jeune blessée cédât, qu’elle succombât avant que la nuit fût passé. Elle ne supportait pas que ce qui restait de cette jeune passerose mourût devant elle, avant que ses treize ans de pleine promesse d’inflorescence fussent révolus. Quatre jours ! C’était l’affaire de seulement quatre jours ! Elle était lors si belle dans ses pansements, tout en plaies cruentées, gémissant, à demi sonnée, sommeilleuse, sur son blanc lit de géhenne, sa frimousse boursouflée émergeant d’un bandage qui enroulait ses cheveux gracieux qui semblaient être la seule partie de son corps qui eût conservé le souffle merveilleux et la splendeur de la vie. Marie Béroult n’ignorait pas que cette si jolie chevelure revenait de loin, retrouvait toute sa magnificence après qu’Adelia l’eut tondue. Elle se surprit à caresser doucement ces joues de poupée brisée, cette face plâtrée, cette silhouette empesée, prise dans le carcan de multiples attèles, en fredonnant une comptine, un dodo l’enfant do dérisoire. Elle ne savait comment s’empêcher d’afficher la manifestation puérile et lacrymale d’un deuil introspectif anticipé au chevet de cette demi-morte. Ses yeux embués devant cette destinée pitoyable, pathétique, elle s’interrogeait, se demandait s’il n’eût pas mieux valu abréger les souffrances de cette nymphe de porcelaine. On appelait cela la mort douce, l’euthanasie, terme forgé lors des odieuses et fatales Lumières. La moelle épinière de Jeanne-Ysoline était lésée à vie par sa chute, et c’était cette meurtrissure qui lui occasionnait les accès les plus flagrants, les plus intenses, que les doses répétées de morphine ne parvenaient pas à calmer. La cervelle de Marie Béroult s’agitait, prise dans un tourbillon de pensées turpides, contradictoires, se résumant à un conflit entre la nécessité de faire son devoir de soigneuse et la pitié éprouvée au spectacle de cette fleur des fleurs incurable. Il suffirait d’une quantité plus conséquente dans la seringue de Pravaz… l’injection terminale, traumatique, volontaire, en la vestale florale qu’on achève. Certes, elle se refusait à ce que la jeune rose mourût, qu’elle s’altérât, s’étiolât toute, à jamais, que ses pétales se fanassent l’un après l’autre… Ils choiraient de la rose, pourprés, veinés, mais s’effiloquant en poudre et en brisures. Sous peu, que son geste de mise à mort eût ou non été accompli, la primerose enfuie par l’appel du trépas serait placée dans une bière capitonnée et satinée de blanc de Vierge, puis s’irait reposer auprès de Bénédicte, de Daphné à l’inhumation si récente encor, et de Sophonisbe, sous l’habituelle motte de terre et les jonchées liliales épanouies. Cléore, assurément, ferait embaumer cette inoubliable dryade de Brocéliande, cette giroflée bien-aimée de la chouannerie, cette pieuse enfant admirable, enfin… pour qu’elle ne se corrompît point, pour que demeurassent intacts les linéaments coruscants de la jeune défunte. Quelques iambes s’iraient glorifier son souvenir adorable, puis, le Vieillard Temps accomplirait son œuvre impie, impitoyable, ensevelissant sous un voile d’oubli gaufré de pourriture l’existence passée de la noble petite fée.
Adelia quitta sa cachette, réjouie du chagrin de Béroult qui lui ôtait tout entendement, toute raison. Elle portait une sacoche de cuir en bandoulière. Béroult était si troublée qu’elle ne la vit même pas. Miss Délie n’eut qu’à l’étourdir en l’assommant avec ce sac qui contenait un objet lourd. Alors, elle officia. C’était à croire que les yeux toujours vifs de Jeanne-Ysoline, quant à eux, l’avaient vue. Ils s’illuminèrent d’une terreur indicible. Elle voulut crier, donner l’alerte, mais n’y parvint point, sa langue empâtée, embarrassée, paralysée… Ses yeux de jais brûlants, eux seuls, continuaient à vivre, à s’animer, à exprimer son sentiment d’horreur, lorsqu’Adelia extirpa ce que la sacoche contenait.
« Aimes-tu les sucres d’orge que j’affectionne ? la questionna la goule d’Eire d’un ton affecté, plein d’une hypocrite affèterie ignoble. Viens, celui-ci, je te l’offre. Il sera le délice de ton petit palais. Il est parfumé à la fraise des bois, mon parfum favori. Allons, point de simagrées. Dans ton état, c’est inutile. Je te sais bien gourmande, et tu dois avoir grand’faim à cette heure. »
Elle approcha l’objet en disant : « Allons, ouvre ta petite bouche plâtreuse, ma mie… Laisse-moi t’y fourrer cette friandise… Tu verras comme c’est bon… Songe à ce qu’elle représente… C’est bien évocateur et sans ambiguïté, n’est-ce pas ? »
Jeanne-Ysoline ne put qu’émettre des mmm mmm de terreur, tandis que Délia la forçait à écarter ses lèvres, à ouvrir sa mâchoire. Elle fourra dans sa bouche, en l’y forçant, ce sucre d’orge hypertrophié, cette atrocité fort réaliste, grande de deux pieds, qui suffoqua Mademoiselle de Kerascoët. La face de l’enfant d’Armor bleuit. Elle s’asphyxia ; ce fut comme une cyanose. Une minute suffit à Adelia pour que sa rivale expirât, tandis que la nurse, réduite à l’impuissance, gisait au bas du lit, toujours inconsciente. Douze ans, onze mois et vingt-sept jours… tel était son âge exact. Adelia contempla le cadavre pansé et plâtré, horrible, ce visage bleuâtre et noirâtre, cette bouche élargie d’où émergeait à moitié, baveux et sanglant, un colossal membre de mort sucré, qui avait pénétré jusqu’au pharynx en brisant le palais au passage tant la catin avait forcé.
« Tu m’en diras des nouvelles en enfer. » conclut le petit monstre.
Son forfait accompli, Adelia s’esquiva par les mansardes et les corniches tandis qu’accompagnée d’un domestique en livrée armé d’un fusil de chasse, Cléore s’en revenait enfin, trop tard pour sauver la nouvelle victime.