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Interview de Laura Andress

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Laura est modèle photo et mannequin depuis 5 ans maintenant, et a à son compteur de jolies collaborations ! Son visage pas banal et sa silhouette différant des critères modes actuels en font un modèle très atypique. Mode, lingerie ou encore shoots conceptuels, Laura se prête avec sincérité et bonne humeur dans toutes sortes d'univers. Voici son interview !

par Isaure Anska

~ Hello Laura ! Raconte-nous un peu ton parcours en tant que modèle photo ? Qu'est-ce qui t'a poussé à poser ?

Bonjour ! Je suis modèle photo depuis 2009, au départ modèle vivant, je me suis dirigée tout naturellement vers la photographie en posant pour des amis photographes, puis petit à petit la machine s'est mise en marche :-)

~ Tu poses par passion mais tu es également professionnelle, comment envisages-tu ces deux cotés du modelling ?

Alors, le modelling c'est avant tout un plaisir, que ça soit professionnel ou autre, je ne me force jamais à faire quelque chose par la contrainte ou que je n'aime pas. Il y a le côté "commercial" avec la mode et les défilés et le côté "hobbie" où je peux me permettre de me "lâcher" en créant mes propres projets et en répondant aux demandes de certains photographes, c'est le côté plus artistique).

par Christian Leducq

~ Quels sont les shoots qui t'ont le plus marquée ?

Bonne question ! Je garde un bon souvenir de tout en général, en 6 ans c'est vrai que ça fait pas mal de shootings et de photos, mais chaque séance est différente avec des rencontres et des mises en scènes particulières. Un shooting, qu'il soit artistique, mode, ou commercial, sera toujours différent ! La routine n'existe pas dans le modelling :-)

~ Quels univers te touchent le plus ? As-tu des idées que tu souhaiterais vraiment réaliser ?

Je pense qu'en regardant mon site internet vous pourrez remarquer que je suis ouverte d'esprit et que je fais vraiment de tout (sauf érotique et fétichisme :p), à partir du moment où l'on me propose un projet qui me motive et qui me parle je réponds toujours présente ! Après oui, je réalise beaucoup de projets personnels, je dois avoir un côté directrice artistique en fait (haha), j'aime mettre en place des projets, organiser une équipe, chercher des lieux, des décors, des stylismes ... j'aime beaucoup la partie pré-shooting en fait !

par Ophélie Mingau

~ Tu te définis comme « modèle ronde », alors que ton ratio taille-poids est tout à fait normal. Que penses-tu de cette hypocrisie dans le milieu du mannequinat/de la photo ?

Hihihi oui c'est vrai que c'est un peu compliqué ! Comme je dis toujours, dans la vrai vie je suis normale, mais dans le milieu de la mode je suis ronde, le standard dans le milieu de la mode étant le 34/36 forcément avec mon 42 je suis ronde ... Mais dans la vrai vie j'ai la confection de la majorité des françaises... Personnellement je ne me considère pas comme étant ronde mais bon c'est comme ça du moment que je travaille ça ne me dérange pas personnellement parlant.

~ Quel est ton rapport au corps d'ailleurs ?

Il faut aimer son corps comme il est ! De l'estime de soi découle la confiance en soi ! Deux choses importantes quand on est modèle, mais j'ai envie de dire, quand on est une femme tout simplement ! Après je sais que je fais attention à mon alimentation, je suis végétarienne, je ne mange jamais de fast-food, de nutella, je privilégie l'alimentation bio et le fait-maison au maximum... Je ne fume pas, je ne bois pas d'alcool et je fais du sport... C'est aussi bon pour mon mental, et si le mental est bon, le reste suit.

par Leaulevlesara

~ Tu as récemment posé pour les talentueuses Leaulevlesara et Isaure Anska. Quels ont été tes sentiments lors de ces shoots ?

J'ai adoré !!!! Ce sont deux artistes avec un grand "A", ça me fait vraiment plaisir de travailler avec ce genre de personnalités ! Etant au départ modèle vivant et étant très proche des arts en général, j'aime travailler avec ces artistes, c'est un vrai retour au sources ! Ça a été pour moi des rencontres professionnellement et humainement parlant "topissimes" ! D'ailleurs, avec Isaure, on remet ça très bientôt ! ;-)

~ Y'a-t-il des modèles et photographes qui t'inspirent ?

Pas spécialement, je suis ouverte d'esprit donc je suis le travail de beaucoup de monde, mais il n'y a pas de personnes en particulier. Après au niveau photographie de mode je suis une nostalgique des années 80...

par Gabrielle Kacet

~ Quelles sont tes autres activités outre le mannequinat ?

J'ai repris mes études dans le milieu médical (mon autre grande passion), j'ai besoin de me sentir utile aux autres et ce depuis toujours, je voyage beaucoup en mode sac à dos (voyages écocitoyens, chantiers humanitaires...). Sinon, je tiens un blog sur Facebook : "Laura Andress - la mode pour toutes" qui met en avant toutes les femmes dans le milieu de la mode. Les femmes ont besoin d'avoir des modèles qui leurs ressemblent.

~ Un dernier mot pour conclure ?

Merci pour cette interview, j'aime beaucoup votre magasine ! Kenavo ! ;-)

par Hélène Halgand


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Aller plus loin :


Variations autour de Sappho : partie 3

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Sappho, de Christina Rossetti :

I sigh at day-dawn, and I sigh
When the dull day is passing by.
I sigh at evening, and again
I sigh when night brings sleep to men.
Oh! it were far better to die
Than thus forever mourn and sigh,
And in death's dreamless sleep to be
Unconscious that none weep for me;
Eased from my weight of heaviness,
Forgetful of forgetfulness,
Resting from care and pain and sorrow
Thro' the long night that knows no morrow;
Living unloved, to die unknown,
Unwept, untended, and alone. 

~ ~ ~ ~ 

Lesbia and her Sparrow, Sir Edward John Poynter

Sappho, Karoly Lotz

Sappho, Laurence Koe

~ ~ ~ ~ 

Sonnet féminin, de Renée Vivien :

Ta voix a la langueur des lyres lesbiennes,
L’anxiété des chants et des odes saphiques,
Et tu sais le secret d’accablantes musiques
Où pleure le soupir d’unions anciennes.
Les Aèdes fervents et les Musiciennes
T’enseignèrent l’ampleur des strophes érotiques
Qui versent dans la nuit leurs ardentes suppliques,
Ton âme a recueilli les nudités païennes.
Tu sembles écouter l’écho des harmonies ;
Bleus de ce bleu divin des clartés infinies,
Tes yeux ont le reflet du ciel de Mitylène.
Les fleurs ont parfumé tes étranges mains creuses ;
De ton corps monte, ainsi qu’une légère haleine,
La blanche volupté des vierges amoureuses.

~ ~ ~ ~

Photos de Malika Mokadem :

modèle : Isa

modèle : Anna Wanda K.

modèle : Utopia

L'univers féérique d'Agnieszka Lorek

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Agnieszka Lorek est une jeune photographe qui vit à Cardiff, au Pays de Galles, dont l'univers laisse rêveur. Ses modèles, toujours gracieux et diaphanes, évoluent dans des univers presque féeriques. Même si, comme vous le lirez, elle se défend d'une telle influence, on imagine très bien ses images illustrer des contes telles que la Belle au Bois Dormant ou encore Blanche-Neige. La naïveté de ses clichés est toutefois contrecarrée par le traitement éclatant des couleurs et les teintes de cire des jeunes femmes, qui leur donnent un coté morbide. On peut retrouver les photos d'Agnieszka sur Vogue Italia, une jolie reconnaissance pour cette si talentueuse artiste ! Voici son interview : 


~ Hello Agnieszka ! When did you start photographing ? What appeals you in this art ? (Bonjour Agnieszka ! Quand avez-vous commencé la photographie ? Qu'est-ce qui vous attire dans cet art ?)

I never thought that I would be a photographer as I was more interested in oil painting and music. I first came into contact with photography accidentally when I needed to take pictures for my social media and blog. People around me then started asking me to take photos for them because they liked mine. I'm not sure when I became a photographer, it just happened. The big appeal for this Art is I can work on projects without the need of huge spaces for canvases and paints. I live in a beautiful country (WALES) and I still can’t sit and watch such beauty without somehow capturing the essence.

Je n'ai jamais pensé que je serais un jour photographe, car j'étais plus intéressée par la peinture et la musique. J'ai d'abord été en contact avec la photographie accidentellement, quand j'ai eu besoin d'images pour mes réseaux sociaux et blog. Les gens autour de moi ont commencé à me demander de leur prendre des photos parce qu'ils aimaient les miennes. Le grand attrait de cet art est que je peux travailler sur des projets sans avoir besoin de grands espaces pour les canevas et peintures. J'habite dans un beau pays (Pays de Galles) et je ne peux toujours pas m'asseoir et regarder une telle beauté sans en quelque sorte en capturer l'essence.

~ What are your influences in general ? (Quelles sont vos influences en général ?)

My main influences are silence, my night dreams and Mozart/Adam.

Mes influences principales sont le silence, mes rêves et Mozart/Adam.


~ The atmosphere of your photos is always misty and magical, are you interested in fairytales ? (L'atmosphère de vos photos est toujours brumeuse et magique, êtes-vous intéressée par les contes de fées ?)

You may be surprised but my personality is very restricted and I like simplicity and classical minimalism around me. My fairytale world exists as an expression of my alter ego, that nobody can see in real life, only in what I create.

Vous serez peut-être surprise mais ma personnalité est très stricte et j'aime la simplicité et le minimalisme classique autour de moi. Mon monde féerique existe comme une expression de mon alter ego, que l'on ne peut pas voir dans la vraie vie, seulement dans ce que je créé.

~ Your models are beautiful women, do you think about men ? (Vos modèles sont de belles femmes, pensez-vous aux hommes ?)

The models I use express my emotions, feelings, dreams and needs. I am a woman so women portray my emotions on my pictures better. I took photos with men but not so many. What I wish to express I suppose is better expressed through femininity.

Les modèles que j'utilise exprime mes émotions, mes sentiments, mes rêves et mes besoins. Je suis une femme donc les femmes représentent mieux mes émotions sur les images. J'ai pris des photos avec des hommes mais pas beaucoup. Ce que je souhaite exprimer, je suppose, est mieux exprimé à travers la féminité.


~ What type of models are you usually looking for ? (Quel type de modèles recherchez-vous la plupart du temps ?)

Innocent.

~ How do you create a shoots ? Do you imagine a story for each one ? (Comment créez-vous un shoot ? Imaginez-vous une histoire pour chacun ?)

It's a really long process which I couldn't explain in words.

C'est vraiment un long procédé que je ne pourrais pas expliquer avec des mots.


~ You seem very attached to nature, almost all of your photos take place in the woods. Why ? (Vous semblez très attachée à la nature, presque toutes vos photos ont lieu dans des bois. Pourquoi ?)

Forests scare me and I love what I'm scared of.

Les forêts me font peur et j'adore ce qui me fait peur.

~ Do you have some artists that you admire ? (Avez-vous des artistes que vous admirez ?

I'm particularly fond of classical painters.

J'adore particulièrement les peintres classiques.


~ What advices could you give to young photographers ? (Quels conseils pourriez-vous donner à des jeunes photographes ?)

Be free and believe that you feel correct, even if others doubt of you because even if your work is not for others, it doesn't matter if it makes you happy and gives you satisfaction. There are no rules to photography because all the rules which exist are created by just humans and are constantly evolving, so don't put you off because of other photographers saying your work is wrong. Don't listen to me even.

Soyez libres et croyez en vous, même si les autres doutent de vous, parce que même si votre travail n'est pas pour les autres, cela n'a pas d'importance si cela vous rend heureux et vous donne de la satisfaction. Il 'y a pas de règles pour la photographie, parce que les règles qui existent ne sont créées que par des humains et sont en constante évolution, alors ne vous découragez pas à cause des autres photographes qui disent que votre travail est mauvais. Ne m'écoutez pas non plus.

~ Finally, what are your artistic projects for the end of the year ? (Finalement, quels sont vos projets artistiques pour la fin de cette année ?)

To produce music.

Faire de la musique.




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En découvrir plus :

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Portfolio Vogue Italia

John Atkinson Grimshaw

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        John Atkinson Grimshaw est un peintre de l'époque victorienne dont la plupart des œuvres sont de nos jours méconnues, en dépit de leur richesse thématique et numérique. Ainsi, mise à part pour son tableau "Dame Autumn", le peintre est rarement cité dans les anthologies  artistiques. C'est pour cette raison, qu'éprise sous les charmes de ses tableaux emprunts d'une mélancolie sincère, j'ai décidé de vous présenter cet artiste à travers les diverses facettes de son art.

         John Atkinson Grimshaw naît en 1836 dans le nord de l'Angleterre, au sein d'une famille rigide et récalcitrante à sa passion pour la peinture. C'est pour cela qu'il commence une vie assez conventionnelle, employé de bureau pendant six ans.
Ce n'est qu'après son mariage en 1858 qu'il décide de se consacrer entièrement à l'art. Soutenu par plusieurs galeries et marchands d'art dans sa ville de Leeds en Angleterre, le peintre commence à être reconnu et emménage dans une charmante demeure du XVIe siècle avec sa femme et ses nombreux enfants (quinze dont six seulement atteignirent l'âge adulte).
Le succès faisant son chemin, Grimshaw finit par déménager à Chelsea où de nouveaux clients et personnalités artistiques le découvrent. Cinq de ses tableaux sont par ailleurs acceptés à la Royal Academy, ce qui marque le point culminant de sa popularité.

         Les thèmes et motifs évoqués dans la peinture de John Grimshaw sont nombreux et se répondent, cela en fait un artiste complet, qui ne crée pas de lassitude et tend vers le renouveau.
Les lumières tamisées sont un de ses signes de fabrique, puisqu'il privilégie les crépuscules et temps couverts ou brumeux dans ses tableaux. Cependant, si le trait du peintre est reconnaissable, son approche thématique est assez éclectique : ainsi John Atkinson Grimshaw peint tout aussi bien des paysages urbains et ruraux, des scènes réelles et fictives, des portraits et des natures mortes.


  •  L'artiste aime à représenter des paysages urbains, illustrant l'essor de l'industrie à l'époque victorienne, mais non sans une certaine touche poétique à travers le traitement des lumières et de la brume :
Reflections on the Thames
In Peril
  •  Grimshaw illustre également des moments privilégiés de réflexion et de contemplation, au travers de personnages isolés, en silhouette et de dos, seuls face à des paysages de pénombre :

Meditation
Waterloo Lake, Roundhay Park, Leeds

  • Les grandes bâtisses isolées ou abandonnées, intéressent également le peintre, qui semble vouloir nous inviter à percer leurs histoires passées :

Autumn Morning

The Deserted House
  • La palette de John Atkinson Grimshaw n'est pas épuisée puisqu'il s'intéresse également aux motifs préraphaélites tels que celui d'Elaine, personnage du cycle arthurien aussi connue sous le nom de Dame de Shalott, et met en scène le passage de la vie à la mort via la traversée en bateau, décliné en quatre tableaux :
Elaine
The Lady of Shalott
Elaine
The Lady of Shalott
  • Enfin, le peintre consacre une série à des figures féeriques, en symbiose avec la nature :
Dame Autumn
Spirit of the Night
Iris
Endymion on Mount Latmus


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Pour en savoir + sur l'artiste :

http://www.johnatkinsongrimshaw.org/
http://john-atkinson-grimshaw.chez-alice.fr/

Constellations, le projet photographique de Mathieu Degrotte

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Mathieu Degrotte est un photographe autodidacte qui a un univers marqué à la lisière du fantastique. Il nous présente ici sa série photographique appelée "Constellation", dont il tire également une vidéo. Cette série offre des nus féminins décorés d'étoiles blanches ou noires, gracieuses, qui mettent en valeur les corps, dont les poses donnent une harmonie toute particulière. Voici donc quelques questions afin de mieux cerner cette création !


~ Pouvez-vous vous présenter un peu ?

Je suis ingénieur, je suis de formation scientifique et je pratique l'art et la photographie en autodidacte. La plupart des domaines artistiques m'ont toujours passionné, que ce soit la peinture, la poésie, la musique ou la photographie que j'ai découverte dès l'enfance grâce à mon père. Au fil des ans, cette passion a pris le pas sur les autres pour occuper aujourd'hui une place essentielle dans ma vie.

Contact

~ D'où est venue votre inspiration pour le projet "Constellation" ?

Ce projet est nait de façon un peu fortuite. J'avais initialement planifié une séance photo pour expérimenter des contrastes de lumières et m'essayer à ce type de peinture corporelle qui est présent tout au long de la série. Par commodité, le shooting s'est déroulé dans le restaurant où travaille la modèle avec qui j'avais organisé la séance. S'y trouvent des éléments de boiseries que j'ai pensé sur le moment intéressant d'intégrer aux photos, et peu à peu, j'ai vu se créer une atmosphère toute particulière issue de cette harmonie entre les peintures raffinées, les boiseries et les courbes de la modèle. A la fin du shooting, j'ai essayé d'analyser cette atmosphère si particulière que j'avais ressentie, et c'est ainsi que l'idée de cette série m'est venue. C'était le 24 décembre 2013.
Concernant le concept même de "Constellations", le nom a été choisi pour son rapport avec la définition d'une constellation - un groupe de points qui, pris dans leur ensemble, dessinent une figure. Ici, les différentes taches de peinture, semblables parfois à une myriade d'étoiles, parsèment le corps des modèles qui constituent ces figures. Ma passion pour l'astronomie, qui présente à mon sens un intérêt à la fois scientifique, artistique et métaphysique, m'a peut-être elle aussi, inconsciemment, guidé vers ce nom.
Il possède aussi une connotation davantage philosophique, suggérant à la fois l'unicité de la beauté intrinsèque de chaque femme, mais aussi le caractère mystique qui les rassemble de pouvoir donner la vie - sinon aux astres, du moins aux humains que nous sommes.

Distorsion         &        Column

~ Pourquoi une vidéo ? Qu'est-ce que cela vous a apporté en plus des photographies ?

Je travaille beaucoup en retouche d'image pour sublimer mes photographies - dans le sens où la post-production contribue uniquement à renforcer l'atmosphère de l'image pour lui donner plus de force ; l'essence, l'idée même de chaque photo est capturée dès la prise de vue. Je ne base par exemple jamais mes concepts sur l'intégration par photomontage d'un nouvel élément (une Lune disproportionnée dans le ciel, un objet rajouté, etc). Pourtant, on peut se demander parfois si mes photos sont "vraiment" des photos, où commence la post-production et où s'arrête la photographie - un sujet assez épineux aujourd'hui. C'est donc naturellement que l'idée de la vidéo s'est imposée à moi, afin de véhiculer cette "réalité" de la séance photo, nue et sans artifice. Dans le cadre de Constellations en particulier, ce medium s'intègre parfaitement pour exhiber, en mouvement, les peintures corporelles qui sont le fruit d'un travail que j'ai exécuté sur place et non de retouches. En plus de cela, le mouvement apporte une notion de temporalité qui colle très bien au concept de la série, et les instruments de musique (piano et violon), initialement présents pour apporter cette note boisée aux photos, créent aussi une harmonie entre la musique composée pour le montage vidéo et les prises de vue elles-même. Enfin, contrairement aux photos que l'on peut aborder une par une (soulignant ici les différentes beautés féminines), en vidéo, tout le projet se trouve uni par un même medium qui montre une vision globale du concept et de la beauté de la femme.

Sphynx                          &                Origin

~ Avez-vous d'autres projets aboutis de ce genre en tête ?

Je travaille actuellement sur deux projets du même genre. Le premier, "Feu Primordial", qui consistera lui aussi en un corpus de photographies et une vidéo, est basé sur le lien originel entre l'être humain et la nature; un lien qui brûle au fond de nous et que l'on essaie plutôt, aujourd'hui, d'étouffer. Une sorte de retour à la nature innocente et sauvage qui combine effets pyrotechniques, pièces de joaillerie tribale ou classique et ambiance naturelle, réalisé avec la collaboration d'artistes d'horizons divers. Celui-ci devrait être finalisé courant 2015.
Le second pour lequel je n'ai pas encore arrêté de titre a été inspiré par le "Songe d'une nuit d'été" de Shakespeare. Il ne consiste pas en la représentation photographique de scènes tirées de la pièce ; il s'agit plutôt de scènes inspirées par les concepts présentés dans l'oeuvre de Shakespeare, que je souhaite tirer en très grand format. Un cheminement de l'être pour dépasser les conventions et les interdits qui lui sont imposés pour - une fois encore - renouer avec ses aspirations naturelles et originelles. Les prises de vue se déroulent toutes dans un environnement naturel et, si tout se passe bien, le projet devrait voir le jour fin 2015.

Pillars of Creation

Materia       &        Novae

Variété

Résonance


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A. Andrew Gonzalez

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Saltatus Aeternum

A. Andrew Gonzalez est un artiste américain vivant à San Antonio. Il vient d'une famille d'artistes, il est donc tout naturel qu'il se soit mis au dessin dès l'enfance, inspiré par ses rêves. Il est également influencé par la peinture préraphaélite, l'Art Nouveau, le symbolisme, à cause de ce qui s'en dégage de mystique. Il est en effet très curieux du mystère enfoui sous l'humain, de sa spiritualité. Il rejoint ainsi la pensée du peinture de la fin du XIXe-début XXe Jean Delville, qui ne concevait pas l'art sans une dose de mysticisme. Son coté préraphaélite est perceptible dans le sens où il ne peint presque que des sujets féminins. Il se place donc dans la catégorie des peintres qui font de l'être féminin un être sacré, catalyseur de la spiritualité indivisible de l'art. Il ne dédaigne cependant pas les animaux, on peut trouver dans son travail des lions ou des chevaux, des symboles de puissance.
Au tout début des années 1980, sa peinture est colorée, et on peut même observer des sujets abstraits ou simplement symboliques (une peinture fait penser au symbole franc-maçon par exemple). Il s'est ensuite dirigé vers les dégradés d'une même couleur, plutôt dans les orangés, et maintenant, sa peinture est faite de lumière, pure variation d'un même ton, entre blanc et le crème, légèrement rosé ou doré selon la toile. Ses peintures font tellement précise, minutieuse, et dégage une telle luminescence qu'on a l'impression d'être happé ! De plus, la manière dont Gonzalez travaille ses reliefs, grâce aux multiples sous-tons d'une couleur, donne un effet de profondeur saisissant. On dirait que l'on contemple des sculptures !

The song of Sophia
Aura and the Morning
Persephone
Spirit Lion



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"Sofa", la série de Fabrice Dang

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Fabrice Dang est un photographe de quarante ans, qui partage sa vie entre l'Indonésie et la France. Il a commencé la photographie en tant que professionnel en 2009 et a été publié dans Dark Beauty Magazine, a été nominé pour le prix du jury Ilford en 2014 et a plusieurs expositions à son compteur, la dernière étant au festival d'art photographique de Tulle en novembre dernier. Fabrice donne pour influence l'Art Nouveau et les photographes Sarah Moon et Tim Walker.

Il nous présente ici une partie de sa série "Sofa", série intimiste, fantastique et sensuelle, et nous livre quelques mots à ce propos :

"La méridienne est pour moi le meuble sensuel par excellence. Cette chaise longue de boudoir est synonyme de beauté, de mystère et d'élégance.
Quand j'ai découvert cette méridienne rouge, de style anglais, sa couleur, ses courbes m'ont fait pense au corps d'une femme. J'ai eu un coup de foudre et tout de suite cette série Sofa m'est apparue comme une évidence :  à chaque séance créer un monde magique avec ce superbe meuble et des personnages sensuels ayant chacun une identité forte.
Cette série a été démarrée depuis plus d'un an, au gré des rencontres et des inspirations : femme provocatrice, garçonne, femme oiseau, femmes esprit boudoir, femme alien, femme nature, femme poupée, femme enfant, etc...
J'ai recherché des lieux adéquats avec ces thèmes comme la foret, un château, une grotte...
Cette série est toujours vivante. C'est source d'une inspiration énorme, et j'ai décidé de faire un Tour de France pour découvrir d'autres modèles de talent, motivées pour continuer cette aventure, devenue pour moi une obsession...."




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Interview de Charlie Arsan

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Charlie Arsan est un jeune modèle strasbourgeois qui travaille en tant que mannequin agence et freelance, ainsi qu'en tant que modèle vivant à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg. Elle ne dédaigne cependant pas les collaborations de qualité qui peuvent enrichir son book déjà bien fourni. Passionnée d'art et de littérature, elle met son sens de l'esthétique au service de son activité de modèle. Voici son interview !

par Jérémie Mazenq

~ Bonjour Charlie ! Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours en tant que modèle ? Qu'est-ce qui vous a amenée à poser ?

Ce qui m'a conduit à réaliser mes premières séances, c'est avant tout la curiosité et l'intérêt que je manifestais pour la photographie - et plus précisément pour la photographie argentique et les procédés anciens. 
Une rencontre, une seule : celle de Pascal Bodin, qui m'a profondément marquée. Il a une démarche authentique et axée sur l'humain. Cette rencontre a totalement changé la vision que j'avais de la photographie. 

~ Il me semble que vous dessinez. Que faites-vous vraiment ? Développez-vous ce coté artistique ?

Oui, je dessine et je peins. Ce que je préfère, c'est la peinture à l'huile. J'aime le travail minutieux et précis - j'ai une loupe de bijoutier et des pinceaux avec un poil seulement. 
Le détail a pour moi autant d'importance que la vision d'ensemble. Je déplore le fait ne ne pas avoir plus de temps pour m'y consacrer. Je me suis mise récemment à l'aquarelle et l'encre de Chine, cela nécessite moins de temps.

par Lau Hi

par Miguel Ramos

~ Je suppose évidemment que l'art est très présent dans votre vie. Qu'est-ce que cela vous apporte ?

Oui, l'art est omniprésent dans ma vie ainsi que dans les rencontres que je fais. Je trouve cela important de nourrir son imagination au quotidien. C'est certainement l'une des seules de nos facultés qui souffre le moins de la finitude. 

~ Y'a-t-il des artistes que vous admirez ? 

Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai lu Rilke, c'est un des poètes qui m'émeut le plus avec Hölderlin et Pessoa. Je suis une inconditionnelle des huiles de David Caspar Friedrich, j'aime aussi les estampes de Tohaku Hasegawa qui nous ramènent à notre propre condition d'homme et à la contemplation de la nature. 
Dans un autre style, j'aime aussi l'esthétique de Hans Bellmer, d'Ernest Pignon Ernest et de Egon Schiele. 

par Salim Berrada

~ Quelles sont vos impressions devant l'objectif, quel est votre état d'esprit à ce moment ?

Tout dépend du shooting, du photographe, de l'équipe... Je ne fais pas que des choses qui me plaisent et dans lesquelles je puisse m'investir... et surtout dans lesquelles on laisse "le modèle s'exprimer".

~ Vous êtes mannequin, modèle vivant et continuez aussi de rares collaborations. Quels aspects diffèrent vraiment dans ces trois approches en tant que modèle ? Comment vous préparez-vous ?

Poser en tant que modèle vivant n'a strictement rien à voir avec le travail de photographie. On ne voit pas la matière, on voit les volumes, la forme - c'est un peu comme cela que je distinguerais l'approche du photographe avec celui du dessinateur académique (dessin de modèle vivant). Au delà de ça, les deux sont une source de revenus mais ne sont pas des fins en soi. S'agissant des collaborations que je fais, ce sont des projets beaucoup plus personnels. On crée un projet en équipe, c'est un partage. 
Je ne me prépare pas ou peu. Si je suis le modèle, c'est que la personne qui veut me photographier s'intéresse à ce que je peux donner devant l'objectif. Cela n'a pas vraiment d'intérêt d'être fausse ou de s'inventer un rôle : il faut juste être soi-même.  Le projet a toujours été discuté en amont. Quand j'arrive sur le lieu du shoot, je m'en suis déjà imprégnée. 

par Chris Carolina

~ Vous avez récemment posé pour Nick Norman, afin de compléter sa série « Only Veggies Inside ». Est-ce que cela fait longtemps que vous êtes vegan ?

Pour des raisons de santé, je consommais déjà très peu de graisses animales - cela limite vraisemblablement la consommation de viandes ou de dérivés animaux. La rencontre que j'ai faite avec Chloé Thrc l'année dernière m'a permis de voir la dimension éthique du choix de l'alimentation vegan. Cela s'est fait naturellement car c'est tout à fait en accord avec mes valeurs. 

~ Quels projets aimeriez-vous réaliser en tant que modèle ?

En termes de projets, j'aimerais faire des voyages photographiques ; mettre en perspective l'immensité des paysages - en référence directe avec l’œuvre de David Caspar Friedrich - avec la puissance d'un nu féminin, par exemple. J'aimerais montrer des portraits très forts. Je pense a une photo en particulier - celle d'Helmut Newton prise a Malibu : Krishna with Seagulls

par Sacha Rovinski

par Sacha Rovinski



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Aller plus loin :


Le mythe de Pyrame et Thisbé

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Pyrame et Thisbé est connu depuis l'Antiquité grâce aux Métamorphoses d'Ovide. Beaucoup d’œuvres postérieures s'en sont inspirées ou bien ont tout simplement réécrit ou adapté ce mythe. Il est l'inspiration première de deux grands mythes amoureux : Tristan et Iseult, la grande romance médiévale, et Roméo et Juliette, la romance du XVIe inventée par Shakespeare. Dans la pièce Songe d'une nuit d'été, Shakespeare a inséré le mythe sous forme de pièce de théâtre jouée par plusieurs de ses personnages. Il lui donne donc une dimension comique, au contraire des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau, qui est une tragédie plutôt baroque. On compte également une fable de La Fontaine (la XII), ainsi qu'un poème d'Apollinaire qui est résolument érotique ! Les peintres également se sont emparés du sujet, surtout au XVIIe et XIXe siècles où Waterhouse remet le mythe au goût du jour.

Pyrame et Thisbé est attribuée au poète latin Ovide, et fait partie du recueil de contes Les Métamorphoses commencé en l'an I avant J-C, tous composés d'hexamètres dactyliques, vers de l'épopée par excellence. On a cependant tout lieu de croire que cette fable écrite par Ovide serait une retranscription d'une histoire plus ancienne encore, qui serait d'origine asiatique1. Elle aurait donnée d'autres versions que celle d'Ovide dans l'Antiquité tardive : le mythographe Hygin en a fait une version au IIe siècle avant J-C dans ses Fabulae ;une autre existe dans le roman chrétien des Recognitionesau IIIe et IVe siècles dans laquelle Pyrame et Thisbé se transforment respectivement en fleuve et en fontaine ; ou encore dans les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis en Egypte au Ve siècle2. Dans ces versions, l'histoire se situe toujours en Cilicie, une région de l'Asie Mineure, et les amants se transforment en fleuve et en fontaine. Historiquement, on trouve de plus un fleuve nommé Pyramos... Ovide a repris la fontaine dans sa fable en tant qu'élément du décor, et sans doute comme un clin d’œil aux autres versions, a ajouté la transformation des fruits blancs du mûrier en fruits noirs, et a placé l'intrigue à Babylone.

Pyrame et Thisbé sont deux jeunes babyloniens dont les familles respectives sont voisines et ennemies. Ils ne peuvent ni se voir ni se parler et les parents n'apprécient guère l'amour qu'ils se portent. Ils échangent cependant un peu tous les jours grâce à une fissure qu'il y a dans le mur mitoyen de leurs maisons. Un jour, ils décident de s'enfuir et se donnent rendez-vous près du tombeau de Ninus, là où il y a une fontaine et un arbuste aux fruits blancs. Thisbé arrive la première au lieu-dit et aperçoit une lionne, qui est venue se désaltérer après avoir chassé. La jeune femme file donc se cacher et dans sa fuite, laisse tomber son voile. Plus tard, Pyrame arrive et découvre le voile ensanglanté de Thisbé ainsi que des empreintes de lion. Il imagine tout de suite le pire. Fou de douleur, le jeune homme tire son épée et se la plante dans le corps. A l'aube, Thisbé sort de son abri et revient au tombeau de Ninus. Elle y trouve le corps sans vie de son amant et décide de le rejoindre dans la mort en se tuant également avec l'épée. Le sang des deux amoureux, en éclaboussant les fruits du mûrier à proximité, a coloré ses fruits en noir. L'arbuste donne dorénavant des fruits noirs, rendant ainsi hommage au destin funèbre de Pyrame et Thisbé.

Voici quelques tableaux au fil des siècles (notons que seul Waterhouse dépeint la scène du mur, les autres illustrent la scène de la mort de Pyrame, quand Thisbé découvre son corps) :

Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé, Nicolas Poussin (XVIIe)
Pyrame et Thisbé, Charles-Alphonse Dufresnoy (XVIIe)
Pyrame et Thisbé, Claude Gautherot (XVIIIe)
Thisbé, J. W. Waterhouse (XIXe)
Pyrame et Thisbé, François Alfred Delobbe (XIXe)


1 Anne videau, La poétique d'Ovide, de l'élégie à l'épopée des Métamorphoses, essai sur un style dans l'Histoire, éd. PUPS, coll. « Rome et ses renaissances » dirigée par Hélène Casanova-Robin, Paris, 2010, p 436.

2 Jean schumacher, « Les sources et les adaptations de Pyrame et Thisbé », sur le site internet Pot Pourri : http://pot-pourri.fltr.ucl.ac.be/itinera/Enseignement/Glor2330/Ovide_Metamorphoses/Pyrame/, 2013.

Le Trottin : chapitre 20

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Roman écrit par Christian Jannone (précédents chapitres).

Dames dans un boudoir, Jan Frans De Boever

  

Chapitre vingt


 Cela était incroyable, insoutenable, surprenant, captivant, inadmissible : Daphné, la belle Daphné, demeurait introuvable. Avait-elle suivi Délie dans son évasion ? On fouilla toute la propriété en quête de la disparue. Tout le personnel de l’Institution fut mobilisé à cette tâche et même les petites filles durent donner de leur personne. Les plus rétives d’entre ces gourgandines en réduction furent de même sommées de renoncer un temps à leur oisiveté sybaritique afin de prêter main forte à tout cet escadron de fureteurs. Ce fut lors la mobilisation générale pour dénicher Daphné de Tourreil de Valpinçon. On supposa sa disparition liée à celle de Délie et on craignit le pire.

  Les fillettes regimbaient et renâclaient à la tâche comme des rossinantes, parce qu’il fallait qu’elles fouillassent en les endroits les plus vils, comme la cave à charbon. C’était selon elles équivaloir à fouailler dans du lisier humain. Cela gâterait leurs robes et messiérait fort. Cela renverrait d’elles, en la psyché, un reflet corrompu, pourri, de leur petite conscience, miroir révélateur de ce qu’elles étaient devenues sous le joug de Cléore. A partir de ce jour, de cette fouille turbide pratiquée de fonds en combles à Moesta et Errabunda, plus aucune des pensionnaires ne connaîtrait et ne retrouverait l’innocente félicité de pécheresses dans laquelle toutes s’étaient par trop complus. Elles emboîtèrent les pas empressés des valets perruqués aux escarpins à boucles, dont les basques brodées des livrées surannées flottaient dans leur hâtive course. Cela rappelait un affolement de valetaille digne de La Palatine, après l’apoplexie fatale du Régent ou le subit trépas du Grand Dauphin. Les talons claquaient partout ; leur écho partout se répercutait. Étrillées par Sarah, les petites gambillaient un temps sur place, puis elles s’ébranlaient, criaillaient et maugréaient en tout sens comme une volée de sansonnets à la recherche de l’arbre nocturne commun, agitées en leur panique comme sous des coups d’étrivière, avant de reprendre leurs recherches mieux ordonnancées. Toutes avaient l’impression de jouer le rôle ingrat du chiffonnier de ce vieux jeu en imageries d’Épinal, datant de Napoléon le petit, personnage malchanceux qui ne gagnait rien et perdait tout.  

  Elles farfouillaient, trifouillaient, remuaient les détritus, les rebuts, les dépotoirs des celliers, des greniers et des combles, brisant çà et là quelques vieilles bouteilles de falerne, se souillant toutes de poussière et de vin, en pensant que Délie ou Daphné eussent pu s’y camoufler. Bien qu’au final, les deux évaporées parussent ne se terrer nulle part, à moins qu’elles fussent dans un outre-lieu insondable, nos gamines, nullement découragées, toujours appuyées par les laquais, préféraient vérifier chaque endroit par deux fois. Elles finissaient par se prendre à ce jeu, à cette démesurée partie de cache-cache. Enfin, sous une mansarde du pavillon de l’infirmerie, on dénicha quelque chose, une alcôve secrète, d’une étroitesse d’échauguette, peut-être la cache d’un prêtre réfractaire sous la Révolution honnie. Une momie y gisait. A quand remontait-elle ?

 Cela faisait songer à quelque vieille ordure anthropomorphe exhumée d’un cimetière des Saints Innocents ou d’un martyrium du Bas Empire romain. Cette dépouille rappelait les rois de Saint-Denis, de la basilique pillée et profanée en 1793 par une populace fanatique. Sa carnation était de couleur bistre clair, comme celle de ses consœurs Turenne ou Henri IV. Sa ressemblance avec nos monarques et autres Grands du Royaume de France s’arrêtait là, alors qu’en la découvrant autrefois, un Alexandre Lenoir, témoin de ce vandalisme historique et sacrilège de 1793, aurait pu la préserver en quelque musée dédié aux Monuments français tandis qu’un citoyen Palloy l’eût exploitée à des fins mercantiles, telles les pierres de la Bastille. Elle n’était point enserrée, emmaillotée dans des bandelettes jaunies, comme le Régent ou le Grand Dauphin ; elle n’apparaissait point noirâtre, putréfiée, comme Louis XIV, Louis XV ou Anne d’Autriche ; des tricoteuses et viragos poissardes, en furies patentées, ne l’eussent pas taillée en pièces. C’était une momie récente, trop récente. Elle était enfantine de forme et de silhouette. Rien ne rappelait les cadavres embaumés torse nu de Turenne et du Bon Roi Henri, aux côtes en relief saillantes, les jambes encore drapées dans leur linceul, tels que croqués le funeste 14 octobre 1793. On voyait qu’il s’agissait d’une momie d’enfant revêtue d’une robe. Sous la clarté blême des lanternes, en un jour déclinant qui ne perçait guère cette sombre cache, l’aspect de ce corps apparaissait dans toute sa contradiction, son contraste et son aporie. Il était à la fois boursouflé et marqué par les stigmates du dessèchement, comme si on lui eût soutiré tous ses fluides. Il fallut bien l’extirper de là, de ce sépulcre involontaire ou forcé, de cette espèce d’enfeu ou d’enfonçure, puisque on ne pouvait douter que l’assassin – s’il s’agissait bien d’un meurtre – avait caché là exprès sa victime afin qu’elle fût difficile à découvrir. On devait la descendre à l’infirmerie, pour qu’on pût l’examiner plus attentivement, pour qu’on déterminât les causes de la mort et sa date. Surtout, il restait à savoir de qui il s’agissait, d’Adelia ou de Daphné. Or, les cheveux étaient torsadés en boucles anglaises blondes. Abigaïl courut prévenir Phoebé. 


**************

  Phoebé, toute chagrinée qu’elle fût, s’était refusée à participer aux recherches. Elle veillait Cléore en sa chambre. Languissamment allongée sur son lit, quoique toute habillée, la comtesse de Cresseville se remettait difficilement de sa crise de phtisie. Elle se contraignait à écouter les suppliques et les larmoiements de la pauvre jumelle dans ce lieu à l’atmosphère enfleurée par les médicaments. Son corps frêle enveloppé dans une douce pelisse, toujours toussotante, de nombreuses tisanes et potions mentholées dignes de Quitterie sur sa table de chevet, Cléore ne cessait de soupirer à l’audition des heurs et malheurs mélodramatiques de l’adorée blondine leukémique. Son traitement l’épuisait. Elle s’effarait de son teint blême et maladif. Elle supplia Phoebé de la poudrer.
- Dois-je prendre la houppette, Cléore ?
- Non, la patte-de-lièvre. Pare-moi pour la Mort, si toutefois celle-ci me veut …»
  
  Tandis qu’elle s’affairait à refaire une beauté à sa maîtresse et directrice, Phoebé ne pouvait s’empêcher encore une fois de ressasser ses misères. Elle soupçonnait Délia d’y être pour quelque chose, mais n’osait l’affirmer crûment à la face de sa bienfaitrice. 
« C’est trop de coïncidences, ô, Cléore ! Mon aimée sœur disparaît juste après qu’on ait constaté l’évasion de cette nigaude. Où sont-elles, à présent ? Ont-elles fui de concert vers d’autres horizons ? Daphné, erres-tu en la campagne ? Je me sens comme réduite à une simple moitié…comme si, sans Daphné, je n’étais plus viable…
- Je te soutiendrai, Phoebé ; j’extirperai de toi cette pulsion destructrice qui te ronge, bien que moi-même grandement malade, je… »

 On frappa. Il fallut bien accepter qu’on entrât. C’était l’une des deux infirmières.
«  Mademoiselle la comtesse ? L’heure est grave. Quelqu’un s’est permis d’utiliser à mon insu le transfuseur électrique de Monsieur Tesla.
- Quand… Quand cela s’est-il produit ?
- Je ne sais…je n’ai pris mon service que cet après-midi. La salle d’infirmerie était en principe fermée à clef depuis hier soir. J’ai trouvé la porte ouverte. La serrure avait été forcée par une main inconnue. Et le transfuseur était encore allumé, sous tension…
- Je… c’est inadmissible ! se courrouça Cléore. Je dois aller voir !
- Dans votre état, je ne vous le conseille pas, mademoiselle.
- Je me sens suffisamment forte et ragaillardie pour me lever ! Phoebé, peux-tu m’apporter mon peignoir de soie rouge, celui que m’a offert mon ami japoniste ?
- A votre place, je n’en ferais rien », reprit la nurse.
  Phoebé tendit le vêtement soyeux à Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’une seconde personne fit irruption sans s’être annoncée. C’était Abigaïl.
« Il faut frapper à l’huis avant d’entrer ! » la gourmanda Cléore. 

  Comme à son habitude, Abigaïl fit amende honorable en exécutant une courbette de rigueur.
« Que te voilà donc sale, ma mie ! N’as-tu point honte de te présenter ainsi à moi ? »
  La pauvre petite juive était pitoyable de saleté, ses joues et sa robe marqués de traînées de coke et de poussière. Même son camée de chrysobéryl, d’habitude si étincelant, semblait souffrir d’une ternissure de bien mauvais aloi. C’était là le résultat de ses fouilles, prolongées de longues heures, de ce remuement qui, comme l’aurait dit avec gouaille Julien, l’avait tout emmouscaillée. Ses joues rougirent de gêne, mais les traces les souillant, dignes d’une petite ouvrière craspec ravalée à l’état d’une souillon prisonnière de sa machine, à moins qu’elle fût de la mine, firent paraître cet empourprement plus proche de tavelures prurigineuses roussâtres que d’un accès enfantin de vergogne. Elle parla d’une voix hésitante, presque enchifrenée, tant ce qu’elle avait à dire, en présence de Phoebé, était dramatique.
« Nous…nous avons retrouvé un corps…momifié… Il était dans une alcôve, une espèce de cache aménagée dans une mansarde, au-dessus de l’infirmerie… On l’a descendu pour l’examiner… C’est…c’est une petite fille…blonde. »
 A la nouvelle, Phoebé eut un saisissement. Sa tête lui tourna et elle s’effondra telle une chiffe dans les bras de Cléore.
« Nous…avons besoin de Phoebé…pour l’identification…ajouta Abigaïl. 
- Ne vois-tu donc pas, nigaude, qu’il faut des sels à cette pauvre enfant ? » hurla la comtesse de Cresseville en un accès d’exaspération. 
  Autrefois, elle se fût saisie d’une badine afin de corriger la pécore. Ses sentiments antisémitiques l’auraient confortée dans son geste, mais, avec la maladie, Cléore s’était abonnie et ce haussement de voix s’avéra la seule manifestation de son ire. 

  Abigaïl se contraignit lors à seconder sa maîtresse aimée afin que Phoebé recouvrât ses esprits. Elle lui tendit le flacon de sels qui reposait dans le tiroir de la table de nuit. Cléore le porta aux narines de Phoebé dont le frémissement révéla la fin de sa syncope. La face et les lèvres de la pauvre jumelle esseulée se marquèrent d’une effarante décoloration, d’un blêmissement tel qu’on eût cru avoir devant soi une figure de talc. Elle était comme exsangue, crayeuse, teinte au blanc de céruse, vidée de toute sa substance, de sa vie même. On l’eût pensée passée par l’appareil du diable. Certes, elle reprit ses sens, mais il fallut quasi la porter, la traîner, jusqu’en l’infirmerie, où une ultime épreuve d’épouvante l’attendait. 

 Le cadavre reposait sur une couche, obscène, bistré et nu, afin qu’en fût facilitée l’expertise post-mortem. La seconde nurse s’affairait à l’examen médical et légal de la jeune morte. Cléore, Abigaïl et la collègue de l’infirmière soutinrent Phoebé et l’assirent sur une méchante chaise. Une nuée de fillettes souillées et avides de sensations fortes entouraient l’espèce de litière d’hôpital où l’impudique momie offrait son anatomie intime et crue aux yeux concupiscents de gamines trop longtemps éduquées dans l’attirance invertie de Gomorrhe. 
« Je dois procéder à l’autopsie après le premier examen sommaire. Cela devrait permettre de déterminer l’heure et les causes de la mort. Ne pourriez-vous pas éloigner ces petites filles ? Ce n’est pas un spectacle pour elles. 
- Infirmière Regnault, Phoebé est en état de choc, répondit Cléore. Elle devrait elle-même partir, mais elle a grand besoin de vos soins. 
- Le comportement de Mademoiselle Phoebé apparaît sans équivoque, intervint la seconde infirmière : tout prouve que cette dépouille est celle de la disparue.
- Infirmière Marie Béroult, vitupéra la comtesse de Cresseville, je ne vous ai point donné l’ordre… Attendez que votre collègue fasse part de ses conclusions. C’est le sort d’une infortunée enfant qui est en jeu, ne l’oubliez pas. »
  Bien que maugréant, l’autre nurse observa : 
«  Je vous rappelle, Mademoiselle la comtesse, que Diane Regnault et moi-même avons constaté l’utilisation inopportune du transfuseur de Nikola Tesla. Et il appert – ceci étant aussi visible qu’un nez de Polichinelle sur une figure grotesque – que le ci-présent cadavre revêt tous les caractères d’un organisme sciemment vidé de tous ses fluides vitaux, sang et lymphe… Alors, Diane, en ce cas, pourquoi s’acharner à l’autopsier ? Les causes du décès sont évidentes, et il s’agit d’un meurtre ! 
- Nous ne pouvons mêler la gendarmerie à nos affaires ! Tout ceci doit demeurer entre nous ! » éructa Cléore, atterrée par cette évidence qu’il eût été illusoire de nier.

  Tandis que les trois adultes se querellaient, emberlificotaient leur ire, leur courroux, devant cet imprévu qui les désorientait et trahissait la vulnérabilité de Moesta et Errabunda, Phoebé, qui ne s’embarrassait pas d’atermoiements dans une identification pour elle évidente, se précipita sur le cadavre qu’elle étreignit en geignant et en épanchant des pleurs d’un pathétique antique. 
« Ma mie, ma sœur ! Ma mie ! Adieu ! Adieu ! » ne cessait-elle de sangloter en serrant convulsivement cette horreur nue, enflée comme le fameux fœtus baudruche, dans cette aporie de boursouflure qu’on n’eût pu saisir du fait de sa dessiccation. 
 Elle inondait de larmes cette quasi charogne, accolait avec obscénité ses lèvres à celles de la morte, multipliait bécots, suçons insanes, caresses nécrophages sur la peau bistrée de celle qui n’était plus jusqu’aux endroits les plus inconvenants. Elle jetait de petits cris inarticulés tandis que ses yeux rougis s’épreignaient continûment d’épanchements lacrymaux irrémissibles. Elle tenta d’étreindre la chair défunte, se frottant telle une convulsionnaire contre cette nudité cadavérique qui exhalait en toute la pièce une fétidité de roulure. C’était effarant, dantesque et démentiel ; c’était un dévoilement obsessionnel d’amour fou par-delà la mort, hors de raison, d’un saphisme incestueux qui faisait fi des lois chimiques de la décomposition lors amorcée. Les deux nurses se jetèrent sur Phoebé et l’empoignèrent. La petite hystérique émit un long, trop long hurlement. Cléore le comprit : elle était folle. 
« Daphné ! Reviens-moi ! Mon autre moi, mon inverse, mon reflet de psyché ! Tu étais moi et autre… Double, ô, mon double ! Gauchère tu étais ! Inversés sont tes viscères… Cœur à droite, foie à gauche… Empreintes des doigts s’opposant exactement aux miennes… Moi, deux fois moi…autrement… Du miroir surgie…identique… et pourtant différente.
- Administrez-lui du laudanum ou du chloral. Il nous faut la calmer ! ordonna Cléore. Elle peut se faire mal, se tuer. Sa crise est profonde. »   
  Les deux médicastres-femmes s’affairèrent chacune sur un bras chétif de la malheureuse jumelle survivante, la piquant aux bonnes veines avec leur respective seringue de Pravaz. Elles crurent l’avoir droguée, assommée, mais, bien que ses iris céruléens s’exulcérassent et que sa bouche de poupée bavât d’abondance, Phoebé poursuivait son délire de dissection anatomique, frappée par cette crise d’hébéphrénie, de démence précoce et juvénile, qui mais ne pardonnait. C’était à croire qu’elle avait passé sa vie dans des amphithéâtres où d’éminents physiologistes professaient en ouvrant au scalpel les cadavres de la morgue face à un public avide de toutes ces choses malsaines.1 
« Ouvrez son corps… Ouvrez-le, je vous en supplie ! Vous verrez que je dis vrai ! Mon moi reflet ! Découvrez, révélez mon moi reflet ! » poursuivait la petite empuse folle. Puis, elle enchaîna : 
« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » avant de chantonner : « Autrefois, en la bonne ville, l’était un ménétrier, l’était un ménétrier, qui nul liard n’avait, qui nul liard n’avait… » en dodelinant. 
 Comme convaincue de la sincérité de cette pauvre enfant, Cléore exulta : 
« Phoebé a raison, vous dis-je ! Qui ne tente rien n’a rien ! Il faut ouvrir le corps ! Voulez-vous l’autopsier, oui ou non ?
- C'est-à-dire, hésita Diane Regnault…je ne suis pas docteur en médecine et…
- Qui vous a dit d’inciser, bécasse ! jeta la comtesse, exaspérée. Monsieur Tesla a inventé une espèce de sonde fonctionnant à l’électricité et à l’électromagnétisme, qui permet, une fois introduite dans le fondement ou toute autre ouverture naturelle ou artificielle, à l’aide d’un écran et d’une chambre noire, de visualiser l’intérieur des organismes ! Tenez, elle se trouve là, à votre droite !2 
- Nous ne savons aucunement l’utiliser ! firent chorus les deux nurses. 
- Pour prouver la véracité de ce qui vous semble un pur délire de jeune Ophélie, comparez au moins les empreintes des doigts de sa main gauche avec celles, digitales, de la main droite de l’alter ego mort ! Phoebé dit vrai ! La vérité sort de la bouche des enfants ! » reprit Cléore. 

  Elle profita de la distraction de Phoebé, toujours occupée à son fredonnement, pour lui saisir la main et essayer de la rapprocher de celle, opposée, du cadavre, tandis que Marie Béroult apportait la sonde de Tesla. Bien que le geste de Mademoiselle de Cresseville fût empreint d’une infinie délicatesse, Phoebé se débattit et la mordit à l’index. Alors que Cléore se mettait à saigner et que la petite lamie, tout à ses réflexes vampiriques, commençait à suçoter ce sang aristocratique, l’infirmière, qui approchait la sonde du fondement de la petite momie afin de l’y introduire, émit une constatation turbide : 
« Mais… C’est operculé ! Il y a …un bouchon ! 
- Oncle Dagobert ! L’invention d’oncle Dagobert ! » s’écria Phoebé dans ce qui parut à toutes une bouffée supplémentaire de délire. Puis, elle fit silence, se refermant en elle-même telle une huître.
  Durant cette scène dramatique, les autres petites filles, frappées d’un mutisme de crainte, s’étaient tenues coites et quiètes, après qu’elles eurent voulu profiter de la situation. Plus un œstre ne vola. 
« Infirmière Béroult, attendez ! l’interrompit Cléore. Je pense que la drogue que vous avez administrée à Phoebé fait son effet. Elle m’apparaît dans de meilleures dispositions. Elle ne bronche plus. Peut-être pourrons-nous la questionner au sujet des circonstances de la disparition de sa sœur ? 
- Il me semble que, durant le long laps de temps au cours duquel Mademoiselle de Tourreil de Valpinçon est demeurée en votre chambre, Mademoiselle la comtesse, vous avez jà eu amplement le temps de recueillir sa confession…objecta la nurse.
- Ne jouez point les effrontées ! Les émotions submergeaient tant l’intellect et la conscience de l’infortunée enfant qu’elle n’a pu me dire grand’chose. Rien de ce que Phoebé a pu sortir de ses petites lèvres bouleversées n’a éclairci les faits. Ce laudanum, ce chloral – peu me chaut la substance – devrait avoir l’effet d’une séance d’hypnose du professeur Charcot auprès d’une jeune hystérique. La vérité nue doit sortir du puits. »

 Cléore tint fermement Phoebé par les poignets et la regarda droit dans les yeux, de son regard vairon vénéneux et enjôleur qui toujours avait subjugué celles et ceux qui le croisaient. 
« Allons, ma pauvre mie… Dis-moi ce que tu sais… Soupçonnes-tu quelqu’un ? »

  Phoebé trembla toute, d’une de ces trémulations incoercibles qui minaient sa silhouette gracile lorsque les vices pervers de sa regrettée sœur s’exerçaient sans façon sur elle. 
« A… Adelia… » murmura-t-elle enfin en un souffle d’une ténuité de moribonde.
  Elle fut prise d’ataxie et, sous la révélation de ce soupçon, rompit avec sa mutité temporaire du précédent instant, sans doute due autant à la peur d’une vengeance de Délia qu’aux premiers effets de la drogue, au point que la comtesse de Cresseville répondit : 
« Le crime est signé ! L’innocence a parlé ! Certes, le corps de Phoebé est perverti par le saphisme sororal, mais je réponds d’elle. Son âme demeure pure de toute souillure ; elle est archangélique ! Ô, petite blonde mie, poursuis donc tes accusations ! Je te promets que Délia sera châtiée.
- Je…je m’étais couchée comme à l’accoutumée, après que Daphné et moi nous eûmes… »

  Les impitoyables fillettes pouffèrent, rompant leur silence attentiste.
« A d’autres, persifla Ellénore en zozotant. Elles ze zont bien amusées avant de z’aller au lit, n’est-ze pas ? 
- Après que vous eûtes batifolé et galopiné…osa Quitterie.
- Nous décidâmes qu’il était lors temps que nous nous reposassions… euh… que nous prissions un bien mérité repos nocturne…
- Quelle heure était-il, ma pauvre chérie ? reprit Cléore, ignorant l’acidité des autres. 
- Minuit moins le quart… balbutia Phoebé, les lèvres toutes blanches.
- Elle joue les chlorotiques leukémiques à la perfection ! Va te faire soigner ailleurs ! 
- Retire ce que tu as dit, Quitterie ! l’invectiva l’empuse désespérée, désormais presque lucide. Quoi que nous eussions fait de répréhensible en notre chambrée, cela n’autorise pas les autres à émettre un jugement de valeur déplacée, surtout dans les présentes circonstances ! »

  Bien qu’elle tremblât toujours, Phoebé parvenait à articuler des paroles intelligibles, d’un sens rare. Nul n’eût cru que le laudanum pût avoir des effets aussi curatifs sur le psychisme tourmenté de la petite péronnelle débauchée. Cependant, sa robe d’organdi et de satin, d’habitude d’un blanc virginal, apparaissait souillée des saletés insanes et suries du cadavre de sa sœur. Elle scrutait l’assistance de son regard d’azur emmétrope angoissé et épeuré. Deçà delà, sur sa face blafarde en manque de sang frais nourricier, des croûtes d’excoriations hideuses épidermiques marquaient ce visage d’ange de Reims maladif, résultat de l’étreinte post-mortem de tantôt. Cela créait comme un semis d’émondes, de brins de peau de momie arrachés à l’adorée défunte par les lèvres avides d’embrasser une dernière fois le double chéri parti à jamais. Même le camée sublime héliotropique ornant sa gorge blême en paraissait terni, de ces ternissures annonciatrices du trépas de la matière précieuse. Phoebé, l’autre elle-même amputée, ne pouvait que se faner, s’étioler toute, dépérir telle la rose pourprée privée de soleil et d’eau fraîche. Mais cette rose, ici blonde, se devait de poursuivre ses révélations, quel qu’en fût le prix à payer, prix de la mort, pour Moesta et Errabunda.
  Alors que les gamines poursuivaient leurs sarcasmes, les larmes perlant toujours à ses joues, elle les interpella et les admonesta :
« Faites donc silence, à la parfin ! Au nom de quoi vous arrogez-vous le droit de me critiquer et de vous moquer ? Vous n’êtes point des francs-juges ! »

  Lors, toutes se turent enfin, impressionnées par les paroles de la jeune folle qui recouvrait un semblant d’entendement et de raison. Phoebé poursuivit.

« Lorsque je m’éveillai, à potron-minet, je constatai que…Daphné n’était plus avec moi. Je la crus levée avant, et l’appelai, la hélai en conséquence… Cela fut bien éprouvant d’attendre en vain que le son de sa jolie voix se manifestât à mon cœur et soulageât mon désarroi. Je sortis, je courus dans tous les corridors, en quête de la sororale mie… 
- Ton sommeil fut-il troublé ? Ressentis-tu quelque chose de particulier durant les heures nocturnes ? insista Cléore.
- Rien… Lorsque j’y pense. Ce fut un sommeil dépourvu de songe… Très profond, sans nul rêve pour l’égayer. Cela fut singulier…car toujours, en chacune de mes nuits, je rêve… »

  Les prunelles de la jeune nymphe s’embrumèrent dans le vague. C’était là l’effet typique du laudanum. La nurse Regnault émit une observation.
« Mademoiselle la comtesse, si je puis me permettre… Ce sommeil, profond, non onirique, implique peut-être l’absorption d’un somnifère.
- Ces derniers temps, les jumelles ne soupaient plus au réfectoire, lassées des cachotteries de leurs camarades. Il leur faut un régime spécial… Phoebé, quel consommé toi et ta pauvre sœur avez-vous pris hier soir ?
- C’était notre coutumier bouillon de poule frugal, avec juste l’agrément d’un extrait de moelle de bœuf pour parfumer et permettre l’apport minimal de protéines sanguines. Nous…avions pour habitude de le boire dans de jolis bols illustrés d’images pieuses et édifiantes, avec les figures colorées de Sainte Perpétue, Sainte Geneviève ou Sainte Radegonde et…
- Quel régime de famine ! s’exclama l’infirmière. Cette petite m’a l’air d’une égrotante. Elle est frêle telle une meurt-de-faim. 
- Ces mots l’affligent ; elle sanglote à nouveau. » conclut la comtesse.

  La face translucide et pellucide de Phoebé se marqua d’un nouveau chagrin.
« Laissons-la faire son deuil. Quelqu’un devrait la reconduire en sa chambre et la veiller, afin qu’elle ne tente pas l’irréparable, suggéra Cléore.
- La croyez-vous suicidaire ?
- Je la sens mieux que vous, nurse Regnault. »

  Deux domestiques, parvenus entre-temps en l’infirmerie, furent chargés de porter Phoebé allongée sur une civière jusqu’en sa couche, où le laudanum pourrait poursuivre ses effets curatifs lors commencés. L’infirmière Béroult se proposa de reprendre l’examen du cadavre. Elle le manipula tout en tentant d’y placer la sonde de Nikola Tesla. 
« C’est un drôle de produit siccatif que la criminelle a dû employer pour rendre aussi promptement la pauvresse en cet état. Je savais le transfuseur efficace, mais à ce point… On croirait cette fillette vampirisée, pompée… elle a subi une sorte de momification accélérée… Le décès n’a pourtant pas un jour ! Et ce bouchon anal ! Il faudrait bien qu’il cédât ! 
- Phoebé a parlé de son oncle Dagobert à la vue de cet opercule. Pourquoi ?
- Mademoiselle la comtesse, aidez-moi donc, au lieu d’ergoter ! Cette dépouille pèse un poids anormal, comme si on l’avait rembourrée. 
- Soit, et faites pour le mieux, que nous en terminions avec cette manipulation pénible. »
  Cléore multipliait les prévenances à l’égard de son insistante employée dont elle partageait les mœurs. Elle n’avait pas embrigadé pour rien un couple de tribades infirmières, par ailleurs jà dévouées à son amie la vicomtesse et à la peintre Louise B**. Dans une société outrageusement masculine, ces professionnelles n’étaient pas habilitées et ne parvenaient à exercer leur métier que dans l’illégalité, en secret. La République était l’imperfection érigée en système, et refusait d’accorder aux femmes la place qui eût dû leur revenir de droit : la première. C’était pourquoi Cléore faisait mille grâces aux nurses et les choyait comme si elles avaient été ses compagnes. Les deux bougresses le lui rendaient bien. Nos deux clandestines de la médecine bambochaient souventefois, fortes de leurs émoluments et gratifications cumulés, versés de la main à la main par la vicomtesse, par Louise B** et par Mademoiselle de Cresseville. Lorsque leur service était terminé, le dimanche, elles quittaient l’Institution et s’en venaient bibeloter à Paris. Elles louaient des cabinets particuliers dans des restaurants spécialisés, quasi clandestins, exclusivement réservés aux Dames seules, que Monsieur Zola avait décrits, mais avec inexactitude.3 Le champagne y coulait à flots, ainsi que les baisers, les caresses interdites saphiques, au milieu du friselis incessant des falbalas et des froufrous de maritornes obèses de Neuilly ou Passy qui croyaient à leur charme et à leur chic irrésistible. Elles venaient s’y enhardir, s’encanailler aux bras de demi-mondaines faussement titrées. Ego-Isola y avait toujours table dressée, en bon chaland payant généreusement son écot. Des ribaudes lesbiennes y faisaient commerce de leur corps, outrageusement peintes, emmitouflées dans du renard mité, puant la violette rance, parcourant les différentes salles et arrière-salles, cigarette à la bouche, traînant leurs jupons sales, leur ordure de la rue. Elles empuantissaient les aîtres de leur suint de blondes grasses décolorées ; elles exhalaient leur haleine de graillon qui achevait de gâter l’atmosphère musquée et viciée du restaurant. Elles peuplaient de leur démarche chaloupée par l’absinthe les tablées embrumées par la lueur jaunâtre des lampes à gaz. Certaines poussaient l’audace jusqu’à parfois s’adoniser en jeunes mirliflores ou sigisbées, en angelots androgynes blondins, pour les clientes qui adoraient le travestissement et l’ambiguïté. On y trouvait même un réputé hermaphrodite échappé de la foire du Trône. De temps à autre, une descente des sergents de ville se produisait, et gare à la Dame titrée se faisant surprendre en bonne compagnie d’une anandryne de bas étage. 
  Parfois, même lorsqu’elle les savait dînant chez la canaille, la Katkomb4du lesbianisme culinaire,  Madame la vicomtesse de** quémandait l’une ou l’autre des soignantes en urgence pour une consultation, par téléphone, pneumatique, Petit Bleu, télégramme. Il fallait lors que miss Regnault ou miss Béroult accourût à Meudon soigner l’indisposition passagère de Madame, qu’elle fût en plein repas ou pas.   

 Adonc, l’infirmière Béroult s’affairait avec son cadavre. 
« Il va bien falloir que j’ôte ce bouchon anal ! La sonde ne passe point ! 
- Souhaitez-vous que je vous donne un coup de main ? proposa Cléore, toujours prévenante, de sa voix flûtée de miel. 
- Si vous voulez. »

  Lors, toutes deux s’acharnèrent tant sur cet étrange opercule dont elles ignoraient la composition qu’il finit par céder. Un jus d’horreur les éclaboussa. C’était comme une exondation d’une eau putride d’inondation qui eût par trop stagné dans un contenant inapproprié. La dépouille se vida de la liquéfaction de ses viscères, des organes dissous, se dégonfla de cette immondice aqueuse, de cette résine fondue de mort qui la bourrait. Cela pua grandement et Cléore, nauséeuse, comprit enfin le sens des mots de Phoebé. 
« La solution laxative inventée par Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon pour naturaliser les insectes ! On – Adelia ? – a injecté cela, cette solution, dans le corps de la malheureuse, après qu’on l’ait occise et l’ait vidée de son sang, comme procédaient les taricheutes d’Hérodote pour la momification des basses classes égyptiennes. Il faut deux heures pour que fondent les organes des arthropodes, donc, chez l’être humain, la dissolution doit prendre… »

 Elle pensait tout cela, en se refusant à croire à la culpabilité de l’ancienne favorite, bien qu’elle dégobillât en même temps. 
« Mais le sang, le sang de la pauvre Daphné ? Délia, qu’en as-tu fait ? Es-tu bien responsable ? » ajouta son esprit en sa cervelle torve.

  Cléore sombra dans l’inconscience, sans même que la nurse, prise du même malaise à cette atrocité, ni même les gamines qui piaillaient de panique et s’égaillaient en tout sens, la secourussent. 


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« Aubergiste ! Qu’on apporte et mette en perce ce tonnelet de vin nouveau !»

 Monsieur Lambon, courtier, mais aussi noceur, rouge et avide, réclamait qu’on goûtât avec lui cet alcool aux attraits inédits. Le tonnelet était arrivé le matin même en l’auberge de Condé, un ancien relais de poste, qui périclitait depuis l’arrivée du chemin de fer, et tentait de se réorganiser en assurant la meilleure restauration possible du chaland, les victuailles et le logement de qualités optimales pour les voyageurs y séjournant encore. C’était une fournisseuse inconnue, anonyme, tout enveloppée dans un grand chaperon de barège, dont la voix semblait contrefaite, qui avait vendu à Dubosc, l’aubergiste, cet échantillon d’un nouveau grand cru que nul ne connaissait, un peu tôt prêt et fermenté car les dernières vendanges étaient bien récentes. Que vaudrait-il sur les tablées ?
 Ce soir là, les clients ne se bousculaient pas dans la salle commune, et Lambon souhaitait que ce fût sa tournée, pour les cinq convives qui, outre lui-même, avaient eu le courage de souper chez Dubosc puis d’y passer la nuit. Il y avait un couple venu de Reims, dont les deux enfants reposaient déjà. La femme, drapée dans sa dignité, bien que sa robe eût comporté force points de Venise et d’Angleterre, affichait une sévérité et une austérité qui n’étaient point pour déplaire à un autre client, Allard lui-même, qui poursuivait ses investigations dans la région, afin de savoir où étaient recluses les petites filles. Les gendarmes et policiers, quant à eux, retenaient les Grémond et ne cessaient d’inspecter leurs comptes, d’examiner toutes les traces scripturales de la boutique afin de mettre la main sur la pièce déterminante. L’auberge était trop vaste pour si peu de personnes, la salle aux poutres noircies par les feux de rôtissoires des banquets d’antan désormais disproportionnée. Le lieu n’avait même pas le gaz et on avait calculé au plus juste pour les lampes à pétrole. La cheminée ne servait plus guère, se contentant de la consumation de quelques bûches, et la crémaillère et les vieilles marmites de soupe, vides et froides, abandonnées à leur triste sort de viduité, formaient comme des échos spectraux des anciennes réjouissances gargantuesques enfuies depuis longtemps. Les batteries de casseroles émaillées et éraillées et les hures empaillées n’étaient plus là qu’en tant que rappels historiques dérisoires des temps glorieux, lorsque des régiments de l’Empereur ou du Roi podagre venaient se goberger et se chercher querelle vers l’an 1815.
 Hégésippe Allard, soupeur frugal, fut le seul qui se refusa à la dégustation du vin neuf, que Lambon servait dans chaque verre sale et terni tendu par ces messieurs – au grand dam de l’unique dame, qui jeta un regard réprobateur à l’encontre de l’époux (c’était pour elle outrageant de trinquer avec un inconnu aussi rougeaud que le sieur Lambon). Allard fit bien. Le courtier avala le premier sa rasade…et recracha aussitôt. Oui-da, ce vin avait une couleur, une consistance bizarres, un bouquet anormal, une épaisseur de vieux tanin ou de vieux moût, comme extrait du fond croupi et piqueté d’un tonneau au bois trop vieux. Et l’odeur…cette fadeur évocatrice… Il fut lors normal que tous les buveurs dégobillassent cet alcool sur le parquet de planches vermoulues.
« Mais…c’est du sang ! » fut l’exclamation de Lambon avant qu’il restituât l’atroce liqueur. Encore heureux qu’il ne s’agissait pas d’une barrique emplie de la chose, mais d’un simple tonnelet à la capacité moindre, car ce liquide était pourri. L’interrogation de Cléore venait de trouver sa réponse, mais Allard s’en fichait, puisque étranger aux faits et ignorant encore la localisation de ce qu’il cherchait. Adelia O’Flanaghan avait travaillé sa vengeance jusqu’au bout : ah, Daphné avait goûté à son sang intime, hé bien, d’autres boiraient celui de la pécore blonde et en diraient des nouvelles… L’appareil de Tesla était fort efficace, la solution de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont les deux petites imbéciles conservaient imprudemment plusieurs flacons dans leur réserve de saletés secrètes même pas fermée à clef, encore plus efficiente… Elle avait gagné deux cents francs dans ce négoce douteux, de quoi voir venir  la suite des événements avec sérénité…


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  Depuis que les livres de comptes de la boutique de Madame Grémond avaient été épluchés, toute la gendarmerie de Château-Thierry était sur le qui-vive, en attente d’une mission, d’une action, d’un ordre d’intervention ou de nouvelles perquisitions. Le commissaire Brunon et l’inspecteur Moret, Allard lui-même, avaient inlassablement poursuivi leurs interrogatoires, de Madame et de ses deux filles rêches, mais aussi d’autres témoins, commerçants pour la plupart qui, quoiqu’ils se portassent garants de l’intégrité morale et professionnelle de la boutiquière, s’interrogeaient et cancanaient au sujet de ce petit trottin qu’elle avait imprudemment engagé. Plusieurs épouses de notables locaux ne tardèrent pas à faire le rapprochement entre Anne Médéric et une petite prostituée qui avait promené son vice ignoble dans les ruelles de la ville, environ un an auparavant. Les témoignages étaient peu sûrs, réfutables ; les langues ne se déliaient guère tant la chose apparaissait scabreuse. Qui, parmi les Dames honorables de la bourgade, oserait avouer à l’autorité policière une aventure tarifée d’un soir avec une ravissante petite rousse aux appas juvéniles ? C’était farcesque, mais cette farce revêtait des aspects par trop scandaleux pour qu’on la crût sur parole. Il fallait des preuves, du concret, non des ouï-dire. Allard s’évertuait à faire comprendre que là était la clef de tout, dans les mœurs cachées, refoulées, inavouables, mais police et gendarmerie omettaient le principe, plus littéraire qu’exact, selon lequel lorsqu’on a éliminé toutes les solutions, seule la plus invraisemblable, incroyable, peut être la bonne.

  Sur l’amicale pression de l’aliéniste, la maréchaussée se résolut à questionner les pierreuses, avec la garantie qu’on ne les inquiétât point. Là, les langues acerbes des poissardes et des soiffardes se déchaînèrent, moyennant toutefois un certain gage – temporaire – de l’impunité des tapins et quelques verres d’absinthe, de piquette et d’eau-de-vie, bien qu’elles sollicitassent aussi d’autres services inhérents à leur plus vieux métier du monde. On apprit d’elles qu’une petite Poils de Carotte, vraie ou travestie, dont le signalement correspondait en tout point à celui de la comtesse de Cresseville, avait exercé ses charmes durant environ quatre mois, l’an passé, charmes exclusivement saphiques, ce qui offusquait les autres professionnelles. Du jour au lendemain, exit Poils de Carotte, pour d’obscures raisons, tandis qu’Anne Médéric avait poursuivi son office gentillet. Les gendarmes perquisitionnèrent l’infâme galetas où la gamine perverse avait effectué ses galipettes hebdomadaires, mais ne découvrirent rien si ce n’était une ruine encore plus accentuée en onze-douze mois. Le lieu n’avait trouvé d’autre preneur qu’un chiffonnier abruti qui y entassait ses déchets putrescents. Même le fameux matelas avait été éliminé ; et lui seul eût pu témoigner des turpitudes multiples et acrobatiques qu’il y avait encaissées.

  Cependant, deux découvertes majeures s’étaient faites dans l’étude attentive des carnets de compte de Madame Grémond. Deux noms de clients y revenaient avec une régularité turbide : un certain Monsieur de Tourreil de Valpinçon, de Lyon, et un curieux Moesta et Errabunda, référence baudelairienne dont on ignorait la nature. On songeait à un couple abrité derrière un pseudonyme évocateur des paradis de l’enfance perdue… d’une enfance vouée à Cythère, à Sodome ou Gomorrhe. Hégésippe Allard, supervisé par Brunon, se décida à interroger une nouvelle fois lui-même le trio féminin. Madame Grémond fit valoir ses craintes : 
  
   « Messieurs, ne prenez contre nous aucune mesure vexatoire. Notre famille est honorable.
- Vous n’êtes point encore inculpées, lui rétorqua Brunon, impavide.
- N’essayez pas de finasser avec nous », ajouta l’aliéniste. 

  En ces instants, Madame Grémond et ses filles essayaient de ruser tant qu’elles pouvaient, et leur côté madré n’était pas sans faire songer à quelque bougnat basané, à la figure noire de coke, à la moustache de coupe mexicaine, ami du traître Bazaine, qui, par provocation, eût arboré exclusivement des cravates blanches pour parlementer avec les officiers uhlans de 1870 afin de négocier avec eux la vente à bon prix de ses stocks de charbon de terre. Ce type de personnage abject eût prôné la collaboration avec la Prusse.5 
« Je suis une bonne Française, messieurs. Si vous voulez faire accroire à un quelconque complot de ma part contre l’autorité, je…
- Vous êtes abonnée au journal de monsieur Drumont, La libre Parole et il ne nous paraît pas que vous aimiez particulièrement la République. 
- Monsieur Allard est un fervent républicain, tout comme nous. Nos recherches nous ont permis de découvrir chez vous divers opuscules douteux…
- Des brochures patriotiques, antisémitiques, Les chants du soldat de Monsieur Paul Déroulède, un certificat prouvant votre appartenance à la mouvance du général B** voici deux ans…
- J’ai droit à ma liberté d’opinion, et mes filles aussi, messieurs ! s’indigna la commerçante. 
- Le plus agaçant, chez vous, madame, insista le commissaire, c’est votre propension à tout noter scrupuleusement, votre exhaustive méticulosité… rien ne manque à vos livres de compte, absolument rien, même pas l’achat du plus insignifiant article de mercerie… Cela vous perd, madame.
- C’est là une preuve de rigueur, d’une bonne gestion de mon commerce ! »

  La bonne Dame s’empourprait, indignée. Madame Grémond était si avaricieuse, si près de ses sous, comme arc-boutée à une cassette d’Harpagon, qu’elle n’omettait jamais rien sur ses livres de compte, en recettes comme en dépenses. Il fallait que tout lui rapportât quelque chose, et elle comptait tout au centime près. Cette vieille pouacre avait influencé les plates Octavie et Victoire, qui se contentaient de simples raccommodages de leurs robes lustrées et rapetassées de cinq ans, vêtures de vieilles filles jaunâtres hors d’âge, au fond proches de la mentalité rigoriste de Pauline, la chère fille d’Allard, sans qu’elles les changeassent jamais et dépensassent le moindre fifrelin d’un liard pour en acquérir de neuves, même à quinze sous. Elles pourraient s’aller comme des va-nu-pieds ou des Jean le Baptiste, telles des mendiantes, que cela ne les eût pas dérangées dans leur orgueil de grigous femelles. Elles eussent pu s’adosser là-bas, dehors, contre un mur, et tendre une sébile et on leur eût fait la charité sans qu’elles s’en trouvassent gênées et pleines de vergogne. Leur mère était du genre à conserver des sacs de napoléons cousus dans la doublure d’un matelas. Lorsqu’Anne Médéric n’était point présente pour les courses, elles se satisfaisaient de rogatons, de vieux croûtons, de galimafrées. C’étaient des pingres à faire durer cinq jours un rôti jusqu’à ce qu’il fût tout vert ou tout noir, la chose n’étant point rare dans les mentalités briardes ou champenoises que l’on dit quelque peu écossaises.

« Reprenons, si vous le voulez bien…
- Et comment, m’sieur le docteur, gouailla Victoire avec insolence.
- Donc, disais-je, je vois qu’à la case recettes fournitures, à peine deux jours avant notre arrivée, vous avez noté : Monsieur de Tourreil de Valpinçon, Lyon, trousseau Phidylé. Sept cents francs vingt-huit centimes. Tout y figure, même la ganterie, les bottillons guêtrés, la coiffe, les padous… Et il y a un report sur une autre colonne : fournitures Moesta et Errabunda : robes, chaussures, lingerie, rubans blancs de soie, camée Phidylé. Huit cents francs soixante-dix-sept centimes… Et je renonce à tout détailler. En remontant les pages, j’aperçois des rubans chamois velours Quitterie quinze francs et encore des trousseaux aux noms de Marie-Ondine ou encore de Cléophée et là, rubans jonquille soie Cléophée dix-huit francs. Rien n’est trop somptueux pour ces petites filles modèles inconnues aux prénoms précieux. Je ne savais pas qu’il y avait autant de fillettes de l’aristocratie susceptibles d’avoir leurs parents clients chez vous. Et qui sont donc ce Monsieur de Tourreil de Valpinçon et ces Moesta et Errabunda ?
- Docteur Allard, l’interrompit Brunon, nous avons découvert plusieurs factures à ce nom, que dis-je, une bonne soixantaine ! Madame ne jette rien, archive tout…et nous avons pu constater qu’il s’agissait, non de personnes, mais d’un domaine privé. Cependant, l’adresse est vague, sommaire… Pourriez-vous nous la révéler au complet, madame ? 
- Jamais je ne vendrai la comtesse de Cresseville. Je suis en droit de me taire. Comme vous le dites si bien, nous sommes en république, et le temps où l’on recourait à la question extraordinaire pour faire avouer les suspects est révolu. »

  La boutiquière s’enferma dans son mutisme. 
« D’autres factures mentionnent l’adresse, plus précise celle-là, de ce Monsieur de Valpinçon… peut-être faudrait-il contacter la police de Lyon afin qu’elle enquêtât… et qu’elle dénichât ce quidam ? » s’interrogea le commissaire divisionnaire.
  Allard n’éluda pas la question :
« Si vous disposez de toutes les prérogatives déléguées par Monsieur le préfet de police, faites-le. Notre affaire doit trouver sa résolution. »

 Reprenant le cours de son interrogatoire, l’aliéniste interpella Madame Grémond : 
« Cette Phidylé, cette Cléophée, qui sont-elles ? »

 Ce fut Octavie qui répondit : 
« Hé, messieurs de la Rousse, jeta-t-elle, en narguant les enquêteurs sur un ton populaire et effronté, n’avez-vous pas compris ? Jouez-vous les naïfs ? Ce sont les petites élèves de Cléore, ses pensionnaires, pardi ! 
- N’as-tu donc jamais appris à te taire, pie bavarde ? s’écria Victoire.
- Que dites-vous ? Pourquoi usez-vous de ce mot pensionnaires ? répliqua Brunon, interloqué.
- Je ne serai pas plus loquace avec vous, ce soir ! Je ne sais pas grand’chose ! Je subodore qu’il s’agit de petites écolières dans une maison spéciale d’éducation, où on les élève bien ! Si vous voulez en savoir plus, demandez à maman.
- Madame Grémond, cessez de vous enferrer et répondez aux assertions de votre fille ! 
- Monsieur le commissaire, vous n’obtiendrez rien de moi.
- Vieille bourrique têtue ! »
  Allard parla à l’oreille du fonctionnaire de police : 
« Il nous faut localiser ce Moesta et Errabunda plus précisément.
- Les factures mentionnent : terrain privé, Condé, rien de plus. 
- Il doit bien y avoir un cadastre à consulter en mairie.
- La seule commune des environs à porter ce nom est Condé-en-Brie.
- Les gendarmes connaissent bien le pays, non ? Ils iront patrouiller dans le secteur de ce village et repérer les environs, et à l’aide des relevés cadastraux, nous parviendrons à dénicher ce pensionnat et nous saurons qui en est le propriétaire.
- Que Monsieur Raimbourg-Constans vous entende, docteur ! »

 La commerçante les rappela à son bon souvenir : 
« Messieurs, je déteste les conciliabules secrets ! » 
  Allard et Brunon préférèrent ignorer les dires de la boutiquière. Ils se concertèrent comme si de rien n’était.
« Je pense que nous en avons fini avec cette famille insupportable. Aucune ne signera d’aveux. Leur complicité est partielle, limitée. Seule la gendarmerie a juridiction pour décider de leur arrestation effective, à condition toutefois que le procureur de la République accepte de poursuivre. Je vais lui télégraphier. Il faudra bien désigner un juge d’instruction dans cette affaire. Une fois l’inculpation de ces sacrées bonnes femmes obtenue, nous pourrons aboutir à la sortie du bois de Moesta et Errabunda. On devra les écrouer…en espérant qu’elles nous livrent les amies de Cléore de Cresseville, car, qui dit chef de maison close ou autre, dit clientes et amies…
- Il y a l’autre nom, commissaire, ce Tourreil de Valpinçon. 
- Je vais contacter mes confrères de Lyon par Petit Bleu en espérant qu’ils ferreront ce gros poisson. Le scandale risque d’être énorme.
- Tant que la République ne tremble pas sur ses bases ! Je subodore que nous avons affaire à des nostalgiques du général B** et de la duchesse de**. »


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  Après l’inhumation des restes de la pauvre Daphné, il fallait informer l’oncle Dagobert de cette tragédie. Cela nécessitait le recours au bureau des postes et télégraphes afin que l’information fût transmise plus vite, au risque que s’exposât en plein jour le complice désigné pour cette corvée. Brûlée en tant qu’Anne Médéric, Cléore ne pouvait plus retourner à Château-Thierry. Inconnue à Reims ou Epernay, elle avait cependant la possibilité de se risquer là-bas, à condition que la police ou la maréchaussée n’affichât pas partout un avis de recherche à l’américaine, avec un portrait approximatif de l’intéressée, comme chez ces sinistres chasseurs de primes de l’Ouest sauvage. Cléore exécrait la perspective que sa gracieuse tête fût mise à prix. Elle n’était désormais plus en pleine floraison, mais connaissait une virescence annonciatrice d’un mûrissement trop précoce. 

  Tandis que Phoebé, assommée par les drogues, se reposait, il prit à Cléore l’envie de s’aller recueillir dans le sanctuaire des poupées de cire, où elle pourrait contempler la reproduction de la petite défunte sous ses parures. Elle se rendit à la cave du pavillon principal, où était aménagé ce fameux cabinet des fillettes statufiées, lieu sacré et désormais morbide. La poupée de Daphné reposait là, à sa place assignée, aux côtés de sa sœur, raidie dans ses atours surannés de Claude de France. Cependant, à quelques pas de l’entrée de ce sanctuaire, Cléore découvrit un renfoncement caché, dont jamais elle n’avait constaté la présence. Elle actionna un mécanisme dissimulé dans une pierre de taille gainée de mousse, ce qui dévoila une pièce souterraine secrète, dans laquelle elle introduisit un hésitant quinquet. Un fumet abject fouetta les narines de la comtesse de Cresseville. Lorsqu’elle entra en ce réduit vicié, ce fut une horreur indicible qui s’offrit à son regard incrédule, à la lueur vacillante et fantomatique de la lampe à pétrole. C’était là que Phoebé et Daphné entreposaient des cadavres de chats et de rats, proies qu’elles capturaient avec des pièges subtils, avant de les écorcher vives. Suspendus à des crochets, en cette cave suffocante d’une sudation de putridité et de fétidité, ces animaux suppliciés étaient livrés à l’œuvre naturelle et graduelle de la putréfaction. Sous les dépouilles infectes, des coupelles de fer-blanc recueillaient les sucs et jus de décomposition de ces bêtes que mesdemoiselles de Tourreil de Valpinçon métamorphosaient chimiquement – grâce aux mixtures éthérées mystérieuses de leur grand oncle - selon leur plaisir cruel, leur envie du moment, en onguent, poudre, cosmétique, parfum ou condiment du type garum, aux propriétés hautement aphrodisiaques. Cela, désormais, ne servait plus de rien. Ces atrocités, qui, pleines d’enflures séreuses et d’humeurs noirâtres, exhalaient des remugles de viande sénescente, par leur fragrance hircine et vireuse, provoquèrent en Cléore une nausée conséquente. Même le plus blet et chanci des mûrons ne puait pas autant que les râbles corrompus de ces charognes de chats et de rats, prédateurs et gibier unis dans la mort, cadavres faisandés et dévitalisés dignes du siège de Paris. 

 A ces senteurs de pourrissoir se superposaient des efflorescences d’épices macérées, de styrax, de benjoin, de fenugrec, de noix muscade, de cannelle, de safran, de gomme arabique, d’oliban et de myrobalan, exhalaisons balsamiques stagnantes de l’Arabie heureuse ou de l’Arabie pétrée, de cette parfumerie secrète de feue Daphné et de la pauvre petite Phoebé. Autrefois, Sarah les eût punies pour cette vétille, pour ces petites expériences sadiques, pour ce goût marqué pour les odeurs fortes, musquées, enivrantes des sens. Suavité de la pourriture… Là, tout était devenu dérisoire, obsolète, déliquescent, inutile, désormais digne de décrépitude, de déréliction, d’abandon. Cléore, la mine pâle et pincée, détourna son chemin et pénétra enfin en l’antre des poupées de cire, des effigies de théâtre de toutes les actrices de Moesta et Errabunda. 

 Nikola Tesla n’avait pas installé l’électricité dans toute la propriété : beaucoup s’en fallait. Aussi, en ce lieu insigne, Cléore devait conserver sa lampe. La région manquait d’aménagements modernes, isolée qu’elle était des grandes métropoles. Les ingénieurs et experts prévoyaient un lent progrès, uniquement ou presque parmi les classes privilégiées. Les usines à dynamos productrices de cette énergie nouvelle devaient s’implanter, en tant que centrales électriques, à proximité des gisements houillers (on parlerait de centrales à charbon) ou des torrents pyrénéens ou alpins, à condition que le courant fût alternatif selon les vœux du savant serbe.

 Cléore se découvrit elle-même parmi le groupe des fillettes statufiées, toujours à sa place de reine présidant cette petite assemblée de mannequins historiés. Puisque rousse, elle avait choisi d’incarner Elisabeth, la Reine Vierge, en sa magnificence de velours, de pierreries et de brocarts qu’eût chanté William Byrd. Jugeant son teint d’une suffisante lactescence, la comtesse de Cresseville avait refusé de pousser au-delà la fidélité de la reproduction, en ne plâtrant pas sa face, en ne l’enfarinant pas comme cette monarque d’une coquetterie et d’un artifice excessifs, parée telle une idole, qui, des jours durant, avait préféré agoniser assise dans un fauteuil plutôt que de gésir. En ce sanctuaire de ses chéries, Cléore recherchait le réconfort et la délectation esthétique, le ravissement désintéressé, se recueillant longuement auprès de ces répliques fidèles ambiguës, damassées et gaufrées, aux yeux de verre iridescents. Elle y murmurait quelques païennes prières. Toutes ces poupées idoles apparaissaient figées dans des postures séculaires, transies en leurs matériaux composites où dominait la cire jaunie, d’une rigidité évocatrice du cadavre, immémoriales et non point éternelles du fait de l’aspect volontairement étiolé, effiloqué, de leurs atours mignards et vieillots. C’étaient de bien turbides et morbides fétiches, des sortes de momies factices pro mortem, anticipatrices, qui accentuaient en l’esprit malade de Mademoiselle de Cresseville la conviction qu’elle approchait de la fin. Ces poupées quasi bletties jouaient lors le rôle dramaturgique et sépulcral de shaouabti antiques accompagnateurs en un au-delà anticipé, de mannequins de catafalques monarchiques du Moyen Âge déclinant, selon une théorie qui se faisait jour parmi les plus éminents historiens germaniques, d’après lesquels deux corps eussent pu coexister en chaque roi, l’un quintessentiel mais symbolique, l’autre constitué de chair périssable, resucées christianisées du dualisme platonicien entre l’âme éternelle et le corps corruptible, du ka ou de la psyché et du pneuma des Anciens. C’avait été l’âge des transis, de la Mort triomphante, de la représentation de la putréfaction en toute son abjection réaliste et crue par les ciseaux et les gouges des sculpteurs d’Henry le cinquième et de Charles le fol.

  Certes, Cléore s’était sentie investie d’une mission particulière, mais elle ne l’avait point vécue comme un apostolat. C’eût été blasphématoire, bien qu’elle eût renié toute référence au catholicisme. Elle avait voulu prêcher la bonne parole de sa cause saphique et désormais, tout s’altérait, se délitait. L’étau policier se resserrait autour du fruit mûri prêt à choir de l’arbre moribond, et la justice, en sa cécité crasse, condamnerait toute l’entreprise. Trop en avance sur notre temps en matière de mœurs, adepte d’une révolution du sexe par trop prématurée, Cléore prit conscience de l’échec patent. L’avenir des quarante petites filles restantes l’inquiéta. Elle vivait l’évulsion de ses illusions. L’euphorie des débuts s’était évanouie et ce n’était pas en adoptant une attitude évasive, en se dérobant devant l’évidence, que la comtesse de Cresseville sauverait ce qui pouvait encore l’être. Elle devait tailler dans le vif, retrouver Délia coûte que coûte et s’arranger pour qu’elle fût éliminée, dans le sens littéral et cruel du terme. Mais jamais la maîtresse de Moesta et Errabunda ne se résoudrait à une solution aussi radicale : instaurer une forme de peine de mort dans l’Institution, un tribunal d’exception allant plus loin que les simples châtiments corporels énoncés par le faux-semblant de la Mère, cet androïde lors dérisoire dont le pouvoir de dissuasion se lézardait, bien qu’en quelque sorte elle eût jà implicitement appliqué cette peine capitale à l’encontre de l’infortunée Ursule Falconet. Cléore pensa donc à une destruction symbolique de celle qui avait assassiné l’adorable Daphné : pourquoi ne point brûler Adelia en effigie au cours d’une cérémonie publique, comme la populace l’avait fait à l’encontre d’un Loménie de Brienne ? Mais d’autres vers introduits par erreur dans le fruit de Moesta et Errabunda l’avaient rongé… surtout l’insoumise, Odile Boiron… Cléore examina le groupe de poupées cireuses et chryséléphantines constellées de copal, à la recherche de la réplique de l’impétrante. Celle-ci repérée, elle poursuivit ses réflexions passionnelles, ses méditations devant celle qui était la dernière statue achevée : Cléophée la maudite, telle qu’elle-même, et pour Cléore, cause de tous ses malheurs de par sa désobéissance… Cléophée en Ninon de Lenclos, la grande figure féministe des salons du Roy Soleil. La tentation de briser sur-le-champ la reproduction de la coupable saisit Mademoiselle de Cresseville, lorsqu’un bruit feutré retint son attention. Quelqu’un d’autre était là… 

  En ce cabinet des figures fermentées, Cléore captait une présence étrangère, furtive, indésirable… Elle brandit son lumignon et tenta de localiser la provenance de ce bruit importun. Les ombres des effigies de cire se firent mouvantes, indéterminées, déformées comme en une fantasmagorie de théâtre qu’on eût voué aux seules pantomimes lumineuses gothiques, évocatrices de la Mort. Ses yeux ne purent discerner l’intrus ; il devait bien se cacher, profiter des moindres recoins de cette salle de sous-sol, de ce musée malsain peuplé des fétiches fantômes des juvéniles aimées. Cléore se résolut donc à entreprendre l’autodafé symbolique de Cléophée, d’immoler le mannequin de la maudite, du grain de sable corrupteur. Elle extirpa une boîte d’allumettes soufrées de son aumônière. Une fois, deux fois, elle essaya d’en craquer une. L’humidité des aîtres, l’atmosphère viciée, rancie, toute cette cire empoussiérée, ces étoffes vieillies, ces artifices de chancissure prématurée, étaient-ils la cause du mauvais fonctionnement d’un objet aussi trivial et élémentaire destiné à brûler ? Alors, la comtesse de Cresseville sentit une main lisse et glacée l’empoigner. Elle cria tandis que ce membre, jeune et habile, s’emparait avec prestesse des allumettes défectueuses. La flamme de la lampe à pétrole éclaira une figure féminine redoutée entre toutes, non pas statufiée, mais vivante : c’était Adelia, la favorite en disgrâce, l’assassin de Daphné, qui ainsi, se dévoilait. Cléore s’en trouva révulsée. 

  C’était une vision lugubre, qui ajoutait une touche de mysterioso troublant à cette pièce renfermée, confinée, qui servait de réceptacle à toute une collection d’idoles confites et figées, presque momiformes dans leur roideur suprême. Adelia jeta, d’une voix aux inflexions vipérines : 
« Tu te trompes de statue, Cléore ; c’est la trépassée, celle qui n’est plus, qu’il te faut anéantir… Laisse-moi donc officier à ta place. »
  La comtesse de Cresseville ne put qu’hurler : 
« Assassine ! Assassine ! Phoebé avait raison ! 
- Je n’ai fait que me venger d’une avanie subie, d’une humiliation supportée. J’ai mon amour propre, Cléore ! »

  Sa bouche pourprée de petite catin crachait presque ces mots haineux à la figure blêmie de la maladive jeune femme, tandis que ses doigts affairés prenaient plaisir à réussir là où ceux de son ancienne maîtresse avaient échoué.
« Je constate que tu as déjà un pied dans la tombe, Cléore ! Tu es tellement sans force que tu ne sais même plus te servir d’une banale boîte d’allumettes ! »

  Alors, dans un geste désespéré, tandis que l’odeur soufrée du bâtonnet igné s’épandait dans le cabinet des poupées de cire, les mains de Mademoiselle de Cresseville empoignèrent celles de son giton déchu, de sa diablesse-ange pervers chuté d’un Paradis de bamboche et d’opprobre. Quoiqu’elles tentassent de faire, de prévenir, leur étreinte s’avéra dérisoire, impuissante, et, à la lueur incertaine de la lampe à pétrole, libre à nouveau, l’Irlandaise de la discorde, après qu’elle eut griffé sans retenue la peau diaphane de son ancien amour turpide, s’amusa à jeter l’allumette enflammée aux pieds délicatement chaussés de l’effigie de Claude de France, qui jouxtait celle de Cléore. L’ourlet de la robe s’embrasa d’un coup et le feu se communiqua aux étoffes damassées et aux dentelles roidies, éraillées et empoissées du siècle de François le débauché. L’amidon, la cire et les matières diverses composites, ainsi que les produits chimiques subtils et morbides ayant permis l’alchimie du vieillissement artificiel de la réplique de Daphné de Tourreil de Valpinçon, facilitèrent la propagation du sinistre qui se communiqua au mannequin de Cléore elle-même. Ce fut un embrasement de crémation de bûcher indien, le sacrifice d’une Jehanne d’Arc sombrée dans l’apostasie et la démonologie. En se consumant, les tissus antiques dégageaient une efflorescence roussie, écrouie, prégnante, qui asphyxiait les gorges. Les parfums fanés, acidulés, de poudre de riz, mêlés à ceux des moisissures sèches, finirent en un âcre dégradé consomptif. Le feu remonta les échines, les bustes, s’en prit aux guimpes, atteignant les têtes. Les coiffes tuyautées, les coqueluchons, les chevelures, brûlèrent aussi facilement que s’ils eussent été faits d’étoupe.

  Cette immolation sacrificielle de ces images, de ces reflets en ronde-bosse, par celle que la comtesse avait longtemps couvée, déconcertait Cléore. Mais l’œuf Adelia était pourri, couvi. Les figures des deux poupées mourantes, léchées par les flammes, pleuraient leurs larmes de cire, coulures jaunâtres, expression d’une matière en fusion en putréfaction liquide apicole, qui s’épreignait en stalactites toujours plus longues sur le sol, gouttait en solutions aqueuses ardentes, comme en une combustion spontanée cadavéreuse provoquée par les gaz formant les feux follets des cimetières. Les masques se défaçonnaient, se défiguraient, transsudaient de leur propre substance. Les deux têtes, désormais inhumaines, n’étaient plus que des mascarons déformés fondus, partant en couches liquéfiées successives, perdant leurs yeux de verre après que la rétractation des orbites dissoutes eut achevé de leur ôter toute ressemblance avec leurs modèles vivants. Les gaufrures, damassures et crêpures embrasées, comme soulevées par le souffle et l’énergie du feu, s’envolaient en lambeaux fuligineux qui voletaient et se cendraient, puis retombaient en une pulvérulence bouillante sur le parterre beurré de rigoles de cire fondue. Quel poëte oserait composer la complainte digne des funérailles de ces princesses papillons de nuit qui n’eurent qu’un éphémère semblant de vie ? Feu monsieur Jules Laforgue, ou un autre fol ?

«  De l’eau ! De l’eau ! s’écriait Cléore, prise d’une panique incoercible. Adelia ! Sois maudite ! Mes trésors, mes petites filles, ô, mes aimées ! Ne mourez point ! Pitié ! Adelia ! Pitié ! Sauve mes filles ! 
- Tu es folle Cléore ! ricana la goule d’Erin.
- Va-t’en, maudite ! Va-t’en ! »
 En sa gorge de poitrinaire, son cri de rejet se métamorphosa en pleurs.

  Désormais, Phoebé, puis Jeanne-Ysoline, et d’autres encore, s’embrasaient à leur tour. C’était un sinistre horrible, l’anéantissement symbolique, l’holocauste, l’autodafé de ce wax museum saphique, marqué du sceau du péché de chair, de la Faute, de la fascination pour la juvénilité. Dieu punissait la comtesse de Cresseville, la châtiait par les symboles, sans aucun espoir de rédemption. Noyée dans son chagrin, s’étouffant sous les fumées toxiques dégagées par la consomption des vêtures des statues périssables, proies faciles des flammes d’un Yahvé de courroux vengeur, Cléore se recroquevilla sur elle-même, attendant la mort au milieu des copies de celles qu’elle avait adorées, célébrées, gâtées et suries de ses penchants. Délia, s’éclipsa, laissant là, en son péril, celle dont elle ne voulait plus, qui, pourtant, l’avait extirpée du néant et modelée dans l’argile en Pygmalion femelle. Il était bien étrange que Mademoiselle de Cresseville n’eût jamais songé à rebaptiser aucune de ses pensionnaires du prénom évocateur de Galatée. Mais Nikola Tesla avait tout prévu. Il avait inventé un dispositif inédit, digne de celui avec lequel il s’était querellé, Thomas Edison ; un dispositif de sécurité qui permettait d’étouffer le feu. Alors, une douche diluvienne se déclencha en ce cabinet à demi ravagé, trop tard pour sauver les effigies, les figures aimées de la jeune Dioscure morte et de Cléore, mais à temps pour que les autres ne terminassent point leur existence d’œuvres d’art en flaques de cire déliquescente. La bouche de la comtesse but cette eau salvatrice, la capta, la lapa, s’en gava, comme autrefois celle de l’orage de la Saint-Jean, du temps où elle et Délia fusionnaient souventefois en un être unique. La plupart des poupées, leurs atours, velours et étoffes empesées à peine roussis, leur figures cireuses à peine mollies, l’éclat hyalin et adamantin de leurs pupilles de verre à peine troublé et terni, s’épargnèrent les affres d’une agonie d’objets quasi vivants, elles qui, auparavant, avaient constitué autant de figures de la morbidité et des princesses trépassées. Il n’avait manqué que les catafalques d’infantes pour en parfaire l’illusion macabre et ténébriste…


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 En cette matinée de début d’octobre, la célèbre place Bellecour de Lyon voyait croître l’animation habituelle quotidienne propice à la flânerie et aux cogitations. Parmi les badauds, un redoutable prédateur se dissimulait sous l’apparence d’un docte vieillard anodin, pour ne point écrire inoffensif : Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, dont la mission était de capturer celle qui deviendrait Phidylé, quarante-troisième pensionnaire de Moesta et Errabunda.  L’homme ne pouvait se douter du traquenard qui l’attendait. 

  Il avait reçu un ordre, il devait l’exécuter. Cléore, pourtant, avait été fort peu diserte dans son dernier message, datant d’une quinzaine : 
« Jamais nous ne fûmes à pareille fête lorsque les deux dernières pièces de biscuit nous furent livrées. Nous ne le serons plus de sitôt si Phidylé ne nous arrive pas. »

 Cela était presque tout. Qu’avait-elle voulu signifier ? Dagobert-Pierre pensait que la comtesse mentait par élision ; cela voulait dire qu’un danger planait au-dessus de l’Institution, sans qu’il fût possible d’en déterminer l’exacte nature, et que lui, Dagobert, devait demeurer sur ses gardes. Cléore ne lui avait point communiqué d’autre information de quelque importance. La maladie, la peur d’Adelia - car désormais, elle craignait que son ancien giton frappât de nouveau - l’avaient empêchée pour l’instant de faire part au grand oncle de la perte cruelle d’une de ses petites nièces.  Resté dans l’ignorance des événements des deux dernières semaines, il regarda ses mains… des mains de grand savant, mais de grand savant fou. Ses doigts étaient marqués, semés de taches diverses, résultant des contacts multiples de son épiderme avec les produits toxiques qu’il utilisait au cours de ses expérimentations hasardeuses. Ils se desquamaient çà et là. Sous ses ongles, bien qu’il les taillât avec soin, pour ne point écrire avec maniaquerie, il arrivait que demeurassent, s’insinuassent, des fragments indésirables de cuticule, de téguments ou d’écailles d’ailes de tous les insectes sur lesquels il travaillait avec une foi d’entomologiste inlassable. Dagobert voulut abriter cet outil irremplaçable de travail, pour la tâche risquée qu’il devait accomplir. Monsieur de Tourreil de Valpinçon enfila des gants de filoselle, certes seyants, mais trop fins pour qu’ils étranglassent avec facilité et promptitude la prétendue Phidylé, si toutefois l’envie de résister lui était venue, eût traversé son esprit de fillette réprouvée. De toute façon, du fait de son âge, il ne possédait ni la hardiesse, ni l’habileté, ni la dextérité et a fortiori ni la vitesse d’un pickpocket de Londres.

  Adonc, Cléore n’avait donné nulle autre directive. Le message concluait, laconique : 
« Procédez comme de coutume. » Cela se traduisait par un « utilisez la seringue de Pravaz » non explicité. De plus, le trousseau de petite fille modèle était prêt, à domicile - car Dagobert, agissant seul, comptait conduire la gamine étourdie par la drogue jusqu’en ses pénates - prêt à se substituer aux hardes évidentes de la prochaine enlevée. De fait, Dagobert-Pierre ne savait même pas comment la comtesse voulait cette pensionnaire peut-être surnuméraire. Devait-elle arborer des yeux céruléens, noisette ou bruns ? Serait-elle blonde, rousse, châtaigne foncée ou claire ? Aurait-elle sept, huit, neuf ans ou plus ? Ah, si les adorées jumelles avaient été là pour le seconder ! Il venait à sa souvenance leurs visites, lorsqu’elles lui quémandaient une petite gâterie -  souventefois une correction émolliente à coups de ceinturon - séance de châtiment éducatif où elles glapissaient d’abondance… Enfin, sans que toutes deux payassent la note de leurs poches de petites baronnes vicieuses,  le malheureux grand oncle devait remettre à la lingère - qui se posait lors des questions - draps et dessous des deux galopines souillés par l’expression inavouable de leur plaisir de petites sadiques.

  Les basques de la jaquette du vieux scientifique étaient trop longues et le gênaient dans sa démarche. Il eût dû enfiler un pardessus, mais le temps était encore étonnamment doux et clément pour un début octobre. Son regard scruta toute la place Bellecour,  à la recherche de sa proie, dans le fourmillement de la foule croissante, guettant la marchande ambulante, la mendiante, la miséreuse d’âge tendre. Il eut l’impression qu’on l’épiait. Il ne savait pourquoi il se sentait observé par les badauds. La police savait-elle quelque chose ? Était-ce cela, le sens allusif de cette phrase, de ce « nous ne le serons plus de sitôt… » ?

 Dagobert-Pierre, absent de son domicile puisqu’en chasse matutinale, ne pouvait savoir qu’au même instant, les forces de la Loi s’y trouvaient, perquisitionnaient, le quêtant, voulant l’appréhender. Enfin, il vit la va-nu-pieds idoine : une petite vendeuse d’allumettes, de dentelles et de lacets. 

  Elle paraissait dix ans, mais il pouvait se méjuger, du fait de ses jambes grêles, sans doute à peine plus épaisses que les allumettes qu’elle s’efforçait de vendre. Cléore avait pour défaut de s’éprendre facilement de ces fillettes rachitiques. Celle-là n’était même pas jolie. Un nez trop grand, trop proéminent, défigurait son visage maladif, parsemé çà et là de taches de son, tandis que ses yeux noirs, marqués de cernes, trahissaient une résignation et une tristesse infinies. Elle semblait souffrir d’une flétrissure prématurée, propre aux traîne-misère, à celles qui trop tôt ont été soumises aux tourments de la plus profonde pauvreté. Ses longs cheveux châtains, qui s’agrémentaient d’un ruban rouge d’une propreté douteuse - souci d’élégance et de coquetterie enfantine bien vain -, n’avaient pas ce brillant, cet éclat lustré, cette soyeuse texture qui faisait toute la plantureuse beauté de bien des petites pensionnaires de la comtesse de Cresseville. On voyait qu’elle prenait soin d’elle, qu’elle se contraignait à faire bonne figure, à paraître propre pour ne point sentir mauvais, pour ne pas rebuter les âmes charitables, à arborer une vêture correcte bien que modeste, quoique ses pauvres pieds fussent entravés, emprisonnés dans d’affreuses chaussures lacées usagées, d’un cuir craquelé et fatigué, que maintes petites écolières ordinaires des classes de la Gueuse portaient communément, substituts des bottines à guêtrons trop luxueuses pour elles.  Par-dessus sa robe grise quelconque bien que proprette, la petite marchande ambulante avait enfilé un tablier blanc, rapiécé par endroits, un peu taché aussi, dont la poche droite était décousue. L’enfant affairée répétait, présentant en vain aux passants son éventaire médiocre : 
« Allumettes, lacets, articles de mercerie ! » tandis qu’un effronté gamin à la figure crasseuse, coiffé d’une casquette de Gavroche bien usée, qu’on eût cru extirpé du ghetto de Prague, alla lui faire concurrence, lui disputant le chaland en présentant ses échantillons de caramels mous rancis, durcis et fendillés. Quelques uns cependant, en une aporie absurde, présentaient l’état inverse ; ils collaient en leur papier doré, adhéraient en une glue, une mélasse de sucre vieillie et indigeste. 

 Tous deux s’affrontaient donc, tentaient de placer leur marchandise de fort basse qualité, dans l’indifférence d’une foule à peine plus riche qu’eux. C’était une compétition illusoire et dérisoire, un sport anglais d’un nouveau genre, entre deux victimes consentantes du système commercial et industriel contemporain. Chaque voix enfantine essayait de vanter sa saleté à tue-tête, s’égosillant, s’échauffant, s’enrouant d’éraillures, toussotant… Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, sans que nul n’en fît cas, se pressa en toute discrétion, guettant le moment propice. Il sortit de sa trousse la dose de drogue et la seringue de Pravaz, prépara l’injection et s’approcha de la petite marchande. Il ne connaissait même pas son nom réel, et peu lui importait qu’elle se nommât Marie, Jeanne, Amélie, Alphonsine, Thomassine ou Gisèle. Le duel des loqueteux enfants ne tournait à l’avantage de personne. Dagobert-Pierre s’en gaussait comme de colin-tampon. Tous deux rentreraient bredouilles en leur taudis respectif, prêts à se voir administrer une correction méritée. 

  Le vieux savant parvint à portée de la fillette qui s’époumonait en des « Mes dentelles ! Mes lacets ! Mes articles de Paris ! Mes boîtes d’allumettes ! Deux sous ! Deux sous chaque ! », l’aiguille pointée vers son maigre bras gauche. C’était à croire qu’elle était attentive et avait le bon œil : la petite se rendit compte du manège de Dagobert. Elle résista. Sa mauvaise conscience le hanta - une mauvaise conscience d’une hideur de fantasmagore de Robertson, à l’aspect de tête de squelette aux ailes de chauve-souris qui n’eût impressionné qu’une âme sensible arriérée. L’idée d’un échec patent lui traversa l’esprit : et s’il échouait et était démasqué par la foule ? Mais la chimère gargouille gothique se dissipa et il contre-attaqua. Alors, la petite donna un coup de coude, qui lui fit lâcher la seringue. Avec une agilité déconcertante pour une traîne-misère qu’il avait pensée affaiblie par la faim chronique, elle lui échappa et se mit à courir à travers la place, à l’étonnement des passants qui n’en avaient que faire.
« Mais attrapez-la ! Attrapez-la donc ! C’est une petite voleuse ! Elle a voulu me dérober ma bourse ! » fabula  le vieux savant perverti, qui s’essoufflait à la poursuite de l’intrigante marchande ambulante dont l’étal portatif brinquebalait dans sa course jusqu’à en semer quelques articles que des femmes, pas toujours miséreuses, se hâtaient de glaner gratuitement. Elles dissimulèrent et escamotèrent cette camelote, cette quincaillerie, qui dans leur réticule, qui dans leur aumônière, qui sous leur fichu. L’oncle Dagobert comprit trop tard le traquenard, lorsque deux policiers en civil, anodins parmi les promeneurs, l’empoignèrent manu militari. 
« Le satyre est pincé ! Nos collègues de Paris vont nous féliciter ! » s’écria, enthousiaste, l’un des drôles. 
  Sous les yeux ébahis d’une multitude de témoins de diverses classes de notre société de la capitale des Gaules, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon fut sommé de monter dans un véhicule hippomobile fermé, orné de grillages, comme un vulgaire malandrin appréhendé en flagrant délit pour un larcin à la Jean Valjean. C’était - ô, inconfort suprême - ce que les pègres de Paris surnommaient, de leur langage haut en couleurs le panier à salade. Quant à la mignonne Phidylé, qui jamais ne s’appellerait ainsi, elle reçut sa juste récompense : une jolie bourse en cuir de Russie, pleine à crever de beaux jaunets, de quoi permettre à sa famille de subsister plusieurs semaines sans recourir à la mendicité. La Gueuse aidait aussi ses pauvres à sa manière, les opportunistes achetant ainsi les votes des parents par une forme de charité spéciale. Quant à Dagobert-Pierre, qui avait laissé sa trousse (pièce à conviction tôt récupérée) et ses lorgnons dans l’aventure, il ne put que marmotter : « Ah, la garce ! Elle m’a fourré dans de vilains draps ! » Il ne devait s’attendre à aucune mansuétude de la part des forces de l’ordre républicain. Il serait l’objet de la vindicte publique et si par malheur, l’affaire allait jusqu’à l’échafaud, il encaisserait crachats et quolibets de la populace au moment d’en gravir les degrés. Mais, raisonnablement, condamnerait-on à mort, en France, un complice d’enlèvements même pas coupable d’assassinat ? Il devait se souvenir de l’existence ou non de la notion d’homicide indirect ou passif dans le droit pénal et soumettre des gamines à peine extirpées de la plèbe aux coutumes anandrynes n’avait pour lui rien de meurtrier…

   Toutes les gazettes locales puis nationales, friandes en faits divers, rapportèrent la manière spectaculaire dont un soi-disant honorable citoyen avait été appréhendé, soupçonné à juste raison d’enlèvements de petites filles. Lorsque Elémir apprit la nouvelle dans Le Gaulois, il commit l’imprudence d’en informer Cléore par télégramme, car il soupçonnait que la comtesse de Cresseville était coupée présentement du monde, du fait qu’elle ne lui écrivait plus depuis plusieurs semaines, comme si un événement majeur l’en avait empêchée ou dissuadée. Il va de soi que ce télégramme fut intercepté par les gendarmes qui arpentaient et surveillaient les postes et télégraphes de Château-Thierry du matin au soir.


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 Cléore ne risquait point de bouger de Moesta et Errabunda, épuisée par un regain de son mal. Elle étanchait son cœur, son irrépressible chagrin, ses épreuves, ses errements, la perte de Daphné, des deux statues merveilleuses de déesses anandrynes, et la trahison vengeresse d’Adelia, par une absorption répétée et immodérée d’opium, de chloral et de laudanum. Toutes ces substances abrutissantes, administrées avec constance, aggravaient en elle, comme à plaisir, leur effet narcotique.  Seul l’éther manquait à l’appel. Un médecin n’eût pu déterminer, d’elle ou de Phoebé, laquelle était la plus proche de l’instant où on l’allongerait dans un cercueil d’ébène capitonné et matelassé de blanc fané, aux lourdes poignées de cuivre doré, roidie dans une robe virginale et le visage blêmi par le trépas, comme enfariné,  émacié par la consomption et la dénutrition. Les deux nurses se désespéraient au chevet des deux malades, redoutant que toutes deux succombassent dans leurs bras et se flétrissent telles des primeroses aux destinées cruelles marquées du sceau de l’éphémérité. 

  Désormais, Phoebé était frappée d’aphasie. Elle demeurait recroquevillée sur son lit, comme le fœtus humain utérin d’un célèbre dessin de Leonardo da Vinci, prostrée, mutique. Plus rien ne la rattachait au fil ténu de la vie. Elle se refusait à absorber la moindre nourriture, et les infirmières ne la sustentaient plus que par des injections veineuses de moelle et de sang. Sa translucidité s’aggravait chaque jour et sa peau pellucide ivoirine vampirique dévoilait la transparence turpide de son réseau sanguin, comme si on l’eût extirpée avant terme du ventre maternel. Phoebé était réduite à un état de larve de plancton végétatif, tandis que sa régression infantile devenait lors notoire. Elle n’était plus qu’une enfant vacataire de la mort, en suspens, en attente qu’on la fauchât dans la prématurité de son dépérissement consomptif. Elle était telles ces adolescentes souffrant d’anorexie ; elle se laissait mourir de faim sans que les nurses y pussent grand’chose. On tenta de raviver ses sens, par la respiration des fumets délicieux, du miel, de la rose, de l’encens, de la viande de boucherie sanglante découpée en quartiers. On lui fit humer des souris, des mulots, même des chats fraîchement égorgés, sanguinolents, encore tout chauds, parfois palpitants, qu’on portait à son nez, dont on alla jusqu’à en imprégner et humecter sa bouche desséchée pour qu’elle s’en pourléchât. Ses lèvres et ses narines paraissaient esquisser un frémissement ; celui-ci n’excédait point quelques secondes, puis, la malheureuse poupée blondine, devenu effrayante de maigreur, de cachexie, retombait dans sa mutité. Plusieurs fillettes, Jeanne-Ysoline, Eusébie, Ellénore, frappées de compassion, lui rendaient régulièrement visite et tentaient de la distraire en lui offrant leur plus jolie poupée, d’autres menus cadeaux ou babioles, ou en fredonnant pour elle quelque ariette oubliée, afin qu’elle se souvînt des jours heureux de la communauté lorsque toutes partageaient quelques instants de bonheur au réfectoire, aux savoureux soupers de jadis que Cléore présidait après l’appel rituel et qu’on l’eut honorée et concélébrée avec une ferveur et une reconnaissance non feintes. Lors, tout partait à-vau-l’eau. Les petites visiteuses, recueillies au chevet de la survivante, lui prodiguaient mille petites caresses, mille baisers doux, lissant longuement ses anglaises d’un blond pâle ternissant.  Malgré cette manifestation d’une solidarité enfantine, Phoebé ne sortait pas de sa prostration et poursuivait son lent dépérissement, pétale par pétale. En sa passivité, elle ignorait que jamais, au grand jamais, on ne l’avait autant aimée que maintenant, elle que toutes avaient tant critiquée et décriée, depuis qu’elle souffrait de son deuil d’inséparable amputée.  

  Nul ne s’occupait plus des événements extérieurs, qui eussent appelé à une plus grande vigilance. Cléore, secouée de quintes, souillant mouchoir sur mouchoir de sa phtisie de rousse, ne se souciait même plus que la nouvelle pièce de biscuit, la jolie Phidylé qu’elle avait tant désirée, obsessionnellement, fiévreusement, n’arrivât toujours pas en sa fraîche vêture de jeune passerose enrubannée, poudrée de riz et volantée, fillette-objet d’Ancien Régime dont les pieds mutins eussent été gainés dans d’excitantes bottines guêtrées de daim ou de chevreau, d’une douceur tactile de dictame divin propre à affoler les sens de toute tribade se respectant. Le poumon droit de la comtesse de Cresseville, le plus atteint, devenait opaque, parsemé de cavernes, d’alvéoles emplies de caséum. 

  Un homme, comme une ciguë maquillée en maceron trompeur, arriva un beau matin près des murs de l’Institution, vêtu en vélocipédiste, avec une casquette de cuir et d’épaisses lunettes destinées à protéger ses yeux de la poussière des mauvais chemins. C’était l’inspecteur Moret en personne, incognito. Fort de l’étude du cadastre, de toutes les cartes locales y compris militaires, il lui avait été facile de quadriller la zone où était localisée cette propriété abandonnée, mais officiellement possédée par legs depuis soixante-quinze ans par la famille de la vicomtesse de**, un nom aussitôt identifié par Allard comme une actrice majeure de la conspiration monarchiste de la duchesse de**, qui arrosait de ses subsides bien des journaux antirépublicains. En bon explorateur et sportif patenté, Moret n’hésita point à effectuer une jolie escalade après qu’il eut déposé son vélocipède, un modèle dernier cri à pédalier central. Son regard d’aigle scruta le terrain intérieur, par-delà la muraille. On apercevait les pavillons au loin, à une distance d’un kilomètre, mais les jardins paraissaient de simples friches.  Fort bien outillé, il saisit la paire de jumelles qui pendait à son cou. Ce qu’il aperçut l’éclaira et renforça ses convictions, même si le spectacle paraissait anodin au premier abord. A l’extérieur du pavillon principal, un groupe de sept fillettes jouait ou devisait. Ces petites étaient fort bien habillées et juponnées et expertes en escarpolette, cerceau, jeu de volant ou saut à la corde.
« Nous tenons Moesta et Errabunda. » soliloqua-t-il avant de redescendre.


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 Le même jour, Sarah contraignit Odile-Cléophée à recevoir sa dernière cliente. Désormais, elle dirigeait tout, et commandait Jules, Michel, Julien et d’autres hommes de main. Elle referma avec brusquerie l’huis d’un salon obscurci et surchargé, derrière la tribade et la petite fille que cette vieille horreur désirait étreindre. 

  Odile savait que c’était sa dernière épreuve. L’évasion, avec les complicités de Jeanne-Ysoline et de Quitterie, facilitée par la maladie de Cléore, avait été préparée pour le soir même. Marie-Ondine ne serait nullement oubliée dans l’affaire. Odile rongea son frein et s’obligea à subir l’indicible une ultime fois. La femme était âgée de plus de soixante ans, et sa gorge se rongeait sous les assauts du crabe de l’Empereur Galère, squirre hideux qui la mutilait de sa quintessence. Elle voulait qu’Odile contemplât son mal, s’en gorgeât, s’en sustentât, s’y allaitât. Elle se dénuda, exhiba en toute impudicité ses mutilations, ses enflures de blettissure carnée, rougies, veinées, forçant Cléophée à lui rendre hommage, à téter ces restes de seins pourris et gangrenés, qui s’humectaient en permanence d’une pyorrhée malodorante.  
   Odile souhaitait hurler son refus, sa désapprobation, mais la vieille goule l’obligeait à accoler ses lèvres à cette pourriture, à en laper les sanies et l’ichor cancéreux, car cet hommage ainsi rendu à l’essence de sa ruine, de sa décrépitude, serait, selon elle, la plus sublime manifestation de l’amour anandryn entre une bonne mère grand et une petite fille de toute beauté. Elle força Odile à d’odieuses caresses de toute cette chair morte de flétrissure, et, n’y tenant mais, la jeune esclave soumise à la volonté de ce chaland pervers et fol, ne put que débecter d’abondance ses vomissures, souillant sa robe de rubans  jonquille.

  La vieille horreur enfin partie, Odile se lava toute, puis attendit le soir. Elle soupa, muette, discrète, avec Marie. L’ambiance était glauque, morne, sinistre, le réfectoire à peine éclairé de quelques candélabres et à demi désert. C’était à peine si une quinzaine de petites filles avaient eu le courage de prendre ce souper en commun, tant leur cœur n’y était plus. Elles savaient toutes Cléore, leur adorée maîtresse, en grand péril, moribonde peut-être, en attente qu’un prêtre voulût bien lui administrer le saint viatique. Elles se muraient dans la tristesse, le deuil et le silence, frappées d’inappétence, blasées, laissant chacune plus de la moitié de leur assiettée à chacun des services. Elles ne devisaient plus entre elles, ne médisaient plus. C’était à peine si on eût entendu, deçà-delà, quelques cliquetis esseulés de couverts, quelques glougloutements de brocs d’eau fraîche se déversant dans les gobelets de celles qui même plus ne ressentaient la soif.  Les échos de la fête, de l’âge d’or, s’étaient éteints, et ce silence qui retombait sur ce repas final ressemblait à celui de la tombe. Les faces de carême renfermées, renfrognées des autres juvéniles convives, non plus de mépris envers elle, mais de résignation à la perte, à l’effondrement du rêve de Cléore qu’en pécores écervelées elles avaient un temps partagé, constituaient pour Odile autant de témoignages que le moment de s’éclipser était venu. La conséquence en serait minime. Peut-être ne s’apercevrait-on même pas de sa fuite et de celle de Marie. L’évasion avait été fixée à onze heures et demie du soir. Le début d’octobre était encore doux et humide, et il n’y avait nul risque que les deux petites évadées attrapassent un refroidissement. Elle eût pu éprouver des difficultés à masquer un contentement annonciateur de la fin de son calvaire ; mais notre Cléophée savait feindre à merveille. Elle réservait la liesse pour plus tard, si toutefois son évasion réussissait. Elle et Marie quittaient ce lieu de perdition, de déviance, sans regret, sans émoi, quoiqu’elles fussent adulées par Cléore.  

  Odile prit donc congé des quatorze courageuses convives avec discrétion sans rien laisser paraître et fit mine de s’aller coucher, comme si tout eût été normal, banal, après que sa compagne d’escapade l’eut précédée. Tandis que Marie occupait une chambre isolée et solitaire depuis les événements que l’on sait, notre fausse Cléophée partageait désormais ses nuits avec Jeanne-Ysoline, ce qui semblait n’étonner et n’offusquer personne, ces choses-là étant un des objectifs de Moesta et Errabunda. On subodorait que, dans le couple ainsi formé, Odile jouait le rôle du garçonnet tandis que la coquetterie féminine exubérante de la rubans chamois la prédisposait à celui de promise. Il était vrai qu’autrefois, dans la rue, Odile ne jouait qu’avec les garçons et aimait à porter les cheveux courts, à se vêtir comme eux, en Gavroche va-nu-pieds, à arborer des pantalons grossiers et rapiécés de velours côtelé. Au fond, elle doutait de son sexe, de sa nature réelle, ne s’étant jamais tout à fait sentie fille.  
  Cependant, on ne pouvait conjecturer sur les motifs exacts et profonds de l’attirance de l’une pour l’autre, savoir si Odile aimait Jeanne-Ysoline pour sa beauté espiègle, par compassion pour son corps meurtri, par goût inné, ou en raison des suppurations qui dégorgeaient de ses bandelettes purulentes. La fillette était devenue inguérissable. Un nectar citrin suppurant horrible suintait en permanence des fistules de la jeune fée d’Armorique, fistules qui résultaient des multiples cicatrices mal refermées de sa flagellation. Les lésions demeuraient, crevassées, aiguës, et lui arrachaient des grimaces de souffrance. Le pus exsudait de toutes ces vieilles plaies, de ces stigmates de sainte martyre de la cause de Lesbos, goutte à goutte, et, plus ce produit de mort s’épreignait, plus Jeanne-Ysoline paraissait dépérir, se flétrir, pourrir d’une blettissure interne la rongeant comme un chancre squirreux, tandis que, pour Odile, la suave odeur de sainteté s’exhalant de la substance d’infection à la consistance d’une huile sacrale et sacrée de cadavre incorruptible de pieuse béguine médiévale, avivait celle-ci et la confortait dans sa résolution à s’enfuir. Peut-être cet ichor était-il réellement doté de vertus curatives qui eussent pu aussi soigner Phoebé de son apathie. Mais le mal était létal à long terme, et Jeanne-Ysoline l’avait bien compris, elle qui chaque matin, en sa psyché, voyait progresser les stigmates obituaires tavelant sa peau d’adorable enfant de taches nummulaires, taches qui lors se mélangeaient à ses éphélides. La petite fleur d’Armor pourrissait lentement en ses entrailles. Elle se savait perdue, d’ici trois à six mois tout au plus, et c’était pour cela qu’elle n’accompagnerait pas sa mie et la Mariotte. L’infection n’étant plus curable, Jeanne-Ysoline s’était résignée à boire le calice jusqu’à la lie en disant adieu à une liberté illusoire. Magnifiée par son mal, elle était belle comme un ostensoir et un Saint Sacrement. 

  Toutes deux ne s’étaient point déshabillées et, à l’heure convenue, quittèrent leur chambrée pour appeler Marie, qui, elle, dormait du sommeil de l’innocence. Elles portaient des chandeliers, et avaient passé par-dessus leurs robes des manteaux ordinaires. Il leur fallait rejoindre Quitterie, qui les attendait derrière la serre. De là, elles gagneraient la fameuse brèche de l’enceinte par laquelle les sœurs Archambault avaient cru trouver le salut. Marie bâillait d’abondance, les yeux encore enflés de sommeil, et ses deux compagnes craignaient que ces bâillements puissants d’une petite en meilleure santé qu’elles deux, au corps rustique et robuste propre aux campagnardes, réveillassent plusieurs dormeuses du corridor qu’elles parcouraient en direction de la sortie. Mais la providence les soutenait, et c’était à croire que toutes les autres pensionnaires, recrues d’on ne savait trop quelle fatigue, dormaient à poings fermés. Les adultes eux-mêmes étaient étrangement absents. 

  Cependant, à un tournant, juste avant l’escalier secondaire des domestiques qu’elles devaient descendre, Odile eut grand’ peur : au mur du fond se silhouetta une forme humaine déformée, presque gigantesque, alors que des bruits de ronflements retentissaient. Lorsqu’apparut la responsable de cette crainte de l’échec, toutes furent soulagées. C’était la somnambule, la jeune et grasse Marie-Yvonne, encore vêtue de son hideux déguisement de truie, qui dégageait une suffocante fragrance de lisier. Elles eussent dû prendre davantage garde à un autre détail, si toutefois elles s’étaient préoccupées d’examiner de plus près le mur qu’elles jouxtaient. Quelqu’un y avait creusé un trou, un petit oculus destiné à épier ce qui se passait, pratique courante dans les maisons de tolérance, qui permet à la tenancière de surveiller la conduite de ses filles avec leur client. Un œil vert les vit, les observa par cet orifice d’espion : c’était Adelia, qui vivait cachée depuis plusieurs semaines, de rapines et de dons discrets de nourriture d’une des cuisinières qui l’avait prise en pitié. Et cet œil fulmina d’un désir accru de vengeance, comme celui du poëte Hugo de La Légende des Siècles qui regardait Caïn ….

Sophie Narsès, photographe d'un autre temps

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Sophie Narsès est une jeune photographe qui habite en Rhône-Alpes. Elle partage sa passion de l'image avec celle du cheval. Passionnée depuis toute petite par la nature et l'image, elle a obtenu un certificat en réalisation vidéo mais c'est toujours vers la photo qu'elle se dirige. Son shoots se passent donc la plupart du temps dans des lieux naturels, souvent accompagné de son animal fétiche : le cheval. Son univers est frais et féerique, et je vous laisse le découvrir à travers ses mots. 

Seule dans l'immensité (modèle : Marion Bulot)

~ Bonjour Sophie ! Tu es une jeune photographe, peux-tu nous raconter ton parcours ?

Bonjour à tous ! Je vais tenter de répondre aux questions avec le plus de sincérité possible, mais c'est un exercice bien compliqué que parler de soi. J'aurais préféré vous faire une photo ! Du plus loin que je me rappelle j'ai toujours été attirée par l'art. J'ai toujours ressenti le besoin de créer, le dessin dans un premier temps. 
A l'âge de 13 ans, je trouve photoshop sur l'ordinateur de mon père, et à cette âge là on a beaucoup de temps les mercredis et week ends, je me forme alors sans le savoir à ce logiciel complexe grâce a des forums et des livres. 
A 15 ans, je prends le taureau par les cornes et pique le réflexe de mon père. Les sujets ne manquent pas à la campagne, et la poésie de toute cette nature me capte instantanément. Je m'éveille à la macro photographie. 
J'acquiers enfin mes premiers boîtiers, d'abord un bridge de chez Sony puis deux évolutions de réflexes PENTAX. De longues heures assise dans les herbes forgent mon expérience photographique. Avancer et comprendre les erreurs, comme une quête du savoir et de la beauté.
Trois ans après mon bac, j'obtiens un certificat en réalisation vidéo. Pas d'école de photo, je voulais garder une sensibilité différente de ce qu'on apprend en école.
Cependant pendant toutes ces années, je continue à pratiquer la photographie et photoshop et progresse peu à peu dans les subtilités de cet art. La photo n'est plus juste un passe temps, mais devient primordiale, instinctive. Elle parle pour moi, elle symbolise mes sentiments.
En 2012, je lance mon auto-entreprise de photo (choisissant de garder la vidéo de côté pour un moment). Les débuts sont durs mais je m'accroche et fais peu à peu ma place.
En 2014, mes efforts sont récompensés et je commence à vivre pleinement de mon art.

Balade (modèle : Natsumii)

~ Ton univers est résolument fantastique, où puises-tu tes inspirations ?

Mes inspirations sont tellement étendues… J’aime le travail d’énormément de photographes… Je regarde et pourtant j'essaie de ne pas trop m'imprégner de leur univers de peur de plagier, ce qui est très dur quand on commence !
Cependant mes inspirations se portent plus vers la musique (Sigur Rós, Eluveitie, Faun, Wardruna, Ludovico Einaudi, BO de films…), le cinéma, la littérature (évidemment, je suis imprégnée de l’univers de Tolkien, un vrai magicien) et la peinture. Voilà quelques années que je me passionne pour les univers médiévaux, celtiques et fantazy. J’aime toute cette féerie qui s’en dégage, de la plus jolie légende à la plus sombre histoire. Cette connexion est arrivée grâce à des rencontres avec des personnes dont je suis proche aujourd'hui. La vie est bien faite car j'ai l'impression que c'est au contact de ce monde "alternatif" que j'ai compris qui j'étais. Un monde où tout est magie, le faux n'existe pas, on dois juste rêver, ressentir, se connecter aux éléments visibles et invisibles. Je sais que j'y suis à ma place car j'assume cette manière de vivre et elle n'est pas "commune". J'ai toujours essayé de plaire à tout le monde, en me débattant, mais ici, le monde vient à moi.
Cependant, la véritable inspiration n’est pas issue du travail des autres mais bien d’un fort ressenti intérieur. Une communion extrême entre l’âme et les éléments. L’inspiration, c’est le vent, la terre, les senteurs, les poils qui s’hérissent, la gorge nouée par la beauté… Ça ne s’explique pas… ça se vit. L’inspiration, c’est la jeune femme qui remet sa mèche de cheveux, qui a les yeux perdu dans d’autres contrées, la couleur de sa chevelure qui luit dans la lumière, son sourire spontané au contact du ruisseau gelé… Il faut une certaine condition mentale et des éléments pour accéder à cette dimension. L’inspiration est si aléatoire !

La prairie de laine (modèle : Lauralou)

~ J'ai beaucoup aimé la séance de "La biche au bois", peux-tu nous raconter un peu cette expérience ?

La biche au bois est très importante pour moi. C'est la deuxième "vraie" série que j'ai faite après "Les diables savent à qui parler" car j'ai eu la chance de pouvoir réunir tous les éléments dont j'avais rêvé !
Un soir, la magnifique Mejika Setsunai, modèle que je suivais et admirais déjà depuis quelques temps, poste un gentil compliment sur ma page. Je n'en croyais pas mes yeux, moi qui la sentais si "inaccessible" ! C'est comme ça que s'est monté le projet, elle a accepté de poser pour moi. J'avais à disposition une magnifique coiffe d'Esthérelia - Les Songes de l'Hespérie avec des petits bois de cervidés, alors puisque l'impossible était devenu possible je me suis dis "Tiens, si on shootait avec un cerf !?" Je ne sais plus ce que Mejika m'a promis si j'y arrivais, car c'était son rêve, mais j'y suis arrivée. J'ai trouvé un cerf.
C'est alors que mon amie costumière France (Argothe Couture) s'est proposée de confectionner une robe pour l'occasion et que l'Atelier Terra Nostra a gentiment habillé d' une magnifique parure notre Mejika. Nous nous sommes donc retrouvées un matin de mai dans un joli parc près de chez moi avec les soigneurs des animaux. Mejika avait le sourire bloqué tant elle était heureuse et rayonnait dans son costume, et comme par enchantement (et quelques croquettes) le cerf a bien voulu s'approcher. Il nous a fallu attendre presque une heure avant qu'il veuille bien nous faire ce cadeau. Les biches, elles, nous regardaient au loin en fuyant dès notre approche. Nous avons également essayé avec les daims qui n'ont pas voulu non plus. Ils nous ont cependant offert un bois qui nous a permis de poursuivre la séance sans trop de déception.
La pluie menaçait mais des rayons de soleil se sont invités  pour que tout soit parfait. La lumière était idéale.
La photo principale de cette série, "Enchantement", a été très dure à obtenir : la bonne position du cerf, Mejika qui ne rit pas, le soleil jouant à cache cache avec les nuages, et mes fesses dans les orties.
Mais… tout ça valait le coup. J'ai été un peu peinée le soir de la diffusion de cette image car après tout ces efforts, beaucoup ne croyaient pas en la vraie présence du cerf. Empaillé ? Photoshoppé ?
Heureusement que les images making off de mon assistant Pierre Emmanuel étaient témoins de la vérité !
Je ne cherche pas à tricher, j'essaie au maximum d'être dans la réalité tout en étant dans un monde parallèle.
Je crois que cette image a grandement contribué à me faire connaitre et j'en garde un très bon souvenir !

Enchantement (modèle : Mejika Setsunai)

~ Tu sembles avoir une passion pour les animaux, on peut voir beaucoup de photos avec des chevaux. Quelle est ton histoire avec cet animal ?

Depuis que j'ai 4 ans je monte à cheval. Je ne vous raconte pas le nombre de fois où j'ai rêvé d'avoir le mien. Ça fait partie des rêves qui ne se réalisent jamais. Mais j'ai continué à monter, même pendant mes études. J'ai eu la chance d'avoir des amies propriétaires qui m'ont fait profiter de leurs chevaux et de les suivre dans d'intenses galoppades dans les champs.
Depuis mes 13 ans, j'ai été très peu chez moi en fait, si je n'étais pas entrain de faire des photos, j'étais à dos de cheval. Pluie, neige, vent, rien ne nous arrêtait. Nous étions jeunes, nous étions libres et quand je repense à cette enfance paisible je me rends compte de cette chance… Et nous avons grandi, mes copines et moi.
Pour répondre vraiment à la question, en fait, cet animal étant tellement symbole de liberté pour moi, j'ai voulu faire une séance avec un sublime cheval blanc, Galito, pour ma série "Les cheveux de sel".
J'ai atterri donc par un hasard complet dans cette écurie où aujourd'hui j'ai pu réaliser l'irréalisable : je suis maintenant propriétaire d'un étalon pure race espagnol. Je suis bouleversée…
De fil en aiguilles, de séances en séances, je suis arrivée à me spécialiser en quelque sorte en photographe équine avec mises en scènes. Mêler donc au quotidien mes deux passions.
Parfois on me dis "oh, mais tu es riche !" ou " Ah ouais t'as de la chance". Alors hum, oui j'ai de la chance mais pour avoir ce que j'ai, que ce soit en cheval ou en photo, ce sont des heures de travail.
Tout est réalisable à partir du moment où on y croit et où on escalade les bonnes montagnes !

L'âme abandonnée (modèle : Sirithil)

~ Tu es photographe professionnelle, qu'est-ce qui te plait vraiment dans ce métier ? Arrives-tu à bien en vivre ?

Ce qui me plait, c'est la liberté. Je suis photographe-artiste, ce qui veut dire que je ne fais que rarement des shoots où on n'a pas besoin de mon inspiration. On ne me contacte pas je pense pour mon travail sur l'aspect technique mais pour sa différence. Je ne travaille donc qu'à des moments qui m'inspirent, et ne suis pas contrainte à rester devant une feuille blanche comme dans certains autres métiers.
Cela inclut par contre d'être toujours au travail. Je travaille chez moi et je pense tout le temps aux shoots à venir, il n'y a pas d'heures, pas de week-ends.
J'avoue avoir beaucoup de mal à gérer ça, car je ne sais pas m'arrêter, jusqu'à ce que mon corps lâche. Mais vivre de ce qu'on aime et de ce qu'on a construit, quoi de plus bon ?
Au niveau financier, je peux dire que c'est un salaire correct puisque je peux entretenir ma maison et mes animaux, mais très inégal. Je peux passer du très bas au très haut, ce qui est souvent le cas entre l'hiver et l'été.
On est pas artiste pour être riche, on est artiste pour être libre.

Danse avec Horus (modèle : Johanne)

~ Comment concilies-tu ta vie personnelle avec la professionnelle ?

Mon compagnon dans la vie est un vidéaste talentueux (Oqamy Visuel, allez voir son travail !). Nous sommes donc au quotidien plongés dans nos métiers. Nous aspirons vers les mêmes choses et il est agréable d'avoir une personne du métier pour donner son avis. Nous progressons ensemble, c'est aussi très pratique car nous partageons notre matériel et essayons d'investir ensemble dans ce sens. Du coup il n'y a pas vraiment de séparation, la photo est ma vie, la photo est tout.

Incantation (modèle : Tamarah Lécot)

~ Comment conçois-tu une séance photo ?

Depuis peu je ne photographie plus uniquement la nature mais des scènes issues de contes et légendes ou de ma propre imagination. Pour mes projets personnels, je choisis mes modèles avec beaucoup de soin pour coller au maximum aux images que j’ai en tête, parfois ce sont justement ces modèles qui m'inspirent des contextes ou des histoires. 
Le choix des costumes et accessoires se fait ensuite suivant les artisans que je trouve et qui acceptent une collaboration avec moi. La plupart du temps, je choisis un costume dans leur boutique mais avec certains créateurs dont je suis proche les tenues sont réalisées spécialement pour la série. 
Les animaux (qui sont tous vivants sans exception) sont une partie très importante de ces mises en scène mais sont une masse de travail vraiment supplémentaire comparé à un shoot plus conventionnel. Ce sont des heures de recherche, il faut avoir les accords des propriétaires, les animaux ne se transportent pas forcément, il faut donc se déplacer, certains sont craintifs, d'autres dangereux… Je ne veux pas apeurer ou torturer un animal pour avoir une bonne image ! Il faut que tout soit fait dans le respect de chacun. Et quand je dis ça, c'est valable aussi pour la nature. J'essaie de ne pas casser de branches, je ne piétine pas les parterres, je n'arrache pas de fleurs… Et c'est aussi pour ça que c'est beau ! J’ai donc accès à des choses de plus en plus folles et je crois que je ne réalise encore pas tout. 
J'en profite donc pour remercier toutes ces personnes qui me donnent de leur temps, de leur énergie, de leur âme… Dresseurs, propriétaires, costumiers, artisans, modèles, maquilleurs, accessoiristes, assistants ou même amis. Mon travail personnel (les collaborations) doit rester quelque chose de ponctuel pour moi, sans attentes, sans stress. Je garde donc l'exclusivité sur mes choix, je dois être libre vous comprenez ?! 
J'aime recevoir des demandes de collaborations car parfois cela éveille des idées, des projets, mais je ne peux pas donner suite à 99% de celles-ci. De temps en temps je poste des castings sur ma page facebook, n'hésitez pas à y répondre si vous correspondez !

Le voyage blanc (modèle : Anaïs Garin)

~ Chaque shoot semble avoir une petite histoire, est-ce que la littérature t'inspire ? Si oui, peux-tu citer quelques livres qui t'ont marqués ?

En réalité, je ne fais que très rarement des réadaptations de contes qui existent, j'ai fait Le petit chaperon rouge mais pour les autres j'aime dire que mes séries sont adaptées des contes de mon imaginaire. Je trouve qu'il y a beaucoup d'artistes qui font de très belles réadaptations, et je ne veux pas encore faire ma version. Je vous encourage à voir le travail d'Irina Dzhul qui est absolument merveilleux dans ce thème.
En fait je travaille à l'envers, quand je fais une série, je pars sur une ambiance, une sensation, un thème, parfois je fais des petits croquis (ayant arrêté le dessin depuis longtemps ils sont drôles !!), je shoote la séance, puis j'écris l'histoire avec les photos. Ce sont elles l'inspiration !
C'est étrange car j'aime beaucoup lire, mais je n'ai aucun livre d'heroic-fantasy dans ma bibliothèque. Je trouve ça très dur à lire, il y a des noms dans tous les sens et je ne comprends rien ! Par contre j'adore les films ! Mon amie Yuna de l'Atelier Terra Nostra a auto-publié son livre fantastique Pandora Project qui est apparemment très prenant ! Peut être un début pour accrocher ?

Pin up (modèle : Psiko)

~ Y'a-t-il des artistes que tu admires ?

Dans le visuel il y a : Alexandre Deschaumes, Katerina Plotnikova, Irina Dzhul, Julie de Waroquier, Au contraire photography, Bastien Riu, Samantha Meglioli, Raphaelle Monvoisin, Lorelyne Photographies, et Mathieu Lelay et Oqamy Visuel en vidéo… Bien sûr ce n'est qu'un mince échantillon mais c'est ceux qui me viennent spontanément. Mais j'admire aussi beaucoup d'artisans, bijoutiers, costumiers et autres !

Abandon (modèle : Ana Wanda K)

~ Enfin, quels sont tes projets pour ce début d'année ?

Pour tout dire, le début d'année commence assez mal, divers soucis et le corps qui me fait payer la vie intense des beaux jours… Mais je me repose et prépare donc dans le calme de quoi vous faire, je l'espère, rêver. Le niveau augmente et les collaborateurs sont plus motivés que jamais. Tout ce que je peux vous promettre c'est de vous donner tout ce que j'ai, y compris, et surtout, mon âme…
Je prépare aussi en ce moment un voyage en Islande que je ferai en juin. Une manière de me remettre dans la photo de nature avec passion. 
Merci de m'avoir lue et d'être fidèle à mon travail. C'est à travers vos rêves que je vis.

Rêve de sève (modèle : Charlotte Gonozalez)
Le lien (modèle : Camille Gerin)



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En savoir plus : 

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Miss Charity, de Marie-Aude Murail

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« Ma cousine faisait un beau mariage, alliant sa fortune à une fortune encore plus grande, ce qui, selon maman, devait être le but de toute fille bien élevée» p. 230.


Si vous ne connaissez ni Miss Charity ni son auteure Marie-Aude Murail, peut être que la citation placée comme avant-goût aura attisé votre curiosité. Écho des premières lignes d’Orgueil et Préjugés, loin de moi l’idée de la défendre ou de la contredire - après tout, un bon parti est un parti à prendre… 

Publié en 2008 chez L’école des Loisirs, le récit s’inscrit dans le contexte socio-culturel et historique de la bourgeoisie victorienne, entre 1870 et 1920. Écrit comme une autobiographie fictive, le lecteur est immédiatement happé par l’univers poétique et décalé du personnage, qu’il suit dans toutes les petites péripéties et grands tournants de sa vie. La narratrice et protagoniste Charity Tiddler, est librement inspirée de l’auteure et illustratrice britannique Béatrice Potter, dont le lapin emblématique bondit sur toutes les pages. 

Charity est une petite fille pleine de vie mais qui s’ennuie, là-haut, toute seule au dernier étage dans la nurserie, avec pour unique compagnie celle de sa bonne un peu folle, la rousse Tabitha. C’est une petite souris qui aura raison de son isolement ; commence alors une succession sans fin d’expériences pseudo-scientifiques, d’un aménagement de la nurserie en asile animalier, d’un engouement pour la mycologie, et d’une passion sans freins pour les monologues shakespeariens. 

La vie de cette demoiselle ne s’écoule cependant pas sans heurts. Conventions familiales et sociales la rappellent souvent à l’ordre: originalité et indépendance ne rimant pas avec bienséance.
La place réservée aux femmes à cette époque, aux antipodes de nos conceptions modernes, est souvent tournée en dérision, et semble pour la narratrice se scinder en deux pour les femmes de sa sphère. La première option est tout naturellement le mariage, avec un homme fortuné de préférence, afin de s'assurer à la fois une descendance et une position sociale avantageuse. La deuxième consistant à mettre à profit votre amour du tricot, mais pas pour n'importe quelle tâche, celle oh combien délicate de la confection de petit chaussons jaune poussin pour les rejetons des autres membres de votre famille; que ne ferait-on pas pour assurer son avenir de vieille fille.
    
Charity va en décider autrement: elle épousera qui elle voudra et choisira d’écrire des livres illustrés, à l'intention des enfants. Savant mélange entre la vie et l’œuvre de Béatrice Potter mais aussi de toutes ces autres figures littéraires, fictionnelles ou non; Charity s’apparenterait enfant à une Sophie de Réans, pour grandir avec l'esprit acéré et parfois cynique d’une Elizabeth Bennett.

Les personnages secondaires sont tout aussi savoureux dans leur conception. On retrouve la mère de Charity, qui pousse sa fille au mariage, mais espère secrètement en faire son bâton de vieillesse; les deux cousines qui rappellent les personnages frivoles des romans d'Austen ou des sœurs  Brontë ; mais aussi et surtout le personnage de Kenneth Ashley, acteur-saltimbanque qui fait tourner en bourrique le cœur de notre protagoniste. 
De grands noms de la littérature (Oscar Wilde et Bernard Shaw) viennent ponctuer par leurs présences ou leurs citations, nombre des pages du roman, ajoutant humour et ironie aux remarques mordantes de l'héroïne.

L'influence de nombreux auteurs antérieurs sont palpables -notamment celle de la Comtesse de Ségur-, autant dans le choix des noms et prénoms des personnages, que dans la mise en page ou le choix des sujets d'illustration. Marie-Aude Murail joue sur les codes du roman et de l’autobiographie, revisitant les "classiques" de la Littérature (de jeunesse ou non) des XVIIIe et XIXe siècles par un subtil jeu de références, autant intertextuelles que paratextuelles. Ces choix stylistiques et esthétiques sont rehaussés par les délicates aquarelles de Philippe Dumas, où le Lapin de Béatrice Potter se balade en compagnie du corbeau de Charles Dickens, au contraire de l'infortuné Dick, hérisson qui « devint aussi dur qu’une pierre et poussa si loin ses talents pour l’hibernation qu’il finit par se liquéfier.» (p. 30).
En espérant que cette dernière citation qui est l'une de celle qui m'a le plus fait rire vous donne l'envie de lire cet ouvrage qui tient une place à part sur mon étagère.

MURAIL. M.A, Miss Charity, Paris, L'Ecole des loisirs, 2008, 563p.

René Daumal : la quête de l'être, 1ère partie

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Rares sont  les textes  qui témoignent aussi bien que ceux de Daumal de cette exigence d’être où la poésie devient le moyen et la fin de cette quête. En effet, à l’image de Jaccottet qui perçoit « ce temps où le réel est chaque jour mieux dissimulé  par un vacarme dépourvu de sens, sinon d’efficacité [1]», Daumal se fait le témoin tragique d’une civilisation –occidentale– caractérisée par la perte du sentiment de l’être et qui, peu à peu, se dévore elle-même dans le mouvement de la consommation et de l’artificiel qu’elle instaure. Dès lors, toute expérience proposée par Daumal repose sur une forte conscience de l’histoire et de la place que l’homme occupe et prétend occuper. Comme Nerval, il propose une exploration de l’être, c’est-à-dire de l’inconscient (qui n’est pas nommé comme tel bien sûr), comme moyen de connaissance de soi et du monde contre le bonheur illusoire et matériel façonné par les mythes occidentaux. En effet, comme le souligne Claudio Rugafiori, si Daumal use de la poésie c’est « non pour faire rêver de mondes imaginaires ou pour revêtir de beauté ou de laideur ce monde, mais pour ‘’indiquer au lecteur juste à temps, à quel niveau de soi-même et à quelle tension il doit se trouver’’ [2]». Ainsi, si Nerval explore cet inconscient pour tirer des visions poétiques et imaginaires qui se feront la traduction de son être, Daumal propose une expérience du moi qui se fait en réaction à un monde qui sombre dans la mécanisation de la pensée et de l’esprit et également afin de montrer un état de ce moi, en perpétuelle tension. Cette expérience n’est pas sans risque et, comme il le fera souvent remarquer, le danger d’une telle rencontre avec la conscience est bien celui de la folie, ou du moins d’une blessure. Dans tous les cas, on ne sort pas indemne d’une expérience qui se veut celle d’une révélation de l’être. Mais si le poète fait l’apprentissage du moi et de la dépossession du monde, le lecteur est sans cesse invité à vivre cette expérience plutôt qu’à l’intellectualiser. En se libérant de l’ordre logique instauré par le langage philosophique  qui use d’abstractions pour ne pas faire penser mais seulement « prévoir ce qu’on pensera LORSQUE l’on pensera[3] », et puisque « le poème engage mon être entier[4] », Daumal offre, à la manière des mystiques dont il se fait le héraut, une voie d’accès à la conscience où corps et esprits sont invités, et qu’il appartient à chacun d’entre nous d’emprunter et d’expérimenter. En effet, son œuvre est sans cesse animée par cette volonté d’expérience d’une littérature qui s’adresse autant à l’esprit qu’au sens et parle ainsi à la totalité de l’homme. Quelle meilleure expression de l’œuvre daumalienne que cette affirmation d’un projet de dévoilement dans La Grande Beuverie : « Alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense » ?


La Grande Beuverie comme manifestation du sentiment de la perte de l’être dans l’Histoire.

Introduction

            A proprement parler, Daumal n’établit pas une réécriture de l’Histoire. Pourtant, en faisant évoluer ses contemporains dans une grande beuverie et en plaçant les principaux acteurs de son temps dans le cadre d’une « Contre-Jérusalem céleste », c’est la civilisation occidentale qu’il prend à parti. Dès lors, il s’y dessine une véritable prise de conscience de l’histoire où le sentiment de l’être se trouve sans arrêt nié et remis en cause. C’est ce sentiment d’une perte de l’être dans l’Histoire –qui est donc à la fois prise de conscience de l’Histoire et exploration ontologique de l’homme contemporain– qu’il nous faut ici remarquer afin de pouvoir comprendre sur quoi repose l’exigence d’être réclamée par Daumal.

Le sentiment de détresse dans l’Histoire


Le monde moderne, pour Daumal, fait figure de société démente, peuplée d’être qui sont dominés par une soif frénétique et omniprésente. A l’inverse, cette Contre-Jérusalem céleste dont La Grande Beuverie se propose l’exploration, ce monde des bas-fonds qui se voudrait le contraire du monde réel ne fait en réalité pas figure d’opposition mais de prolongement de la soif, ou du moins de la même volonté qui l’en traverse. En effet « Et les plus saouls ne sont pas ceux qui boivent » (p.78). Comme les saoulards de la beuverie, ces habitants se refusent à penser –absence ou refus que l’auteur ne cesse de souligner à chaque étape du l’exploration –mais débordent d’une énergie qui en manifeste le vide et la vanité, figure du monde moderne et de ses habitants. Leurs occupations sont stériles et se caractérisent par la destruction de toutes valeurs. A ce titre, les portes de sortie d’un monde dont les cadres nous cernent et dominent, par une oppression de la pensée, sont singuliers : la folie, la mort ou l’infirmerie. Prendre le risque de se confronter à soi, au monde et à ses illusions, à la maladie de l’homme qui se refuse à penser, c’est risquer sa santé mentale, c’est, à la manière de Nerval qui propose une exploration de son inconscient, se confronter à un constat dont l’angoisse et la cruauté peuvent être les moyens de notre propre chute.
Au sentiment de la perte de l’être s’ajoute également la disparition progressive d’une conscience de cette perte. C’est pourquoi le narrateur, produit typique de la beuverie, a cette hésitation dans ces questions, ce sentiment indistinct et informe qui ne le renseigne pas sur la nature de son manque mais l’alerte doucement, presque de manière inoffensive, de sa situation :
« Je sentais que « ce n’était pas la question », qu’ « il y avait quelque chose de bien plus urgent à faire », que « le vieux nous cassait la tête », mais c’était comme lorsqu’on rêve et que tout à coup on pense « ce n’est pas la réalité », mais on ne trouve pas tout de suite le geste à faire qui est d’ouvrir les yeux » (p.29)
  La disparition de l’être, c’est la disparition de sa conscience ; et la beuverie, comme force d’obscurcissement du monde, occulte cette conscience de soi dans l’ivresse illusoire des soirées arrosées. C’est pourquoi La Grande Beuveriecommence dans ce refus du questionnement, de l’analyse et de la compréhension, et c’est pourquoi la beuverie est un refus de la pensée :
 « Ce qu’il avait eu avant, on ne s’en souvenait plus. On se disait seulement qu’il était déjà tard. Savoir d’où chacun venait, en quel point du globe (et en tout cas ce n’était pas un point), et le jour du mois de quelle année, tout cela nous dépassait. On ne soulève pas de telles questions quand on a soif » (p. 13).
Projet de présentation de la revue "Le Grand Jeu" : Le Grand Jeu exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l'être; il est donc l'ennemi naturel des Patries, des Etats Impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies..."
Dès lors, c’est la possibilité d’une question, la persistance d’une forme de conscience qui invite le narrateur à découvrir le monde d’en-bas, c’est-à-dire l’essence d’un vide de l’être, et de l’homme occidental.
 
Le peuple des Bas-fonds, ou le refus de l’être dans l’Histoire.

Découverte des bas-fonds, la descente vers cette Contre-Jérusalem céleste implicite une réécriture de l’histoire et l’exploration ontologique de l’homme contemporain. En effet, assigner le nom de Jérusalem à la ville des « Evadés supérieurs », c’est prendre le point de repère de commencement de l’histoire chrétienne dont est issu le monde occidental et ainsi inférer le sens de sa direction au sens grec du terme archèqui désigne à la fois origine, commencement et ordre, donc direction, sens. De même, l’exploration est descente vers le monde d’en-bas, elle est catabase de l’être qui, à la manière des héros antique, annonce une expérience de souffrance, ou du moins dont on ne sort pas indemne. A ce titre, la seconde partie de La Grande beuverie est un jugement de la civilisation occidentale marquée par l’artificialité, le culte du faux et de l’éphémère ; en somme du vide dans la mécanisation du monde. C’est pourquoi dès la première partie l’homme est associé à un « microbe» (p.14), c’est-à-dire à une chose déréglée du monde, portée vers la destruction par opposition à une vision idéalisée de la nature qui se traduirait par une forme d’harmonie. La pensée de l’homme occidentale est vide, dominée par une sorte de mécanisme, d’automatisme, comme le montre cet enchaînement de comparaisons, marqué par la juxtaposition, témoigne des conséquences de l’écriture d’un poème dans une société médiocre :
« Puis il nota sur son calepin les rudiments d’un poème extraordinaire qui devait être plagié le lendemain et trahi dans toutes les langues par douze cent petits poètes, d’où sortirent autant de mouvements artistiques d’avant-garde, d’où vingt-sept bagarres historique, trois révolutions politiques dans une ferme mexicaine, sept guerres sanglantes sur le Paropamise, une famine à Gibraltar, un volcan au Gabon (on n’avait jamais vu cela), un dictateur à Monaco et une gloire presque durable pour les minus habentes.(p. 19) ».
Le rôle de la juxtaposition est significatif dans La Grande Beuverie en ce qu’il manifeste le mécanisme de la pensée, c’est-à-dire sa disparition, et sa vanité comme ici avec l’énumération absurde tous les savoirs humains : « Mais les usages rhétoriques, algébriques techniques, philosophiques, journaliques, artistiques et esthétchoum du langage ont fait oublier à l’humanité le véritable mode d’emploi de la parole » (p. 29). De même, l’absence d’un but, c’est-à-dire d’un mouvement téléologiquement ordonné, selon un langage philosophique, témoigne de ce vide de la pensée et de l’abandon de soi à de médiocres activités :
 «  Faute d’un but, nous perdions le peu de force de nos pensées à enchaîner un calembour, à dire du mal des amis communs, à fuir les constations désagréables, à chevaucher des dadas, à enfoncer des portes ouvertes, à faire des grimaces et des grâces »(p. 16).
Dans les « paradis artificiels », c’est donc bien la mort de la pensée qui marque l’identité de cette expérience comme le montre l’évidente référence baudelairienne : « Des divans profonds comme des tombereaux, couverts de torrents de soie artificielle[5] » (p. 58). Mais s’il s’agit ici de la mort des amants, c’est-à-dire d’une union harmonieuse qui se conclut dans la tragédie glorieuse de la mort, selon la vision daumalienne –au sein de ce culte de l’artificialité –  la mort elle-même devient fausse, signe d’une fracture de l’identité de l’homme qui renonce à toute forme de conscience. En effet, si la mort chez Baudelaire devient consécration glorieuse de l’amour des amants, chez Daumal l’artificialité même de la mort établit un divorce de l’homme, pourtant bien vivant, avec son être. Ils sont semblables à ces « figurants de songe » (p. 17) évoqués dans la beuverie.  Le jeu des hommes est désormais un jeu de la vulgarité où se mêle indifférence et immoralité envers les choses du monde comme le montre encore l’enchaînement des juxtapositions soulignant un monde corrompu et malade :
 « les joueurs posaient sur le tapis des soldats de plomb, des tanks en miniature, des canons-bijoux, des Bibles expurgées, des linotypes, des maquettes d’écoles modernes, des phonographes, des bouillons de culture de tous les bacilles dont ils étaient infectés, des missionnaires en carton-pâte, des paquets de cocaïne et même des échantillons d’alcools frelatés, si frelatés que même pas mon guide ni moi n’en aurions voulu goûter » (p. 66).
 A ce titre, la position des scientifiques est significative en qu’ils vivent dans une toure d’ivoire, renfermés sur eux-mêmes et la quête de leurs propres expériences sans se douter de leur impact sur le monde : « Peu lui importe s’il a fait une découverte, qu’on l’applique à la fabrication du gaz asphyxiants ou à la guérison d’une maladie, à la diffusion des poisons intellectuels ou à l’éducation des enfants » (p. 107).  La simplicité des attaques de Daumal trouve sa force dans son refus  de cacher le sens de sa pensée sous des métaphores ou images et témoigne ainsi de la férocité de sa satire en plaçant, sans compromis, les termes du monde moderne et leurs conséquences en face du lecteur. C’est pourquoi il associe, sans complaisance, la monnaie de ce monde au nom générique de civilisation et que les « bienfaits » de cette civilisation aux fruits du visage hideux de « Métropole » tandis que « le visage Colonie s’empourprait d’une rosée de sang, d’incendies et de hontes » (p. 66).
"Le chemin des plus hauts désirs passe par l'indésirable"
Dessin de Daumal.
Parmi les responsables de cette désagrégation de l’esprit, Daumal cible clairement l’ensemble des littérateurs et autres personnes responsables de constructions fictives, détachées de la réalité, manifestant le néant des valeurs modernes entretenu par des mythes tout aussi vide. Ainsi, les habitants du monde inférieur vénèrent des viscères de leurs corps, associés à des concepts vides alors érigés en objet d’idolâtrie et d’absolu par le monde intellectuel :
 « tous enfin, chérissent et cajolent un des viscères de leur corps, généralement le moins bon, intestin, foie, poumon, corps thyroïde ou cerveau, le caressent, le parent de fleurs et de bijoux, le bourreau de friandises, l’appellent « mon âme », « ma vérité », et ils sont prêts à laver dans le sang la moindre insulte qui serait faite à l’objet de leur dévotion interne. Ils appellent cela vivre dans le monde des idées » (p. 69).
 C’est aussi la raison pour laquelle l’art y est réduit à un divertissement et une simple illusion pareille à l’opium permettant de vivre la vie qu’on rêve mais qu’on n’ose réaliser. De même, à la racine des problèmes de l’homme se trouve l’éducation des enfants dont le projet témoigne de la recherche de la facilité où l’évolution de la technique devient désormais le moyen principal d’asservissement de l’être, régulant sa pensée, la vidant de sa capacité de réflexion et la mort de tout sacré afin, implicitement, d’établir un contrôle de la pensée en ramenant les formes de l’esprit à une vulgaire matérialité et le savoir à un ensemble de connaissance spécifique sans devoir/pouvoir en expérimenter et interroger le contenu :
« Grâce au cinéma, au phonographe, aux musées et surtout au livre illustré, nos écoliers ont vite fait de tout savoir sur l’art sans avoir à créer, de tout savoir sur la science sans avoir à penser, de tout savoir sur la religion sans avoir à vivre » (p. 113)




[1]Philippe Jaccottet, remerciement pour le prix Rambert 1956, reproduit dans Une transaction secrète, Gallimard, 1987.
[2] Claudio Rugafiori, préface de Contre-Ciel, Poésie/ Gallimard, 1970, p 15.
[3]Chaque fois que l’aube paraît, Essais et Notes, I, « Les limites du langage philosophique », p.152
[4]Chaque fois que l’aube paraît, Essais et Notes, I,« Les limites du langage philosophique », p. 144
[5] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « La mort des amants » : Nous aurons des divans profonds comme des tombeaux… »

Interview : Aseult

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Modèle, créatrice de costumes, artiste burlesque, diplômée Enlumineur de France, organisatrice de bals costumés d'inspiration historique... On ne sait où donner de la tête vu l'incroyable parcours d'Aseult. Jouant si bien avec les disciplines artistiques qu'avec les époques, la talentueuse jeune femme possède également de grandes qualités humaines et une philosophie qui invite à l'évasion et ne peut susciter que l'admiration. A travers cette petite interview, je vous invite à découvrir son univers qui vous laissera rêveur, j'en suis sure !

par Alexandra Banti

~ Bonsoir Aseult, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à mes questions, voici la première d'entre elles : vous exercez vos talents dans plusieurs domaines : la photographie en tant que modèle, l'enluminure, vous faites des shows et créez vos propres costumes, si je ne me trompe pas, comment définiriez vous votre travail par conséquent ?

Depuis plusieurs années maintenant, je réalise mes costumes, mes shows, mes enluminures et tout cela dans un même concept, celui de "donner du rêve". Cela fait 11 ans que je vais à Venise qui est la ville de mon cœur, de mon âme et depuis maintenant 2 ans, j'y organise des soirées costumées à partir de thèmes historiques dans des palais. Cette année, sur le thème de la Renaissance Italienne au temps de "Laurent Le Magnifique". Mon désir, faire rêver les personnes et leur faire découvrir des univers qu'ils ne connaissent pas forcément. Leur donner l'impression que le temps de quelques heures, quelques instants, ils peuvent faire parti d'un autre monde. Ma passion pour tous ces univers me vient de mon enfance où à l'âge de 2 ans, j'ai découvert le Lac des Cygnes avec Patrick Dupont. Depuis, j'ai enchaîné la danse, le chant au conservatoire avant de dériver dans la confection de mes costumes, la photographie et l'enluminure pour laquelle j'ai suivi une école durant deux années et demie avant d'en sortir diplômée Enlumineur de France.

~ C'est vraiment merveilleux de pouvoir  faire cela, peut on dire que quelque part, vous avez réalisé votre propre  rêve? 

Pour parler de la photo, lorsque je réalise un shooting, c'est après avoir réalisé un costume, mis en place un concept, une idée et un décor. Mon but est alors de présenter ma nouvelle création au sein d'un nouvel univers qui est souvent dans le cadre d'un lieu historique. J'ai beaucoup étudié les opéras, les ballets et les contes de fées, c'est pourquoi, dans mes photos, on retrouve un mélange de tout cela. Jean Marais et Cocteau sont tous deux mes premiers coup de cœur. Ils ont fait évoluer mon univers et m'ont aidé à créer beaucoup de choses. J'ai vécu 20 ans de ma vie à Chamonix, à côtoyer les forêts, à vivre les hivers et voir la neige tomber, voir les clairs de lune sur la montagne, à nourrir les cerfs qui venaient dans le jardin et à les suivre, et je dois dire que tout cela m'a sans aucun doute laissé une trace. C'était un peu comme vivre le ballet du Casse Noisette et être le personnage de Clara à la recherche du Casse-Noisette et de la fée Dragée au milieu des valses de flocons de neige, ou encore la sylphide au sein des clairière... Plus exactement, je dirais que je n'ai pas réalisé mon propre rêve, mais que j'essaye sans cesse de le faire évoluer... Le rêve ne doit jamais cesser de vivre, et pour cela il faut toujours le nourrir et l'entretenir. Et cela se fait par l'imagination. Sans imagination, tout cela ne pourrait exister... Et pour ma part, mon imagination est commandée par mes sentiments.

~ Le rêve est vraiment un art de vivre chez vous, c'est incroyable ! Vous parliez de l'aspect historique de vos photos, quelle période vous inspire le plus ?

Dans l'historique, deux périodes m'inspirent : la Renaissance Italienne au temps de Laurent le Magnifique, Botticelli étant mon peintre préféré même si c'est un des plus célèbres (je dois dire que ses Vénus aux longs cheveux blonds vénitiens et les tenues de voiles des femmes, et toutes ces couleurs me font fantasmer), d'où le thème de ma soirée cette année à Venise. Ma deuxième période phare est à l'évidence le XVIIIe...

    ~ Grâce à la photographie, vous avez eu l'occasion de shooter dans des lieux extraordinaires, avez vous une anecdote marquante à raconter ?

    Une anecdote, alors oui, ce n'était pas spécialement dans le cadre d'un shooting, mais plutot d'une soirée à Venise. Ce soir-là, avec un ami, nous avions mis un certain temps à nous costumer (une tenue demande au moins 2h30 minimum de préparation) et ce soir là, une alerte d'"Acqua Alta" avait été donnée dans les rues de Venise. Le bateau taxi nous déposant à l'arrêt voulu, nous nous sommes retrouvés cernés par les eaux qui étaient déjà au pied des palais. Nous avions alors deux solutions possibles, retourner en bateau chez nous ou... enlever nos chaussures et marcher dans les eaux gelées et enneigées car il avait neigé toute cette journée-là en plein mois de février. Nous choisîmes donc la solution deux car c'était évidement hors de question d'avoir parcouru tout ce chemin pour rien... Cela n'a pas manqué, quelques jours après j'avais la grippe, mais au moins, la soirée fut grandiose !!!

    par Laure Jacquemin

    ~ Votre arrivée au palais a du être épique ! Et en ce qui concerne vos soirées, pouvez-vous nous expliquez succinctement le déroulement des préparatifs ? (choix du thème, logistique...)

    Je travaille avec un ami, Alexandre Toesca qui est mon collaborateur. Notre démarche : trouver un lieu adéquat. Puis je m'occupe de trouver un thème bien à l'avance de façon à informer les participants, qu'ils aient le temps de concevoir un costume. Le but est de créer une unité de façon à ce que si une personne de l'extérieur venaient à cette soirée, elle aurait l'impression de se retrouver sans une scène de peinture de la Renaissance.... Le costume est obligatoire. Et ces soirées sont basées sur une esthétique. Mais attention, une esthétique dans laquelle il faut savoir s'amuser et profiter ! C'est pourquoi musique et prosecco (boisson typique du Carnaval) sont là pour donner le ton !

    ~ Cela reprend vraiment le principe des bals d'antan ! Quand se déroulera le prochain ? Et sur le plan de votre travail personnel, avez-vous des projets ?

    La prochaine soirée va avoir lieu le 15 février dans un palais sur le Grand Canal. Pour ce qui sont de mes projets, je prépare une exposition qui aura lieu au mois d'avril à Paris et qui regroupera les photos de mes shootings, mes enluminures, mes costumes et aussi de nouveaux objets sur lesquels je commence à travailler. Je suis aussi en train de préparer un nouveau show que je vais présenter à Venise et probablement à NYC dans les mois à venir ...

    par Alexandra Banti

    ~ C'est un programme bien chargé et tout à fait prometteur ! Depuis que vous vous consacrez à vos passions, avez-vous observé des changement dans votre manière de les percevoir ? Malgré le fait que vous ayez toujours plus ou moins vécu dans cette ambiance onirique, pensez-vous que passer dans le domaine de la création, offrir du rêve aux gens, vous a fait évoluer?

    Dans les milieux artistiques ont se doit sans cesse d'évoluer. Il faut toujours se remettre en question et voir comment on peut avancer. Quels changements ont peut apporter. Et puis surtout, comme lorsque l'on organise des événements, il faut aussi se poser la question de savoir qu'est ce qui peut plaire, car ce n'est pas seulement pour moi mais aussi pour les autres. Je ne suis alors plus seule. L'art que je réalise devient alors un partage.
      ~ Enfin, que conseilleriez-vous à une personne qui aurait des desseins similaires aux votres et souhaiterait se lancer dans leur réalisation ? 

      Je répondrais que, quel que soit le regard des autres, quels que soient les jugements que l'on peut nous porter, quels que soient les moments de la vie que l'on peut traverser, il faut continuer à croire et à vouloir, et surtout, surtout réussir à préserver son cœur de façon à ce qu'il reste toujours pur et indemne car c'est de lui que naissent toutes les belles choses que l'on peut réaliser...

      par Laure Jacquemin


      * * *


      En voir plus :

      Page Facebook (modèle)
      Page effeuilleuse burlesque
      Page enluminures

      René Daumal : la quête de l'être, 2ème partie

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      exemplaire de la bibliothèque municipale de Reims
      A terme, ce constat semble avancer une vision cynique de l’homme qui peut et doit être contrôlé par des cadres strictes, délivrant en un certain nombre d’informations elles-mêmes encadrées, qui régissent les marges de manœuvres de la pensée. Pire encore, ce système n’existe  pas parce qu’une élite, dominée par un appétit de domination, en orchestre le mouvement, mais bien parce que l’homme semble nécessairement poussé au chaos comme le laisserait penser l’existence d’une pensée libre et autonome chez un individu dont le crime serait simplement d’être soi à l’image de « cette femme qui portait une torche et un seau d’eau et qui, interrogée par un saint homme, expliqua que le feu était pour incendier le Paradis et l’eau pour éteindre l’Enfer, afin que les humains fissent désormais ce qu’ils auraient à faire, non plus par espoir ou crainte d’un sort futur, mais pour le seul amour de Dieu. Nous serions alors tous rôtis… ou noyés, je ne sais pas trop, ajouta-t-il malicieusement » (p. 145). Telle est la doctrine du projet de la civilisation qui promet l’étouffement de la pensée de l’homme au nom de la sauvegarde de ce dernier, comme le montre la phrase emblématique du guide : « faire sans savoir et savoir sans faire ». L’expression est singulière en ce que les théories philosophique de l’art ont souvent questionné le rapport de ces deux termes, comme le fait de même Daumal dans son texte Poésie noire, poésie blanche où ils sont essentiels à la création de l’art. En somme, une telle pensée, qui se refuse par essence à l’art, propose nécessairement un mécanisme de la pensée qui nie toute forme de transcendance du moi avec le monde, de connaissance de l’être, et se construit ainsi dans un mouvement égoïste incapable de sortir de ses propres gestes.
      Dès lors, l’organisation de ce monde en trois catégories d’habitants traduit bien le vide auquel l’esprit se confronte et vers quoi la pensée contemporaine prétend se diriger. Tout d’abord, les Fabricateurs d’objets inutiles font partie de ceux qui adorent un de leurs viscères. Enfermés dans la contemplation de leurs constructions fictives, ils vivent dans ce qu’ils nomment « le monde des idées ». L’homme étant un parasite à leurs yeux, ils cherchent à rendre ce viscère immortel par un art tout autant stérile. A travers eux, Daumal attaque ces défenseurs modernes d’idéaux, en décalage avec un monde empirique et matériel, qui vivent de leurs propres illusions à tel point qu’ils ne peuvent en voir les failles (par exemple un défenseur acharné de la démocratie qui refuserait de constater la corruption de son gouvernement). Ceci n’est également pas sans rappeler la critique nietzschéenne de l’homme moderne qui s’enferme dans sa spécialité tout en se fermant au monde, prenant l’objet de son étude pour sa manifestation fondamentale. Nietzsche en fait une des figures du nihilisme incomplet, où l’expression « d’hommes supérieurs » (associés aux « vestiges de Dieu sur la Terre ») fait curieusement écho à celle d’ « Evadés supérieurs », comme Daumal montre bien en quoi ils ignorent tout du monde et de ses vérités. Ils sont semblables à ce « consciencieux de l’esprit[1] » qui, s’accrochant à l’idéal d’une science parfaite, n’étudie qu’une seule chose, mais intégralement : le cerveau de la sangsue[2]. Dans un second temps, Daumal remarque les Fabricateurs d’objets inutiles qui se caractérisent de manière claire par une mécanisation de la pensée : « ils confiaient à des mécaniques étrangères le soin de penser pour eux. Le premier logeait sa mécanique dans ses entrailles, le second dans son crâne ; c’était toute la différence ». Avec eux, la référence baudelairienne peut prendre tout son sens en ce que ce corps social se manifeste par une fracture de l’homme comme organisme vivant et esprit, le corps dominant l’esprit et l’esprit le corps dans l’autre cas. L’homme est bien ce « microbe » incapable de régulation, ignorant de sa propre vérité qui est autant une vérité de chair que de pensée. « Figurants de songe », pour reprendre l’expression citée plus haut, l’homme de La Grande beuverie est ce mort-vivant perdu dans un monde imaginaire (il erre dans un monde immatériel pareil au rêve), ignorant sa réalité empirique (il n’est qu’une figure indistincte et sans contour) et refusant la conscience de soi (le rêve est le royaume de l’inconscient mais échappe à l’analyse intellectuelle si on s’en contente). Enfin, les « logologues », ou explicateurs d’explications inutiles manifestent bien cette pensée qui tourne à vide, enfermée dans ses constructions factices et où la vérité est donc celle de n’importe qui. On peut difficilement se permettre de ne pas remarquer une critique des critiques où le terme d’ « esthéchiens » cache à peine celui d’esthète/esthéticien. En effet, pareil à l’esthète proustien, enfermé dans sa culture et alors incapable de véritablement créer, il est une figure du néant chez l’intellectuel où le néologisme, incluant le mot « chien », souligne à la fois un mécanisme vide (comme le chien va chercher un bâton lancé), voire une situation proche de l’esclave, et une dimension impure à l’être en ce qu’ils « vivent dans le domaine de la ‘’connaissance pure’’ » (p. 121). Leur vérité est nulle, leur monde est transparent et consacre le refus de la pensée en ce qu’ils « s’ingénient à décortiquer les propos des autres pour en extraire une vérité inutile » (p. 121). Pour symboliser cet étirement absurde des réflexions intellectuelles chez ceux qu’il cible –la pensée universitaire avec tout ce qu’elle a de plus normé et absurde aux yeux de Daumal–cet ouvrage en dix volume que se propose de rédiger les compagnons de la beuverie et qui portera pour nom : «Erreurs qui restent à commettre dans l’interprétation de ce que n’est pas la dialectique matérialiste » (p. 44).
      ~Portée didactique/gnomique : vers un éveil de l’être.

      Si la vision daumalienne est une critique sévère des intellectuels de son temps et de la place faite à la pensée dans un monde de plus en plus dominé par la technologie, elle ne se contente pas d’en montrer les failles. En effet, selon l’héritage d’une littérature didactique clairement revendiqué à travers l’humour ironique et révélateur d’un Rabelais, Jarry et Fargue (p. 35), Daumal fait sans cesse le constat d’une situation révoltante tout en le doublant d’un devoir-être. Le sentiment de détresse de la perte de l’être dans l’histoire s’accompagne donc nécessairement de ce qui semble être une solution au problème. La Grande beuverie se veut ainsi un manuel pour aider à penser où ce décalage entre ce qui est et un devoir-être peut provoquer le rire comme moyen de dévoilement de cette vérité, premier pas vers une conscience d’un état de l’homme. Dès lors, le rôle des définitions tirées d’un dictionnaire supposé aider à comprendre le langage des « Evadés supérieurs » fait sans cesse des allers-retours entre la conception actuelle et la conception passée où cet écart témoigne de l’absurdité du monde contemporain.
      Ainsi, le lyrisme est défini comme «  un dérèglement chronique de la hiérarchie interne d’un individu, qui se manifeste périodiquement chez celui qui en est atteint par un besoin irrésistible, dit inspiration, de proférer des discours inutiles et cadencés. N’a rien de commun avec ce que les anciens appelaient lyrisme, qu’était l’art de faire chanter la lyre humaine préalablement accordée par un long et patient travail » (p.83). L’incapacité à comprendre cette notion en fait, aux yeux de l’homme moderne, une maladie dominant de manière frénétique le sujet contaminé. La référence au passé elle-même est quelque peu déformée en la réduisant à une réalité matérielle et ignorant le concept d’inspiration, c’est-à-dire de possession du poète par les Dieux, afin de mieux le pervertir pour le rendre odieux et incompréhensible pour le contemporain et l’associer à la folie dans cet écart entre une totale absence de contrôle et un travail minutieux et technique. De même la raison est définie désormais comme un « mécanisme imaginaire sur lequel on se décharge de la responsabilité de penser » afin de justifier un mode de pensée délirant et arbitraire que Daumal pointait dans les critiques d’ouvrages[3]. La pensée, elle, est ainsi clairement à une nécessité d’asservissement et de domination puisque sa simple existence semble relever d’une forme d’insurrection, un au-delà des cadres limités qu’il s’agit de contenir par une froide mathématique alors que les potentiels de l’esprit sont à proprement indéfinissables, c’est-à-dire infinis : « La pensée : tout ce qui dans l’homme n’a pas encore été pesé, compté, mesuré » (p. 120). La volonté de redéfinition des termes pour montrer un écart entre l’être et le devoir-être se manifeste même dans la syntaxe des mots. Ainsi, le mot « prière » devient le néologisme « plière » ramenant l’acte de prier à sa plus simple matérialité, c’est-à-dire l’acte de s’agenouiller ou, plus grossièrement, de s’incliner devant l’entité vénérée. Ceci permet de ruiner le concept de spiritualité/religion en soustrayant sa valeur immatérielle qui est son fondement afin non seulement d’uniformiser toutes les formes de croyances et de leur prêter la même intention (une intention d’esclavage, de soumission). D’un certain côté, on pourrait penser que cet emploi ironique du néologisme par Daumal peut faire référence aux athéistes radicaux qui ne voyaient dans la religion qu’une forme d’asservissement de l’homme par l’homme sans en questionner la portée philosophique et gnomique tant ils étaient animés d’un désir de destruction les rendant aveugles à toute réflexion. Enfin, les explications que le narrateur reçoit lors de son exploration de la Contre-Jérusalem sont généralement bien doublées d’un devoir-être, comme les définitions, afin de rappeler la nécessité d’un ordre de direction, une forme de téléologie, dans l’existence humaine. Dès lors, il fait toujours la différence entre les vrais savants, les vrais artistes, religion, amour, vérité…etc. et leurs sournoises imitations :
      « Le savant fait œuvre utile. De toutes ses hypothèses que l’expérience a vérifiées, il ne conserve que celles qui peuvent servir à son bien et à celui des autres. Le Scient, au contraire, recherche la vérité pure comme il dit, c’est-à-dire celle qui n’a pas besoin d’être vécue. […] Quelques Scients prétendent bien étudier la pensée ; mais comme ils ne savent qu’expérimenter qu’avec la règle et la balance, ils tiennent tout au plus entre leurs instruments les déchets et les traces matérielles de la pensée […]. Ce qu’ils appellent pensée, c’est l’image d’un front plissé et d’un sourcil crispé » (pp. 107-108).
      A terme, cet écart entre ce qui est et le devoir-être, marqué par le rire de l’ironie, agit comme moyen de révélation acéré d’une réalité qu’on tente de cacher sous sophismes et autres moyens. Pourtant, rares sont les solutions clairement explicitées dans La Grande Beuverie, tout au plus le rire est-il esquissé. L’enjeu fondamental relève en réalité plus du constat d’une expérience. En effet, le narrateur daumalien ressort de l’expérience catabatique, le regard dévoilé, la vision changée. C’est cette confrontation à l’être, à soi et au monde, que cherche Daumal en prétendant offrir une expérience au lecteur. C’est pourquoi « alors que la philosophie enseigne comment l’homme prétend penser, la beuverie montre comment il pense » (p.90). De même, c’est également la raison pour laquelle il se Daumal se met en scène, croisant son propre double qui justifiera son projet :
       « Cela s’appellera […] La Grande Beuverie. Dans une première partie, je montrerai le cauchemar de désemparés qui cherchent à se sentir vivre un peu plus, mais qui, faute de direction, sont ballotés dans la saoulerie, abrutis de boissons qui ne rafraîchissent pas. Dans une deuxième parti, […] ce qui se passe ici et l’existence fantomatique des Evadés ; comme il est facile de ne rien boire, comment les boissons illusoires des paradis artificiels font oublier jusqu’au nom de la soif. Dans une troisième partie, je ferai pressentir  des boissons à la fois plus subtiles et plus réelles que celles d’en bas, mais qu’il faut gagner à la lueur de son front, à la douleur de son cœur, à la sueur de ses membre » (p. 90).
       L’expérience de la beuverie a donc une portée gnomique, c’est-à-dire qu’elle porte en elle un projet de connaissance sur soi et le rapport au monde entre un sujet et celui-ci. En revendiquant son écart avec la philosophie, elle prétend dépasser l’ordre logique du discours instauré par la dissertation philosophique, régie par les propositions, vérifications, thèses et antithèses afin d’offrir quelque chose qui s’adresse à la fois à la composition intellectuelle qu’est l’homme comme à l’organisme vivant, fait de chair. C’est pourquoi le constat final de l’expérience n’est pas clair, c’est pourquoi il ne s’articule pas sur une phrase finale qui résoudrait le problème de l’ivresse collective, mais une sensation indistincte qui informe l’être d’un malaise, d’une angoisse dans sa rencontre avec le monde mis à nu :
       « Entre les cercles vicieux de la beuverie et ceux des paradis artificiels, je ne pourrais plus jamais choisir, je ne pourrais plus m’engrener, je n’étais plus qu’une désolation » (p. 145).

      Conclusion

      Les dernière pages manifestent ainsi ceux vers quoi doit tendre l’être alors ébranlé par l’expérience : « l’eau et le feu : c’est pour nous l’image de deux ennemis indestructibles. Pourtant l’un n’existe pas l’un sans l’autre » (p. 169). Dans l’angoisse de l’expérience, on doit rechercher, ou du moins tendre vers, l’harmonie des contraires, conscience et inconscience, intellectualité et sensualité, esprit et chair au risque de devenir fou en se plongeant dans l’extrémisme d’un des deux. L’enjeu principal est pourtant bien dans l’éveil de l’être, son ouverture à la conscience qui le renseigne sur son état, peut-être pas de manière claire mais au moins par la naissance d’un sentiment qui lui fait sentir cette détresse de l’abandon de soi : « Et constater cela me fait espérer ; mais encore ici cette espérance vous semblera désespoir ». L’ultime annonce, prophétique, du narrateur daumalien, revenant des sources internes de l’être, prédit le moyen principal de ce qu’il nommera sous plusieurs noms comme « l’expérience fondamentale ». L’angoisse, née de l’expérience, n’est pas juste un des symptômes de cette rencontre avec l’être, elle devient le ressort principal de cette quête poétique du moi que La Grande beuverie, en exposant sa nécessité fondamentale, prépare et augure.



      [1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La fête de l’âne ».
      [2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, IV, « La sangsue »
      [3] Voir le tableau dressé par Daumal dans Chaque fois que l’aube parait, Essais et notes, I, « Poésie et critique » où les seuls critiques qu’il ne renie pas sont ceux justifiant leur analyse par ce qu’il nomme un « déterminisme de la chose réelle » à la manière de Roland de Renéville qui  ne fait pas « de l’œuvre de Rimbaud une simple illustration de la doctrine […] ne fait pas de la doctrine une simple hypothèse  vraisemblable pour expliquer l’œuvre et la vie de Rimbaud. Mais par l’œuvre il fonde la doctrine et par la doctrine il fonde l’œuvre ».

      Le monde mystérieux d'Andy Kehoe

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      Appearance of a Sylvian Specter

      Andy Kehoe est un illustrateur américain, vivant à Pittsburgh, diplômé de la Parsons School of Design. L'artiste reste assez secret puisque bien peu de choses de sa vie privées sont trouvables sur le net, on sait néanmoins qu'il est né d'une mère coréenne et d'un père irlandais et allemand, et qu'il a un frère jumeau avec qui il est très lié. La biographie sur son propre site est très métaphorique et c'est ce qui fait l'attraction de l'artiste : son mystère. Deux belles interviews lui ont été consacrées sur les webzines Juxtapoz et Combustus et permettent d'en savoir un peu plus sur sa manière de travailler et ses inspirations. L'artiste est représenté par plusieurs galeries dont deux américaines et une italienne (Mondo Bizzarro). 

      Bearer of Wonderment

      Son art peut être à la fois apprécié des adultes comme des enfants. Il y a une part de rêve et de fantasmagorie dans ses peintures, qui nous plongent immédiatement dans un autre monde. Il utilise souvent les mêmes couleurs : des tons bleus, bruns et ocres, des couleurs presque primaires, voire primitives, qui nous emportent dans des mondes anciens. Il souhaite apporter une part de mysticisme au public, dans un monde ultra matérialiste qui ne vénère plus les divinités et les légendes. Voilà, les peintures de Kehoe ont une profondeur légendaire. Légendes nordiques, indiennes, contes européens, tout cela se mélange avec l'imagination fertile de l'artiste. Il frôle avec le monde de l'enfance, raconte des histoire mystérieuses avec des animaux bizarres issus de cauchemars, met en scène la part d'ombre que chacun porte en soi, dialogue avec les spectres et autres monstres qui se cache dans le noir, et en dégage leur étrange beauté avec ses pinceaux. 

      Roamer of the Subterranean Forest

      Call Forth the Seed of Winter

      Transdimensional Emissary



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      En savoir plus :



      Le Trottin : chapitre 21

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      Suite du roman de Christian Jannone (précédents chapitres ici).


      Après le bain, Delphin Enjolras


      Chapitre vingt et un


      Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait  subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma. Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.

        A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour. L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts, que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât, du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires. C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.

       Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
      « Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle. 

        Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
      « C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie. 
        A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe. 

      « Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient. 
      « Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres. 
      - Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
      - Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
        
      L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger. 
      « A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai. 
      - Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
      - Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas ! 
      - Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
      - Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie. 
      - Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère. 

        Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
      « Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »

       L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
      « L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
        Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement, qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
      « Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance. 
      - Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
      - Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »

        A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche, traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son entrejambes blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ? 

       Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
      « Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
      - Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! » 

        Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle abominait la vicomtesse, qui elle-même avait célébré ce culte noir au souvenir gustatif funeste sous le déguisement de la Mère, faux-semblant auquel elle avait cru dur comme fer avant qu’elle n’éventât la ruse. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles la tromperie de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais. 

       Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier : 
      « Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
        Mais la pierreuse d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais là où elle désirait être, grattait, labourait et meurtrissait son moi secret d’où sourdait une eau malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair féminine infectée. 
      « Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
        C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde… 
        Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule impudique de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de la ponctionner, de la cureter à plaisir. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes ces suppurations de fille perdue et condamnée. La jeune damnée se contenta de dire : 
      « La prochaine fois, tu mourras… »
        Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun. 

        Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
      « Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
      - Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
      - Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles. 
      - Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
      - Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté,  Odile et Marie auront eu plus de chance… »


      ************


       Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut. Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.

       Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie. Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance. 

        Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil : 
      « On est encore loin ? »

        Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ?  L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine. 

        Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Mais ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant. Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.

        Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître. 
      « Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »

        Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.


      ************


        Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore. 


      ************
           
         Une fois les premiers secours prodigués (un bon grog leur fut administré), nos deux fugitives aventureuses furent envoyées et placées en observation à l’hôpital de Laon. On les y garda quelques jours afin qu’elles récupérassent de leur périple. Nonobstant leur éprouvante odyssée, toutes deux étaient robustes. Elles avaient tout simplement grand’faim et grand froid et étaient assoiffées. Leur chance avait été conséquente. Laon est une bonne ville, connue pour se subdiviser en une partie haute, qui a su conserver son empreinte médiévale, qualifiable de bourgeoise, et une basse, abritant des populations modestes. La cathédrale, superbe, surplombe tout, tout le bosquet des toits d’ardoise de la vieille cité médiévale, se dressant tout en haut de l’antique motte féodale, au point que sa réputation d’être visible à distance n’est nullement usurpée. L’hôpital général lui-même est une bâtisse historique du XVIIe siècle, plus exactement du temps de César d’Estrées, même si certains aménagements n’ont pas un demi-siècle.  
        Au cinquième jour, tempêtant dans son lit, Odile réclama à cor et à cri qu’un fonctionnaire de police vînt la voir car elle avait beaucoup à lui conter et la presse locale relatait la découverte par la gendarmerie, à proximité de Condé, de deux petites inconnues vagabondes dont on ignorait l’identité, mais qui étaient correctement vêtues, non point pauvresses, ni paysannes du coin.  L’enquête étant de la compétence des gendarmes de Château-Thierry, un brigadier fut dépêché à Laon afin d’interroger les deux fillettes. Assise dans cette literie qui l’insupportait, bouillant d’impatience, la petite révoltée ne manifesta ni surprise ni crainte à la vue de l’uniforme de la maréchaussée. Un procès-verbal de découverte des gamines avait été dressé ; il serait instamment transmis au procureur qui déciderait d’une enquête. On pensait à deux orphelines perdues, échappées de quelque ferme, mais leurs trop belles toilettes, linge inclus, démentaient cette conclusion élémentaire et convenue. Le rideau du lit de cette salle commune fut tiré pour des raisons de confidentialité. Dès qu’elle vit le gendarme, Odile déclina son identité avant même qu’il débutât son interrogatoire, et se présenta d’emblée comme Odile Boiron, la petite parisienne enlevée au mois d’août, qui venait de s’évader d’une odieuse maison de prostitution pour enfants, sise à quelques kilomètres de Condé. Le visage du brigadier Ourland s’éclaira à l’importance des propos de la petite, qui réclama aussitôt la présence de Marie pour corroborer ses dires. La juvénile normande, qui récupérait bien et ne cessait de s’empiffrer, lui fut amenée. Elle avait bénéficié, vu son âge tendre, d’un régime de faveur par l’octroi d’une chambre à seulement trois lits, d’habitude dévolue à des malades privilégiés. On le sait, Marie craignait les uniformes, l’autorité. Elle broncha lorsqu’elle aperçut le brigadier. Elle grimaçait de crainte, comme si on allait lui arracher une dent à lui en briser le condyle. Marie fit mine de s’aller cacher sous le lit d’hôpital, toute tremblante d’un effroi comique, mais la voix douce d’Odile la rasséréna, la rassura. 
      « Allons, ma toute belle, c’est pour ton bien que monsieur le gendarme veut te demander de lui raconter de gentilles choses sur la Maison où tu as séjourné avec moi.
      « C’est pas vrai ! C’était ben vilain, et y’avait une méchante fille qu’a rien fait que me faire du mal et qu’me battre ! Je le jure par l’Petit Jésus ! Acrédié ! » 

        Les mots proférés par la petite Normande étaient explicites : elle accusait Adelia, sans la nommer. Or, le gendarme avait besoin qu’elle confirmât les propos d’Odile, et que les mêmes noms de suspects qu’elle avait fournis fussent avalisés. Après, toutes deux devaient signer leurs dépositions concordantes. Marie continua, timide, quoique mise en confiance par le regard de son amie, racontant avec la maladresse et l’hésitation propres à son jeune âge, en entrecoupant ses paroles de force jurons, tout ce qu’elle avait vécu ces deux derniers mois. Elle acheva, s’attendant à ce que le gendarme la punît. Ce fut alors qu’Odile déclara : 
      « Avant de signer la moindre déposition, je souhaite au préalable répéter mon témoignage à une autorité policière supérieure, de Paris si possible. » Elle compléta : « Si j’ai effectivement quelque document à signer, je veux le faire non pas en qualité de témoin, mais en tant que victime. En cas de procès, je témoignerai à charge contre la comtesse de Cresseville et ses complices. »
        La maturité d’Odile ébaudit le brigadier Ourland, qui lissa sa moustache en signe de convenance, d’approbation et d’entérinement. 
      « Mesdemoiselles, il est prévu que la maréchaussée condescende à vos désirs. Vous êtes deux témoins capitaux de l’affaire sur laquelle nous enquêtons, et il est prévu que nous vous conduisions jusqu’à Château-Thierry, où siège le quartier général des enquêteurs, dont certains dépêchés par la Préfecture de police de Paris. Sachez que toutes les mesures de sécurité vont être prises pour vous protéger : vous allez voyager sous escorte.
      - Non ? C’est une blague ? s’exclama la fillette.
      - Pas du tout. »

        Soucieuse, Odile reprit : 
      « Le domaine d’où nous nous sommes enfuies, Marie et moi, est situé à une dizaine de kilomètres du village de Condé-en-Brie, à l’est. Je pense que les infirmières ont conservé mes affaires, et que le plan de la route s’y trouve encore. Il y a là-bas près de quarante fillettes comme nous, dont au moins trente à trente-cinq retenues contre leur gré, bien qu’à première vue, elles paraissent bien traitées, gâtées même, et que leur séquestration n’en revêt pas l’allure. 
      - L’enquête est avancée, je ne puis vous en dévoiler plus. Vous verrez avec les policiers et l’expert qui reprendront, en plus exhaustif, mon interrogatoire, ici préliminaire, répondit le gendarme. Je suis mandaté pour faire signer votre permis de sortie de cet hôpital général. »

        Une fois que les sœurs infirmières eurent restitué leurs affaires aux fillettes et que la permission de partir eut été signée, il fut procédé comme l’avait dit le brigadier Ourland. Ce fut une voiture fermée qui conduisit Odile et Marie jusqu’à Château-Thierry, sous l’escorte de quatre gendarmes à cheval bien armés, commandés par Ourland en personne, en cet après-midi d’octobre. Aucune précaution n’était à négliger. 


      *****************


        Le convoi spécial parvint à destination dans la soirée, sans qu’il eût particulièrement attiré l’attention, car tous les castelthéodoriciens et les gens alentours savaient désormais qu’une importante enquête était en cours et qu’elle portait de plus en plus ses fruits. On réquisitionna – ô ironie – l’Hôtel Théodoric, en l’honneur des deux gamines qui y soupèrent et couchèrent, toujours sous la surveillance étroite des gendarmes qui jouaient aux anges gardiens. Après leur toilette et leur collation matinale, l’inspecteur Moret vint les chercher en personne. Elles furent conduites jusqu’à la caserne de la gendarmerie, toujours dans une voiture couverte discrète d’une fort vilaine teinte noire. 

        Dans le bureau du commandant de la brigade, où Moret les fit entrer, elles se trouvèrent confrontées à trois hommes en redingotes sombres, sévères et raides comme celui qui les avait accompagnées. Une quatrième personne était assise derrière le bureau, en uniforme de gendarme, face à une de ces modernes machines à écrire Remington, lourde et disgracieuse bien que pratique, alors qu’on eût pu s’attendre plutôt à la présence d’un sténographe ou d’un greffier classique, quoique nous ne fussions point dans un tribunal. Prise d’une trémulation d’épeurée devant tous ces inconnus, Marie enfouit son visage dans son châle. 
      « N’aie pas peur, bébête, la rassura Odile. Ils sont là pour notre bien. »
        Il y avait le commissaire Brunon, Allard, le sergent Hugon, préposé aux procès-verbaux, et qui avait suivi une formation de dactylographe, néologisme bienvenu reflétant les nouvelles manières mécaniques d’écrire, bien que les professionnels préférassent que les femmes s’adonnassent à ce métier point sot de secrétariat en lieu et place des hommes. Surtout, un nouveau policier, venu de Lyon, marquait la pièce un peu exiguë de sa présence : l’inspecteur Aubergeon, du commissariat central de la capitale des Gaules. Il se présenta et serra la main de Moret, qui lui-même, demanda aux fillettes de décliner leur identité. 
      « Ainsi, ce sont bien là mesdemoiselles Marie Bougru et Odile Boiron », fit-il. 
        Aubergeon exposa le motif de sa mission : il était venu porteur d’informations de première importance pour l’enquête, dont le dénouement semblait approcher, et de documents capitaux qui recoupaient tous les autres éléments des dossiers détenus par le Quai des Orfèvres et la maréchaussée. C’était, entre autres, un duplicata certifié conforme des aveux signés (extorqués par intimidation selon le drôle) de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Le Lyonnais demanda aussitôt si Odile et Marie connaissaient ce bonhomme.
      « Que non pas, mais nous avions parmi les pensionnaires des jumelles, Daphné et Phoebé, porteuses de ce nom, et la première est morte assassinée voilà tantôt près de deux semaines », répliqua Odile.

        Cette révélation était si incroyable – du fait qu’elle dénotait que quelque chose de grave se déroulait en ces jours (un drame ?) dans cette maison de tolérance d’un nouveau style – qu’Hégésippe Allard se décida à questionner en personne les deux morceaux de choix que constituaient nos évadées de ce bagne doré anandryn. Il débuta par Marie.
      « Pristi ! » s’écria-t-elle, persuadée que ce grand croque-mitaine tout en noir avait l’intention de la saigner comme un goret ou de l’étrangler telle une poule devant passer à la casserole. Il lui fallait employer des mots simples s’il voulait que la petiote le comprît. Allard hésita entre le parler des tirailleurs de Faidherbe et une lingua franca réinterprétée. Dès que Marie prit la parole, un cliquetis se fit continûment entendre : c’était la Remington du sergent Hugon.
      « Toi vouloir me dire quoi de la maison d’où toi t’être échappée ?
      - C’était pas ben ! Et j’sais point quoi dire d’autre ! 
      - Sois plus explicite ma petite.
      - Y avait plein d’autres petiotes, ben habillées, pas comme cheuz nous et on y dînait et soupait ben ! 
      - Toi me raconter plus !
      - J’ai rien à dire ! Acré ! 
      - Comment es-tu arrivée là-bas ? 
      - J’sais plus ! J’avais ben peur et j’ me faisions d’ssus ! J’étions attachée dans une voiture dans le noir et l’Odile, l’était avec moué ! Crénom ! 
      - Après ?
      - C’est des bonshommes qui nous ont amenées dans la grande maison ! L’était pleine de petites filles ben habillées avec une très méchante, qu’a fait rien qu’me battre comme une bête bâtée ! Adelia qu’elle s’appelle, pour sûr ! Crédié ! Ah ça, on dînait ben, on soupait ben et y avait une pagaille de biaux meubles, de biaux lits tout douillets, mais Adelia, l’était toujours là pour m’châtier parce qu’elle croyait tant que j’avions mal fait ! 
      - Mademoiselle Boiron, pouvez-vous confirmer les propos de votre amie ?
      - Certainement. J’ai été enlevée en plein orage, alors que j’errais dans le quartier de Belleville. Une borgnesse pitoyable et sale m’a attirée. J’ai voulu résister. J’ai senti qu’on apposait un tampon sur ma bouche, puis ça a été le trou noir…jusqu’à ce que je me réveille couchée et ligotée dans une espèce de tombereau bâché brinquebalant, en compagnie de Mademoiselle Bougru. 
      - Qui est cette Adelia que votre compagne d’infortune ne cesse d’accuser ? Le procès-verbal du brigadier Ourland, rédigé à l’hôpital général de Laon, mentionne ce prénom.
      - Acré ! J’le dirai point, parce que sinon, elle reviendra me punir avec une trique ! Elle m’a battue et mordue, c’est pas Dieu possible ! » intervint Marie. 

       Hugon interrompit l’interrogatoire.
      « Pardonnez-moi cette interruption, docteur, mais acré prend combien d’r ?
      - Un seul, mais ne perdez pas de temps à noter toutes les interjections de cette malheureuse, observa Brunon. 
      - Connaissiez-vous la borgnesse qui vous a fait enlever, Mademoiselle Boiron ?
      - Je ne l’avais jamais vue auparavant.
      - Hé bien, je vais vous le dire. Il s’agissait de Madame Blanche Moreau, au métier fort peu honorable, mais je suppose que vos oreilles ne sont guère prudes, et que vous aurez saisi à quelle profession je fais allusion. Cette femme, connue des services de police pour cette pratique éhontée, pour ne pas dire honteuse, est décédée à Saint-Lazare, après avoir rédigé une confession qui a relancé notre enquête. Elle confessait avoir participé à votre enlèvement, après cinq autres, et disait rechercher sa fille, vendue, abandonnée vénalement par elle dirais-je, à des hôteliers de Château-Thierry, que nous avons aussi interrogés.
      - C’est pas biau ! jura Marie.
      - Moreau…ce patronyme me dit quelque chose. Mon Dieu ! 
      - Qu’avez-vous, Mademoiselle Boiron ?
      - Comment s’appelle la fille de la borgnesse ?
      - Berthe Louise Quitterie Moreau, précisa l’aliéniste, insistant à loisir sur le dernier prénom, car il avait saisi l’usage de Moesta et Errabunda, où il était convenu que toutes les pensionnaires portassent de tels prénoms compassés et précieux. Il avait lu dans le procès-verbal d’Ourland qu’on avait rebaptisées contre leur gré Odile en Cléophée et Marie en Marie-Ondine, ce qui était proprement ridicule et navrant. Cela rappelait certains usages courants parmi les créatures, qui aiment à s’attribuer des pseudonymes, des sobriquets et des faux noms.
      - Oh, malheur ! Quitterie ! Quitterie est impliquée !
      - Que dites-vous, l’apostropha le commissaire, vous la connaissez ?
      - C’est une des amies que je me suis faite là-bas. Elle nous a aidées à nous échapper. Si vous devez arrêter les coupables, ayez pitié d’elle, épargnez-la ! C’est une pauvre malade… quoi qu’on puisse lui reprocher, elle n’a commis aucun acte…
      - Délictueux, c’est ce que vous insinuez… au contraire de cette Adelia …
      - Crédié ! M’sieur tout en noir ! Parlez plus d’elle ! 
      - Mademoiselle Bougru, pourquoi tant de crainte ?
      - Laissez-moi faire, Moret.
      - Docteur, cette gamine cache quelque chose.
      - Je le vois bien et je subodore que ce traumatisme est de nature sexuelle.
      - Qu’est-ce à dire ?
      - Cette Adelia que Mademoiselle Marie Bougru redoute tant l’a en quelque sorte violée ! »
        
        A ce terme, Odile fut saisie à son tour de frissons incontrôlables. Elle se remémora son vécu éprouvant, cette odieuse lesbienne américaine obsédée par la lingerie souillée de sang féminin et qui avait abusé d’elle dès le lendemain de son arrivée. 
      « Marie, demanda Allard avec calme et longanimité, j’ai besoin que tu me parles plus d’Adelia.
      - C’est le diable, m’sieur, c’est l’diable ! L’a des cheveux rouges comme le cuivre…et m’zelle Cléore itou ! L’a plein d’armes pour frapper, des fouets qu’on emploie pour les bêtes, et elle punit…elle punit ! 
      - Je vous recommande la prudence, docteur, objecta le commissaire Brunon. Notre témoin n’a que sept ans, et elle est fort impressionnable.
      - Elle risque l’hystérie, si on ne la soigne pas, je le sais bien. Je tiens à vous rappeler que nombreuses sont les hystériques rendues en cet état après que leur père les ait possédées incestueusement. J’ai lu le rapport médical des sœurs infirmières de Laon, que le brigadier Ourland nous a communiqué. Aucune de nos deux fillettes ici présentes n’est vierge.
      - Mais là, cela implique la culpabilité inimaginable d’une troisième petite fille ! »

        Une envie de Marie interrompit ce dialogue d’adultes dont elle n’avait pas l’entendement. Elle quémanda à boire. On lui servit avec amabilité un gobelet d’étain avec un carafon d’eau bien fraîche, droit tirée de la fontaine proche, une eau proprette qui réconforta la petite paysanne. Marie avait effectué cette demande avec rusticité et instance. Les policiers n’étaient pas censément des domestiques à son service, mais ils avaient pitié d’elle, de son âge tendre, de sa petite frimousse aux grands yeux effarés, et Marie, de par sa fréquentation forcée des péronnelles de Moesta et Errabunda, en avait pris le mauvais pli, bien qu’elle eût conservé son langage coloré de jurons. Odile coupa net.
      « Marie ne dira plus rien. Moi, je puis vous donner beaucoup de noms, d’abord, celui d’Adelia, et vous énoncer toutes ses actions odieuses. Ensuite, ceux de Cléore et de ses comparses. Enfin, je vous livrerai les identités de certaines clientes dont j’ai dû subir les caprices. 
      - Notez tout, sergent ! » ordonna l’aliéniste.  

        Alors, Odile dégoisa, racontant tout, allant jusqu’à inclure les soupçons d’assassinat qui pesaient sur miss O’Flanaghan à l’encontre de Daphné, exposant le récit rapporté par Quitterie de la mort d’Ursule Falconet, ce qui suscita une infime réaction des policiers connaisseurs des identités de toutes les enlevées, s’attardant avec force détails sur la flagellation de Jeanne-Ysoline et son estropiement définitif, citant Sarah, Michel, Jules, Julien, donnant tous les noms des clientes portés à sa connaissance ou à son expérience, insistant sur cette Américaine, cette miss Jane Noble, d’une 
      engeance sadique absolue.

        Lorsqu’elle en eut terminé et que se tut le cliquetis de la Remington, Marie et elle furent invitées à signer leurs dépositions. Chacune commençait par le je soussignée de rigueur et énumérait le nom, le prénom, l’âge et le lieu de naissance des intéressées. A sept ans, la pauvre enfant était encore illettrée et ne put inscrire qu’une croix tremblée, émotive et maladroite au contraire de Mademoiselle Boiron qui traça un paraphe vigoureux et volontaire au bas du document. Aussitôt, l’inspecteur Aubergeon extirpa les aveux du vieux scientifique et les confronta aux deux dépositions. Bien des éléments concordaient, les noms fournis par Odile en particulier. Il remarqua que Monsieur de Tourreil de Valpinçon paraissait ignorer ou faire fi de l’assassinat de sa petite nièce. Un détail qui restait à éclaircir… à moins que cela signifiât que Cléore de Cresseville n’avait pas encore prévenu le vieil homme. En ce cas, il fallait encore renforcer la surveillance des bureaux de poste, jusqu’à ce que l’adversaire commît l’erreur d’envoyer un faire-part de décès à l’intéressé, que l’on venait d’inculper. Mis sous écrou à la maison d’arrêt de Lyon, Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon était convoqué par le juge d’instruction de Quintemarre pour supplément d’enquête, car il restait à démasquer les autres chefs du réseau dont Cléore était l’élément clef et ceux qui avaient financé l’horrible projet.

      ***************
        Tout comme Elémir, avec Le Gaulois, la vicomtesse avait été informée par la presse de l’arrestation de Dagobert-Pierre. Le Supplément illustré du Petit Journal était allé jusqu’à commettre l’impair d’un dessin approximatif représentant cet épisode lamentable. Cependant, tous deux ne cessaient de s’étonner de l’absence de réaction de la comtesse de Cresseville. C’était à croire qu’elle s’était coupée totalement du monde, recluse dans la casemate de l’Institution pour des raisons qui échappaient à ses amis. Elémir prévint Madame par téléphone : il avait envoyé un télégramme tantôt à Cléore, au sujet de l’arrestation, et celle-ci n’avait toujours pas donné signe de vie, comme si le message ne lui était pas parvenu. Ils convinrent tous deux d’un rendez-vous, en un lieu où nul n’irait les importuner, afin de décider quoi faire. Elémir, dont nous connaissons les goûts morbides, choisit l’Ecole Vétérinaire d’Alfort, où l’on avait récupéré et installé les célèbres momies d’écorchés anatomiques d’Honoré Fragonard, dont notre décadent marquis regrettait qu’elles ne comptassent point parmi les pièces remarquables de sa turbide collection. Il eût désiré acquérir en sus le moulage de la Vénus hottentote, si c’eût été possible. L’entrevue eut donc lieu en ce cabinet des collections du siècle affreux et honni des philosophes, que se targuait de posséder l’illustre école créée par Bourgelat, héritier de la grande tradition des maréchaux équestres, dont les connaissances en physiologie des chevaux laissaient de fait à désirer. Ces locaux, assez exigus et disparates, étaient réservés aux seuls professionnels de santé et aux hôtes de marque et de prestige, qui en sollicitaient la demande de visite. Ils traînaient une réputation de hantise et de diaphorèse de peur, parce que les âmes animales et humaines de tous les spécimens exposés y erraient encore, hantant ces salles insignes.

        C’était un capharnaüm conséquent, un entassement pêle-mêle de pièces pathologiques animales, de monstres et de préparations humaines d’Honoré Fragonard aux secrets de conservation bien préservés, quoiqu’on les délaissât de nos jours. Madame se gardait de renauder, de renâcler, au spectacle de l’exposition de ces saletés augustes, bien qu’en son for intérieur, elle en restât pantoise. Elle ne pouvait cependant empêcher çà et là, quelques pincements fugitifs des narines et des lèvres, à cause du musc et des effluves que dégageaient toutes ces ordures et dépouilles scientifiques, dont fourrures et tissus paraissaient suinter d’une solution oléifiante destinée sans doute à les prémunir contre les insectes et la putréfaction. Leur fragrance avait la fadeur d’un mauvais vin suri, d’un reginglard infect stagnant en dépôt au fond d’une vieille barrique. Deux trois fois, Madame porta à son nez son mouchoir en dentelles de Bruges. Elémir avait choisi de la mener jusqu’au saint des saints, au tabernacle et au naos, là où s’amoncelaient, sans classement aucun, les cadavres d’Honoré Fragonard.
        Il s’agissait de mannequins humains disséqués, encaustiqués de chairs roidies. Tout en découpures, compartimentés de viscères, d’artères, de veines et de fressures aux coloris artificiels ternis, bleus, rouges, injectés encore liquescents dans les cadavres par quelque mystérieux clystère via le tissu conjonctif et le réseau circulatoire, ces spécimens anatomiques de démonstration jouaient leurs saynètes bibliques au milieu des regards indiscrets de veaux empaillés à la face écrasée de bulldogs, de poules à cinq pattes, de chats et de moutons cyclopes immergés dans leurs flacons d’alcool d’un jaunâtre pisseux. C’étaient Samson grimaçant avec sa mâchoire d’âne, le Cavalier de l’Apocalypse, effrayant, monté sur sa momie de cheval dépouillé à la musculature durcie, en lambeaux ciselés tout en orfèvreries, un buste d’on ne savait quel personnage, à vif, sorte de gravure de Vésale en trois dimensions qui révélait tous les secrets de la mobilité de la face. Le Cavalier lui-même paraissait ne constituer plus qu’un seul être avec sa monture, monstre bicéphale anatomique, centaure d’une métope parthénopéenne ionique de la Grande Grèce archaïque qui s’apprêtait pour un combat nouveau, contre quelque créature fabuleuse, triton, Lapithe, hécatonchire ou autre. Des yeux de verre avaient été enchâssés à tous ces écorchés, et leurs orbites prétendant au réalisme brillaient d’une expression farouche, résolue, comme si tous ces êtres tirés de leur potence ou de leur morgue eussent encore été vivants et eussent voulu, depuis leur outre-tombe, clamer vengeance contre leurs frères vivants. Parmi eux, des fœtus humains naturalisés et des cynocéphales, ouverts, sans peau aucune, toute leur physiologie obscène dévoilée comme le corps d’une catin grasse et blonde, dansaient une ronde de lutins, de farfadets de la nuit, qui se transformait à la lueur incertaine d’une lampe à gaz en saltarelle de créatures d’un au-delà maléfique. Elémir, qui avait été maître du choix du rendez-vous, attaqua : 
      « Je me meurs d’anxiété au sujet de Cléore. Elle n’a pas accusé réception de mon télégramme d’alerte. »
        Madame la vicomtesse réfléchit à deux fois avant de proposer une réponse à demi rassurante. 
      « Cléore est encore malade. Une mauvaise grippe doit la clouer au lit. J’ai jà mandé un médecin tantôt, puis-je vous le rappeler. Sa poitrine est devenue bien fragile.1 Elle suit un traitement contre la phtisie. C’est grand malheur pour une si jeune et si exquise femme !
      - Mais, dans ce cas, Sarah aurait dû nous prévenir. Tout cela est bien étrange, que dis-je, fort déroutant. »
        La maîtresse anandryne parut tout émotionnée. 
      « Quelque chose de fâcheux est arrivé. Moesta et Errabunda court un danger mortel. La prolongation plus que probable de l’accès maladif de Mademoiselle de Cresseville n’est pas sans motif. L’arrestation de Monsieur de Tourreil de Valpinçon implique un resserrement de l’étau policier. Hier, j’ai croisé deux sergents de ville près de mon hôtel particulier. J’ai dû entrer par la porte de service. Ils surveillaient les lieux, j’y mettrais ma main au feu.
      - Que me révélez-vous, Madame ? s’effaroucha le marquis de la Bonnemaison. Nous serions épiés, surveillés ! »
        
        Elémir ne parvint pas à réfréner des tremblements de mains d’un fumeur d’opium en manque de son vice, mais ceux-ci paraissaient davantage suscités par l’effroi engendré par la présence des cadavres écorcés, d’une teinte de litharge, qu’à cause de la crainte d’une arrestation de la vicomtesse. Afin de se donner meilleure contenance, il osa allumer un Trichinopoly, faisant fi des chairs mortes traitées éminemment combustibles. Tout en tirant des bouffées de ce poison, il lissa ses moustaches frisées d’éphèbe efféminé usé par ses excès de débauche sous l’œil goguenard hyalin et mort de ces cadavres confits d’Honoré Fragonard. On s’attendait à ce qu’un bitume noir exsudât de leurs bouches sardoniques au rictus putrescent. Elémir réfléchissait, songeur. Puis, lorsqu’il eut décision prise, il jeta, comme pour moquer la prétention morbide des momies : 
      « Je me rendrai en personne à Château-Thierry, dussé-je y laisser des plumes, ou pis, ma liberté. »

        Le choc de ces paroles dessilla les yeux empreints de langueur de la vicomtesse.
      « Vous ne parlez pas sérieusement, mon ami ! 
      - Je n’ai pas le choix. Je veux savoir ce qui s’y trame, me faire maître espion et prévenir Cléore. Vous le voyez bien ; la présence de policiers près de votre hôtel parisien trahit l’inaction de V**. Il a lors cessé de nous protéger, de nous couvrir. Si j’étais vous, je solliciterais de sa part une audience secrète, incognito, et je lui suggérerais de limoger sur l’heure Raimbourg-Constans, ce qu’il aurait dû faire de longue date, d’ailleurs. 
      - Raimbourg-Constans est un finaud. Il a tout un réseau maçonnique à sa solde. Il saurait promptement que le coup vient de moi. 
      - Alors, dans ce cas, pourquoi V** affiche-t-il tant d’impuissance ? Cela nous nuit fort.
      - Parce qu’il s’est amouraché de son bourreau, mon cher, et comme vous le savez, l’amour tue.
      - Diantre ! Monsieur est tombé amoureux d’Adelia O’Flanaghan, cette catin miniature toute coulante de son vice ! J’en suis tout ébaudi !
      - En ce cas…
      - Je risque le tout pour le tout et, si Cléore est aussi malade que nous le pensons…
      - …et si surtout, Raimbourg-Constans ordonne à ses forces de police d’effectuer un coup de filet général contre Moesta et Errabunda, nous devrons assurer les arrières de Mademoiselle, lui permettre d’échapper aux rets de la Gueuse. Il est un refuge que je gère… un refuge insoupçonnable, que mes ancêtres et moi-même tenons en commende depuis Charlemagne. C’est à M**.
      - Vous êtes commendataire de M** ! Je l’ignorais !
      - Si Cléore n’est pas arrêtée, si elle réchappe aux forces de la République, elle s’y rendra d’instinct. Si je puis m’exprimer ainsi, j’ai là-bas pignon sur rue, et revêtir une fois de plus l’habit de la fonction me siérait fort !
      - Mais on dit que l’habit ne fait pas le…
      - Il suffit. Permettez-moi, mon ami, que je vous réserve moi-même votre billet de train. Dès votre arrivée à bon port, télégraphiez-moi.
      - Est-ce prudent ? Si Tourreil de Valpinçon nous a vendus ? Les bureaux des postes et télégraphes doivent regorger de gendarmes ou d’inspecteurs aux aguets. Rappelez-vous mon télégramme. Ils ont dû l’intercepter, tout simplement.
      - Dissimulez votre identité ; soyez un simple commis-voyageur.
      - Soit, j’acquiesce. Topons là ! »

      *****************

        Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon subissait son deuxième interrogatoire par le juge d’instruction. Monsieur de Quintemarre observait le prévenu avec un sourire narquois. L’homme n’apparaissait plus que comme l’ombre de lui-même. Il était visible que son séjour en cellule ne lui réussissait pas, et qu’il ne dormait plus du sommeil du juste depuis que sa détention en préventive avait commencé. Tout son être s’entachait, se marquait des signes d’une sénilité galopante, accélérée. C’était comme si en dix jours, il eût pris une décennie. Non seulement sa barbe apparaissait dépeignée, sa coiffure en désordre, atteinte d’un échevellement peu reluisant, non seulement ses yeux étaient creusés de cernes, mais sa bouche et ses mains, en plus, souffraient d’accès de tremblements irrépressibles. 

        Face au savant déchu, qu’il savait royaliste, le juge avait du mal à retenir un sentiment de triomphe propre à un partisan inconditionnel du gouvernementalisme républicain. Il plastronnait, lorgnons au nez, toupet de neige pointé avec orgueil, cou de dindon décharné et tendu émergeant d’un col raide d’empois, avec une cravate orgueilleuse nouée avec ostentation, qui rehaussait de son grenat vif et de sa perle authentique son habit d’ébène, sans oublier sa croix de commandeur de la Légion d’honneur qu’il s’amusait et s’obstinait à arborer en sautoir, même lorsqu’il n’avait pas revêtu sa robe fourrée, comme c’était présentement le cas. Sa tête rappelait celle d’un vieux macaque ratatiné, à la semblance du visage d’Emile Littré, le fameux grammairien à l’athéisme crasse.  Grand et sec, d’une voix sifflante comme celle d’une vipère aspic, il attaqua : 
      «  J’ai besoin d’un complément de renseignements pour clôturer mon instruction. Ce sont tous vos complices haut placés, qu’il vous faut me livrer, tous ceux et celles qui financent votre institution abjecte. Cette canaille de B** est-elle de la partie ? S’agit-il d’une nouvelle conjuration destinée à abattre la République ainsi qu’il en fut voici deux ans ? Répondez ! »

        Comprenant qu’il avait affaire à un émule de Fouquier-Tinville, l’oncle de Daphné et Phoebé se savait condamné par avance. Ce fanatique aurait pu serrer la main de Coffinhal, s’ils avaient été contemporains. Peut-être s’imaginait-il déjà le prévenu sur l’échafaud, la tête glissée dans la lunette, ressentant la caresse du souffle frais du couperet sur la nuque avant qu’il tranchât net son chef. C’était peut-être un jacobin, une de ces engeances condamnées par Monsieur Taine, à la particule usurpée, à moins que son obtention eût été le résultat d’un marchandage, d’une corruption, ou de la persistance vétérorégimentaire2 de la vénalité des offices. Le regard de Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne parvenait pas à se détacher de l’horrible cou du magistrat. Il était comme fasciné par son anomalie. La pomme d’Adam ne cessait d’en saillir, d’aller et venir. C’était comme un goitre kystique, une tumeur squirreuse, rougeâtre, aussi pelée et ridulée que le reste de l’organe du juge, exhibée tel un postérieur proéminent et impudique de singe papio. Elle effectuait un mouvement ascensionnel puis descendant, d’une rythmique régulière de perpetuum mobile, jamais altérée, ni contrariée par quoi que cela fût, tel un ludion fœtal à face de Bélial flottant à l’intérieur d’une poche aquatique, d’un amnios monstrueux bien que non dénué d’une certaine loufoquerie. Elle était à la semblance d’une enflure parasite qu’un bistouri n’eût pu extraire et rappelait par sa hideur de monstre un cadavre déplumé et gonflé de poule d’eau succombée par noyade baignant dans son jus de charogne. 
        Le bureau au lourd mobilier était lambrissé, ciré avec maniaquerie, agrémenté d’une bibliothèque débordant d’ouvrages de droit pénal de maroquin pourpre classés avec soin et exactitude, à l’image de son occupant. Monsieur de Tourreil de Valpinçon ne cessait de se lamenter en son for intérieur, se jugeant le dindon (encore une fois, il ne me faut pas abstraire cette métaphore de basse-cour) d’une indigeste farce. Il répétait en son esprit, en les détournant, les sept dernières paroles du Christ sur la croix, remplaçant Dieu par Cléore, et se questionnait amèrement : « Pourquoi m’a-t-elle abandonné à ce funeste sort ? »  

        L’interrogatoire se faisait plus serré, plus insistant que jamais. Il fallait que le savant perdu dégoisât. Il ne parvint qu’à balbutier une dérisoire réponse toute faite, digne d’un de ces mauvais romans-feuilletons d’investigation policière de messieurs Gaboriau et Wilkie Collins, qui polluaient de leur présence indigne les cabinets de lecture des deux rives de La Manche : 
      « Je crois…vous avoir déjà tout dit. »
       A ces mots, le juge de Quintemarre s’empourpra et cracha, de sa parole coupante :
      « Vos premiers aveux ne suffisent pas. Cléore de Cresseville n’est pas la seule coupable. Qui donc vous a financés, qui ?
      - Je ne vendrai point la mèche, dussé-je passer par la table de géhenne.
      - Nous n’en sommes plus là. Nous vivons au XIXe siècle, que diable, et nous nous targuons d’être des civilisés.
      - Mais quels noms vous faut-il donc ?
      - Avez-vous des fonds secrets qui permettent à votre…hem Institution – quel mot anodin dissimulant la pire des infamies ! – de tourner ?
      - Fonds secrets ? L’affaire prendrait-elle une tournure politique ?
      - Secret de l’instruction, je ne puis rien vous dire ! 
      - Mais j’ai bien le droit de savoir, tout de même !
      - Vous n’êtes autorisé à parler que pour nous donner des renseignements, pour tout dévoiler de ce que vous savez. 
      - Sont-ce ici les geôles d’un tsar autocrate ? Va-t-on me déporter en Sibérie ? Il est vrai que la Gueuse émet des titres d’emprunts russes depuis deux ans et…fait les yeux doux à un despote non éclairé, pour sortir de son isolement. 
      - Cessez donc de tourniquer autour du pot ! Encore une fois, qui vous finance ?
      - Souhaitez-vous donc que je vous le jette ?
      - Nous envisageons de traduire tout le monde en justice, y compris… celles qui librement, sans contrainte, se sont adonnées là-bas au vil métier que vous savez…
      - Qui visez-vous en particulier ? » s’inquiéta Dagobert-Pierre.

        Le juge avait décelé le point faible du prévenu. Monsieur de Tourreil de Valpinçon avait jà avoué, et cité ses deux petites-nièces dans la participation aux enlèvements lyonnais, notamment celui de la petite Jeanne Guadet. Dagobert-Pierre aimait et gâtait les jumelles, parce qu’il n’avait point d’enfants, et qu’elles avaient toujours joué le rôle de progéniture par substitution. Les savoir passibles d’une arrestation l’angoissait. Mais que pourrait faire la justice à l’encontre de mineures de treize ans ? De Quintemarre abattit une carte majeure, afin que Dagobert-Pierre cédât. Il prit un ton neutre, détaché. 
      « La Préfecture de police de Paris m’a communiqué un procès-verbal d’arrestation à l’encontre d’une ressortissante d’origine polonaise : la comtesse Nadia Olenska Allilouïevna… Lorsqu’on l’a interpellée à son domicile, elle a tenté de mettre fin à ses jours en absorbant une fiole de poison. Nos médecins patentés ont effectué les lavements d’estomac nécessaires et elle est présentement tirée d’affaire et sous écrou à Saint-Lazare. Elle a avoué être une cliente de Moesta et Errabunda  qui fricotait avec…inutile de prononcer leurs noms, n’est-ce pas ?
      - Ne…ne touchez pas à un cheveu de mes petites-nièces ! Ce sont d’innocentes poupées souffreteuses et…
      - Elles ne sont pas parmi les enlevées, donc, tous leurs agissements relèvent de la complicité active ! 
      - Ayez pitié de Daphné et Phoebé ! Elles sont gravement malades ! Leur état languide nécessite de permanents remèdes ! Elles souffrent du sang…
      - Il est prévu d’émettre un mandat d’arrêt à leur encontre, au même titre que pour la comtesse de Cresseville, miss Adelia O’Flanaghan et messieurs Julien C** et Michel S**, que vous avez désignés comme les régisseurs des lieux.  Miss O’Flanaghan est passible d’être inculpée pour assassinat.
      - Co…comment ! mais elle n’a que…
      - Souhaitez-vous que je vous livre les identités de ses victimes ? Deux des filles sont parvenues à s’évader et elles ont bien sûr tout raconté…
      - Leurs noms, palsambleu ! 
      - Secret de l’instruction ! 
      - Et les victimes de miss Délie…trembla le scientifique déchu.
      - Ursule Falconet, de Lourdes et….Daphné de Tourreil de Valpinçon. »

        A ces mots, Dagobert-Pierre s’effondra, prenant une attitude prostrée. Il ne savait pas, n’avait jamais su, parce que Cléore n’informait plus de rien. Le fruit était blet, chanci, constellé de pruine, jà fragrant de pourriture. Le juge de Quintemarre n’avait plus qu’à le cueillir ou le prendre dans le compotier où il contaminait et touchait ses voisins. Il avait trompé, possédé le prévenu, attendant l’instant propice pour lui assener les informations de premier ordre qu’il détenait... depuis seulement la veille au soir, par Petit Bleu secret. Il s’était amusé bellement, faisant des soupçons d’Odile à l’encontre d’Adelia une certitude de culpabilité. L’Irlandaise aimait à homicider, comme l’on disait du temps de Monsieur de Sartine, sous Louis le Bien Aimé. Monsieur le juge n’eut lors plus qu’à tendre un porte-plume et une feuille de papier au vaincu pour qu’il la renseignât, notât les noms des grands argentiers de l’entreprise odieuse et signât en bonne et due forme. Dagobert-Pierre commença à faire crisser cette plume en sanglotant et tremblotant plus que jamais. A sa grande surprise, il avait succombé aux assauts de ce sectateur de la Gueuse sans vraiment combattre, sans lui opposer la protection de l’égide, ou du clipeus virtutis, non point par veulerie ou par fatigue, mais par pur désespoir. L’inattendu de la nouvelle l’avait frappé au cœur, et, en état de choc, il n’avait plus qu’à dénoncer celles et ceux qui avaient porté l’Institution sur les fonts baptismaux et l’avaient soutenue de leur argent douteux. Peu lui importait lors que les sycophantes de la République s’acharnassent contre sa petite personne, bien qu’il se sentît –oh, juste un peu – responsable de la situation et que tout en lui criât vengeance. 

      « Bien, fort bien », se satisfit le juge d’instruction avec des clappements indécents de la langue et d’obscènes déglutitions de son cou de dindon décharné, après que Dagobert-Pierre eut achevé et lui eut tendu ses seconds aveux signés. 
      « Par le diable ! jura le magistrat en parcourant l’écriture déformée par le chagrin. Comment ! Le ministre de l’intérieur V** serait compromis jusqu’au cou dans l’affaire ! Monsieur le préfet de police de Paris aurait donc eu raison de me faire part de ses soupçons ! … Voyons… La vicomtesse de**. Oui, nous le subodorions déjà. Elle est surveillée depuis une semaine. Mais je vois là les noms du marquis de la Bonnemaison, de la duchesse de**, de la princesse de**, de l’actrice M**, de Madame de Pressigny, de Mademoiselle de La Bigne, de miss Jane Noble, de Boston, de la peintre Louise B**, de la veuve du maréchal de**. Cela sent le cadavre, Monsieur de Tourreil de Valpinçon.
      - Monsieur le juge… je… permettez-moi une requête…
      - Je suis tout à vous…
      - Ayez pitié de celle qui me reste…
      - De Mademoiselle Phoebé ?
      - Oui…et, s’il vous plaît, protégez-moi aussi. 
      - Pourquoi ?
      - Dans les prisons, on n’aime pas les gens comme moi, qui s’en prennent aux enfants… Il y a des lois non écrites dans les geôles… Une justice immanente de ceux qui entre eux, se nomment les pègres…Et je crains fort leurs tribunaux…
      - Nous renforcerons la garde de votre cellule.
      - Dès aujourd’hui ?
      - C’est au directeur de la maison d’arrêt d’en décider après avis du procureur, puis de moi même…
      - Sous vos injonctions, monsieur le juge d’instruction ?
      - Si ce terme vous convient.
      - En ce cas, j’en serai fort aise, car je suis en danger, je ne plaisante pas.
      - Je rappelle les sergents. Ils vont vous reconduire au dépôt. Adieu, monsieur.
      - Au revoir à mon procès, vous voulez dire ?
      - Point encore. Vous passerez en jugement…avec les autres…tous ensemble…lorsque nous les aurons tous pris. »

        Il avait prononcé ces mots non comme un accusateur public de la Terreur, mais à la manière d’un lovelace lutinant une danseuse.


      **************


        Le lendemain matin, le gardien préposé à la nutrition des hôtes forcés de la maison d’arrêt effectuait son accoutumée distribution du rata ou brouet destiné à la manducation matutinale des prévenus et repris de justice. Son chariot chargé d’écuelles et d’une marmite de mauvaise soupe fumante, bonne pour la gueuserie, grinçait dans les couloirs aux murs lépreux d’écaillures, semés avec régularité d’huis à lucarnes et judas grillagés tels d’anciens guichets. Bien qu’à la dernière ronde, on eût signalé que tout était normal, que toutes les cellules du quartier étaient bouclées, on ne peut plus bouclées, il eut la surprise de découvrir grande ouverte, béante, la porte de celle de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon. Etonné, il y pénétra en grommelant : « Quel est donc le bougre qui s’est permis une telle négligence ? ». Ce qu’il vit le glaça d’effroi, le paralysa, avant de déclencher une compréhensible nausée, tant le spectacle avait quelque chose d’hideux, de sanglant et tératologique. 

        La chose qu’il vit, tapie au fond de la cellule, respirait encore. Cette chose rappelait – comment l’exprimer en des termes zoologiques et chimériques adéquats ? – un monstrueux volatile incapable de voler. C’était un homme-chapon. Il baignait dans le sang et le coagulum de ses mutilations. L’homme ou l’être se tenait à croupetons sur ses jarrets, et il n’avait plus ni pieds, ni génitoires. On lui avait taillé des croupières et il apparaissait nu, ventre proéminent, poitrine enflée tel un jabot, comme s’il eût été doté d’un bréchet. De fait, sa nudité n’en était pas exactement une puisque tout son corps se couvrait d’un duvet, d’un plumage à la fois hétéroclite et hétérogène, provenant d’on ne savait combien d’édredons et autres coussins, plumage parsemé, inégal, qui tenait sur son épiderme excorié par la magie d’une affreuse mélasse d’origine indéterminée, dont il valait mieux d’ailleurs ne point connaître ni la nature, ni la composition. Le visage était horrible, défiguré, inhumain, la bouche taillée de manière à ce qu’elle formât une espèce de bec, aux lèvres accolées, rapprochées, pointant, quasi érectiles, érigées et fendues. Et cette bouche aviaire tentait d’émettre des sons, de les articuler, mais il ne pouvait en sortir que de grotesques imitations maladroites de caquètements car la raison du propriétaire de cette anatomie contre nature avait sombré. C’étaient des codac ! codac ! et autres kikiriki semant la confusion sur la frontière différenciant l’humanité de l’animalité, en cela qu’ils n’étaient point sans évoquer ces onomatopées animalières que l’on apprend aux jeunes enfants pour qu’ils puissent, tel Adam, nommer la faune. Mais également, il s’agissait là d’une explicite évocation de certaines comédies que les michetons aiment à jouer au lupanar avec les créatures, lorsqu’ils se travestissent en bêtes en rut, chien, cheval ou coq. Le monstre était Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon ou ce qu’il en restait. On ne sut jamais comment les prisonniers des cellules voisines étaient parvenus à régler son compte au vieux satyre, à en faire l’homme-chapon, monstre de foire fabuleux aussi légendaire et réputé que l’amphisbène ou la coquecigrue, et de quelle complicité parmi les gardiens ils avaient pu bénéficier. Justice des pègres était faite. Aussitôt, après qu’il eut bien vomi, le préposé à la distribution de la soupe donna l’alerte, tandis qu’une assourdissante clameur retentissait dans les autres cellules, celles des autres captifs frappant avec frénésie les judas de leur gamelle à pain sec. Le prévenu exhala son ultime exsufflation, rendant son âme à Dieu ou à Satan, selon le point de vue où l’on se plaçait dans l’affaire, avant qu’on eût pu l’hospitaliser et lui administrer les derniers sacrements. Sic transit gloria mundi. 


      ***************

        C’est dans un semi brouillard de la psyché que Cléore avait appris de Sarah les évasions de Cléophée et de Marie-Ondine. Indifférente, elle ne broncha même pas à la terrible nouvelle. Elle reposait dans sa couche, en position assise, adossée au vaste coussin, vêtue d’une chemise de nuit toute simple, ses cheveux ardents dénoués et libres. Il régnait en cette chambre une atmosphère prégnante, du fait de l’envahissement des fragrances camphrées. Cléore avait demandé qu’on lui fît porter la poupée automate pianiste de Nikola Tesla. Elle avait imposé qu’on en remontât le mécanisme afin qu’elle jouât son répertoire exclusivement pour elle. Elle aurait voulu que la petite fût nue, qu’elle lui montrât ses appas synthétiques. Elle se pâmait d’aise, l’écoutant exécuter Au lac de Wallenstadt, l’enchanteresse œuvre des Années de pèlerinage suisse de Liszt. De temps à autre, elle portait à ses lèvres pourprines un mouchoir de dentelles de Malines qu’elle ne cessait de souiller de ses expectorations séreuses. Une entrée la surprit alors qu’un léger étouffement la prenait : c’était Jeanne-Ysoline, coiffée de son singulier turban, bien que ses cheveux repoussassent à grand train (des mèches jà ondulantes d’un châtain clair doré dépassaient lors de l’étoffe soyeuse de la coiffe), appuyée avec fermeté d’une main sur sa canne, l’autre tenant un étrange biberon de fer.  
      « Que me veux-tu, ma mie ?
      - T’administrer un mien remède pour te sauver, ô Cléore. »

        Il valait mieux que la comtesse de Cresseville ignorât la complicité de la fée d’Armorique dans l’évasion des deux ingrates et qu’elle ne sût point, non plus, qu’Adelia l’avait missionnée céans sous la menace. Obéissant en aveugle, Jeanne-Ysoline s’était rendue au chevet de Cléore avec ce biberon de fer empli de son humeur atroce, de cette becquée d’enfer. Elle savait devoir renouveler deux fois cette opération, afin qu’aussi Phoebé fût rassasiée et sauvée par l’absorption de cette vaccine d’un nouveau genre, contenue dans un récipient qui représentait une hérésie pour les hygiénistes prônant l’usage du biberon de verre à la tétine caoutchoutée. Mademoiselle de Kerascoët s’avança doucement jusqu’au lit, l’embout ferré de sa canne de chêne résonnant d’un bruit mat sur les lattes du parquet de la chambre, qui irradiaient de cire. C’était une constellation miroitée, hyaline et diamantée, d’un sol rendu aux ors auliques du siècle de la douceur de vivre. Cléore s’appuya au baldaquin du lit à l’étoffe émolliente et sensitive de soie et de velours, dont le ciel avait tant impressionné la traître Marie-Ondine. Jeanne-Ysoline approcha des lèvres pâlies de la malade le bec du récipient, prête à ce qu’elle pût boire le contenu indicible de ce bien particulier biberon métallique. Cléore n’opposait aucune résistance, persuadée du but curatif de la damoiselle d’Armor qui une fois, l’avait guérie d’une fameuse apostume3. La comtesse accordait davantage sa confiance, presque aveugle, à Mademoiselle Jeanne-Ysoline Albine de Carhaix de Kerascoët qu’aux deux infirmières patentées de la Maison. Elle téta goulûment l’atrocité qui s’épreignit dans son gosier, plus infecte qu’une purge à base de cascara ou d’ipéca, alors que la poupée pianiste reprenait son morceau jusqu’à ce que s’épuisassent ses rouages, grimaçant à peine au goût de pourriture de cet ichor médicamenteux qui brûla ses papilles et son larynx, car notre Bretonne avait pris soin de faire chauffer ce déchet liquescent. Ses yeux noirs s’illuminèrent de joie lorsqu’elle lut dans le regard de sa maîtresse la réussite de sa mission. Alors qu’elle s’attendait à ce que la mie la cajolât et la félicitât, flattât ses joues vermeilles et parsemées de son de bécots et caresses de remerciements, notre fillette d’Armor fut surprise par la prime réaction de Mademoiselle. Se redressant avec brusquerie hors de ses draps de lys vierge tachetés de son sang pulmonaire, Cléore s’écria : 
      « Dieu du ciel ! Le faire-part ! J’ai oublié le faire-part ! Monsieur de Tourreil de Valpinçon ignore encor la mort tragique de sa petite-nièce ! Jeanne-Ysoline, allez mander, quêter Mademoiselle Regnault ! Il me faut une personne sûre, non connue des Castelthéodoriciens, pour l’envoi d’un télégramme à Lyon.
      - Cléore ! Mais cela fait deux semaines que…et il me semble que l’efficacité de ma potion biberonnée par vous… son efficience… que dis-je, son efficacité instantanée…
      - Où ai-je donc eu la tête durant tout ce temps ? J’ai trop souffert. Ah, je recouvre enfin mes esprits ! Allez, va !
      - Sans même un baiser pour moi ? 
      - Nenni ! Je te ferai rubans fuchsia ! Je te promeus dès l’instant ! Va ! Ramène-moi Regnault, ma chérie ! »

        Jeanne-Ysoline ne se fit pas prier ; elle s’exécuta le plus vite que son handicap le lui permettait. Elle ne rechigna pas face à l’ingratitude flagrante de Cléore. La nurse introduite dans la chambrée, elle s’alla préparer le biberon-médicament de Phoebé, la nouvelle ponction de ses plaies morbides, comme si rien n’eût été fait. Lorsque le remède fut fin prêt, elle se rendit en la chambre de la jeune malade munie de sa provende. Mademoiselle de Kerascoët poussa la porte avec circonspection, et le spectacle qui s’offrit à ses prunelles de jais ne fut point pour la rasséréner. Une silhouette cachectique, translucide comme du cristal, reposait, aussi blême que les draps de sa couche. L’infirmière Béroult officiait, s’apprêtait. Elle venait de changer les draps de la juvénile moribonde. Le fumet infâme de la literie sale persistait encore et polluait l’atmosphère de réclusion de ce lieu de souffrance et de chagrin. Endeuillée, raide dans une tenue anthracite à peine rehaussée d’un tablier blanc et d’une coiffe ancillaire, Marie Béroult fit signe à Jeanne-Ysoline de partir ; elle n’en avait pas terminé avec la patiente, qu’elle toilettait, humectait d’une essence de néroli afin d’atténuer les fragrances horribles d’ordures et d’escarres qu’elle exhalait.
      « Mademoiselle, que signifie votre intrusion ?
      - Excusez-moi, mais Cléore m’a chargée d’administrer à Mademoiselle Phoebé un remède de la dernière chance, se surprit-elle à mentir.
      - Etes-vous certaine de son efficacité ?
      - J’en témoignerais devant Notre Seigneur et j’en jurerais sous serment ! Je viens de faire absorber le contenu de ce biberon métallique à notre maîtresse à toutes, et elle s’est promptement sentie ravivée ! 
      - Dois-je vous croire sur la seule foi de vos paroles ? 
      - Je suis prête à me donner à vous si vous doutez encore ! » jeta Jeanne-Ysoline avec résolution tout en commençant à retrousser ses jupes et à montrer ses pantalons de broderie. 

        Troublée un furtif instant par l’exhibition de ce linge mignard, la nurse trouva fort osée la proposition de la fée d’Armor. Au contraire de Cléore, Marie Béroult n’éprouvait aucune attirance pour les petites filles, préférant le fricot entre anandrynes adultes. Juste pour donner le change, elle attoucha l’entrefesson pansé de la belle enfant abîmée (les poupées endommagées ne sont-elles point tout de même jolies ?) qui en frissonna d’aise. Jeanne-Ysoline lui rendit la pareille, après avoir déposé sa canne. C’était là un signe d’approbation, d’acceptation mutuelle, d’une sauvagerie de lambrusque, comme lorsque les chiens flairent leurs parties honteuses en remuant leur queue. Alors, Mademoiselle de Kerascoët put approcher le bec de fer de la bouche crayeuse de Phoebé. Elle redressa et soutint sa tête contre le coussin de plumes de pluvier tandis qu’elle lui faisait boire le contenu abject de ce biberon pansu en forme de poire, qui comportait un poinçon remontant à l’an 1830. Bien que le contact du métal fût froid, les lèvres de l’empuse émirent bientôt un bruit de succion révélateur, tétant ce chaud liquide. Jeanne-Ysoline ne put empêcher un mince filet jaunâtre et brûlant, assez malodorant, de couler de la bouche maladroite et sèche de Phoebé, filet qui s’alla le long de son cou de cygne décharné salir le col engrêlé de sa chemise de nuit de batiste. Elle parvint à vider le récipient insane à petites gorgées. La fée d’Armor vit que cela était bon ; les joues de la fillette reprenaient des couleurs bienvenues ; ses yeux s’illuminaient, perdant leur ternissement quasi cadavéreux. C’était la satiété, la satisfaction, et un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la survivante des Dioscures, bien qu’il fût antithétique au vu de son habituelle cruauté de lamie. Jeanne-Ysoline n’était pas sans savoir combien les biberons de fer, de fer-blanc ou d’étain, becqués souventefois de croûtes de lait séché et moisi, représentaient un danger, une aberration pour la santé, car, difficiles à stériliser, ils étaient propices à la prolifération de ces microbes et germes que Monsieur Pasteur combattait.

        La respiration, jusqu’à présent courte et sifflante, presque à la semblance d’un râle, de la poupée blondine, reprit de la force, de la consistance, et la jeune Bretonne put voir la maigre poitrine de la péronnelle se soulever avec une belle régularité qui dénotait l’efficacité de son curatif déchet. La lividité cadavérique de son incarnat alla s’atténuant. Alors, Mademoiselle Phoebé de Tourreil de Valpinçon se dressa toute hors de ses draps et dit : 
      « Pressez-moi, ma mie, un rat ou un oiseau, pour que je puisse m’abreuver. J’en ai grand besoin. »
      Il fallait que la nurse ou la petite fille satisfissent cette envie impérieuse. Notre Armoricaine se proposa ; elle savait où dénicher les rongeurs qu’elle avait l’habitude de piéger pour tenter de les apprivoiser et non d’en user sadiquement comme Délie ou les jumelles. Dès qu’elle fut sortie de la chambre, Adelia l’interpella. 

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        L’entretien entre Cléore et l’infirmière Regnault fut assez glacial. Certes, la nurse avait toujours fait preuve de prévenance et d’égards envers celle que ses titres rendaient parfois par trop condescendante. Cléore considérait les demoiselles Regnault et Béroult comme de simples domestiques, ainsi qu’un Wolfgang Amadeus Mozart par Colloredo. Là, la coupe était pleine, d’autant plus que la puissance de la comtesse de Cresseville s’était érodée au fil des événements. Ce qui intéressait Diane Regnault, tout comme sa collègue et supposée amante, était la possibilité croissante de signifier son congé et de demeurer désormais exclusivement aux services de la vicomtesse et de la peintre de talent mondain. Cléore parla, donnant ses ordres, un reste de pourpre aux joues, ses cheveux d’or safranés lustrés ayant recouvré leur brillant et leur soyeux proverbiaux.
      « Je vais faire atteler une voiture par Jules. Il va vous conduire au bureau des postes et télégraphes de Château-Thierry. Là, vous enverrez un télégramme à l’intention de Monsieur Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, Lyon, 18 Avenue des Ponts, du moins est-ce là sa domiciliation officielle, parce qu’il en a deux autres dans la ville, dont un laboratoire secret. Prenez une feuille et un crayon,  afin que vous notiez avec exactitude la teneur de ce message.
      - Serait-ce point folie, Mademoiselle ? On dit que les pandores pullulent là-bas ! 
      - Ne discutez pas mes ordres ! Vous n’y risquez rien. Nul ne vous y connaît.
      - Vous faites votre Adelia, et je vois que votre langueur s’est bien évaporée. 
      - Notez : A Monsieur de Tourreil de Valpinçon stop. 18 Avenue des Ponts Lyon stop. Ai la douleur de vous annoncer disparition petite nièce Daphné stop. Décès survenu le 4 octobre stop. Cause inconnue stop. Condoléances sincères stop. Est-ce assez laconique ? 
      - Vous mentez effrontément Mademoiselle. N’eût-il pas fallu que vous écrivassiez Assassinée stop ?
      - Afin d’attirer l’attention de la police ? Jamais de la vie. Allez, et exécutez ! 
      - Vous avez la sécheresse d’un despote, Mademoiselle.
      - Non, du Roy Soleil, mon personnage historique favori, qui, si je l’avais connu, m’eût convertie…
      - A quoi donc ?
      - A ne plus aimer que des hommes, comme toutes les femmes banales, hélas ! »


      **************


        Tous les mouvements d’entrée et de sortie de Moesta et Errabunda étaient désormais étroitement surveillés, dans l’attente que les forces de l’ordre ordonnassent un beau coup de filet. Un gendarme caché en haut d’un peuplier, guettant le portail avec ses jumelles, vit sortir l’attelage de Jules.
      « Il prend la direction de Château-Thierry avec un passager. » rendit-il compte à son collègue en bas.
      « Je les suis à distance ! »
        
       Ni Jules, ni Regnault, n’avaient de raison d’assurer leurs arrières, pensant que le danger ne se situait qu’à la poste elle-même. Aucun ne songea à tourner la tête et à remarquer un cavalier distant coiffé d’un bicorne pourtant repérable à cent lieues. Le ciel automnal était d’un gris d’ardoise, propre à susciter le spleen. Lorsque la voiture parvint à destination, Diane Regnault ordonna à Jules de l’attendre à quelque distance, dans une rue transversale. Comme si de rien n’était, elle franchit le seuil du bureau postal et attendit qu’un guichetier du télégraphe voulût bien la prendre en charge. C’était une heure de faible affluence, et le gendarme Louis, passant de l’autre côté du bâtiment où se tenaient plusieurs hommes en faction, les prévint qu’on allait instamment cueillir un gibier de choix. Il pensait qu’il s’agissait de Cléore elle-même, bien qu’il n’eût pu distinguer ses traits derrière la vitre remontée de la voiture. Moret était de la partie. Il fit poster un brigadier et un gendarme à l’entrée, et encore deux hommes dont Louis derrière. Lui-même pénétra dans la poste et eut tôt fait de repérer la maigre et sèche femme en robe noire qui patientait, attendant son tour, près d’un des guichets voués à la télégraphie. Il constata qu’elle ne correspondait pas au signalement de Cléore, et supputa qu’il s’agissait d’une domestique, mais non point de la fameuse Sarah dont Odile avait parlé, parce que moins âgée et cassée. Les employés eux-mêmes étaient, comme le disent les pègres et pégriots des prisons, au parfum. Ils devaient signaler à la police et à la gendarmerie tout envoi et toute réception de correspondances suspectes, et remettre les plis aux autorités qui les décachetaient. Ainsi avait été intercepté le télégramme d’Elémir. L’architecture des lieux était banale, passe-partout, conçue sans génie, hésitant entre les éléments architecturaux passés et présents, avec des piliers aux moulures médiocres et quelques concessions au fer.

        Enfin, le tour de l’infirmière vint. Dès que Diane Regnault commença à énoncer le contenu de son message, les yeux de l’employé s’éclairèrent. L’homme, chauve et gras, coiffé d’une couronne de cheveux bruns pelliculés, son costume de confection ordinaire protégé par les classiques lustrines, prit un air chafouin, demandant à Madame d’articuler avec soin et de lui répéter par deux fois le nom du destinataire. Il nota le tout sur une feuille de papier, au lieu d’aller actionner le fameux fil chantant. Il s’éloigna pour ne pas revenir, après avoir dit à Madame de patienter quelques instants à cause d’une petite formalité à respecter pour qu’il lui en coûtât moins, car il supposait, à la mise modeste de Madame, qu’elle était parcimonieuse, près de ses petits sous, et qu’elle devait thésauriser. Lorsqu’elle vit le télégraphiste revenir, non point derrière le grillage caillebotté, après qu’il eut envoyé le message et en eut évalué le prix, mais dans la salle même, sans qu’aucun cliquetis caractéristique du langage de Monsieur Samuel Morse eût retenti, accompagné de Moret et d’un gendarme, en la désignant aux autorités d’un geste explicite, elle s’alarma et tenta de quitter les lieux en hâte. Un coup de sifflet la cloua sur place, suivi d’une empoignade et d’une brève algarade, car elle essaya de se défendre avec un stylet, arme de garce, qu’elle enfonça légèrement dans la dragonne du brigadier Coupeau. L’inspecteur et Coupeau immobilisèrent la tribade et lui firent lâcher sa lame de fourbe. Moret prononça la phrase rituelle : « Au nom de la loi, je vous arrête pour complicité de prostitution d’enfants. » et Coupeau lui emprisonna les poignets dans des liens métalliques que l’on nomme menottes, et qui ont remplacé les antiques poucettes du temps du sieur Vidocq. Les badauds présents dans le bureau, au nombre d’une douzaine, stupéfaits, tant l’intervention avait été prompte, n’avaient pas bronché, supposant qu’il s’agissait de quelque voleuse ou mauvaise marâtre appréhendée pour traitements indignes de ses beaux-enfants. 
      « Belle prise, messieurs », dit l’inspecteur, sans commentaire.
          
        Lorsque Jules eut constaté que l’infirmière ne revenait pas, il s’approcha avec discrétion de la poste ; il y vit un attroupement, et distingua la silhouette de Diane, attachée et tenue avec fermeté par deux gendarmes, sous l’œil ébahi des passants, bien que quelques commères n’hésitassent point à l’admonester et lui crier leur hargne. La rumeur se répandait vite et l’on savait désormais par la presse que la gendarmerie allait démanteler une bande de voleurs d’enfants dont Madame Grémond et ses filles, jà écrouées à Laon, étaient les complices. Il était visible que le rassemblement de badauds, enflant sous une affluence irrésistible de curieux appâtés, risquait de dégénérer en échauffourée. Jules prit prudemment la fuite, décidé à prévenir la comtesse de Cresseville, et à ne pas tomber à son tour dans cette souricière. La foule allait toujours croissante autour du peu commun spectacle, point si rare désormais, depuis que la famille Grémond avait eu maille à partir avec les forces de l’ordre. Bientôt, on dépassa la centaine de personnes. Cela créait une animation bienvenue dans une bourgade trop longtemps assoupie dans sa routine provinciale. Les gendarmes avaient du mal à contenir cette émotion populacière, cet agglutinement de passants à la fois curieux et haineux. Les poissardes, à demi ivres, lors en pleine effervescence, tentaient d’exciter, de galvaniser les autres, au risque qu’ils appliquassent à l’encontre de la nurse la loi américaine de Lynch. Chacune, telle une tricoteuse, semblait avoir son bon mot, son quolibet et son insulte à cracher. Elles métamorphosaient Regnault en bouc-émissaire de leur misère et de leur ordure, et certaines, prostituées notoires, la prenaient comme victime expiatoire, la menaçant de leur vindicte, soupçonnant à juste raison qu’elle avait quelque chose à voir avec cette Poils de Carotte qui, quatre mois durant, leur avait ôté leur pain de leur bouche puante d’absinthe et de pyorrhée, en instituant une débauche contre nature qui avait eu pignon sur rue. C’était un cortège de faces triviales aux poings brandis, hurlantes, vêtues de hardes informes et d’oripeaux étiques, comme si tous les bas-fonds de la Champagne et de la Brie s’étaient donné rendez-vous ici, afin qu’ils châtiassent la complice supputée de la poupée-pierreuse aux cheveux rouges. Les ribaudes ravagées par l’alcool essayaient d’arracher les cheveux et les yeux de Diane, de déchirer sa robe, de la frapper, de lui jeter des pierres, de la violer et de l’éventrer même. Elles étaient armées, qui de tessons de bouteilles, qui d’aiguilles à tricoter, qui de tisonniers, qui de ciseaux, qui de couteaux de boucher qu’elles brandissaient à tout-va en éructant et en bavant comme des enragées. Il ne leur manquait que les piques pour qu’elles fissent un mauvais sort à Mademoiselle Regnault. Elle représentait pour elles la grand’ville, l’étrangère, l’autre, la gouine, la teutonne, la juive peut-être, tout ce qui leur passait par la tête et incarnait une déviance par rapport à leur fruste et réductrice vision du monde.  
        
       De son poing, un cabaretier excité réussit à casser le nez de l’anandryne, avant que les gendarmes pussent réagir et disperser cette foule houleuse et irrationnelle, sans nul guide, simplement grossie par une haine inexplicable, trop longtemps contenue et lors déchaînée. « Viens ici que je t’ôte ton cœur et tes seins et que je te les bouffe, marie-salope ! Tueuse de gamines ! Va rejoindre tes semblables chez le diable ! » criailla une vieille pocharde à demi édentée vêtue d’un fichu lustré qui empestait l’urine et le suint. « J’prendrai tous les poils de c’que tu sais, sale putain, et j’en fr’ai une barbe pour mon homme ! » s’érailla une autre. Beaucoup harcelaient Diane de leurs insultes, déblatérant mille abominations du même acabit. Comme l’eût dit Odile, c’étaient des guenons sans contrôle, crocs gâtés dehors, folles furieuses, qui escortaient l’ordre de la Gueuse, jusqu’aux enfers si elles eussent pu le faire. Le brigadier Coupeau dégaina son sabre, attendant l’ordre de charger car le cordon policier protecteur faiblissait de plus en plus. C’était à croire que désormais, presque toute la ville avide de sang était présente, afin de tailler en pièces la prévenue et de se repaître de ses restes déchiquetés. Coupeau n’eut pas à agir : une pluie drue se mit à tomber, qui d’un coup, fit retomber les ardeurs des démentes et déments. La populace enfin s’égailla, car elle exécrait davantage les intempéries pourvoyeuses de fluxions de poitrine que les supposées enleveuses et tueuses de fillettes. La peur de leur mort avait vaincu les émeutiers, sans même qu’un coup de sabre eût été assené. Enfin Moret et la maréchaussée  parvinrent à faire monter la prévenue dans la voiture fermée et grillagée affrétée par le commissaire Brunon.

      ***************

        Jeanne-Ysoline remarqua qu’Adelia s’était enfin lavée et bien adonisée. Sa coiffure ondulée avait retrouvé son éclat et elle ne sentait plus la saleté de l’autre nuit.
      « Je vois que tu as accompli la tâche que j’avais exigé de toi. Il me reste à te convaincre de l’inanité du pouvoir de Cléore. Puis, nous rassemblerons les autres et détrônerons la Mère. » discourut-elle.

        En un premier temps, la jeune Bretonne, qui savait le quant-à-soi et l’égoïsme de Délie redoutables, demeura coite. Elle la laissa poursuivre, allant jusqu’à se laisser prendre et conduire par la main. L’antinomie régnait en maîtresse entre les deux fillettes.
      « N’as-tu jamais été traversée par la tentation ? reprirent les lèvres gourmandes de stupre de la goule d’Erin dont la sylphide d’Armorique ne pouvait qu’abominer le verbiage. Hé bien, moi, poursuivit-elle avec désinvolture, j’ai eu la tentation de me libérer du joug de Cléore, de recouvrer ma liberté entière. »
       Jeanne-Ysoline continuait à marcher sans mot dire, espérant que l’imperméabilité de sa probité résisterait à la pernicieuse fillette, mais, lorsqu’elle vit que toutes deux prenaient le chemin du confessionnal de la Mère, ce qui confirmait les intentions torves d’Adelia, elle se décida enfin à lui répondre. 
      « Drôle de manière d’interpréter le mot liberté ! Tu as assassiné Daphné, ne le nie point. Phoebé t’accuse. N’es-tu pas bourrelée de remords ? 
      - J’ai agi par vengeance. Vous m’avez déposée de mon trône, non parce que j’avais failli comme un Charles le Gros, mais du fait de la survenue de ma nubilité. Tu fus odieuse envers moi, parce que toi aussi, tu as voulu laver l’affront supposé de ta flagellation ô combien méritée. Tu as persiflé en toute indignité.  Et tu es la prochaine sur ma liste vengeresse !
      -  Par ta faute, je suis marquée à vie dans ma chair !  Tu t’arroges le droit de justice. Tu te crois la bannie, la maudite, la révoltée, la guide d’une improbable révolution. A ce propos Quitterie m’a rapporté… 
      - Ta complice dans l’évasion de Cléophée et de Marie-Ondine, puisque j’ai tout vu ! rétorqua, sardonique, miss O’Flanaghan, les pommettes pourprines de haine.
      - Je reprends, quels que soient tes sarcasmes. Quitterie m’a rapporté  les paroles d’Odile – j’étais alors encore à l’infirmerie, en train d’endurer les mille souffrances de tes coups de fouets dont mon intimité porte à jamais la purulente souillure –, lorsque Cléore lui remit les rubans jonquille. Elle évoqua la révolte des guenons…la destruction de leurs entraves…
      - Quelle emphase ! Quelle grandiloquence ! Te prends-tu pour le poëte Hugo ? L’entrave, c’est la Mère, une entrave factice, un artifice, une tromperie commode, telles ces statues des divinités soi-disant dotées de la parole, que les prêtres de Rome ou d’ailleurs faisaient s’exprimer de leur propre bouche, par quelque exercice de ventriloquie, exploitant jusqu’à plus soif la naïveté des peuples ! La Mère est un carcan, notre carcan à toutes, un carcan artificieux que je m’apprête à jeter bas pour dessiller les yeux de toutes tes petites amies. Jeanne-Ysoline, je me voue tout entière à la tentative de reconstitution, de reconstruction, de restauration, que dis-je, de résurrection d’un paradis perdu, d’un jardin des délices, dussé-je y sacrifier mon existence même.
      - Oiselle de mauvais augure ! 
      - Lorsque j’en aurai terminé, que je t’aurai prouvé la véracité du leurre, je prendrai un porte-voix et j’ameuterai toutes les pensionnaires afin qu’elles s’assemblent autour du cadavre brisé du grotesque automate. Je sonnerai l’hallali et…
      - Je ne le veux point, Adelia ! »

        Jeanne-Ysoline avait jeté ces derniers mots à la figure cramoisie d’excitation de la poupée catin, avec la résolution farouche d’une chrétienne du temps de Dèce s’apprêtant à subir le martyre. Adelia la souffleta. A sa surprise, habituée qu’elle était lors à ressentir la douleur, Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët éprouva presque du plaisir à ce soufflet. Jeanne-Ysoline réalisa qu’au fond, Adelia ne la laissait nullement indifférente. Quelles qu’elles eussent été, miss O’Flanaghan était dotée de cette faculté rare capable, par un simple effleurement de la main, par un furtif clin d’œil, d’abolir toutes vos inhibitions. Elle représentait la transgression incarnée, le plus beau des fruits verts défendus de l’Arbre édénique de Gomorrhe. Nouvelle Lilith, Mélusine, Serpent tentateur de la Connaissance et de l’Inconnaissance, fille-femme susceptible de percer le Mystère divin, la liberté selon elle équivalait à braver l’interdit. Par son moindre grain de peau, par la moindre parcelle de son linge, elle transsudait de désir, de volupté et de suavité. Jeanne-Ysoline la connaissait belle ; elle la sut désirable. La jadéite de son regard ulcéré et courroucé la subjugua. Les longues torsades parfumées de cuivre ardent ourlant sa chevelure, qui resplendissait à la lueur jaune et incertaine d’une lampe à gaz du couloir, encadrant un visage d’un ovale onirique, l’ensorcelèrent. Même l’éclat et le cédrat ambré de son camée de chrysoprase et de corail, qui ornait sa jeune gorge, l’attirait. Sa respiration oppressée par la colère soulevait son corsage évocateur par ce qu’il dissimulait d’un jouissif enivrement tactile, visuel et olfactif, et ajoutait à la sensualité turpide que tout son être juvénile avait toujours dégagée, l’irradiant d’un érotisme confondant. Et l’odeur de ses cheveux ! l’odeur de cette peau aussi, enfin lavée de ses souillures de crasse, de toute son ordure, pure, pure de nouveau, pure enfin de toutes les tavelures de la fille cachée. C’était un pot-pourri de naguère, une résurgence immémoriale des senteurs oubliées d’autrefois, envoûtantes comme jadis en la couche de Cléore lorsqu’Adélie se dépouillait, qu’elle se dénudait toute, offrait au regard concupiscent de sa maîtresse son corps de sylphe qui se formait à peine, laissait choir son linge avec négligence jusqu’à la dernière pièce au pied du lit tarabiscoté de l’adulte-enfant aimée, exhibant sa peau immature enduite de parfum pour la mie. Myosotis et dahlia, œillet mignardise, bouquets d’amaryllis et d’asclépiades. Le parfum vénéneux, suicidaire et suffocant de la belladone aussi, mêlé au pélargonium, à l’aconit, et à la rare fragrance du curare indien. C’était l’embrun fouettant, qui laisse sur la joue et la bouche une empreinte saline, que la langue s’empresse de lécher ; l’arôme du ressac aussi, au bord de la mer normande, qui charrie et laisse se putréfier les méduses translucides et sème un sillon d’algues brunes et rouges entêtantes de fumets iodés. C’était un tourbillon fluviatile de nuit emportant toutes les roses fanées, tous les pétales secs, toutes les blettissures végétales des floraisons enfuies, mais aussi une eau noire, dormante, ténébreuse, zébrée de sphaignes, prête à engloutir les imprudentes qui se risquaient, attirées par ses appas musqués comme l’insecte par le nectar exhalé par une fleur de mort. Elle engloutissait dans un maelstrom les hydrangeas bleutés, les nymphéas rosacés, diaphanes et pourprés. Elle rappelait quelque gâteau ranci, fort ancien, dur comme pierre mais carié, se fragmentant, suant de son vieux beurre jaunâtre, qu’eût émietté à l’adresse des oiseaux pour leur provende et leur pitance un bon vieillard dans un jardin public. Elle virevoltait. Elle était cette valse lente, la plus ancienne des valses, antérieure à toutes les autres valses, perdue par la mémoire mais rémanente, éternelle, tout en ruptures de rythme, d’harmonie, languissante, compassée, vieillotte, assourdie mais spasmodique telle une agonisante, puis accélérant, haletant, soupirant, pour de nouveau ralentir, céder sans cesse, sans répit, entourant de l’étau de ses bras la cavalière phtisique et évanescente aux longues boucles blondes agrestes entravée par son corset de mort. Elles se confondraient toutes deux en une intrication, en une inextricable étreinte de l’amour-mort. Efflorescence, inflorescence de la torpidité. Adelia était tout cela, composite. Cheveux de frangipane, lèvres carmines de peau d’Espagne, ganterie de chevreau, de quasi vélin, fine comme un hymen, gainant les douces mains fébriles. Jeanne-Ysoline avait envie d’elle, une envie saphique irrépressible, et se décida à la ruse des sens afin de repousser par la volupté l’échéance de la destruction de la Mère.

       Alors, elle joua son va-tout. Elle retarda Adelia, l’accaparant par les jeux de l’amour. Sans prévenir, alors que sa joue brûlait encor du soufflet assené, elle lui dit, d’un calme apparent, presque béat et irénique, bien que ses lèvres tremblassent et trahissent une émotion intense : « Faisons la paix, ma mie…Viens à moi, viens tout à moi. » et commença à bécoter son cou ivoirin et ses pommettes veloutées. Adelia avait beau se faire prudente, elle rendit d’instinct la caresse tout en persiflant.
      « Voilà que tu t’offres à moi à présent ! Tu joues les catins inconstantes ! Tu as oublié ta chère Cléophée ? » susurra-t-elle avant d’ordonner : « Ôte ton turban pour moi, fais-moi plaisir…je sais que tes cheveux repoussent. »
        Comme la fée d’Armor ne s’exécutait point et continuait à parcourir de ses lèvres le cou de l’Irlandaise tout en dégrafant le corsage de sa partenaire et révélant son linge pectoral de dessous, Adelia enleva elle-même la coiffe et dévoila de coruscantes mèches soyeuses châtain-roux. « Tu reconstitues vite ta parure nonpareille »… murmura-t-elle alors que Jeanne-Ysoline parcourait jà ses seins menus. Elle voulut lui rendre la pareille, aller elle-même de l’avant, défaire la robe de la petite futée, dénuder sa poitrine alors que bécots et suçons se multipliaient avec une allégresse mutuelle mêlée de gémissements de plaisir anandryn de Gomorrhe. Leur enlacement réchauffait leurs ardeurs collectives. Plus l’étreinte progressait, plus Délie se dulcifiait, substituant la tendresse à la méchanceté. Les pantaloons des deux amantes se trouvèrent promptement entr’ouverts et les doigts des jeunes nymphes, libres, fort entreprenants et impatients d’en découdre, purent tout leur soûl y exercer leur luxure tactile, par des palpations renouvelées, côté tissu et côté peau, insistant sur les ravines et rayères naturelles. Leurs lèvres ne cessaient de susurrer des paroles douces, sucrées et tendres, sirupeuses comme du mellite, nourrissantes comme du matefaim, des « ma ravissante, ô ma ravissante », tandis que l’écartement de l’entr’ouverture de leurs pantalettes devenu maximal, permettait toutes les audaces digitales exploratoires et les froissements délicieux au sein de leurs matelassures secrètes. Chacune en ses ébats soupirants sentait l’ipomée, le volubilis de son opercule précieux ourlé humecter de mouillures subtiles la douce étoffe festonnée de son entrefesson. La sève de l’extase montait, les humidifiait toutes, poissait leurs mains, là où devait s’assouvir leur instinct féminin. Leur cœur battait à tout rompre ; leur frimousse était pourprée de leur hardiesse saphique, alors que de leur épiderme s’écoulait une sudation de bonheur, un exsudat sudorifique de musth. Jeanne-Ysoline, toute haletante, sentait en elle un étrécissement spasmodique ; sans doute était-il dû au pansement qui comprimait encore sa fleur personnelle dont la rosée nectarine gouttait sans retenue, mêlée de pus. Elle devenait cependant euphorique. Bien qu’ils eussent été renouvelés dès potron-jacquet, ses bandages chancissaient jà et le julep de luxure de la fille d’Armor tachait ses pantaloons de jaunissures de suppuration. Cela engendrait des adhérences insanes, mais ô combien jouissives ! 
        Miss O’Flanaghan frémit : Jeanne-Ysoline s’était brusquement agenouillée malgré l’estropiement qui la gênait, et s’était insinuée sous ses jupes. Elle fit glisser jupon de percaline et pantalons de broderie anglaise de la fleur empoisonnée d’Erin. Lors impudique, la volupté acheva d’envahir toute l’ancienne favorite. Délia sentait les doigts puis l’ourlure, la ciselure buccale de Mademoiselle de Kerascoët parcourir lentement son rubis indicible, lisser, caresser, embrasser, pourlécher et suçoter le bienveillant Ryû tatoué sur la peau épilée, qui émergeait de la gemme intime, comme si elle eût désiré en absorber tous les pigments. Elle l’entendait murmurer : « Le mignon animal ! » alors que la langue gourmande et alléchée de Jeanne-Ysoline se jouait du léger déchaussement du bijou, sans que sa partenaire craignît qu’elle achevât de le dessertir, de le desceller de son anneau nuptial. A peine ébranlé par le coup de pied d’Abigaïl, il tenait encore en suffisance à sa conque-serrure de poupée-putain de par l’excellence du travail du joaillier-orfèvre. En extase, une sirupeuse liqueur perlant de son trésor, elle haleta plus intensément encor que sa mie, ravie, assouvie, quoique sachant en sa quintessence de jeune fille de joie que nul objet ne pouvait pourfendre sa joaillerie hindoue, cette ouverture-intaille facettée iridescente et grenadine, ce bouchon de Golconde, cette hyménée de pierre dure, jusqu’à ce que le principe de réalité la rappelât à elle. Son entendement revint d’un coup et elle cria : « Tu me gruges ! Retire-toi de mon intimité ! » Lors, elle sortit une horreur de son réticule tombé à terre. C’était un étui…l’étui du seppuku de la geisha, la seule œuvre façonnée de main d’homme possédant l’aptitude à forcer et détruire son joyau verrou conçu pourtant pour obvier à toute tentative d’intromission, de quelque nature et matière qu’elle fût.
      « Je puis te tuer à l’instant avec ceci, ma chère… Tu vas m’obéir. C’en est assez de nos ébats, de nos transports saphiques, si doux et agréables qu’ils soient. Rhabille-toi. Suis-moi ou je te transperce. Cléore ignore encore que je lui ai dérobé son arme secrète tout à l’heure, pendant qu’elle biberonnait ton ichor bouilli. »
        Elle renfila ses pantalons et son jupon, rajusta son corsage et sa brassière de dessous, à demi délacée, d’où émergeaient, impudents et charmants, ses petits seins de lait, puis, menant Mademoiselle de Kerascoët résignée comme à la baguette, elles parvinrent au confessionnal de la Mère. L’être de mort y demeurait, silencieux, inerte, d’une immobilité de cadavre. Sans nulle hésitation, Adelia extirpa l’horrible mannequin de sa cage grillagée. Jeanne-Ysoline ressentit une peur obsessionnelle, instinctive, à la vue de l’automate inanimé. Elle blésa et trembla.
      « Ze…ze ne puis croire…Zerait-elle morte dans zon zommeil ? Z’ai grand’peur Délia !
      - Crédule pécore ! Aide-moi plutôt à la tirer. Nous allons prévenir toutes nos camarades que la Mère n’a jamais existé. »
        Une fois cette horreur déplacée et couchée sur le ventre, Délia montra combien la créature artificielle était dépareillée. Le dos de sa robe d’Angélique Arnauld, tissée en étoffe nivernaise de poulangis, était déchiré, dévoilant un panneau béant sur l’appareillage interne de l’androïde, appareillage qui semblait avoir été saboté. De l’extrémité ferrée de sa canne, Jeanne-Ysoline essaya timidement de retourner la chose, comme pour conjurer un mauvais sort ou exorciser l’effroi que la vision de cette figure de squelette vérolé et pellagreux engendrait. Elle paraissait à la fois rancie de boursouflures, polie et marouflée, tels ces antiques masques animistes chinois qu’on façonnait pour célébrer un culte dit nuo, empreint d’une conception géomancienne et souterraine du monde. 
      « Je l’ai réduite à l’impuissance avant même de te conduire ici, en son antre, reprit notre Irlandaise d’une voix résolue. Il suffisait de point grand’chose… Briser un mécanisme par-ci, fausser un engrenage par-là… Désormais, Lacédémone, Port-Royal et Cîteaux ne nous tourmenteront plus ! Gomorrhe et l’art pour l’art triomphent et j’en suis l’impératrice incontestée ! 
      - Adelia, tu perds l’entendement… 
      - Petite fille en fleur, mutine et candide poupée ! s’exalta Délie. Sache que je suis sous l’emprise de mes stupéfiants chéris, dont j’ai abusé avant de t’aller prendre… Aimes-tu les pipes d’opium, le laudanum, le bétel, le kif, l’orientale saveur assommante et décadente du swab et de l’épine de Mossoul ? Veux-tu devenir comme moi, une prostituée de Babylone immature et pourtant jà réglée ? Laisse-moi informer toutes les autres qu’elles sont désormais libres, et que je prends le commandement de Moesta et Errabunda…Je t’offre, ô ma pyxide précieuse aux suaves fragrances d’Aphrodite, le partage du pouvoir… le partage du monde… Nous régnerons ensemble. Nous soumettrons les rétives à nos coups de fouet, à nos sévices imaginatifs, ô mon anandryn nouvel amour… Les autres, celles qui accepteront notre domination, pourront s’adonner à tout ce qui leur chante, à toutes les variétés de stupre et de concupiscence, selon leur nature, leur plaisir, leur envie, leur caprice de l’instant… Eden saphique reconstitué… jardin des délices de Hiéronymus Bosch créé, engendré par la Bona Dea, véritable conceptrice de l’Univers… Car le monde fut accouché par une divinité féminine, non pas par un pseudo créateur masculin ! Le Dieu prétendu des chrétiens n’est qu’un usurpateur sorti d’obscurs écrits juifs du royaume de Juda ! Il ne fut conçu, imaginé, par le clergé vaticinateur, fanatique et rassis de l’Ancienne Alliance, que pour asseoir la toute-puissance prétentieuse des mâles ! La Bona Dea fit le monde… Gésine de l’univers qui s’engendra par la Matrice, par le sans pareil Utérus de Notre Mère à toutes ! Il s’extirpa de Sa sacro-sainte Intimité, de Son Sexe trois fois sanctifié ! Origine véritable du monde…Elle prit le nom de Gê, de Gaïa… et l’Univers connu naquit d’une parturition parthénogénétique sans nulle liqueur masculine. La Terre était encor stérile, informe et nue… Alors, la Bona Dea conçut le bois de palissandre, un bois parfumé, onctueux, tendre, qui sécrétait une sève, une huile douce et lubrifiante d’une suavité nonpareille. Elle le tailla, le façonna, en fit un bâton d’une taille de Titan, plus érigé et haut que mille séquoias, puis en fit bon usage ; et, par lui, grâce à cet objet merveilleux et magique acheiropoïète, Elle déversa, épandit Ses propres liqueurs fécondantes germinales, Ses eaux lustrales rutilantes, qui s’écoulèrent en fontaine émolliente, qui se ramifièrent en des millions de rameaux fluviatiles, en un aqueux réseau moiré infini, coulant jusqu’à la mer engendrée à son tour, fertilisant au passage le sol d’où la primordiale sylve émergea de ces mêmes moirures où poussèrent toutes les espèces végétales du monde. La terre verdit de par l’irrigation des fleuves de la semence divine. Gê la fécondatrice, créatrice de la Vie, cette première tâche accomplie, malaxa la boue, la modela en la mêlant à Son sang cyclique divin… Sang de la vie, sang de toutes les créatures peuplant les océans, les rivières, les montagnes, les bois, les grottes et le ciel. Elle conçut toute la faune, Zoa, les animaux, femelles et mâles, puis la première femme, Eve, créée à Son image, d’abord Golem, fœtus d’argile informe pétri avec Son sang intime, homuncula à laquelle Elle insuffla une part de son Noûs, de son souffle, afin qu’elle s’animât.  Du doux sein blanc d’Eve, de son aréole pellucide aussi délicate qu’un bouton de rose, what a rosebud !, la Bona Dea extirpa enfin l’homme, Adam, le sous-être, conçu au départ comme un simple instrument de plaisir de la femme fait de chair vive, qui devait lui servir d’esclave et élever les enfants mâles naissants de leurs ébats, les filles demeurant dans le giron de toutes les mères à l’image de Gaïa, de toutes les Niobé, bien qu’Elle eût songé de prime abord imposer à tout le Vivant la parthénogenèse. Ainsi fut la vraie Genèse, le véritable Récit de la Création, que des prêtres hérétiques voulurent occulter à jamais. C’est cela que Cléore m’a enseigné. Quant à la révolte d’Adam et à la destruction de l’Eden originel, il s’agit d’une autre histoire, apocryphe… Je la réprouve, my Goddess !  Je suis la plus radicale des anandrynes. Je plaiderai ma cause devant Cléore… elle saura m’entendre et me remettra les insignes monarchiques, les rubans pourpres et noirs… Tu les auras aussi. Et j’instaurerai mon règne, notre règne exclusif pour les siècles des siècles ! 
      - Ton esprit s’égare… Vois tes prunelles de folle ! Tu es aussi fanatique que ceux que tu prétends combattre. Tu peux m’agonir sous tes imprécations. Je ne me laisserai jamais idiotiser par toi. Je suis raisonnable, bien qu’introspective.
      - Reste donc en ton introspection hérésiarque ! Je t’exclus du testament d’Eve-Lilith après t’avoir offert le partage du fruit-monde ! Vois ce porte-voix que j’ai jà apporté. On trouve de tout dans les greniers, ici, et je m’en vais clamer sur-le-champ ma prise de pouvoir avec ce fort pratique outil ! 
      - Tu n’en feras rien, pauvre égarée ! Je puis t’en empêcher ! »

        Alors que miss O’Flanaghan s’emparait du porte-voix et s’apprêtait à y crier la nouvelle de son avènement, Jeanne-Ysoline se lança sur elle et lui assena un coup de canne. Cela l’étourdit à peine mais un filet de sang coula sur la tempe gauche de la putain d’Erin. Comme surprise, abasourdie par son propre déchaînement de violence, Mademoiselle de Kerascoët parut désarmée et se fit inerme. Elle voulut s’agenouiller devant Adelia, lui demander pardon, lui quémander une câlinerie, une cajolerie afin qu’elles oubliassent toutes deux ce qui venait de se passer, qu’elles se réconciliassent par une nouvelle scène d’amour, par un échange de caresses. La personnalité douce de Jeanne-Ysoline avait repris le dessus sur son semi-sadisme, essentiellement fétichiste et porté sur les pieds. Miss O’Flanaghan profita de cet instant de faiblesse débonnaire pour rétorquer. Elle frappa plusieurs fois la jeune Bretonne au visage afin de l’étourdir sous les coups. Jeanne-Ysoline, quoiqu’elle fût bonne catholique, n’était pas une personne à tendre la joue gauche après qu’on lui eut meurtri la droite. Elle rétorqua en mordant la goule irlandaise à la main qui ne la battait pas, puis la griffa au front. Saignant deux fois, Adelia décida de rendre coup pour coup. Ce fut un déchaînement, un enchaînement de ripostes sournoises et sordides. Déchirées, écorchées, leurs robes et leur linge en lambeaux de mousseline et de percaline pendillant, les deux petites filles s’approchèrent dangereusement d’un escalier à balustres de cuivre qui descendait en direction du réfectoire. Jeanne-Ysoline était gênée par son handicap et elle avait délaissé sa canne. Adelia trouva l’ouverture. Sa face pourpre et griffée, dégouttant de plusieurs sillons sanglants, s’éclaira d’une expression de fillette cruelle torturant un oiseau qui fit ressortir ses pommettes et son petit nez gracieux que parsemaient de fort mignardes éphélides n’ayant rien à envier à celles de son adversaire. Elle eut lors une beauté de diablesse et, sans marquer aucune hésitation, poussa sans autre forme de procès Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët qui roula dans l’escalier et s’abîma au bas des marches sans même un gémissement de stupéfaction tant le geste avait été prompt, inattendu. La supposant morte, parce qu’elle ne bougeait plus, gisant tout en bas, l’âme damnée de Cléore voulut s’éclipser sans demander son reste. Faisant volte-face, elle agita les pendeloques effilochées de sa robe tout en adoptant une expression de dédain. Lors, elle entendit une clameur qui enflait. C’était Jules qui s’en revenait de Château-Thierry, seul, et qui hurlait, stridulait, comme une trompette du Jugement Dernier : 
      « On a arrêté Diane Regnault ! On a arrêté Diane Regnault ! » 

      ****************

        L’express d’Epernay dans lequel Elémir avait pris place entra en gare de Château-Thierry deux jours après que la nurse Regnault eut été conduite en maison d’arrêt après qu’elle eut avoué avoir servi la comtesse de Cresseville, Louise B** et la vicomtesse de**. Le commissaire Brunon avait reçu l’information selon laquelle la Préfecture de Police s’apprêtait à émettre trois mandats d’arrêt à l’encontre des deux précitées et du marquis de la Bonnemaison. L’étude des plans cadastraux avait confirmé tous les éléments de l’enquête à disposition de Brunon et d’Allard. Moesta et Errabunda était la propriété de la vicomtesse et Cléore de Cresseville en quelque sorte sa locataire. Les plans mêmes de l’Institution, dressés voici quinze ans, étaient en possession des forces de l’ordre qui pouvaient désormais fourbir leurs armes et préparer une stratégie d’attaque du domaine. Rien n’y manquait, sauf la serre, non encore créée. Tous le bâti apparaissait en coupe, étage de pavillon par étage de pavillon ainsi que les jardins, pièces d’eau… Des relevés topographiques détaillés, dignes d’une carte d’État-major, indiquaient la moindre faille, le moindre accident de terrain, les déclivités, trous, fosses… Plus récente, la brèche du mur de la propriété avait été ajoutée, grâce aux informations glanées dans les témoignages de Marie et d’Odile. Allard songeait : 
      « C’est là qu’il faudra nous introduire… Une intrusion par surprise, qui nécessite cependant qu’on élargisse l’ouverture. Il faudrait aussi faire surveiller les lieux depuis les airs par un aérostier. Nous aurons besoin d’un appât, d’une chèvre, pour distraire l’attention des goujats esclavagistes. Une autre gamine de préférence. Je doute que Mademoiselle Boiron soit volontaire. Elle refuse même de retourner chez ses parents indignes et nous l’avons placée en attendant dans un internat pour petites filles à Soissons, où elle rattrape son retard scolaire. Marie Bougru, par contre, n’a pas fait d’histoires et ça a été pour elle et sa famille la joie des retrouvailles. Et si Pauline, ma chère Pauline, acceptait de rendre à la République ce menu service ? »

        L’aliéniste soliloquait, échafaudait des hypothèses, des projets, afin que cette aventure déplorable prît fin. Il se doutait que V** serait le dernier à tomber, se croyant encore protégé par son portefeuille ministériel. Moret vint interrompre ses cogitations méditatives.
      « Nous sommes aux aguets. Paris nous a signalé qu’une personne suspecte a pris le train en gare de l’Est pour Château-Thierry. Elle est certes grimée, mais elle ne peut guère cacher sa stature, son allure. L’inspecteur Granier est à bord de l’express et surveille le quidam de près. » 

        L’inspecteur n’était pas un plaisantin. Les interpellations de suspects se multipliaient ces derniers jours : ainsi, pas plus tard que la veille, deux voitures avaient été appréhendées sur la route menant à l’Institution. L’une était un véhicule de livraison de denrées alimentaires car il fallait bien que les pensionnaires et les adultes pussent se ravitailler. Quant à l’autre, il conduisait deux passagères pour une journée de plaisirs, Dames du demi-monde aussitôt sous les verrous. Allard appréhendait l’approche du dénouement. Ce n’était plus qu’une question de jours. Tout pouvait être clos avant la Toussaint. Progressivement, les gendarmes mettaient le secteur en coupe réglée et le passaient au peigne fin. Ils avaient l’ordre d’interpeler tout ce qui se rendait à Moesta et Errabunda, les fournisseurs comme les clientes. C’était mettre l’abjecte maison close en état de siège, l’affamer peut-être. La pénurie se faisant sentir dans une propriété qui avait eu le tort de ne point vivre en autarcie, telles ces villas carlovingiennes administrées par des capitulaires, Cléore de Cresseville et sa bande de filous se rendraient à terme afin que les fillettes ne mourussent pas de faim. Les paroles de Moret résonnaient agréablement aux oreilles de l’aliéniste. C’était là une bonne nouvelle, une de plus. Aux grands maux les grands remèdes : Allard avait conscience de la malignité et de l’habileté du plan qui rappelait la manière dont les Yankees avaient vaincu le Vieux Sud. Il s’agissait d’un nouveau type de blocus qui se mettait en place, d’un second plan Anaconda, tel qu’en avaient usés les généraux Sherman et Grant. Moi, Faustine, j’aurais soutenu les Sudistes, leur art de vivre, de se vêtir, et leur manière de traiter paternellement leurs bons nègres, si j’en avais eu lors l’âge4. 

        Un problème toutefois demeurait : comment évaluer les réserves de vivres dont disposait la propriété ? Seuls les régisseurs, Michel et Julien, eussent pu répondre, mais, ne s’aventurant plus à l’extérieur depuis l’affaire des sœurs Archambault, voilà jà cinq mois, il était difficile que les gendarmes les arrêtassent avant l’assaut alors en cours de planification. De quelle défense pouvait disposer l’ennemi ? Combien d’hommes capables de porter les armes ? Combien de domestiques ? Combien de fusils, de pistolets ? Toutes ces questions demeuraient pour l’instant sans réponse. C’était pourquoi il fallait une chèvre, qui servirait d’espionne, qui rapporterait tous ces renseignements, et Pauline en avait le profil, encore fallait-il que son père chéri la convainquît. Il ne restait que douze jours avant la Toussaint. Sera-ce suffisant ? Résolu, Allard annonça à Moret qu’il allait retourner à Paris ce soir même, lui exposa son projet, demandant l’accord de Brunon et de Raimbourg-Constans. Il était conscient du risque, de la possibilité que Pauline fût prise, torturée peut-être par la damnée Adelia O’Flanaghan. L’enquête était allée si avant que la police était parvenue à mettre la main sur le certificat d’adoption d’Adelia par Cléore, ainsi que sur plusieurs photographies suggestives de la fillette en lingerie, lors d’une perquisition dans sa demeure, son hôtel particulier d’Auteuil. Il avait été ordonné à la presse de taire l’information, de n’éveiller les soupçons de personne, d’éviter les fuites, l’étalage sordide de ces mauvaises mœurs, parce que l’ensemble de la domesticité de la comtesse de Cresseville avait été interrogée mais non point arrêtée, parce qu’aucune charge n’avait été retenue contre elle, à l’exception de Laure, la chambrière, qui avait agressé un des sergents de ville avec un poinçon. Certes, on eût pu toutes les mettre sous les verrous pour saphisme, puisqu’il ne s’agissait que de femmes, et que certaines avaient été surprises ensemble au lit, fort déshabillées et ivres, pompettes comme l’eût dit Julien, car toutes livrées à elles-mêmes depuis plusieurs semaines, Cléore ne s’aventurant plus à son domicile transformé en peu de temps en demeure orgiaque de soubrettes lesbiennes abusant du champagne et de la Veuve Clicquot. Cependant, de telles arrestations auraient suscité le scandale dans certains milieux huppés et lettrés, salonards pour faire bref. L’opération d’interpellation de la vicomtesse, quant à elle, avait été fixée pour le lendemain. 

        Notre savant n’avait pu s’empêcher d’examiner de près les clichés de la petite catin-poupée d’Erin. Elle avait justement une beauté de Sudiste à couper le souffle. Dans un bal d’Atlanta, vêtue des anciennes crinolines moussues de dentelles de l’an 1861, elle n’aurait nullement dépareillé. Sur le fond sépia du tirage sur plaque de verre, elle vous regardait d’un œil canaille, auréolée d’une masse de cheveux vaporeux papillotés, ombrelle en main, en simples cache-corset et pantalons, avec une pose arquée, provocante, connotée, bombant sa jeune gorge de manière à ce qu’elle jaillît du dessous entr’ouvert qui bâillait. Les sens d’Allard se troublèrent un furtif instant devant ce regard de chatte et ces courbes naissantes suggérées par une lingerie moulante fort ajustée. C’était comme si Délia l’eût sollicité, appelé pour qu’il embarquât avec elle pour Cythère. Malgré le flou artistique, on devinait sur les pantalons de la petite fille la présence d’une ouverture, d’une fente inconvenante où il ne fallait pas. La nature avait doté notre possessive Irlandaise d’un galbe harmonieux et délicieux de sylphide, propre à sa jeunesse. L’homme se réprima, se morigéna. Cette vénéneuse et redoutable enfant, dotée de la faculté de vous subjuguer, devait être matée à tout prix, dans la plus sévère des maisons de correction et de rééducation. L’épreuve, d’une pornographie à peine voilée usant du prétexte des Beaux-Arts pour charmer les dépravés des deux sexes, était signée, dédicacée par la fameuse Jane Noble, dont Hégésippe Allard ignorait cette facette de ses talents multiples et scandaleux :
        A ma très chère amie Cléore, la plus constante des militantes de la cause des femmes. 

       Parmi l’inventaire d’images saisies par la police comme autant de pièces à conviction, toutes consacrées ipso facto à la gloire de la nymphe de Dublin et à la célébration de son immature beauté, il existait bien pire, car bien plus nu encore. Certaines photographies étaient des monuments sous-entendus de gaudriole et de lubricité. Qu’elles eussent été en noir ou colorées, Adelia y étalait ses charmes impudiques sans gêne aucune, exposant telle ou telle partie de son anatomie, prenant des poses, couverte çà et là de quelques pièces de vêtements ou de lingerie disparates. Et ces iconographies pédérastiques soi-disant d’art pour l’art avaient le culot de prétendre à une esthétique de la beauté, de l’éphébie féminine, à la mise en scène de sujets édifiants, historiques, religieux, militaires ou autres. Si l’optimum était atteint par une réplique d’un des plus connotés tableaux de tous les temps, œuvre du sieur Courbet, qui mettait en valeur le joyau que l’on sait, d’autres valaient que les sens s’y excitassent. Ainsi, un photochrome fort troublant nous montrait une Adelia si l’on voulait hussarde, du fait qu’elle était coiffée d’un colback en astrakan modèle 1807 fourré à l’intérieur de vair, prêt excentrique de la vicomtesse qui d’habitude l’utilisait pour se travestir en Impératrice rouge, et qu’elle brandissait un sabre d’opérette aux lourds pompons et glands de jais qui chatouillaient ses joues. La ressemblance avec la chose militaire napoléonienne s’arrêtait là, bien que ce cliché prétendît commémorer les plus belles peintures de Géricault ou de Meissonnier et rendre hommage à la légende impériale. Certes, Adelia arborait une décoration factice, une espèce de médaille de fantaisie, épinglée à son sein gauche, mais ce hochet valeureux, censé récompenser une bravoure au combat purement fictive – surtout chez une fillette de quatorze ans plus portée vers le maniement du fouet ou de la cravache que vers celui du sabre de cavalerie – était accroché non sur un uniforme, mais à même un corset mauve intriqué de laçages d’une telle complexité qu’ils formaient un lacis torve et qu’ils en devenaient lascifs. Les baleines en étaient ornementées, brochées de zinnias et bordées d’une fausse fourrure anthracite d’une tentatrice émollience caressante. Par-dessus tout, ce corset représentait son seul vêtement, en dehors d’une paire de bas de soie lactescents tenus par des jarretières cramoisies, un peu fatiguées et distendues, bas qui enserraient ses jambes de poupée et gainaient ses cuisses, et jarretières qui se compliquaient de faveurs émoustillantes et bouillonnantes de soie vieux-rose. Le plus grave, sous-entendions-nous, était que miss O’Flanaghan d’Eire n’avait rien d’autre qui couvrît son joli corps. Le baleinage du corset le rendait fort court et très cintré, puisqu’il s’arrêtait au-dessus du nombril tout blanc de la belle enfant vicieuse. Ainsi, elle exposait aux yeux en extase l’essentiel de son anatomie, que s’en venaient caresser et frôler ambigument de longues mèches dites en anglais curly tant elles tirebouchonnaient et jaillissaient du colback en un sensuel feu d’artifice. La fillette avait posé de trois-quarts, en pieds, mais la tête de face, de manière à ce qu’on vît bien ses appas de devant et qu’on devinât la rondeur fessue de derrière. Ces suggestifs méplats propres à émoustiller, évoquaient de bien charnus fruitions en formes de demi-coques ou de demi-sphères d’un ovale idéal, galbées comme il fallait, désirables, bécotables, caressables, mordillables,  mises en valeur grâce à la pose calculée adoptée par Délia. C’était là quelque posture un peu acrobatique, hétérodoxe, d’une juvénile gymnaste émérite à la souplesse innée, capable de se contorsionner afin que tous les panoramas, les points de vue panoramiques de sa grâce de Vénus enfantine, pussent être apposés en offrande, admirés et loués. C’était là le développement d’une idée révolutionnaire de l’image, las mise au service du sexe au lieu de la science, qui intégrait une innovante conception tridimensionale5 de l’espace, qu’on pourrait dire holographique6. Seule la comtesse de Castiglione avait fait mieux, intégrant dans la mise en scène de son être égoïste l’idée de temporalité et de décomposition du mouvement, en précurseur des recherches de messieurs Muybridge et Marey. En ce tableau héroïque, vivant avant qu’il fût fixé, soumis à une influence victorienne et préraphaélite indéniable, quoique scabreux, le visage poupin d’Adélie affichait une innocence fausse d’enfant ingénue ; Délie semblait s’adresser au spectateur vicieux en arborant une expression à la fois polissonne, friponne, coquine et narquoise, dans l’attente qu’on la sollicitât pour une étreinte tarifée. L’éclairage – sans doute le ou la photographe avait-il ou elle joué avec subtilité des possibilités offertes par la lumière frontale et par l’ouverture plus ou moins large que permettait le diaphragme de l’objectif – faisait paraître cette frimousse polie, lisse, quasi marmoréenne et irréaliste, charmante de stupre enfin. Le choix du photochrome, de ses teintes artificielles, avait cependant évacué toute ambition isochromatique de l’image. Adelia incarnait une plante vénéneuse vivace à l’espièglerie sans bornes. Tout cela posait l’aigu problème de la subjectivité du regard de l’auteur de la photographie… mais aussi de ceux qui la contemplent. Par chance, Allard n’avait pas sur lui ce cliché, qui l’eût fait soupçonner de complaisance et de concupiscence.    


      ***************

        Sous l’identité de Gaston de Chanlay (clin d’œil à Alexandre Dumas et à son savoir-faire romanesque exacerbé), représentant le domaine champenois du comte R**, taste-vin et taste-champagne de sa fausse profession, Elémir de la Bonnemaison se pensait en sûreté dans son confortable compartiment de première classe de l’express d’Epernay. Il n’avait pas à subir la promiscuité des pauvreteux de troisième sans doute davantage guidés par l’avarice que soumis aux impératifs de l’indigence, ce qui les empêchait d’acheter un billet d’un prix dérisoire pour la bourse d’un nanti oisif et décadent. Elémir était presque seul dans la voiture, à l’exception d’une veuve dans son compartiment réservé et du policier qui le pistait, le fameux Granier, aussi incognito. En la personne de ce policier, Raimbourg-Constans avait dépêché un des éléments les plus brillants de sa génération, un des champions du Quai des Orfèvres. C’était non seulement un fin limier, mais aussi un as du grimage et du déguisement, capable de prendre l’apparence de n’importe qui, excepté un bébé. De plus, il était doté de la faculté de se changer très rapidement, comme s’il eût été un caméléon de l’habillage. Il créait ainsi un nouvel art du transformisme, peut-être d’avenir, sans qu’il en eût conscience7. Ses pairs le surnommaient l’homme aux dix mille visages. Afin qu’aucun soupçon ne se portât sur lui, et de ne point éveiller la méfiance de sa proie, il avait adopté la vêture et l’aspect d’un archevêque rubicond et goitreux et avait gonflé son ventre et ses joues en les rembourrant et les rendant factices. Qui pouvait se douter que cette silhouette obèse dissimulait un homme d’une agilité rare, adepte de la gymnastique suédoise et de tant d’autres pratiques physiques qu’on l’avait affublé du sobriquet d’athlète complet ? Il était monté dans le compartiment limitrophe à celui d’Elémir, après avoir fait mine de se tromper, bréviaire en main, prétextant que la prière l’avait distrait un temps. Il s’excusa avec gaucherie. Notre ecclésiastique paraissait si anodin qu’Elémir n’y prêta guère attention et ne fut jamais sur ses gardes. Aussi, lorsque le convoi ralentit à l’approche de la gare de Château-Thierry, n’eut-il qu’une seule idée en tête : se dépêcher de récupérer ses bagages et commander une voiture qui le mènerait directement à Moesta et Errabunda. 

        Il descendit donc du wagon sans méfiance, attendant qu’un porteur voulût bien prendre en charge sa malle de voyage. L’archevêque le suivait de près, guettant l’occasion propice. Le marquis de la Bonnemaison croyait son déguisement habile : il avait rasé sa moustache trop caractéristique et s’était affublé d’une perruque brune. Se pensant méconnaissable, il effectua quelques pas sur le quai assez bas de la gare, à la recherche d’une buvette où il commanderait une bonne limonade. Le prétendu homme d’Eglise ne le lâchait pas ; il faisait mine d’être plongé dans son livre de prières, et chantonnait son graduel comme une Dugazon son air fleuri de Piccinni ou de Paër. Elémir aperçut bien, à quelques distances, à proximité de la sortie, deux bicornes de gendarmes, sans qu’il se doutât que leur mission était de le cueillir, parc que l’horaire d’arrivée du train leur était connue, communiquée par Paris. Mêmement, il était incapable de faire le lien entre le représentant du clergé collant à ses semelles et ces deux militaires. Peut-être était-ce un archevêque anglican, ce qui expliquait qu’il ne voyageât pas en grande pompe, comme les autres dignitaires ecclésiastiques de son rang. Eh non ! Le bonhomme marmottait en latin, non point dans la langue de Shakespeare, et l’ouvrage qu’il tenait dans ses mains pommadées aux doigts sertis d’anneaux curiaux et cultuels, conformes à l’Eglise catholique, apostolique et romaine (cela trahissait la perfection du déguisement de Granier) n’était donc pas le Prayer Book élisabéthain. Il prononçait à la gallicane, om et non pas oum. Il avait respecté le violet de son grade ecclésial, mais était dépourvu de tout oripeau sacerdotal, car hors de la célébration d’un office. Point d’aumusse fourrée de demi-vair, de pallium, de manipule, d’étole, de chasuble ou autre comme un soldat qui se fût promené en simple caleçon. 

        Enfin, Elémir avisa la buvette, alors qu’on transportait sa malle hors du fourgon à bagages. Tandis que le sifflet du chef de gare stridulait, en prélude à l’imminent départ du convoi de voyageurs, il franchit le seuil, avec Granier à ses trousses. Il ne commanda qu’une méchante purge. La compagnie des chemins de fer de l’Est avait négligé les rafraîchissements et les limonades et autres orangeades – seules boissons non alcoolisées disponibles ici – étaient servies à température ambiante et de qualité médiocre, contenues dans des bouteilles ternies et malpropres. Son ouïe perçut l’ébranlement du train s’en allant alors que les gorgées de ce détestable liquide qui eût dû être délectable se déversaient dans son gosier trop sec. Il acheva de boire puis s’enquit de l’addition. Comment, vingt sous cette saleté à peine bonne pour la gamelle d’un corniaud ! On le grugeait !  La compagnie abusait. Elémir allait lui adresser une requête de plainte bien sentie. Cela lui rappela ce repas dans le fameux restaurant d’anandrynes jà évoqué antérieurement, cette infecte poule au pot puante et faisandée à quinze francs, mal nommée par la cuisinière, qui se prenait pour une Carême, Poule au pot de la doulce France, comme s’il se fût agi d’invoquer les mânes de Roland, neveu de Charlemagne et palatin de la Marche de Bretagne et celles du bon roi Henri. Absorbé par son ire de sang-bleu, notre marquis n’avait même pas remarqué l’absence temporaire du ventru homme d’Eglise, suivie de son retour autre. Manège incognito, car Elémir était le client unique des lieux, et le serveur désœuvré s’en moquait. Lorsqu’il sentit dans ses reins le canon froid d’un revolver d’ordonnance suivi du rituel « Au nom de la loi…levez les mains. » Monsieur de la Bonnemaison s’en trouva abasourdi et marri de surprise. Granier, expert décidément, avait changé du tout au tout : finis les habits d’archevêque, le ventre, les bajoues et le gros nez fleuri par l’abus des grands crus des coteaux bourguignons ou des cépages bordelais (les languedociens avaient lors souffert du phylloxera). Il exprima bien une velléité de fuite, mais Granier l’empoigna et le força à se lever, le conduisant jusqu’à l’air libre où les menottes lui furent mises par les deux gargantuesques et pantagruéliques gendarmes de six pieds passés, qui l’escortèrent comme deux grenadiers géants mitrés de Fransquillon, ce sobriquet par lequel le roi-sergent de Prusse Frédéric-Guillaume, premier du nom, qualifiait son fils, notre futur vieux Fritz par trop adulé par l’Allemagne actuelle. Elémir ne put émettre d’autres balbutiements incrédules que « Que me voulez-vous, à la parfin ? Je me plaindrai au comte R** ! » et Granier de lui répondre : « Que voilà un joli gibier de potence ! Vous serez inculpé de complicité d’enlèvements de mineures de moins de quinze ans et de financement illégal d’une entreprise de prostitution clandestine ! » 


      ****************


         Les arrestations de Louise B** et de la vicomtesse ne se déroulèrent pas aussi facilement que celle d’Elémir. On peut parler de déception pour la première et d’échec pour la seconde. Introduite par effraction chez notre peintre, la police dut compter avec Sybaris, Lesbos et Cythère, les trois panthères noires de notre Héliade d’Hébé, dressées pour défendre leur maîtresse. Ce fut un préalable massacre, pour la bibeloterie des lieux, les forces de l’ordre et les félines moirées qui ne se privèrent pas, avant de succomber sous les balles, de déchiqueter et déguster quelques succulents abats humains. Ce valeureux combat de belluaires en vareuses de sergents de ville et en jaquettes fut ignoré des annales contemporaines et ses victimes conservèrent un anonymat voulu, destiné à endormir V** dans ses certitudes d’immunité et d’impunité.

        Ce fut un prodigieux bestiaire, une bataille de titans, plus parfaite en sa forme inédite qu’une entéléchie aristotélicienne. Les héros inconnus succombèrent sous les crocs à fourrures noires de ces non-pattes-pelus d’Insulinde. Il fallut aux survivants valides se frayer un chemin parmi les éparpillements, les dispersions de tripes, de membres et de fressures, mêlés à des lambeaux d’uniformes, des bris multiples de fenêtres à vitraux componés, des brisures de meubles d’acajou, des éclats de biscuits, de Saxes, de Wedgwood, de Sèvres, de Moustiers, des bosselures d’argenterie et d’orfèvrerie, des automates de singes musiciens, cymbaliers et autres, cassés et pantelants, dont les mécanismes émettaient encore de faibles craquements, le tout englué dans des traînées de sang humain et félin. La peintre illustre s’était cloîtrée dans son bureau fermé à clef. Il fallut qu’un projectile de colt en brisât la serrure mais deux bruits de détonations coïncidèrent. Lorsque l’inspecteur Maroux pénétra dans le lieu claustral, la mort avait fait son œuvre. Vêtue de sa panoplie de dompteuse de cirque Barnum qu’elle affectionnait tant, Louise B** venait de s’homicider d’une balle dans la bouche afin d’échapper au déshonneur. Elle gisait, assise sur une chaise Louis XVI, la boîte crânienne explosée par l’impact tiré à bout portant par le canon de son Derringer. Ses besicles éclaboussées de sang reposaient sur son meuble de bureau, mêlées à des fragments de dents et de cervelle, sans omettre les esquilles. Une spectaculaire giclure écarlate, déhiscente comme une fleur de mort, avait souillé tout le mur derrière le cadavre.

        Madame la vicomtesse de** eut davantage de chance ; elle échappa à la police impitoyable de Raimbourg-Constans. On ne la découvrit à aucun de ses pieds à terre, ni à Paris, ni à Deauville, ni à Nice, encore moins en son célèbre château de Meudon. Introuvable, comme évaporée, elle était jà partie se réfugier en son repaire insoupçonnable, là où Cléore saurait la rejoindre.


      ****************

        Un Jules vociférant avait découvert Jeanne-Ysoline à terre, l’échine brisée, sans connaissance. Transportée en civière jusqu’en l’infirmerie, elle ne reprit connaissance qu’au bout de deux heures, son corps meurtri, paralysé des quatre membres. Enveloppée de bandages et de plâtres, le visage congestionné et violâtre, la diction à peine intelligible à cause de plusieurs dents cassées, elle ne pouvait plus se nourrir seule. Cléore, inondée de chagrin, se dévoua à venir la sustenter à la cuiller, d’une compotée de pommes. Elle fut accueillie par une fée d’Armor en l’état d’une poupée demi morte, qui la supplia de manière poignante, d’une voix voilée et altérée par la souffrance. 
      « Cléore, ô, ma mie…protégez-moi… implora cette silhouette paralytique gainée d’emplâtres à la face tuméfiée, méconnaissable. Je sais que je vais mourir…Adelia va venir m’achever… » 

        La comtesse de Cresseville, sous le coup de l’arrestation de Diane Regnault, désigna la nurse Béroult.
      « Elle sera ta gardienne. Sois quiète. Je veillerai à ce que rien ne t’arrive. Je vais faire rechercher Adelia. Michel et Julien vont la traquer dans tout le domaine.
      - Elle…elle est si vif-argent, comme l’éther volatil… la retrouveront-ils, Cléore ? marmotta-t-elle d’une voix pâteuse difficilement audible.
      - Dans ton malheur, tu as eu de la chance… même si ce mot peut t’apparaître indécent dans ma bouche. Délie a ouvert mon coffre, volé la pire de mes armes. Elle eût pu s’en servir contre toi sur-le-champ, au lieu de te pousser dans l’escalier. C’est une lame imparable, sans échappatoire. 
      - Serait-ce… l’objet… avec lequel elle me menaça ?
      - Oui…le seppuku de la geisha. Elle m’a laissé un petit mot sur un carton, me déclarant qu’elle avait simplement emprunté cette saleté pour se défendre… La garce ! » 
        Une faible trémulation saisit l’organisme brisé de Jeanne-Ysoline car elle venait de saisir que lors de leur étreinte, tandis que toutes deux goûtaient à des émotions intenses, à nulles autres pareilles, Délie eût pu saisir l’opportunité de la pourfendre toute. Quant à Cléore, il était inutile qu’elle glosât, spéculât encor sur la responsabilité de son ancienne favorite, qu’elle refusât une évidence exprimée, sortie par la bouche tuméfiée et pâteuse de la pauvre enfant : Adelia était un monstre, un serpent que la comtesse de Cresseville avait réchauffé, couvé dans son sein laiteux dont la diaphanéité épidermique était si réputée et coruscante qu’un subtil réseau veineux bleuté y apparaissait par places, en transparence, y était deviné, suggéré, et ajoutait à sa grâce, à son irrésistible charme érotique de femme fragile et désirable par toutes les autres adeptes de la religion de Psappha. 
      « Je vais faire assurer ta protection, ma mie, ajouta Cléore d’une voix mouillée par l’émotion tandis que des filets de larmes coulaient de ses iris vairons. Un valet armé gardera l’infirmerie, préviendra toute intrusion de cette sorcière d’Erin. Ne crains point cette claustration. J’ai compris que plus jamais, au jamais, tu ne recouvreras la marche mais je te choierai encor, comme au premier jour où nous t’accueillîmes à Moesta et Errabunda, enchanteresse petite fée des roches vives, des fontaines enchantées de l’Armorique profonde, où coulent des ruisseaux de miel… Tu fus la surprise de la Maison, et nous t’aimâmes pour ta joliesse, ta distinction de douceline, tes rubans parfumés à la soyeuse suavité de rose et de muguet… ô, Jeanne-Ysoline d’Armor, jamais je ne t’oublierai. Je ferai fabriquer pour toi, mon adorée, un joli petit fauteuil roulant fort ouvragé, conçu en les plus précieuses essences odoriférantes des tropiques… Je te le promets, ma mie. 
      - Ne m’enterre point encor Cléore… je…. »
        Mademoiselle de Cresseville ne saisit nullement les derniers mots, à peine articulés, que les lèvres enflées de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët venaient de prononcer. Etourdie par les multiples piqûres de morphine destinées à calmer l’intolérable douleur d’un corps qui l’abandonnait peu à peu, sa langue de plus en plus épaisse, Jeanne-Ysoline était lors en passe de perdre l’usage de la parole. Elle essaya d’ajouter quelque chose mais ne le put point ; ces mots ultimes se métamorphosèrent en de poignants gargouillements. Puis, une torpeur de drogue la saisit. On ne pouvait réellement parler de sommeil car il s’agissait d’un au-delà du songe, sans nul rêve réparateur. Cléore, en larmes, dit : 
      « Infirmière Béroult, surveillez bien la malheureuse enfant. Attendez-moi. Je m’en vais quérir un gardien armé pour prévenir toute tentative de nuire à la personne de Mademoiselle de Kerascoët. »

        Tandis que Cléore s’allait en soupirant, fort chagrinée car elle savait Jeanne-Ysoline perdue à plus ou moins brève échéance, trop grièvement blessée, car l’échine brisée et la moelle épinière atteinte, et elle se doutait bien qu’un nouvel acte d’Adelia ne ferait que hâter une fin sans doute attendue par la fée bretonne afin qu’elle fût libérée de ses tourments et rejoignît son Ciel personnel, Béroult acquiesça et se mit au chevet de la patiente. De fait, Adelia était cachée, proche, et attendait l’occasion d’en finir… Elle s’était dissimulée dans un placard où l’on remisait le matériel médical au rebut, non loin du double transfuseur devenu presque inutile à présent, profitant de la panique générale, de l’inattention provoquée par l’enchaînement des tragédies. Elle attendait le soir, guettant le moindre signe de fatigue de Béroult, espérant que l’apathie de Jeanne-Ysoline, due aux multiples injections médicamenteuses, faciliterait ses noirs desseins. Cependant, ses oreilles fines avaient entendu Cléore annoncer le recours à un ridicule emperruqué qui, sans aucun doute, serait pourvu d’une des dérisoires pétoires entreposées dans l’ancienne armurerie de chasse. Lors, elle dut hâter l’exécution de ses plans, profiter du laps de temps entre le départ de la comtesse et l’arrivée du cerbère poudré. 

        Dès que Cléore eut quitté le pavillon de l’infirmerie, Sarah l’appréhenda. 
      « Madame la comtesse, chuinta la vieille judéo-tzigane, l’heure est grave. Prenez cette longue-vue et venez avec moi au plus proche belvédère. »

        Cléore ne se fit pas prier, mais cela la contrariait et retardait ; qui savait ce qu’il pourrait advenir avant qu’elle ramenât un bon gardien armé ? Les deux femmes montèrent jusqu’à la balustrade émoussée tachetée de lichens ocrés et jaunâtres. Sarah lui tendit une antique lunette, qui avait dû servir à quelque capitaine de vaisseau du temps de La Pérouse ou du bailli de Suffren, à moins qu’un astronome du siècle de Herschel en eût usé pour observer les étoiles. Cléore scruta l’horizon, au-delà de la propriété.
      « Observez bien par-delà nos murs, Mademoiselle… Cela explique pourquoi plus aucun véhicule ne parvient ici pour nous avitailler. 
      - Dieu du ciel ! Des patrouilles de gendarmes à cheval, deux au moins ! 
      - Ils doivent intercepter systématiquement toute voiture souhaitant entrer.
      - Je comprends pourquoi ces jours-ci, aucune cliente ne nous arrive. Quant aux vivres... Nous avons une réserve d’un mois, deux chambres froides aménagées selon les principes les plus modernes de conservation et … 
      - Cessez donc là votre optimisme ! Souhaiteriez-vous que nos chères petites souffrissent d’accès scorbutiques ? Nous manquerons sous peu de fruits et légumes frais. Conserver les primeurs dans des caissons réfrigérés n’est pas comme afroidir de la viande. 
      - Nos…nos pensionnaires ne risquent-elles point d’avoir grand’faim ?
      - Nous sommes tous perdus si vous n’agissez pas, Mademoiselle. Ce pullulement de gendarmes signifie que nous sommes en état de siège et de blocus, que la Gueuse va nous affamer…parce qu’elle sait tout sur notre compte… Elle investit la place. 
      - Qui nous a trahi ? Car il y a trahison à la base de ce qui se passe. J’ai été si malade ces temps derniers que…
      - Avant Regnault, la police en a eu d’autres. Elle enquête depuis longtemps.
      - Tourreil de Valpinçon, le croyez-vous ? Il devait enlever Phidylé, et celle-ci n’est jamais arrivée en nos pénates. Il a failli à sa mission.
      - Je ne conjecturerai pas, Mademoiselle, mais son arrestation fait partie des possibilités. Vous avez grand tort de négliger la lecture des journaux, de n’y être point abonnée. Quand nous serons tous mûrs, affaiblis par la faim, la Gueuse ne se privera pas de nous attaquer sans coup férir. 
      - Je vais armer tout le monde, faire distribuer les fusils à toute personne susceptible d’avoir été conscrite et de savoir en user. Certes, ce ne sont que des fusils de chasse, mais…
      - Je sais manier ces armes…
      - D’un seul bras, allons donc ! 
      - Ne me mésestimez pas, Mademoiselle… Je donnerais ma vie pour vous, pour votre cause libératrice de la femme…
      - Entendu, mais je suis retardée, et il me faut d’abord assurer la sûreté de mon aimée d’Armor. Une fois cette tâche accomplie, soyez rassérénée, j’ordonnerai à Michel de pourvoir à la distribution de nos outils de défense… Si les petites manquent à tomber entre les mains des forces de cet ordre mauvais, elles ne capituleront pas. Je vous rappelle que chacune est dotée d’une capsule de poison enfermée dans une fausse dent ou dans un cabochon de bague. Elles sauront en faire un excellent usage. 
      - Je croyais qu’il ne s’agissait que de drogues aphrodisiaques.
      - Certaines font office de poisons violents et imparables. Allons, le temps presse. »

      *************

       L’infirmière ignorait la surveillance occulte dont elle était l’objet. Elle ne cessait de s’affairer autour de Jeanne-Ysoline, alors qu’Adelia guettait le moindre signe de défaillance pour exécuter son plan. Bien que Mademoiselle de Kerascoët fût la seule malade alitée, son état pitoyable nécessitait des soins de tous les instants, propres à exténuer la plus endurante des nurses. Marie Béroult demeurait sur le qui-vive, parce qu’elle avait grand’peur que le pauvre cœur meurtri par le choc de la jeune blessée cédât, qu’elle succombât avant que la nuit fût passé. Elle ne supportait pas que ce qui restait de cette jeune passerose mourût devant elle, avant que ses treize ans de pleine promesse d’inflorescence fussent révolus. Quatre jours ! C’était l’affaire de seulement quatre jours ! Elle était lors si belle dans ses pansements, tout en plaies cruentées, gémissant, à demi sonnée, sommeilleuse, sur son blanc lit de géhenne, sa frimousse boursouflée émergeant d’un bandage qui enroulait ses cheveux gracieux qui semblaient être la seule partie de son corps qui eût conservé le souffle merveilleux et la splendeur de la vie. Marie Béroult n’ignorait pas que cette si jolie chevelure revenait de loin, retrouvait toute sa magnificence après qu’Adelia l’eut tondue. Elle se surprit à caresser doucement ces joues de poupée brisée, cette face plâtrée, cette silhouette empesée, prise dans le carcan de multiples attèles, en fredonnant une comptine, un dodo l’enfant do dérisoire. Elle ne savait comment s’empêcher d’afficher la manifestation puérile et lacrymale d’un deuil introspectif anticipé au chevet de cette demi-morte. Ses yeux embués devant cette destinée pitoyable, pathétique, elle s’interrogeait, se demandait s’il n’eût pas mieux valu abréger les souffrances de cette nymphe de porcelaine. On appelait cela la mort douce, l’euthanasie, terme forgé lors des odieuses et fatales Lumières. La moelle épinière de Jeanne-Ysoline était lésée à vie par sa chute, et c’était cette meurtrissure qui lui occasionnait les accès les plus flagrants, les plus intenses, que les doses répétées de morphine ne parvenaient pas à calmer. La cervelle de Marie Béroult s’agitait, prise dans un tourbillon de pensées turpides, contradictoires, se résumant à un conflit entre la nécessité de faire son devoir de soigneuse et la pitié éprouvée au spectacle de cette fleur des fleurs incurable. Il suffirait d’une quantité plus conséquente dans la seringue de Pravaz… l’injection terminale, traumatique, volontaire, en la vestale florale qu’on achève. Certes, elle se refusait à ce que la jeune rose mourût, qu’elle s’altérât, s’étiolât toute, à jamais, que ses pétales se fanassent l’un après l’autre… Ils choiraient de la rose, pourprés, veinés, mais s’effiloquant en poudre et en brisures. Sous peu, que son geste de mise à mort eût ou non été accompli, la primerose enfuie par l’appel du trépas serait placée dans une bière capitonnée et satinée de blanc de Vierge, puis s’irait reposer auprès de Bénédicte, de Daphné à l’inhumation si récente encor, et de Sophonisbe, sous l’habituelle motte de terre et les jonchées liliales épanouies. Cléore, assurément, ferait embaumer cette inoubliable dryade de Brocéliande, cette giroflée bien-aimée de la chouannerie, cette pieuse enfant admirable, enfin… pour qu’elle ne se corrompît point, pour que demeurassent intacts les linéaments coruscants de la jeune défunte. Quelques iambes s’iraient glorifier son souvenir adorable, puis, le Vieillard Temps accomplirait son œuvre impie, impitoyable, ensevelissant sous un voile d’oubli gaufré de pourriture l’existence passée de la noble petite fée. 

       Adelia quitta sa cachette, réjouie du chagrin de Béroult qui lui ôtait tout entendement, toute raison. Elle portait une sacoche de cuir en bandoulière. Béroult était si troublée qu’elle ne la vit même pas. Miss Délie n’eut qu’à l’étourdir en l’assommant avec ce sac qui contenait un objet lourd. Alors, elle officia. C’était à croire que les yeux toujours vifs de Jeanne-Ysoline, quant à eux, l’avaient vue. Ils s’illuminèrent d’une terreur indicible. Elle voulut crier, donner l’alerte, mais n’y parvint point, sa langue empâtée, embarrassée, paralysée… Ses yeux de jais brûlants, eux seuls, continuaient à vivre, à s’animer, à exprimer son sentiment d’horreur, lorsqu’Adelia extirpa ce que la sacoche contenait. 
      « Aimes-tu les sucres d’orge que j’affectionne ? la questionna la goule d’Eire d’un ton affecté, plein d’une hypocrite affèterie ignoble. Viens, celui-ci, je te l’offre. Il sera le délice de ton petit palais. Il est parfumé à la fraise des bois, mon parfum favori. Allons, point de simagrées. Dans ton état, c’est inutile. Je te sais bien gourmande, et tu dois avoir grand’faim à cette heure. »

        Elle approcha l’objet en disant : « Allons, ouvre ta petite bouche plâtreuse, ma mie… Laisse-moi t’y fourrer cette friandise… Tu verras comme c’est bon… Songe à ce qu’elle représente… C’est bien évocateur et sans ambiguïté, n’est-ce pas ? »

        Jeanne-Ysoline ne put qu’émettre des mmm mmm de terreur, tandis que Délia la forçait à écarter ses lèvres, à ouvrir sa mâchoire. Elle fourra dans sa bouche, en l’y forçant, ce sucre d’orge hypertrophié, cette atrocité fort réaliste, grande de deux pieds, qui suffoqua Mademoiselle de Kerascoët. La face de l’enfant d’Armor bleuit. Elle s’asphyxia ; ce fut comme une cyanose. Une minute suffit à Adelia pour que sa rivale expirât, tandis que la nurse, réduite à l’impuissance, gisait au bas du lit, toujours inconsciente. Douze ans, onze mois et vingt-sept jours… tel était son âge exact. Adelia contempla le cadavre pansé et plâtré, horrible, ce visage bleuâtre et noirâtre, cette bouche élargie d’où émergeait à moitié, baveux et sanglant, un colossal membre de mort sucré, qui avait pénétré jusqu’au pharynx en brisant le palais au passage tant la catin avait forcé.   
      « Tu m’en diras des nouvelles en enfer. » conclut le petit monstre. 

        Son forfait accompli, Adelia s’esquiva par les mansardes et les corniches tandis qu’accompagnée d’un domestique en livrée armé d’un fusil de chasse, Cléore s’en revenait enfin, trop tard pour sauver la nouvelle victime.

      Malicorne

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      Malicorne est un groupe de musique français de folk fondé en 1973 par Gabriel et Marie Yacoub, Laurent Vercambre et Hughes de Courson. Le groupe a interprété à sa manière des chansons du répertoire traditionnel français. Le groupe sort une dizaine d'albums dans les années 1970. C'est le 5 septembre 1973 que se forme le groupe Malicorne, le nom venant d'une ville où ils iront donner un concert un peu avant la fondation du groupe ; Gabriel Yacoub raconte "une déviation nous a fait passer à Malicorne-sur-Sarthe. C'est dur de trouver un nom pour un groupe, et celui-là nous a paru très poétique, très évocateur".Le groupe perd à plusieurs reprises sa formation originelle suite au départ de Laurent Vercambre et Hughes de Courson entre 1973 et 1979 et se voit rejoindre par de nouveaux musiciens notamment Olivier Zdrzalik-Kowalski qui restera dans le groupe. Cependant, la plupart des albums sont enregistrés par le quatuor originel.

      C'est d'essence traditionnelle et folklorique que le groupe interprète des chansons aux sujets sombres tels que les amours déçues ("Le Deuil d'amour", "Le Mariage anglais", "Le Galant indiscret"), la guerre ("Pierre de Grenoble", "Le Prince d'Orange"), la cruauté ("L'Écolier assassin"), la pauvreté ("Alexandre", "Danse bulgare") ou de tristes histoires d'épouvante ("L'Auberge sanglante"). La magie et les malédictions en tous genres tiennent également une place importante dans les albums, à l'image de l'album Le Bestiaire (1979). Les instruments utilisés par le groupe restent pour la plupart traditionnelles mais le groupe fait preuve d'un énorme travail d'innovation en mariant les sons acoustiques (traditionnels) et électriques/électro-acoustiques (modernes). On retrouve dans leur catalogue d'instruments des guitares acoustiques et électriques, de l'épinette des Vosges, du dulcimer acoustique et électrique, du bouzouki, de la vielle à roue, du violon, du psaltérion à archet, de l'harmonium, de la mandoline, de la basse, du cromorne et des percussions.

      Abandonné en 1981 le groupe renaît de 1984 à 1988 pour quelques tournées. C'est en 2010 aux Francofolies de La Rochelle que le groupe se reforme pour un unique concert. En 2011, le nom Malicorne est abandonné, et le groupe composé des deux membres fondateurs Gabriel et Marie se renomme "Gabriel et Marie de Malicorne", pour redevenir Malicorne par la suite, Marie dit "le nouveau nom ne parlait pas aux gens". Aujourd'hui le groupe est composé des trois membres originels : Gabriel, Marie et Laurent ainsi que de cinq autres musiciens dont certains ayant déjà pris part au groupe dans les années 70. Malicorne en 2011 a fait un "Almanach Tour" en passant par plusieurs festivals et salles de concerts pour le plus grand bonheur des fans. Leur dernier concert date du 17 janvier 2015 à Dijon au Théâtre des Feuillants.


      Aujourd'hui, "l'envie de Malicorne est revenue".








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      En découvrir plus :



      Extraits d'interviews pris sur le site Rennes1720

      Chiara Bautista

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      Au cours d’une de mes promenades quotidiennes sur les réseaux sociaux j’ai découvert les illustrations fascinantes de Chiara Bautista. Cette artiste mexicaine de 38 ans vit à Tucson en Arizona. J’ai immédiatement plongé dans son univers graphique et poétique fait d’amour, de violence, de perte et de mélancolie. Utilisant le dessin, la peinture et l’image numérique, elle a été révélée par internet et reste très mystérieuse sur sa vie personnelle.


      Ses illustrations, étranges et oniriques, sont peuplées de créatures imaginaires semblant sorties tout droit d’un conte de fées et jetées sans ménagement dans la réalité du monde moderne : loup, oiseau squelette, crâne. Les personnages essentiellement féminins, solitaires et combatifs, sont très souvent mis en scène dans des situations de tristesse où le monde de l’enfance se mêle parfois à la froideur du monde adulte. Sirènes et ours en peluche côtoient les médicaments, les arcs et les flèches.


      Chiara Bautista explique que ses œuvres émanent de conversations avec sa muse, surnommée Ikla, avec laquelle elle a seulement conversé par internet mais qu’elle n’a jamais rencontrée. Nous n’en savons pas plus. D’éventuelles recherches concernant Ilka sur internet ne vous mèneront que vers Chiara.
      Ses dessins, extrêmement graphiques et précis, servent de modèle à de nombreux tatouages. Chiara considère cela comme un honneur.


      Douces, mélancoliques et ironiques, ses images sont aussi très souvent musicales et agrémentées de textes. Son talent permet d'entendre les voix ou la musique juste en regardant ses dessins. On se retrouve à chaque fois dans les yeux du personnage, vivant un moment très personnel qui n’est pas le nôtre. Ses illustrations sont comme une photographie de ses sentiments intérieurs.


      On l’aura compris, Chiara est  aussi une grande fan de musique, elle en écoute tout le temps et avoue chanter en dessinant. La musique n’est pas indispensable à son travail, mais tout est plus beau en musique. Par contre, de ce qu’elle écoute, nous ne savons rien.
      Elle a de très nombreux projets à venir mais pas forcément le temps pour s’y atteler. Elle aimerait en priorité écrire une nouvelle graphique ou un comics. Mais elle estime avoir encore besoin de temps et de pratique car raconter une histoire ne consiste pas seulement à dessiner.
      Patience donc…
      Je vous laisse en attendant découvrir son univers fascinant qui me tient tout particulièrement à cœur.


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      En savoir plus :

      Interview de Charlie Arsan

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      Charlie Arsan est un jeune modèle strasbourgeois qui travaille en tant que mannequin agence et freelance, ainsi qu'en tant que modèle vivant à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg. Elle ne dédaigne cependant pas les collaborations de qualité qui peuvent enrichir son book déjà bien fourni. Passionnée d'art et de littérature, elle met son sens de l'esthétique au service de son activité de modèle. Voici son interview !

      par Jérémie Mazenq

      ~ Bonjour Charlie ! Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours en tant que modèle ? Qu'est-ce qui vous a amenée à poser ?

      Ce qui m'a conduit à réaliser mes premières séances, c'est avant tout la curiosité et l'intérêt que je manifestais pour la photographie - et plus précisément pour la photographie argentique et les procédés anciens. 
      Une rencontre, une seule : celle de Pascal Bodin, qui m'a profondément marquée. Il a une démarche authentique et axée sur l'humain. Cette rencontre a totalement changé la vision que j'avais de la photographie. 

      ~ Il me semble que vous dessinez. Que faites-vous vraiment ? Développez-vous ce coté artistique ?

      Oui, je dessine et je peins. Ce que je préfère, c'est la peinture à l'huile. J'aime le travail minutieux et précis - j'ai une loupe de bijoutier et des pinceaux avec un poil seulement. 
      Le détail a pour moi autant d'importance que la vision d'ensemble. Je déplore le fait ne ne pas avoir plus de temps pour m'y consacrer. Je me suis mise récemment à l'aquarelle et l'encre de Chine, cela nécessite moins de temps.

      par Lau Hi

      par Miguel Ramos

      ~ Je suppose évidemment que l'art est très présent dans votre vie. Qu'est-ce que cela vous apporte ?

      Oui, l'art est omniprésent dans ma vie ainsi que dans les rencontres que je fais. Je trouve cela important de nourrir son imagination au quotidien. C'est certainement l'une des seules de nos facultés qui souffre le moins de la finitude. 

      ~ Y'a-t-il des artistes que vous admirez ? 

      Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai lu Rilke, c'est un des poètes qui m'émeut le plus avec Hölderlin et Pessoa. Je suis une inconditionnelle des huiles de David Caspar Friedrich, j'aime aussi les estampes de Tohaku Hasegawa qui nous ramènent à notre propre condition d'homme et à la contemplation de la nature. 
      Dans un autre style, j'aime aussi l'esthétique de Hans Bellmer, d'Ernest Pignon Ernest et de Egon Schiele. 

      par Salim Berrada

      ~ Quelles sont vos impressions devant l'objectif, quel est votre état d'esprit à ce moment ?

      Tout dépend du shooting, du photographe, de l'équipe... Je ne fais pas que des choses qui me plaisent et dans lesquelles je puisse m'investir... et surtout dans lesquelles on laisse "le modèle s'exprimer".

      ~ Vous êtes mannequin, modèle vivant et continuez aussi de rares collaborations. Quels aspects diffèrent vraiment dans ces trois approches en tant que modèle ? Comment vous préparez-vous ?

      Poser en tant que modèle vivant n'a strictement rien à voir avec le travail de photographie. On ne voit pas la matière, on voit les volumes, la forme - c'est un peu comme cela que je distinguerais l'approche du photographe avec celui du dessinateur académique (dessin de modèle vivant). Au delà de ça, les deux sont une source de revenus mais ne sont pas des fins en soi. S'agissant des collaborations que je fais, ce sont des projets beaucoup plus personnels. On crée un projet en équipe, c'est un partage. 
      Je ne me prépare pas ou peu. Si je suis le modèle, c'est que la personne qui veut me photographier s'intéresse à ce que je peux donner devant l'objectif. Cela n'a pas vraiment d'intérêt d'être fausse ou de s'inventer un rôle : il faut juste être soi-même.  Le projet a toujours été discuté en amont. Quand j'arrive sur le lieu du shoot, je m'en suis déjà imprégnée. 

      par Chris Carolina

      ~ Vous avez récemment posé pour Nick Norman, afin de compléter sa série « Only Veggies Inside ». Est-ce que cela fait longtemps que vous êtes vegan ?

      Pour des raisons de santé, je consommais déjà très peu de graisses animales - cela limite vraisemblablement la consommation de viandes ou de dérivés animaux. La rencontre que j'ai faite avec Chloé Thrc l'année dernière m'a permis de voir la dimension éthique du choix de l'alimentation vegan. Cela s'est fait naturellement car c'est tout à fait en accord avec mes valeurs. 

      ~ Quels projets aimeriez-vous réaliser en tant que modèle ?

      En termes de projets, j'aimerais faire des voyages photographiques ; mettre en perspective l'immensité des paysages - en référence directe avec l’œuvre de David Caspar Friedrich - avec la puissance d'un nu féminin, par exemple. J'aimerais montrer des portraits très forts. Je pense a une photo en particulier - celle d'Helmut Newton prise a Malibu : Krishna with Seagulls

      par Sacha Rovinski

      par Sacha Rovinski



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