Avant-dernier chapitre du roman Le Trottin
, écrit par Christian Jannone (précédents chapitres ici).
![]() |
La Rose, Léon-François Comerre. |
Chapitre vingt-deux
Trois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie.
Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées.
« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole.
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais.
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain.
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ?
- Non pas.
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques.
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »
Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara.
**********
Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine.
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
Cleuziot se retourna et lança :
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »
Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.
********
Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée.
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore !
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter.
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore.
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous !
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »
Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote.
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade !
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser.
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien.
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu.
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens !
- Allez ! Feu ! »
Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés.
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté !
- Julien, recommence !
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée.
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe !
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.
*************
Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain.
Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois, mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu.
Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange.
Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.
Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…
La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin.
Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche.
Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété. Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.
Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation.
C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde.
Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.
Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.
Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer.
Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans.
A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort.
Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe.
Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta :
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi.
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »
Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait.
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »
Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »
Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait :
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »
Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.
*******************
La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.
Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »
Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme !
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi.
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés.
************
Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?
Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.
Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira !
- Que nenni ! Si tu t’échappes, les fusils vont se charger de toi !
- Menteuse ! Chienne ! »
Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait.
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia !
- Brûle et saigne donc ! »
Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »
Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné.
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore :
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »
Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie.
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.
De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute.
Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.
Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »
La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même.
Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? »
Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.
La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie.
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »
Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…
***************
A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste :
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. »
Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge.
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant !
- Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien !
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »
***************
Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible.
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité ! Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ».
Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine ! Adelia s’est trucidée ! »
La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »
Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »
Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux.
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant.
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.
***********
Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime.
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge !
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »
On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps.
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »
La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »
Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »
Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible.
Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait :
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! »
Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.
La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.
Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.
Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.
Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.
La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon, notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes. Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.
S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta :
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».
Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux.
Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire :
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment.
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »
C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
Elle commença.
« A un aubépin
Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »
Ellénore-Louise répéta :
« Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »
Pauline poursuivit :
« Deux camps de rouges fourmis
Se sont mis
En garnison sous ta souche ;
Dans les pertuis de ton tronc
Tout du long
Les avettes ont leur couche. »
Et Louise reprit, avec plus de difficultés :
« Deux camps… de rouges fourmis
Se sont mis…
En garnison… sous ta souche ;
Dans les pertuis … de ton tronc
Tout… du long…
Les avettes ont leur… couche. »
Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :
« Le chantre rossignolet
Nouvelet,
Courtisant sa bien-aimée,
Pour ses amours alléger
Vient loger
Tous les ans en la ramée. »
« Le chantre… rossignolet
Nou… nouvelet, »
Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme :
« Sur ta cime il fait son ny
Tout uny
De mousse et de fine soie,
Où ses petits écloront,
Qui seront
De mes mains la douce proie.
Or, vis, gentil aubépin,
Vis sans fin,
Vis sans que jamais tonnerre,
Ou la cognée ou les vents,
Ou les temps
Te puissent ruer par terre. »
Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
En pleurs, Pauline lui murmura :
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »
A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts.
Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.
***************
Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.
L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures.
************
La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.
Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.
Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.
Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.
Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas.
Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne, s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase.
Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois, telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.
Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline. Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?
Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…
La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.
**************
Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard, avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.
La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales.
Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »
Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »
C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »
Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort.
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière !
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »
Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.
Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup.
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
Et Michel de reprendre :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant.
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse :
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »
Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.
Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »
Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »
Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »
Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.
**********
Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien.
A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama :
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… »
Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait.
Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle.
***********
L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon luTrois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie.
Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées.
« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée. « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait tout à son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole.
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais.
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain.
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ?
- Non pas.
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques.
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »
Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara.
**********
Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine.
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
Cleuziot se retourna et lança :
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »
Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.
********
Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée.
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! Vl’à t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore !
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter.
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore.
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous !
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! »
Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote.
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade !
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser.
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien.
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu.
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens !
- Allez ! Feu ! »
Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés.
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté !
- Julien, recommence !
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée.
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe !
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.
*************
Avant de parvenir à la serre, il fallait que Pauline parcourût de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain.
Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main, qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois, mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin mort, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu.
Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes, de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même une esquisse sexuée, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, au membre rabougri en forme de crossette, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction virile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire musclée d’un Michel-Ange.
Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.
Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique1 ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…
La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin.
Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche.
Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété. Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.
Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendu à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis2. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation.
C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde.
Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès mal contenu, presque onaniste ; la sueur provoquait une adhérence indécente de l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de ce qu’elle n’osait désigner sous son nom cru. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.
Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire vomir d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses souillures.
Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer.
Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans.
A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort.
Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans une maison de rendez-vous de luxe.
Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubère. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta :
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi.
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »
Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait.
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »
Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »
Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair, un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer, Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.
Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait :
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »
Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.
*******************
La tragédie ainsi accomplie mérite un retour une heure et demie en arrière pour que j’expose le récit exact des événements.
Moesta et Errabunda se retrouvait prise dans l’engrenage d’une guerre sur deux fronts ; deux incendies faisaient rage. L’un était interne, endogène, et concernait Adelia, qui récidivait dans ses meurtres et demeurait impossible à débusquer, comme si elle avait été constituée d’éther luminifère. L’autre, extérieur, exogène, était la présence de la police et de la gendarmerie, qui organisaient une sorte de blocus du domaine et l’assiégeaient à leur manière. La lunette de Sarah d’une part, et pas plus tard qu’il y avait quelques minutes, Michel, Julien et Zénobe d’autre part, avec leur tentative d’abattre un ballon captif plutôt singulier, avaient trahi la présence de la maréchaussée. Cléore demeurait dans l’ignorance de la fuite de la vicomtesse, du suicide de Louise B** et de l’arrestation d’Elémir. Seule pour elle importait la vengeance, qu’Adelia expiât ses crimes. Aussi, lorsque Michel lui avait rapporté l’incident de l’aérostat et la nécessité que tous ici se préparassent à une attaque imminente des gendarmes, elle s’était contentée de lui répondre :
« Il est trop tôt pour fourbir ses armes. Soyez vigilants, c’est tout. Adelia demeure ma priorité. »
Depuis que Jeanne-Ysoline avait été assassinée, la résurgence de la maladie qui la rongeait affectait gravement Cléore, qui humectait force mouchoirs de son sang. Quitterie vint la voir sur le coup des huit heures un quart, alors qu’elle venait d’achever un frugal déjeuner, l’inappétence faisant d’effrayants progrès en son organisme de plus en plus débilité par la tuberculose. La petite belette voulait lui faire part de son hypothèse concernant la cache d’Adelia.
« Elle est embusquée dans une alcôve secrète d’un faux rayonnage de la bibliothèque, ô, Cléore.
- En es-tu si sûre ?
- Je l’affirme !
-Prends garde à toi, ma mie. Délie est armée. Elle m’a volé le seppuku de la geisha.
- Mâtin ! Je ferai attention, Cléore. Qu’est donc ce sépoukou qui fait tant trembler vos lèvres ?
- L’arme la plus vicieuse inventée de main de mâle… Je vais assurer tes arrières, ma petite belette chérie. Deux domestiques armés s’embusqueront à la sortie de la bibliothèque, prêts à intervenir si cela tournait mal pour toi.
- Soit, mais je vois que votre œil s’enfièvre, ô Cléore ! Soignez-vous.
- C’est parce qu’Adelia n’éprouve aucune pitié… Je l’ai transformée en monstre et je m’en repens, hélas ! »
Ainsi qu’elle l’avait dit, la comtesse de Cresseville ordonna à deux valets d’emboîter le pas claudicant de la jeune fille bote, et, si besoin était de faire feu sans sommation sur la goule d’Erin si les choses tournaient mal. Se sachant résolue à cette extrémité, elle se préoccupa davantage du problème de l’aérostat, demandant à Sarah de le surveiller continûment avec ses jumelles. Ainsi, Zorobabel n’étant pas en reste, la vieille acolyte de Mademoiselle épia le ciel plutôt que de se préoccuper de ce qui se passait dans le parc. Elle eût pu remarquer le remue-ménage des gendarmes qui jouaient à cache-cache avec la végétation et la présence de Pauline errant parmi les bassins désolés.
************
Parvenue face à l’huis du sanctuaire livresque, Quitterie hésita à entrer. Elle caressa le ruban chamois qui ornait ses longs cheveux fourchus puis, constatant que, par chance, la porte n’était pas verrouillée de l’intérieur, en tourna la poignée cuivrée et la poussa timidement, presque à regret, s’étonnant même, une fois introduite, les gonds bien huilés ayant à peine grincé, que la redoutée tueuse irlandaise ne bondît pas de sa cachette et ne lui sautât pas dessus pour l’occire. Ses joues et son front luisaient de peur, d’une sueur malsaine de malaise ; ses mains étaient moites et elle ne cessait de les essuyer sur sa jolie robe d’organsin, en y laissant de malséantes traînées diaphorétiques, quoique la température du lieu ne fût pas excessive. Elle déglutissait avec difficulté, comme un gastralgique ulcéré, élargissant son col de ses doigts, tentant de desserrer le padou qui tenait son camée, avec l’impression que ce bijou de glyptique appuyait trop sur sa gorge étique. Puis, résolue, elle s’alla droit vers l’endroit où elle soupçonnait que se trouvait un panneau secret avec de faux ouvrages. En cet instant décisif, il fallait bien que notre jolie boiteuse surmontât sa peur. Elle connaissait le caractère sans nuance d’Adelia, la savait audacieuse, prête à tous les crimes. La réminiscence de tous ses actes accomplis ici, depuis que toutes deux se connaissaient, suffisait à rendre Quitterie scrupuleuse, hésitante, puisqu’elle risquait sa vie. Délia était un ange de gaillardise perverse, comme les circonstances des assassinats de Daphné et de Jeanne-Ysoline en témoignaient. Elle possédait la nitescence, l’aura du porteur de lumière, et cet ange de mort nitide semait la terreur et la désolation autour de lui. Sa beauté satanique appelait à l’accomplissement d’une sorte d’Apocalypse qui jetterait à bas Moesta et Errabunda. Le cuivre brun ardent de ses cheveux sublimes n’incarnait-il pas en lui-même une connotation de l’enfer ?
Quitterie savait que, pour débusquer les bêtes féroces, pour les obliger à quitter leur nid, leur bauge, leur souille ou leur terrier, il fallait instiller en elles une peur panique. Les animaux sauvages craignent le feu et le fuient. La petite belette se résolut à enfumer l’emplacement du panneau-cache présumé, en veillant à ce que le foyer qu’elle allait allumer ne dégénérât pas en incendie inextinguible. Munie d’allumettes et de quelques branchettes de bois sec, elle s’attela à la tâche, assemblant ce bucher miniature, ignant le feu destructeur et purificateur, pensant que, par cet acte symbolique, l’Institution serait nettoyée de la présence du démon. C’était un exorcisme, une sanctification, une épuration, une purification, une lustration de cette Maison pécheresse par les flammes et les flammèches, qui, promptement, s’en vinrent lécher le panneau de bois où reposaient les livres factices. La fumée acre dégagée par l’ignition et la consumation des brindilles et branchettes s’insinua par les interstices, par le léger jour qu’on discernait et qui trahissait la présence du rayonnage truqué. Il s’agissait là d’une réponse adéquate à la destruction de la poupée de Daphné par le même élément aristotélicien, d’une application détournée de la loi du talion. Point niquedouille, Quitterie pressentit la survenue de l’instant décisif. Une toux retentit derrière le panneau. Le piège fonctionnait. Enfumée, la bête du Shannon actionna le panneau coulissant et se rua vers la porte, d’une manière si brusque, si démoniaque, si précipitée, qu’on l’eût pensée vomie par la bouche de Méphistophélès. La craintive Quitterie en eut si peur qu’il lui prit l’envie de s’agenouiller sur un prie-Dieu et de s’y confire en momeries de vieille cagote. Cependant, elle réalisa que, si Adelia parvenait à se ruer hors de la bibliothèque, les domestiques de Cléore, qui l’attendaient dans le couloir, l’abattraient sans sommation comme le plus vil des gibiers. C’était une chasse cruelle, et, un reste d’humanité demeurant dans la conscience de notre souffreteuse belette bote l’incita à s’interposer entre Délia et l’huis et à faire un rempart de son corps contrefait.
Adelia, toussotante, les yeux irrités pleurant sous la fumée, interpréta mal l’intention première de Quitterie, qui souhaitait que la goule irlandaise demeurât saine et sauve pour que justice équitable fût rendue et non point qu’elle mourût en misérable animal sauvage criblé de plombs. Elle crut que Mademoiselle Moreau voulait la retenir prisonnière de la pièce jusqu’à l’arrivée de Cléore afin de recevoir tous les honneurs de cette peu honorable capture.
« Laisse-moi passer, maudite, sinon, il t’en cuira !
- Que nenni ! Si tu t’échappes, les fusils vont se charger de toi !
- Menteuse ! Chienne ! »
Alors que le petit foyer poursuivait sa consumation, miss Délie se jeta sur Quitterie et lui assena un coup sur la figure, qui occasionna un accès d’épistaxis, soit des saignements du nez fort peu esthétiques. Tombée à genoux, notre gracieuse boiteuse geignit tandis que la traîtresse poussait le verrou de la porte.
« Puisque tu le prends ainsi, discutons de cela en champ clos, entre filles ! Que les adultes ne viennent pas se mêler de nos affaires !
- Tu…tu ne comprends pas… Je veux t’épargner une fin ignominieuse.
- Eteins-moi ce feu, puis, expliquons-nous ! Allez, exécute mon ordre si tu ne veux pas finir comme Ursule Falconet. »
Ses yeux d’émeraude pers, rougis par la fumée, paraissaient fulminer l’anathème. Ses cheveux bruns-rouges, ébouriffés, tout en boucles défaites, devenaient un casque de serpents. Adelia était transformée telle Méduse, et sa fureur incoercible l’empêchait que Quitterie la ramenât à la raison. Elle la jeta sur le feu, qui s’étouffa sous sa chute, tandis que l’étoffe de la robe satinée de la petite estropiée roussissait.
« J’ai mal…j’ai grand’mal… Aie pitié, Adelia !
- Brûle et saigne donc ! »
Des coups retentirent à la porte ; c’étaient les valets de l’embuscade ratée, qui, entendant l’esclandre, tentaient d’entrer. L’un d’eux s’alla chercher Cléore, car l’affaire devenait urgente et Quitterie était en péril. Le domestique restant n’osait fracasser la serrure d’une balle de son fusil, de crainte qu’elle se fichât par accident dans la chair d’une des fillettes, paradoxe si l’on pense que l’homme avait été mandaté pour abattre la catin d’Erin. Le second butler revint accompagné de la comtesse, qui, aussitôt, appela Délie en frappant au bois clos.
« Adelia, m’amour… C’est Cléore… Allons, rends-toi, sois raisonnable. Je te promets de te réintégrer dans toutes tes prérogatives. Je t’offre la paix, la réconciliation, et je te fais vice-chef de l’Institution, avec port des rubans pourpres et noirs… Est-ce bien ce que tu désires ? »
Adelia était porteuse et pourvoyeuse de calamités. Sa voix étouffée retentit, réprobatrice, à travers l’huis capitonné.
« Jamais ! Je ne sortirai que si tu me jures me laver de tous les crimes qui me sont attribués. Je ne suis pas coupable. Seul le bien de la Maison m’a poussée à ces actes ! »
Mais une seconde voix se fit entendre, plus affaiblie encore :
« Menteuse ! C’était ta petite personne égoïste que tu défendais ! Tu dois expier ! »
C’était Quitterie, qui, malgré ses brûlures, était parvenue à surmonter sa douleur et revenait à la charge. Lors, l’oreille de Cléore perçut le bruit d’une lutte. Alarmée, elle multiplia les coups sur les panneaux vernissés de la porte et les supplications.
« Ouvre, ma chérie, ouvre ! Je t’en supplie ! Cesse de tourmenter Quitterie ! »
Mais le sourd vacarme continuait, et l’on entendait la chute de plusieurs objets et sièges, comme autant de témoignages auditifs d’une âpre lutte à mort.
« Messieurs, préparez-vous à fracasser la serrure. Apprêtez vos armes. Nous devons nous introduire par la force. Adelia est armée du seppuku ; elle peut blesser, voire tuer Quitterie.
- Si cette folle résiste ? Si elle nous attaque ? questionna un des valets, qui se nommait Pierre.
- Faites feu sur elle sans hésitation. Abattez-la. Tant pis », répondit Cléore, les pupilles voilées de larmes.
De l’autre côté, dans la bibliothèque de plus en plus désordonnée par l’empoignade, Adelia, avantagée, venait de saisir Quitterie par son cou chétif. Son visage cramoisi et révulsé, marqué de nouvelles zébrures de sang, son camée arraché, ses vêtements déchirés par places, elle ressemblait plus que jamais à une démente assoiffée de vengeance. L’appareil qui maintenait le pied-bot de la petite belette avait été endommagé dans le combat, et sa jambe tordue saignait par plusieurs écorchures, car les pieds cruels de la goule d’Eire s’étaient acharnés sur la partie faible de l’organisme de l’adversaire à la robe roussie. Le tohu-bohu de la bataille avait occasionné de graves dégâts en ces lieux de science livresque et érudite qui auraient réjoui un Erasme de la décadence, en cela que s’y épandaient des brisures de vases, des statuettes de bronze, des éclats de chaises rompues qui parsemaient les tapis de Perse, mais aussi du fait que la chute de quelques uns des vivariums et aquariums, avait causé de malséants épanchements de flaques, de vase et de sable de terrarium. Des piranhas achevaient de remuer, de se démener et d’agoniser de leurs battements caudaux spasmodiques sur les tissages persans détrempés tandis que d’autres bêtes venimeuses, échappées en multitudes de leur antre hyalin, aragnes, scorpions, molochs et autres animalcules rampants, se terraient dans de salvateurs interstices, à l’abri du tumulte humain, attendant que l’esclandre fût passé. Une des dernières acquisitions de la comtesse de Cresseville, un retable sur bois de la Saincte Foy du XVe siècle, œuvre d’un maître poitevin anonyme que les spécialistes nommaient Le maître de l’agnel mystique en référence à Van Eyck dont il semblait un émule français, acheté par un intermédiaire à Drouot voici à peine un mois pour la somme coquette de treize mille francs, gisait, renversé et fendu, sa prédelle cassée, mêlé à des lambeaux de livres chus de leurs étagères, sa valeur inestimable d’autant gâtée par la rage des deux querelleuses. Lors bon à être remisé au rebut, ce retable admirable terminerait au grenier en compagnie de vieilles croûtes mondaines et du portrait raté de Cléore par Armand Point. Le bouclier zoulou, désormais crevé, pitoyable, coudoyait en toute impunité un portrait pieux de Saint Louis de Toulouse dû à un primitif navarrais, antérieur aux splendeurs de Jehan Fouquet et des frères de Limbourg, gouaché de teintes vives aussi fraîches qu’au premier jour de son exécution, de sinople, de vermeil, de lapis-lazuli, gaufré et orfrazé d’une quasi sinopia fresquée et d’un jà sfumato tout en saupoudrures d’or, d’argent et d’électrum, et décroché par le combat, témoin d’une Beata stirps, d’une sainte lignée royale ici comme désarçonnée, destituée et déchue en symbole. Parmi toutes les brisures pêle-mêle, on remarquait l’étui galuché du seppuku de la geisha, qu’Adelia avait perdu dans la dispute.
Délia entreprit donc de serrer le cou flexible de Quitterie afin d’en terminer avec elle. Ce cou de maigrelette enfant contuse et bancroche comme un manicrot, d’une souplesse aigrelette de mangoustan tueur de serpents, qui avait tant fasciné Cléore et maintes clientes anandrynes au même titre que son pied bossu et tourné en dedans, ce long cou blanc hectique, objet de fantasmes émollients, ce fétiche aux vertèbres saillantes sous la peau translucide de la meurt-de-faim, dont la chétivité sublime et érotique allumait des désirs insatiables, ce cou souventefois parcouru, bécoté par les tendres lèvres murmurantes de Cléore, en rêve ou en réalité, complimenté toujours pour sa beauté unique, ornement, atout nonpareil de la souffreteuse enfant, cou gracile entre tous qui maintenant émettait de malséants craquements osseux sous l’étau sauvage des phalanges de la diablesse d’Irlande. La pression d’Adelia augmentait, croissait, et aux bruits émis par les cervicales de la poitrinaire enfant qui menaçaient à tout instant de se rompre, coupant le fil ténu d’une petite vie, se mêlaient les gloussements sadiques de la criminelle et les ébranlements de la porte que la valetaille de Cléore essayait une ultime fois de défoncer avant de recourir au fusil. Jugulée, son larynx cachectique d’anorexie pris dans un étau imparable, Quitterie commençait à être saisie de suffocations morbides parce qu’elle sentait diminuer en elle l’apport de l’oxygène, ce qui conduirait à l’anoxie du sang, et à terme, à l’asphyxie et au trépas.
Adelia sentit mollir son ennemie sous sa pression alors que la gorge de Quitterie, comme étouffée, ne parvenait plus à déglutir et que sa face rougissait, ainsi que sous l’accès d’un coup de sang de podagre apoplectique du temps des beuveries de Mirabeau-Tonneau. Elle relâcha son étreinte, sans vérifier si la fragile fillette était ou non à l’agonie, si elle respirait lors, se contentant du spectacle d’une poupée amollie s’affaissant telle une chiffe sur un perse maculé par les souillures et les brisures. Alors, la criminelle fut prise de panique. La certitude d’avoir commis le crime de trop l’assaillit, parce qu’elle se souvint de la passion spéciale que Cléore éprouvait pour la petite belette qu’elle gâtait inconsidérément de bébés et de poupons porcelainés, faïencés, galvanisés, vulcanisés et biscuités, d’autres joujoux et babioles plus ou moins précieuses et galvanoplastiques en abondance encor, fillette qu’elle soignait de son dévouement incorrigible, au point qu’on soupçonnait une certaine responsabilité involontaire de Quitterie dans la contamination pulmonaire de la comtesse de Cresseville. « Elle lui a refilé sa phtisie, » disait d’elle Julien. « Elle aime Quitterie comme sa fille, et non comme elle m’aime, en tant que maîtresse…se dit la catin coupable. Elle s’est toujours contentée avec elle, en leur douce intimité, de quelques caresses tendres, de mamours enfantins. Quitterie est vierge, je le sais. Jamais je n’ai pu la punir, la châtier. Leur relation n’est jamais allée au-delà comme pour moi ; Cléore ne pourra pas me pardonner pour ça. »
La honte, la honte irréfrénable saisit Adelia jusqu’au tréfonds de sa conscience. Lors, elle se sut perdue, sans nulle échappatoire. La porte allait céder, d’un instant à l’autre. Jà ébranlée, une balle de fusil lui donnerait le coup de grâce. Elle crut Quitterie morte, son départ en son Ciel irrémédiable. Le crime de trop… son crime de goule, de putain orgueilleuse, exclusive, égotiste, tache indélébile, flétrissure de tapin, vérole de pierreuse immature qui achevait de la déshonorer, et la mènerait à Dame Guillotine si Cléore le jugerait bon, quoiqu’elle n’eût que quatorze ans… seulement quatorze ans. L’odeur de la mort ne la quitterait plus, l’habiterait, la hanterait jusqu’à la fin de ses jours, la fragrance de la putréfaction de celles qu’elle avait occises, Ursule, Daphné, Jeanne-Ysoline, Quitterie, toutes grouillantes de vers blancs… Destinées brisées de beautés superbes, qu’elle n’avait point aimées en Narcisse obsédé. L’empyreume cadavérique de toutes ces petites filles collerait à son épiderme, ne la lâcherait plus, ne lui concéderait aucun répit, la stigmatisant, la désignant à l’opprobre, à la vindicte de toute l’humanité. Le chemin, la sentine de la rédemption étaient impossibles à gravir, tant la porte était étroite, tant ce raidillon montait, montait haut, trop haut, trop raide, trop pentu, en son étroitesse infâme. Toute sa vie brève de pécheresse, depuis sa petite enfance en sa chaumine près de Dublin jusqu’à l’instant présent, défila en accéléré dans sa petite tête blessée et tavelée d’écorchures et d’ecchymoses du combat. Alors, elle se décida à se faire justice elle-même.
Elle quêta d’abord les monstres à venin, les quémandant par des mon petit, mon petit, pussy, pussy, comme les tribades le faisaient avec elle pour qu’elle exhibât son joyau, bijou-bonbon dont elle astiquait les facettes avec maniaquerie afin d’en accentuer le chatoiement et qu’elle parfumait à la fraise sauvage, arôme selon elle en adéquation avec la couleur rubescente de l’objet, qu’elle gommait aussi d’un sucrin huileux appétissant et fort collant, de friandise obscène. De plus, cette gomme arabique prodiguait au rubis un aspect, un atour, un entour, un apparat ambré, splendide, resplendissant comme une gomme-laque, sans oublier le goût papillaire opiacé du Ryû tatoué que Jeanne-Ysoline avait pu éprouver. La quête de Délie fut vaine, désespérante. Aucune bête ne vint la piquer, la mordre, lui inoculer sa solution létale. Le temps paraissait ralentir ; sa tête, lésée par un traumatisme assené par un des coups de barreau de chaise rompue brandi par Quitterie avec une force inouïe chez cette fée fragile, lui tourna toute, lui occasionna des vertiges, une synesthésie malvenue, brouillant tous ses repères euclidiens. Les coups à la porte semblaient s’étirer de même, s’allonger, infinis, de plus en plus graves, étales, élastiques. Alors, elle se souvint de sa fausse dent, cette prémolaire du maxillaire supérieur droit, remplacée par une couronne emplie de curare, d’arsenic et de digitaline. Elle serra résolument la mâchoire, et la dent craqua, céda, lâchant son fluide empoisonné dans toute sa bouche. Peine perdue. Malgré l’amertume, le fiel de vomissure emplissant ses mucosités buccales, le poison était trop lent ; il tardait à agir, là où elle eût espéré qu’il la foudroyât en un instant. Délia avait oublié que Cléore l’avait immunisée contre tous ces venins3. Elle essaya l’autre poison de secours, cette poudre à base de cigüe contenue dans le faux cabochon qui sertissait la bague ornant son annulaire droit. Délia désopercula le chaton, essaya de déverser le produit corrosif dans sa gorge, mais, dans l’affolement, elle fut malhabile ; les trois quarts du toxique pulvérulent saupoudrèrent le parterre. Envahie par la désespérance, elle tâta sa robe, souleva ses jupes effilochées.
« Le seppuku, le seppuku ? Je l’ai perdu ! My God ! Where is it ? »
Suante d’angoisse, épeurée comme jamais, elle entendit Cléore ordonner de tirer sur la serrure. La voix de la comtesse de Cresseville paraissait surgir d’un sépulcre marin, d’un cimetière abyssal, tant elle était distante et déformée, autant par l’effet atténué du poison poissant la muqueuse buccale de la petite fille que par celui de sa blessure de tête. Même sa paupière gauche lui faisait présentement mal. Elle était à demi fermée, intumescente, tuméfiée et violacée par un autre mauvais coup. Adelia dut s’agenouiller, fouailler le sol, fourrager les ordures éparpillées sur les lattes du parquet. Tous les événements, les faits, s’étalaient, toujours plus allongés. Son œil valide aperçut enfin l’objet de mort tant convoité. Elle s’en saisit, en ôta la gaine turbide, pointa l’horreur avec une résolution farouche sur son entrecuisse en écartant ses jambes, demeurant debout, dressée, en équilibre précaire. Tandis que la main droite tenait le godemiché, la gauche arracha avec brusquerie le bouton fermant l’entrefesson de ses pantaloons, déchira l’étoffe délicate, élargissant franchement toute l’ouverture, dévoilant l’entièreté de sa gemme sexuée d’où s’extirpait de la fente naturelle indécente le tatouage du dragon. Elle plaqua le sommet de l’objet de cauchemar sur son joyau impur, y allant franchement.
« La première détente, d’abord, la première détente…où est-elle ? Cléore me l’a dit… au bas de l’objet, je crois. Ah ! Je l’ai. Pressons-la. » soliloqua-t-elle.
Ce fut un premier cri de douleur jouissive. L’érection du bois de sycomore en fut irrépressible. Le rubis de Golconde céda à la pression immense, à cette déchirure brusquée et insoutenable. Ce godemiché nippon n’avait pas usurpé sa sulfureuse réputation. Tandis que le coup de fusil retentissait, sourd, la fille d’Erin aperçut toute la pierre rubéfiée tomber, rouler, dérisoire, misérable et perdue, irréelle, tel un fantôme de joyau, sur le perse, accompagnée de l’anneau d’or descellé. Adelia poursuivait jà, alors que des éclats de bois et de métal de la serrure, mêlés à des lambeaux de capiton, volaient dans la pièce. Elle avait l’impression de commettre en elle le plus odieux des viols. Ses pensées furent assaillies par des ressouvenances, des rémanences phobiques, obsessionnelles, alors qu’elle commettait sur elle l’autodestruction, l’autodissolution expiatoire de son être, la forme la plus raffinée, élaborée et décadente du suicide, en cela qu’elle mêlait le sexe et l’anéantissement, l’amour onaniste et la négation radicale de soi. C’était pis qu’une immolation. Elle aspira au chaos, tout en se remémorant les paroles qu’elle avait murmurées à Cléore quand celle-ci lui avait permis de découvrir les vertus contradictoires de cet ineffable et obscène instrument, jà fourré en elle. « Volupté et mort…volupté puis mort… » articulèrent ses lèvres, récitant cette mélopée orgiaque et dantesque.
« My Goddess ! Ô Bona Dea…Je remets mon âme, my soul, in your holy hands…entre tes mains bénies. » ajouta-t-elle, priant, implorant son hérétique idole, avant de s’achever en un ultime accomplissement.
La seconde détente…la fillette secouée par les spasmes extatiques appuya la seconde détente. Ce fut une fulgurance, un foudroiement d’horreur, tandis que Cléore et les deux valets perruqués pénétraient enfin dans la bibliothèque saccagée. Adelia succomba instantanément, traversée de l’entrecuisse à la bouche par la lame imparable, d’une longueur insoupçonnée, sous-évaluée par la petite goule qui pensait, contrairement à Elémir qui savait, qu’elle ne pourfendait pas au-delà du sphincter et de l’utérus, parce qu’elle avait extrapolé l’efficience de l’engin morbide en fonction d’un organisme adulte et mature, alors qu’Adelia était d’une stature moindre que celle pourtant fort menue de Cléore, qui n’atteignait pas les cinq pieds sous la toise, cette lame de samouraï dont la pointe effilée surgit, aiguë, aiguisée, coupante, tranchante, mutilatrice, sanguinolente, à travers ses dents qu’elle arracha en faisant éclater larynx et mâchoire par la force du jaillissement de l’acier. Le corps empalé, encore debout, comme planté au milieu de la pièce, tenu en équilibre on ne savait comment, exsudant tous ses fluides écarlates, les bavant par l’orifice buccal désarticulé en un rictus momiforme incaïque, tressauta quelques secondes, habité par des trémulations végétatives galvaniques, des nerfs et du cerveau, tandis que les yeux grands ouverts de la morte, révulsés, exulcérés, semblaient hurler leur surprise indicible et implorer un improbable rachat de l’âme de l’homicidée. Enfin, après d’interminables instants qui parurent des siècles, le cadavre d’Adelia O’Flanaghan se décida à choir, à la parfin inanimé, libéré des tourments et de la turpitude. A ce spectacle, la comtesse de Cresseville fut prise de nausées puis tomba en pâmoison. Le premier domestique la ranima avec des sels, tandis que le second, jugeant inutile tout secours à la dépouille enfantine cruentée et empoissée de coagulum, se pencha sur Quitterie.
« Celle-ci respire encore, dit-il, elle n’est qu’évanouie. »
Revenant à elle, Cléore clama : « Béroult ! Allez mander Béroult ! »
Cependant, Pauline venait de rencontrer Ellénore dans la serre, et toutes deux s’apprêtaient à en sortir…
***************
A bord du ballon captif, Hégésippe Allard et le commissaire Brunon avaient perçu l’écho d’une détonation, sans que la balle tirée frôlât même l’enveloppe de l’aérostat. Inquiet, Allard s’enquit auprès de l’aérostier de la nécessité de délester l’engin volant de quelques sacs de sable, afin qu’ils missent quelque distance d’altitude, hors de toute portée de canon, s’il eût pris la fantaisie des défenseurs du castel maudit d’ajuster leur tir et de les abattre. Le ballon étant gonflé à l’hydrogène, gaz éminemment inflammable, le risque de l’explosion s’avérait aussi aigu que celui d’une crevaison de la gutta-percha ou de la gomme-gutte sous l’impact du projectile du fusilier. En professionnel aguerri, l’aérostier militaire, dont l’uniforme était caché par une pelisse en peau de mouton et qui, sous son casoar réglementaire, avait enfilé d’épaisses lunettes anti-poussière, répondit aux simagrées de l’aliéniste :
« Demandez à Monsieur Jules Verne ou à Monsieur Félix Tournachon dit Nadar; les experts des ballons, c’est eux. Et si Gambetta était encore de ce monde…
- Il reste Monsieur Eugène Spuller, que je sache, objecta Brunon sur le ton de la plaisanterie.
- Monsieur le commissaire, reprit l’aéronaute en chef qui avait le grade de lieutenant, mais dans le génie, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Je ne me moque pas de vous. Toujours est-il que pour répondre à votre inquiétude légitime, lâcher du lest sera inutile. Je vous garantis qu’aucune balle de fusil ne nous atteindra. Il faudrait pour cela un canon Krupp, à condition qu’il soit de fort calibre et à longue portée, une sorte d’obusier qui… Mais je suis officier du génie, non point d’artillerie.
- Pourquoi ne pas disserter, tant que nous y sommes, sur la manière de compenser l’effet de recul ?
- Monsieur le docteur, répondit le lieutenant, il n’y a pas à parler en ce lieu et en cet instant inappropriés des recherches secrètes des experts de notre Etat-major sur le frein de recul. Je crois que je vous en ai encore trop dit.
- Mon lieutenant, pourriez-vous me passer des jumelles ?
- Monsieur le commissaire, je suis à vos ordres bien que vous soyez un civil. »
Brunon prit la paire de jumelles et les ajusta. Il scruta le secteur du terrain où Pauline devait lors se trouver.
« Diable ! Cela se gâte, on dirait. Votre fille se perd dans des enfilades de bassins et de pièces d’eau à sec et défraîchies.
- L’endroit est vaste, et un plan peut s’avérer trompeur, à l’échelle, par rapport aux dimensions réelles des lieux et à leur perception.
- Hégésippe, lui répondit Brunon avec familiarité, pensez-vous que la perte de temps occasionnée par les errements de votre fille compromet notre action ?
- Il est essentiel que tout soit achevé avant la soirée. Nous avons de la marge.
- Mes jumelles constatent que mon confrère Moret ne lâche pas pied, et qu’il suit toujours Pauline avec l’escadron de gendarmes. Tous se camouflent comme ils peuvent. C’est miracle qu’il n’y ait personne de Moesta et Errabunda dehors pour les repérer et donner l’alerte. C’est à croire qu’après le tir que nous avons failli essuyer, leur défense est affaiblie, à moins qu’ils soient tous préoccupés par des événements internes…
- Quel genre d’événements ?
- Je ne sais pas. Rappelez-vous les dépositions d’Odile Boiron et de Marie Bougru. Il y a une criminelle là-bas, cette Adelia O’Flanaghan, qu’on soupçonne de meurtre, et je me permets de rappeler à votre souvenance, Hégésippe, le récent compte rendu du gendarme Grison, voilà cinq jours de cela, à propos d’obsèques clandestines par lui observées. La bière n’était pas celle d’un adulte, loin s’en fallait. Cela signifie que notre miss Délie a encore frappé, et que nos abjects gibiers de potence ont d’autres chats à fouetter que d’assurer leur défense contre nous. Ils cherchent à la débusquer depuis plusieurs jours.
- Mais le tir de tantôt veut dire qu’on nous a vus, donc repérés, et que le tireur aura prévenu la comtesse de Cresseville. Donc, quel que soit l’effet de surprise, l’accueil sera belliqueux. Il y aura riposte. Imaginez une balle perdue malencontreuse qui irait se ficher dans la chair de ma fille… Si ce ballon était équipé d’un télégraphe… Il faudra bien inventer un système de communication à distance qui…
- Nous planchons, messieurs, sur l’utilisation du téléphone sur les champs de bataille, comme sur l’aérostation de reconnaissance. De même, nous envisageons dans un proche avenir la conception de dirigeables offensifs armés de canons et de mitrailleuses, capables de bombarder une cible, reprit le lieutenant du génie. Cependant, des fusées sont à bord ainsi que la cage à pigeons-messagers que vous avez dû remarquer. En bas, les gendarmes sont aussi équipés pour la communication : miroirs, fusées, oiseaux… Et votre Pauline elle-même doit donner le signal de l’attaque en faisant exploser des pétards.
- Comme de juste ! s’exclama le commissaire. J’aperçois tout en bas un clignotement. Ah ! Cela est pénible ! J’envie vos lunettes, mon lieutenant.
- C’est l’adjudant-chef Cleuziot. Il a l’ordre de nous communiquer la situation par l’optique toutes les demi-heures. Je suis expert aussi en signaux lumineux.
- Traduisez donc ce langage abstrus pour nous, mon lieutenant !
- Le principe des signaux lumineux s’inspire autant de l’ancien télégraphe optique de la Grande Révolution – celui de Chappe – que du langage conçu par Monsieur Samuel Morse. Rien à signaler de spécial. Mademoiselle Allard s’approche de la fameuse serre… Ah ! Voici qu’elle y pénètre. Bien !
- Attendons donc le prochain message, conclut Allard. L’instant décisif de la confrontation approche. »
***************
Abasourdies par le spectacle indicible qui s’offrait à leurs regards d’enfants, Pauline et Ellénore en étaient demeurées bouche bée. Pourtant, il ne fallait pas que la jeune demoiselle perdît son objectif. Aussi commença-t-elle à rechercher ses allumettes dans la poche gauche de son manteau.
« Qui donc êtes-vous, mademoiselle, et que faites-vous ? interrogea Sarah qui était accourue pour soutenir Cléore dans cette épreuve horrible.
- Ze…ze réponds d’elle ! Z’est une pauvre égarée ici qui quémande du zecours et…
- L’heure est au deuil, non pas à la charité ! Mademoiselle Ellénore, allez vous rhabiller et nous aider à rendre décente cette malheureuse trépassée, notre pauvre petite Adelia. ».
Toutes les petites filles criaillaient et geignaient : « C’est un suicide ! C’est un suicide ! Bonté divine ! Adelia s’est trucidée ! »
La vieille juive était la seule à conserver son sang-froid, car accoutumée aux coups difficiles et aux péripéties tragiques que sa longue existence de réprouvée avait vécues et traversées. Elle fut la seule à remarquer le manège de Pauline, à constater que les poches du manteau étaient par trop enflées, rembourrées, emplies de choses suspectes. Elle héla la benoîte Marie-Yvonne, qui, aussi désemparée que ses camarades, affichait son désarroi et était incapable de se contrôler.
« Mademoiselle Marie-Yvonne, venez m’aider ! Nous allons fouiller les poches de cette étrangère. »
Elle avait appuyé sur le mot à dessein, de son accent si singulier. Elle jura et cracha, émit une imprécation, une malédiction gitane à l’encontre de Pauline.
« Petite gadjo goï, tu vas te laisser faire ! Sinon, Eblis et le Shéol iront te chercher ! »
Tremblante de peur, tant elle craignait la sinistre acolyte de Cléore au bras mort, Marie-Yvonne se saisit de Pauline sans regimber. Sarah avait fait exprès d’appeler à la rescousse la plus grasse et forte des pensionnaires, dont le volume porcin contrastait avec la gracilité attardée de Mademoiselle Allard. Il fallut conséquemment à la fillette se défendre bec et ongles, griffer et mordre la grasse enfant brunette. Zorobabel s’agita sur l’épaule de la sorcière mosaïque. Il vola jusqu’à Pauline et l’attaqua. Le rosalbin essayait de lacérer son visage de ses serres et de son bec cruel, faisant tomber son chapeau, mais, se défendant, bien qu’elle saignât d’une estafilade au front, la fillette parvint à repousser les assauts du mauvais papegai et le projeta en pleine figure de la sinistre vieille. Alors, en fureur, Zorobabel s’acharna sur Sarah qu’il griffa et becqueta avec une sauvagerie sans pareille tandis que Pauline se saisissait de la boîte d’allumettes et d’un des pétards après avoir culbuté Marie-Yvonne. C’était omettre le fusil du domestique Pierre, qui pointa son arme afin d’abattre l’intruse. Un coup de théâtre se produisit car, accourus sur le perron, Michel et Julien s’interposèrent. D’un seul mouvement de bras, Julien fit dévier le fusil dont le coup partit en l’air, mais la détonation retentit si fortement qu’elle provoqua une envolée de canards et de vanneaux.
« On ne tue pas les enfants, imbécile ! » jeta le factotum de la comtesse de Cresseville à l’adresse du larbin trop impulsif. Pauline comprit qu’elle venait de voir la camarde de près.
« Allons, petite, explique toi, l’interpela Michel. Dis nous qui t’envoie et ce que tu fiches ici !
- Cela ne vous regarde pas ! répliqua, énergique, la vaillante enfant.
- Emmenez-la, vous autres ! Je vais m’occuper de Sarah. Son salopiau de cacatoès à la noix vient de sacrément l’esquinter ! s’écria Julien. J’crois qu’il lui a crevé les yeux. »
Il ne put en dire plus, car une pétarade de mousqueterie retentit en même temps que le groupe demeuré sur les marches du perron du pavillon essuyait un jet de balles qu’il ne put parer sur-le-champ, jet qui faucha et laissa à terre plusieurs personnes, blessées ou mortes. C’était l’assaut des gendarmes, précipité par le coup de fusil de Pierre, un assaut commandé comme il était prévu par l’inspecteur Moret.
***********
Après que Pauline eut quitté la serre en compagnie d’Ellénore, le policier et les gendarmes continuèrent de suivre Mademoiselle Allard à distance. De nouveaux signaux lumineux furent adressés au ballon captif où l’aliéniste et le commissaire avaient pris place en tant qu’observateurs à distance. Aucun mouvement suspect n’avait été signalé après le coup de feu de tantôt. Le pavillon principal fut en vue mais les deux cents derniers mètres s’avérant en terrain découvert, exposé, l’escadron jugea bon de demeurer caché derrière les bosquets et charmilles mal entretenus. Cleuziot scruta de ses jumelles le perron du pavillon ; il y vit l’assemblée, l’arrivée de Pauline, Cléore qui portait le cadavre d’Adelia, puis l’envenimement des choses. Il fallait se tenir prêts, attendre le signal que l’enfant essayait d’envoyer malgré l’échauffourée. Ce fut le tir dévié du domestique Pierre qui déclencha le drame ultime.
« Sapristi ! On a tiré sur Mademoiselle Allard ! jura l’adjudant-chef. Alerte ! Alerte !
- Pauline est-elle touchée ?
- Je ne sais pas. On dirait qu’un homme l’empoigne.
- Alors, c’est qu’elle est prisonnière, blessée peut-être ! Notre stratagème a été éventé. Mon adjudant-chef, commandez donc la charge !
- Messieurs, apprêtez vos armes ! A mon commandement… »
On entendit les soldats fourbir leurs fusils du nouveau modèle Lebel, fort redoutable car à répétition, y planter les baïonnettes, faire cliqueter les chiens. Puis, ce fut l’ordre de l’assaut, que le sifflet de Moret mena, tambour battant, en tête de la troupe qui chargea au trot, s’extrayant des fourrés, en un bel ensemble ligné, comme à l’infanterie, le fer des baïonnettes pointé. Cela rappelait quelque manœuvre de la Garde, quoique les bonnets à poils de l’Empire fussent remplacés par des bicornes. Cleuziot commanda le feu, dès que la portée fut jugée suffisante pour faire mouche. L’ennemi était si occupé par ce qui se passait entre Pauline et Julien que la charge, prompte, ne fut pas remarquée à temps.
« Messieurs, épaulez ! En joue ! Feu ! »
La pétarade éclata donc, abattant plusieurs personnes, deux valets, dont Pierre et la pauvre Marie-Yvonne, qui mourut instantanément, la tête fracassée. L’autre morte, pantelante, refroidissant déjà, était Adelia O’Flanaghan, le pal hideux toujours s’échappant de sa bouche rompue, frappée par plusieurs balles en sa chair roidie. Elle rebondit aux impacts, tel un grotesque pantin auquel on eût insufflé le semblant de vie d’un golem ou d’une créature du docteur Frankenstein. Abandonnant le cadavre de la goule et les autres victimes, moribondes ou occises, les pensionnaires et les adultes se replièrent dans l’affolement à l’intérieur du pavillon. Michel s’empressa de faire refermer les battants des portes, qu’aussitôt une seconde salve de fusils Lebel arrosa de leurs projectiles profilés et mortifères, transperçant le bois à en faire projeter des dizaines d’échardes. Profitant de l’aubaine, Pauline échappa aux rets de Michel et Julien qui cherchaient à rassembler tous les hommes armés et à s’aller aux fenêtres pour riposter, y compris aux étages, tandis que Jules et Albert menaient Cléore en lieu sûr et la protégeaient comme des gardes du corps.
« Délia ! hurla-t-elle. Ne laissez pas ma Délia aux mains de ces Uhlans ! »
Quant à Sarah, abandonnée de tous, aveugle, énucléé par la rage du rosalbin, les orbites caves et suintant des filets de sang, elle erra à tâtons dans les corridors, bousculée et houspillée par celles et ceux qui cherchaient un abri. Pauline, qui ne savait pas s’il fallait qu’elle se montrât à la troupe avec un mouchoir en guise de drapeau blanc ou qu’elle s’abritât jusqu’à la cessation de ces hostilités, vit qu’on la suivait dans le couloir menant à l’escalier de l’étage où se trouvaient les chambres. Son regard s’illumina quand elle reconnut la petite Ellénore.
« Pauline, attends-moi ! Ze zais où nous devons nous rendre. Nous n’y risquerons rien… »
Elle remarqua qu’Ellénore peinait à courir, qu’elle portait sans cesse une main à son côté gauche tandis que son lumineux visage d’elfe se crispait. Elle vit que cette main était rouge de sang.
« Mademoiselle Ellénore, êtes-vous blessée ? » questionna-t-elle, sachant l’évidence de la réponse car il était certain que l’enfant avait été touchée au flanc lors de la première salve. Les tirs fusaient de toute part ; la fragrance entêtante de la poudre envahissait les aîtres. Les hommes de Cléore renversaient les meubles, arrachaient les tentures et rideaux des fenêtres, brisaient avec sauvagerie les carreaux des vitres avec les crosses de leurs fusils, puis faisaient feu au dehors sur chaque bicorne qui se montrait et qui ripostait aussitôt.
« Montons… Montons zusqu’aux zambres… » zézaya Ellénore d’une voix faible.
Une tache écarlate s’étendait sur le côté, maculait et gouttait sur la pelisse de martre qui enveloppait la quasi nudité de l’enfant. Ellénore ahana aux marches, put à peine les gravir. Parvenue à l’étage, elle s’effondra dans les bras de Pauline, tachant de son sang épandu le manteau de la probe fillette.
« La…la zambre de Zeanne-Yzoline… Z’est zette porte là-bas… Aide-moi, ma mie… Ouvre-la. Elle n’est point verrouillée… »
Ses mots devenaient presque indistincts dans la clameur générale de guerre qui submergeait l’Institution et parvenait d’en bas. Elle eut un premier évanouissement, affaiblie par son hémorragie. Pauline entendit, assourdie, une voix implorante, venue du rez-de-chaussée ou du dehors, peut-être choquée par la mort d’enfants dans cette fusillade ; cette voix poignante suppliait :
« Halte au feu, mon adjudant-chef ! Je vous en prie, ordonnez halte au feu ! Vous tuez des innocentes ! »
Cette voix déformée s’étrangla et se tut. Celui ou celle qui avait imploré venait à son tour d’être fauchée par la mousqueterie républicaine, aveugle, impitoyable, qui ne cherchait plus à discerner le bon grain de l’ivraie, qui fusillait pour fusiller, comme certains éléments, versaillais à l’époque, l’avaient jà fait durant la Semaine Sanglante de 1871, comme aussi leurs parents, sans doute, en juin 1848. En bas, il y avait des chaussures, des padous abandonnés à profusion, délaissés, quelques personnes geignardes, adultes ou fillettes, Ysalis touchée à la jambe, Stratonice à l’épaule… atteintes par la deuxième salve à moins que cela fût par les éclats de bois, alors que les battants de la porte se brisaient, cédaient sous l’acharnement de la maréchaussée fanatique.
La porte de la chambrée de Jeanne-Ysoline s’offrit au regard de Pauline, désignée par la parole ténue d’Ellénore, revenue à elle et désormais portée, soutenue par sa charitable mie dont la vêture achevait de gluer de son sang. « Z’est…z’est izi… »
Elle parvenait à peine à articuler, mais se refusait à abandonner son blèsement insigne, comme si le retour à une prononciation commune eût signifié la fauchaison immédiate, à l’instant, de cette jeune âme par le Vieillard Temps. Bléser, zozoter, c’était pour Ellénore vivre encore, lutter, lutter toujours contre la Mort, affirmer qu’elle était encore là, présente ici-bas, dans l’espérance que Pauline la soignerait, car la petite pensionnaire savait que la chambre de Jeanne-Ysoline recelait des trésors médicinaux ineffables, bien qu’ils fussent adaptés aux soins de pédicure. L’huis était facile à reconnaître depuis l’assassinat de l’enfant. Il s’encombrait de fleurs, certaines encor fraîches, d’autres flétries, de joujoux coruscants et magiques, de poupées festonnées, objets accumulés en tas, de veilleuses de cire ou de suif lors éteintes, de lampes à huile antiques encore luminescentes, de petits billets d’amour, de regrets éternels, comme autant de témoignages de ce deuil, de concélébration du souvenir de la plus appréciée et de la plus intègre et vertueuse des pensionnaires de Moesta et Errabunda. Et un mot d’Ellénore elle-même, tracé avec maladresse au stylograph, sur un bout de papier déchiré tout simple, marqué de tachetures et de pâtés, s’ajoutait à cette collection morbide et tombale.
« A m’amour Janne-Isoline (sic), la plus belle d’entre nous toutes. Regrets à jamais… Adieu…adieu… »
C’était sublime ; c’était bouleversant. Pauline pleura. Elle effleura le front blanc de la mourante d’un doux baiser de remerciements pour tant de tendresse humaine, baiser où ses larmes se mêlèrent aux sudations de la blessée. Lors, elle enleva ces décombres du seuil, ces dépouilles de l’enfance, et abaissa la poignée de la porte de ce cénotaphe. Elle y pénétra avec hésitation, avec solennité aussi, comme les femmes le firent au Saint Sépulcre le dimanche de la résurrection. Elle continuait de tenir Ellénore par la hanche, de son bras pourpré dégouttant de cette vitalité fluidifiée qui toute s’en allait.
C’était une chambre-cimetière, jonchée de bouquets et de brassées de fleurs fanées. Tout, absolument tout, jusqu’à la couche même, parée d’une courtepointe et de coussins à glands de velours dorés, était parsemé de gerbes et de couronnes mortuaires, obituaires, dont la déliquescence de mort, l’empyreume, la blettissure, exhalaient un asphyxiant poison, une bouffée putride, surabondante de fétidité, un pot-pourri de déhiscences passées. Toutes ces guenilles végétales avaient subi une espèce de dissémination à travers toute la pièce, arrosage ou dispersion à la semblance de celle d’une eau bénite par un aspersoir, tandis que leur fragrance d’étiolement empoisonné laissait à penser qu’une sorte de prêtre païen les avait épandues avec un ostensoir, tellement leur pourriture enfumait tel un fumeron mal éteint ce lieu clos cultuel funeste jusqu’à l’irrespirable. Sur un bonheur-du-jour en lui-même encombré de toutes ces flétrissures de jonchées florales, reposait un portrait photographique sur plaque de verre, encadré de dorures, crêpé de noir, qui rappelait le souvenir délicieux de la jeune défunte. Les fameux tableaux galants et gaillards avaient été retournés par pudeur, toile contre mur, contre tapisserie, afin qu’ils n’offensassent pas l’infante d’Armor morte.
Du fond de vases de pierre et de métal, profus, posés sur le parquet, tout autour du lit, de ces vases de tombeaux oxydés et rongés du Siècle de la Grande Mort concélébrée en sa pompe aulique et baroque, en toutes ses oraisons funèbres, en ses panégyriques de Bossuet et Massillon, s’exsudaient des efflorescences de moisissures et d’eau croupie dans laquelle trempaient les tiges chancies, suries mais non inermes des roses étiolées et brunies en pleine marcescence. Ce liquide de mort, de décomposition, non encore tout à fait évaporé, suintait parfois des cols et des parois des récipients percées par la rouille. En cet oratoire sépulcral et poignant, on se fût attendu à trouver la jeune morte gisante, tout en raideur cadavérique, au mitan de la couche, les mains assemblées en prière à moins qu’elle se transît jà, qu’elle se décharnât sous les assauts de la putréfaction. Il n’en était heureusement rien puisqu’on l’avait inhumée, mais cela confirmait le caractère de sanctuaire du souvenir et du recueillement, de cénotaphe, dévolu à cette chambre. Cléore avait fait ajouter un prie-Dieu au pied du lit à ciel et une croix de buis, toute simple, à sa tête, croix issue d’on ne pouvait assavoir quelle rapine dans une quelconque boutique saint-sulpicienne d’objets de piété.
Alors, Pauline fut prise de visions ancestrales, immémoriales, des visions d’hommes-singes, d’anthropopithèques d’un archaïsme extrême, conformes aux théories transformistes hérétiques de Charles Darwin, pourtant non dépourvus d’humanité, hommes-singes dont l’esprit fruste, saisi, illuminé par la Révélation, par l’étincelle de l’humanisation, inventait les concepts métaphysiques de la Mort, du Deuil, de l’Au-delà, de l’Âme même. Ils inhumaient leurs morts pour la première fois, en cette nuit des temps, se refusaient à ce qu’ils se corrompissent en plein air, qu’ils fussent abandonnés, dévorés par les fauves et par les charognards, parce qu’ils avaient été quelque chose, mieux, quelqu’un. Ils inventaient la Tombe, Ses offrandes, Ses rites, recouvrant le défunt de pétales de roses, concevant la prière, le souvenir, la Vie après la Mort.4 Pauline se faisait clairvoyante, devineresse, mais du passé lointain, distant.
Le lieu était obscur, nous vous le rappelons.5 Il comportait un simple fenestron en forme d’œil-de-bœuf, et Pauline fut obligée d’allumer une des lampes à pétrole dont cette pièce sombre était pourvue. De même, constatons que le second lit à baldaquin avait été enlevé, remisé, depuis ce jour fatal de l’assassinat.
Elle fit place nette, débarrassant le lit des jonchées séchées d’aubépines, de passiflores, de primeroses, d’orpin ou trique-madame, puis ôta son manteau souillé ainsi que sa paire de gants et son écharpe, qu’elle pendit à un portemanteau d’ébène lourdement sculpté. Elle entreprit de dévêtir Ellénore avant de l’allonger, afin que se dévoilât la blessure et qu’elle la nettoyât. La pelisse de martre était encollée à la peau de la fillette ; elle adhérait, poissait, à la brassière de lingerie et au jupon, eux-mêmes tout gluants de sang. Pauline n’osa point dénuder la blessée en sa totalité, par pudeur sans doute. Elle laissa à l’enfant meurtrie ses pantalons de broderie, quoiqu’ils s’empoissassent aussi d’hémoglobine. Enfin, elle la déchaussa et l’allongea sur la courtepointe, le plus délicatement qu’elle pouvait. Ellénore haletait. Ses mamelons apparaissaient dressés, rigides, saillants et fermes, sans doute du fait d’une excitation réflexe parce que Mademoiselle Allard touchait et manipulait la blessée avec douceur. Ellénore avait été éduquée, conditionnée au plaisir anandryn et son corps répondait à la moindre caresse, au moindre frôlement, que son cerveau de poupée pervertie interprétait comme une sollicitation d’ordre charnel. Le durcissement, la rigidification et l’érection de ses tétins, dont le gauche se détrempait de sang, était une manifestation indubitable de cela, face aux palpations du médecin improvisé, considérées par l’esprit d’Ellénore telle une caresse d’amour. La petite avait coutume de recevoir des clientes qui, pour cent francs, car il s’agissait de l’une des prestations les plus chères, les plus sollicitées et les plus audacieuses proposées en la Maison, la mettaient nu-torse et pratiquaient sur elle de longues tétées et succions pectorales. Pauline grimaça quand ses yeux indiscrets remarquèrent une mouillure légère mais indéniable en l’entrefesson d’Ellénore, accompagnée d’un soulèvement inconvenant et impudique de son bassin et de son pubis encore impubère, discernable comme l’on sait de par la transparence de l’étoffe éthérée des pantaloons. A cet accès se mêlait la manifestation de la souffrance aiguë.
La gravité de la blessure était plus conséquente qu’escompté. Pauline vit le trou de la balle, sur le côté gauche, pareil au percement du flanc de Jésus-Christ par la lance de Longin. Il avait méchant aspect. La balle cylindro-conique du Lebel, au calibre de 8 mm, avait pénétré en profondeur. L’abîme de chair était profond, insondable, creusé fort loin à travers le buste, le projectile non extractible. De toute façon, notre infirmière improvisée ne disposait pas des instruments adéquats pour extraire cette balle et cautériser la blessure. L’abondance de l’hémorragie et la trajectoire balistique supposée lui firent conjecturer qu’elle avait pénétré droite, s’était frayé un chemin en perforant le lobe inférieur du poumon gauche, qu’elle avait dû frôler le cœur, l’aorte peut-être, léser et briser plusieurs côtes, se loger dans la cage thoracique, voire pis, dans un autre organe vital, l’autre poumon, ou le foie. La petite s’exsanguait lentement. Pauline, avec son père, avait visité des hôpitaux militaires, avait regardé les médecins faire, avait consulté quelquefois des ouvrages médicaux. Elle déchira et lacéra ce qui restait de la lingerie d’Ellénore, en fit de la charpie et tenta d’étancher la blessure avec ces chiffons dérisoires puis de bourrer le trou pourpré, horrible. Elle s’enquit de bandages, de remèdes, ouvrit grandes les portes des armoires de la chambre, à la recherche de tout ce qu’elle pourrait y trouver pour soulager et soigner la mourante. Elle mit la main sur des piles de draps, sur des bandages prévus pour les pieds, des pansements destinés à soigner les ampoules, des flacons de baumes, d’arnica, d’onguents divers et d’eucalyptol. La blessée geignait de plus en plus. Elle grelottait, frissonnait, se plaignait d’avoir grand froid. Ses lèvres bleuissaient jà. Ayant déniché des ciseaux dans une boîte à ouvrage, Pauline entreprit de découper toute cette literie de réserve, d’en faire de longs rubans, de longs lambeaux à la semblance de bandes. Elle badigeonna le trou de la balle avec cette essence d’antisepsie, cet eucalyptol dont elle doutait de l’efficacité. Le visage de la petite ne cessait de grimacer, de se crisper au fur et à mesure que Pauline nettoyait et désinfectait la plaie. Elle dut soulever, redresser Ellénore qui hurla afin de pouvoir enrouler sur son torse poisseux les bandelettes improvisées. Mademoiselle Allard avait beau mettre du cœur à l’ouvrage, elle éprouvait les pires difficultés à prodiguer ses soins à une patiente dont les douleurs ne cessaient de s’accroître. Ellénore criait, gigotait, s’agitait, se ployait, ce qui aggravait la béance de la blessure et l’échappée du sang. Il giclait, gouttait, et ce saignement incessant souillait instantanément les pansements constitués de draps effilochés, s’écoulant jusqu’au sol en ruisselets jaspant le parquet latté de flaques et mouillant les bottillons de Pauline. Cela ajoutait à la puanteur de la pièce renfermée, sans vraie fenêtre, y superposait et y additionnait l’odeur âcre, fade, douceâtre et sucrée du liquide de la Vie aux apostumes puantes des fleurs momifiées de surissures. Dans tous ses gestes, Mademoiselle Allard était réfléchie ; elle faisait preuve d’une maturité déconcertante, d’un sang-froid nonpareil. Elle voulut soulager les souffrances, les plaintes de poupée, espérant que toutes ces armoires continssent quelques ampoules de morphine ou de tout autre drogue palliative, avec leur lot de seringues de Pravaz, car elle supposait avec logique qu’avec toutes les dépravations prodiguées par les enseignements de la comtesse de Cresseville, les juvéniles créatures ne pouvaient être que pourries par la drogue, comme de nombreux poëtes décadents, à moins qu’elles fussent éthéromanes. Les criaillements de douleur d’Ellénore devenaient insoutenables, toute déchirée et lésée par la balle qu’elle était, mais, ô paradoxe, loin de représenter une dysharmonie en ce sanctuaire funèbre voué au culte turbide de Jeanne-Ysoline, sanctuaire qui avait été sa couche de sommeil et d’amour, de Morphée et de Vénus, ces accès vocaux conséquents de la petite moribonde blond-roux paraissaient au contraire euphoniques, en cela qu’ils se mariaient à la perfection avec l’ambiance mortuaire de ce lieu claustral quasi enténébré. Pauline eut beau se souvenir de l’agencement de la propriété, de l’existence effective d’une infirmerie dans un autre pavillon, telle que le plan des gendarmes la mentionnait, elle savait que les événements en cours à l’extérieur de l’huis et la faiblesse accrue de la blessée empêchaient que toutes deux s’allassent jusque là, s’aventurassent au dehors cahin-caha en pleine fusillade, cette bravade belliqueuse dont les pétarades parvenaient, de moins en moins distantes, à ses oreilles attentives. Oui… la guerre se rapprochait de la chambre. La maréchaussée atteignait lors l’étage ; il fallait donc qu’elle se hâtât. L’angoisse tenait Pauline sous son joug ; elle l’empoigna à la gorge, âpre, la jugula toute. Sans réfléchir, la fillette dénicha un deuxième flacon d’eucalyptol dont elle imbiba son mouchoir qu’elle appliqua sur la bouche d’Ellénore. La gamine se calma, cessa ses cris, cris qui mutèrent en soupirs, en nouvelles plaintes de poupée d’une ténuité mignarde. De fait, la blessée devint lors trop faible et exsangue pour hurler sa souffrance. A cet instant, Pauline sut Ellénore perdue.
S’obstiner à la soigner ne servirait plus de rien ; le ruisseau vital s’extravasait et s’épreignait toujours du trou turpide de son flanc, à travers les bandages rougis et irrécupérables. Pauline n’en avait plus d’autres à sa disposition. Elle n’eut plus qu’à regarder partir peu à peu la blessée, à améliorer ses ultimes minutes de vie, à examiner en clinicien tous les symptômes de son agonie lente. Les extrémités d’Ellénore, doigts, orteils, bleuirent à leur tour. Les membres de la fillette étaient glacés alors que son front blafard brûlait de fièvre. Pauline ne cessait d’ausculter son cœur, de tâter son pouls, de compter le nombre de pulsations par minute avec l’oignon que lui avait prêté son père, un authentique Breguet qu’on supposait avoir appartenu à la duchesse de Polignac, la plus belle des brunes anandrynes, l’amante adorée de l’Autrichienne, que Madame Vigée-Lebrun portraitura de manière ravissante et glamourous comme disent les Anglais, un acquêt tout en ornamentum de dorures art pour l’art, venu d’une vente aux enchères des biens nationaux nobiliaires après la chute du Roy, puis passé de mains en mains jusqu’aux Allard en fonction des aléas de l’Histoire. Elle contrôlait le rythme de sa respiration, de ses exsufflations. Tout cela s’atténuait, ralentissait d’instant en instant, par places, par à-coups. Il était indéniable que l’affaiblissement de la petite fille devenait terminal. Ellénore s’accrochait encore au fil aminci de la Parque. Elle marmotta :
« Z’ai froid Pauline, z’ai grand froid ».
Elle reposait dans une couche d’empois sanguinolent, nue à l’exception de ses bandages empourprés et de ses pantalons de lingerie. Sa peau gluante de sanguine était parcourue de frissons, marquée par ce que l’on nommait chair de poule. Prise de pitié, voulant aussi cacher ce corps cramoisi impudique, Pauline prit un plaid dans la première armoire et le posa sur l’agonisante.
« As-tu plus chaud ainsi ? » lui demanda-t-elle, se surprenant à la tutoyer. Des larmes embuaient ses yeux.
Ellénore ne répondit pas tout de go. Sa poitrine se soulevait doucement ; sa respiration était faible mais encor régulière. Puis, l’envie lui vint de dire :
« Z’ai grand’peur de la mort… Ze ne veux pas mourir… Ze n’ai pas encore onze ans…
- Tu ne mourras pas, je te sauverai, Ellénore, j’en fais le serment.
- Ze ne zuis plus Ellénore…balbutia la blessée. Ze…je suis Louise Vinay. »
C’était là le signe du renoncement à la lutte, tant redouté, tant guetté par Pauline. Ellénore, non point qu’elle délirât, avait recouvré son identité, et abandonné ses blèsements.
« Tu sais ce que nous allons faire ?
- Non point…
- Nous allons réciter ensemble un poëme…
- Pauline, je… ne connais aucun poëte.
- C’est l’aubépin de Pierre de Ronsard que j’ai choisi pour toi, Louise…
- Ellénore…
- Tu as dit t’appeler Louise, Louise Vinay.
- Z’est…c’est exact… Mais je…ne connais pas Ronsard.
- Ce ne sera pas difficile. Il te suffira de répéter les vers avec moi. »
Elle commença.
« A un aubépin
Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »
Ellénore-Louise répéta :
« Bel aubépin, fleurissant,
Verdissant
Le long de ce beau rivage,
Tu es vêtu jusqu'au bas
Des longs bras
D’un lambruche sauvage. »
Pauline poursuivit :
« Deux camps de rouges fourmis
Se sont mis
En garnison sous ta souche ;
Dans les pertuis de ton tronc
Tout du long
Les avettes ont leur couche. »
Et Louise reprit, avec plus de difficultés :
« Deux camps… de rouges fourmis
Se sont mis…
En garnison… sous ta souche ;
Dans les pertuis … de ton tronc
Tout… du long…
Les avettes ont leur… couche. »
Elle respirait mal, tout lui faisait mal. Des bulles rosées sourdaient de ses lèvres enflées de bleuissures, comme expectorées. La balle du Lebel avait bel et bien perforé les deux poumons tour à tour. Mais Pauline, malgré tout, décida de poursuivre, attaquant la troisième strophe :
« Le chantre rossignolet
Nouvelet,
Courtisant sa bien-aimée,
Pour ses amours alléger
Vient loger
Tous les ans en la ramée. »
« Le chantre… rossignolet
Nou… nouvelet, »
Ellénore-Louise n’eut pas la force d’aller plus loin. Pauline acheva, seule, la récitation du poëme :
« Sur ta cime il fait son ny
Tout uny
De mousse et de fine soie,
Où ses petits écloront,
Qui seront
De mes mains la douce proie.
Or, vis, gentil aubépin,
Vis sans fin,
Vis sans que jamais tonnerre,
Ou la cognée ou les vents,
Ou les temps
Te puissent ruer par terre. »
Louise semblait ne plus entendre ; elle demeurait inerte, presque à la frontière de la mort. Le souffle qui sortait de sa bouche était de plus en plus ténu ; sa face plus blêmie, plus crispée.
En pleurs, Pauline lui murmura :
« Vis, gentil aubépin blond, ô doux aubépin roux… merveilleux aubépin… Vis pour moi, m’amour, pour les siècles des siècles, vis sans fin, ô, ma mie… C’est toi, Ellénore, c’est toi mon adorée, ma gracieuse, c’est toi, le gentil aubépin… car, en la serre, t’en souvient-il ? je t’ai aimée… ma mie… »
A cette déclaration d’amour anandryn, franche et nette, Pauline sanglota. La face de Louise se transformait toute ; elle acquérait ces stigmates avant-coureurs, ce rictus, cette déformation buccale, cette grimace crispée, cette vitrification du regard, cette ternissure de l’iris, cette carnation livide et grise à la fois, catalogue de symptômes, de manifestations de la figure, que l’on désigne en médecine d’un terme générique explicite : le masque mortuaire. L’entrée en agonie d’Ellénore-Louise Vinay, née le 29 décembre 1879 à Sens, commençait. Le râle, le râle débuta, d’abord assourdi, puis toujours plus prégnant. C’était une sorte de ronronnement félin, de ronflement étrange extirpé de sa bouche tordue et semi-close, en même temps doucelin et horrible de par sa signifiance. Il dura longtemps, cinq, dix, quinze minutes peut-être… Pauline ne savait plus. Là-bas, le combat se poursuivait, s’achevait sans doute, sans qu’elle connût les vainqueurs, dont elle se fichait comme de colin-tampon. Elle s’étonna que les gendarmes n’eussent point encore pénétré dans cette chambre depuis tout ce temps écoulé. Son premier amour s’allait devant elle, à tout jamais. Le râle se tut, après une éternité de tristesse. Ellénore avait cessé de vivre, l’œil et la bouche ouverts.
Pauline avança une glace de poche aux lèvres de la morte. Nulle buée, nulle haleine expirée. Alors, ce constat fait, elle ferma les paupières vitreuses de la petite trépassée. C’était désormais une poupée défunte qui était étendue là, une poupée de porcelaine blond-roux qui ne se plaindrait plus. On eût pu faire accroire qu’elle dormait simplement dans sa couche sanglante, et qu’un souffle suffirait à la ranimer. Il lui sembla qu’au loin, distanciée, en écho aminci, la clameur de la bataille s’allait diminuant. Pauline se décida ; personne n’eût pu la voir pour ce qu’elle allait faire. Sachant ce qu’elle s’apprêtait à commettre en toute connaissance de cause, en pleine possession de sa santé mentale, elle poussa le verrou de la porte. Il fallait qu’elle marquât dans sa chair même sa conversion au saphisme. Elle allait adorer le cadavre. Ce serait une scène d’amour absolu et fol, de passion nonpareille.
***************
Aveuglée par Zorobabel, Sarah, errante et hagarde, sortit malgré elle du pavillon, par une porte arrière de service. Ses sens paraissaient abolis. Nul ne se souciait d’une vieille juive aux yeux crevés et au bras infirme marchant au hasard, inerme, le long d’un des belvédères localisé derrière le bâtiment, belvédère qui surmontait une des principales pièces d’eau asséchées en contrebas. La mousqueterie s’estompait tandis qu’elle s’éloignait en tâtonnant, droit devant elle, ses orbites vides, toutes coulantes de sudations sanguines et séreuses, sans nul entendement. Les dimensions n’existaient plus pour elle, l’espace n’était plus. Seul le contact de ses pieds avec le sol témoignait qu’elle se mouvait encore dans le monde réel. Elle s’avança ainsi, sans regard, jusqu’au balustre où, quelques mois auparavant, au printemps, seulement au printemps, mais comme cela paraissait si loin maintenant ! la petite Bénédicte avait trouvé une fin tragique et prématurée. La fusillade poursuivie là-bas n’intéressait plus l’antique gitane séfarade à la main gauche de mainmorte et au madras puant et vinaigré. Tout en pandiculant dans son errance, elle marmottait ses imprécations talmudiques inintelligibles, ses malédictions des gens du voyage et des kabbalistes, ses m’nellé, m’nellé dirigés contre on ne savait qui.
L’inévitable survint, dans des circonstances rappelant le trépas de Bénédicte. Sarah trébucha sur le rebord irrégulier du balustre, et bascula tête la première dans le vide, dans le bassin ruiné, où elle se fracassa. Le seul être qui remarqua le cadavre au crâne brisé fut Zorobabel, pris d’un remords de volatile, le rosalbin chagriné qui s’alla poser sur l’épaule de la morte, becqua son foulard pourri et jacta son impuissance sans que nul ne l’entendît avant des heures.
************
La chambre close, Pauline s’abandonna le cœur battant à sa manifestation passionnelle démesurée comme l’hubris. Elle devait se dépêcher avant que les gendarmes, en toute éventualité, la retrouvassent ici, avant aussi que le cadavre d’Ellénore acquît sa rigidité post-mortem. Un rituel de plongée en abymes, baroque, monstrueux, fort long aussi, commença. La vision de la fillette gisante dans la fleur éteinte de son âge tendre devint obsessionnelle, démentielle, submergea les méninges de Mademoiselle Allard jusqu’à la déraison absolue. Inondée de pleurs, elle alternait les murmures, les fredonnements poëtiques, comme s’il se fût agi d’une simple fredaine adolescente sans conséquence, mélangeant Ronsard et Malherbe, l’aubépin devant vivre sans fin et la rose éphémère du poëte de la Consolation à Monsieur Du Périer. Elle était parvenue à la porte de la paroi, devant la faille, si mince, si fine, si ténue qu’il fallait qu’elle fût tel un éther luminifère pour qu’elle s’y glissât. Elle eut d’abord grand’peur, s’attarda, hésita. Puis vint la seconde décisive où elle se jeta toute. C’est avec alacrité, aménité et euphorie que notre enfant réformée s’introduisit dans l’anfractuosité de la grotte secrète d’un univers inconscient inconnu, parcourant ses circonvallations, ses vallées, ses coteaux, ses vallons, explorant toute cette géographie mentale, cette caverne platonique extrinsèque, descendant dans les fosses les plus profondes de l’esprit, errant dans les combes obscures, à la recherche d’un nouveau moi subconscient capable de consacrer son union, sa fusion physique et mentale avec la jeune morte. Ce qu’elle découvrit dans ces souterrains occultes de son esprit fut indicible, inédit, mais lui permit d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’accomplissement ultime de son amour. La trouvaille étant faite, elle entra en action.
Adonc, cet esprit juvénile, non pris en défaut, délaissa les artificieux, placides et flaccides replis de la platitude pour se déchaîner, se débrider, parmi les vallonnements inconnus et tentateurs d’une extase mystique. Pauline acta lors l’abandon de toute sa prétention à la pudeur, de toute sa sagesse. Elle fut une vierge folle, folle de cette martyre symbolique dont le trou du flanc lui rappelait tant la passionnelle trace de la lance perçant Notre Seigneur. Elle décréta et déclara, sacrilège : « Christa mea ! » exclamation murmurée qu’elle adressa au cadavre d’Ellénore. Le séraphin la percerait à son tour, et elle s’unirait tout en elle. Au préalable, elle entreprit de dénuder la défunte, afin qu’elle s’offrît tota à son adoration, à sa dévoration, dans toute sa concupiscence révélée. Le péché était sacralisé. C’était le fruit de l’Arbre de la Connaissance de l’Autre, de la belle Ellénore-Louise Vinay, et les branches de cet arbre fécond ployaient sous le poids de ses fructifications merveilleuses et juteuses de désir, gonflées d’une pulpe de fornication. Pauline enleva le plaid qui cachait le torse du cadavre et l’enveloppait comme une souquenille usagée, le plia, le posa sur une étagère de la plus grande armoire. Elle découpa avec de grands ciseaux tous les bandages, tous les pansements poisseux de ce sang en voie de coagulation, tournant et retournant la morte, frôlée çà et là par sa longue natte blond-roux. Elle jeta ces horreurs pêle-mêle, n’importe où, se hâtant de s’en débarrasser. Ellénore refroidissait. Pauline eut grand mal à achever de la dépouiller. Elle roula lentement, posément, jusqu’à ses pieds, ses pauvres pantalons de lingerie qui s’en vinrent rejoindre, misérables, les bandages putrides. Enfin, la crudité du sexe de la trépassée s’offrit au regard de Mademoiselle Allard, instant qu’elle avait tant attendu, si attendu que ses mains en tremblèrent. C’était d’évidence un sexe de pucelle… Mais Pauline voulut procéder par étapes. Avant d’adorer en lui-même l’enfant-cadavre, d’y consigner sa passion, elle choisit sa chevelure nattée, si longue qu’elle frôlait, caressait d’attouchements subtils le maigrelet fondement empoissé d’écarlate. Une fourche d’or braisé, dépassant, insolente, de la dernière torsade, s’allait, impudente, parcourir le mitan fendu ourlé et s’arrêtait en son mont impubescent.
Pauline baisa d’abord le padou émeraude de soie et de velours ; puis, attaquant les cheveux eux-mêmes, ses bécots allèrent de haut en bas, tout le long de l’échine sanglante, du nattage subtil, réalisé avec art, du sommet du crâne à l’anus de la morte que sa main droite redressa et maintint adossée au coussin. Entre deux baisers, elle récitait l’épithalame de ces noces d’outre-tombe, le septénaire mélopéen iambique, cet éloge funèbre à la jeune nymphe sénonaise qui n’était plus. Cette chevelure de fée non nubile, par miracle, demeurait immaculée, vierge de toute trace d’hémoglobine. Pauline humait les mèches, les enlacements, les entrelacs de cette tresse fantastique. Elle imprégnait ses narines et ses lèvres du doux parfum de ces cheveux d’Eléonore – ô rapprochement subtil des prénoms sciemment décidé par Cléore ! – ces cheveux diamantés de dorures orangées, à la saveur d’eau de rose nuancée de frangipane, de Cologne et d’essences d’héliotrope et d’hibiscus. Elle murmura tout l’eucologe de Byzance en l’honneur de l’idéal de Beauté que cette chevelure de morte incarnait. Elle se fit élégiaque et dithyrambique.
Lors, Pauline passa à l’adoration de la blessure. Elle ne cessait de repousser les limites, de mettre à bas le bornage de morale qui la corsetait, borne après borne. Elle s’agenouilla contre le flanc percé et nu. Ses lèvres s’accolèrent au trou sanglant, embrassèrent longuement la béance de la plaie et sa langue lapa le sang gluant, épaissi, qui y perlait encore, se gobergea de ce fade opiat, de ce sirop douceâtre, de ce jus d’agave pourpré, de ce nerprun physiologique courant à son pourrissement. Puis, une fois la ciselure de sa bouche satisfaite, rassasiée, repue, colorée d’un écarlate collant en cours de coagulation, elle se redressa et s’alla vers l’intimité d’Ellénore. C’était comme si, symboliquement, elle venait de goûter aux émanations périodiques qui se fussent écoulées d’un second orifice aberrant de la féminité, percé au côté par la balle du nouveau Longin de cette fin-de-siècle, avant de s’atteler à honorer l’orthodoxie biologique. Elle marqua le pubis, lisse et poisseux lui aussi, de la trace de ses lèvres sanguines, de cette infamie d’amour-mort qu’elle eût voulu indélébile, de ce baiser-stigmate d’adoration morbide. Après, elle consacra son embrassement au sillon de l’entrefesson dévoilé, sur lequel s’imprima cet ourlet de lèvres cramoisies. Pauline constata, navrée, que la virginité de la défunte s’était enfuie depuis un temps certain ; ce qui demeurait de son hymen, déchiré, rompu, s’était rétracté dans l’obscène trou entr’ouvert par son viol hétérodoxe occasionné par quelque tribade qui fort cher avait dû monnayer ce sacrifice de pucelage. Ceci, avec la plaie de côté de la balle, incarnait le second stigmate de la Passion d’Ellénore. La bouche de Pauline était toute maculée de rouge jusqu’aux joues et elle ne cessait de lécher ses lèvres avec une impudicité vampirique. Le temps vint de renverser une nouvelle barrière.
Alors, Mademoiselle Allard enlaça toute la morte, en imitation christique de l’aimée, de la Mater Dolorosa, en commémoration de la Cène de son sacrifice. Après avoir absorbé l’espèce sang, il fallait qu’elle communiât sous l’espèce corps et chair. Pour ce, il était essentiel que se facilitassent ses étreintes charnelles d’union mystique avec le juvénile cadavre. Montée sur le lit, Pauline multiplia les embrassements, les accolements contre l’adorée jaspée de sanguinolence, d’un coagulum qui souilla l’entièreté de sa toilette, car, en cette espèce d’accouplement morbide contre nature, la jeune fille était demeurée habillée de pied en cap, ne se déchaussant même pas.
Pauline avait l’impression ferme d’agir en authentique archéologue et historienne de l’antiquité romaine et pompéienne et de mettre en pratique, si l’on pouvait le dire et l’écrire, une reconstitution scrupuleuse de la manière dont les anciennes tribades romaines s’aimaient, bien que ce qu’elle accomplissait alors fût originellement réservé à des ébats femme-homme dans les lupanars de Suburra, d’Herculanum, de Stabies ou d’ailleurs. Influencée par les enseignements secrets, les découvertes personnelles et autres examens exploratoires qu’il lui arrivait de livrer sur elle-même en cachette en sa chambre, souventefois jusqu’au tréfonds de sa quintessence de pucelle, mais également par les révélations, les dévoilements et les racontars abominables de son frère Victorin, elle appliquait présentement une leçon de l’Art d’aimer d’Ovide, mais une leçon convertie au profit du saphisme, énoncée par les grandes Psappha ou Lesbia (ses connaissances fragmentaires de ce secteur interdit des Humanités l’empêchaient d’en savoir plus sur le féminisme gréco-romain). Notre échauffée fillette aquarellée et marbrée du sang de son amour obituaire, ne pouvait non plus savoir que cette même pratique était aussi connue et enseignée dès l’Inde védique par de bien grands maîtres, sâdhus et gurus, qu’elle était décrite avec force détails dans un traité hindou rédigé en sanscrit, âgé de plus de deux mille cinq cents ans, recopié puis traduit du temps du Sultanat de Delhi par un brahmane érotomane converti au tantrisme, Geshna Abrahmanyashati Rahman, traité dont un des chapitres, d’une absolue déviance nécro-vénérienne et lesbienne, s’intitulait : De l’art d’honorer les défuntes de son sexe. Le nom de cette pratique, traduit du sanscrit, s’intitulait : la stupeur du monde. Ç’avait été un fleuron des bibliothèques infernales de Donatien marquis de Sade et de Richard Burton, le plus grand des explorateurs érudits de notre temps, qui en avait ramené un fac-simile de ses pérégrinations aux Indes et en avait effectué une translation en swahili pour l’édification et l’instruction des peuplades indigènes du Nil Bleu.
Thanatos se mariait avec la volupté de Sappho. Jupes relevées, jambes écartées, à califourchon sur la dépouille, la jeune demoiselle alternait les gémissements et les susurrements de thrène, se penchait en avant au risque de se rompre l’échine, afin de prodiguer des caresses au cou et aux mamelons d’Ellénore laqués d’un sang chanci en voie de coagulation, insistant sur les tétins tendus, rigidifiés et gélifiés, gobant, se gavant de toute leur visqueuse empoissure, de leur sérum et leur sirop rougeâtre en des succions fantasques dignes des pires empuses. Ses papilles s’imprégnaient d’une sensation gustative toute neuve, équivalente à celle que produiraient les lèchements d’une pommade parfumée à base d’oing, pareille à un onctueux liniment ou cérat sang-de-bœuf d’une diaprure de laque de Cipangu qui laissait subsister un goût inoubliable, à la fois crémeux, âpre, douceâtre et amer, sur les lèvres et dans la bouche goulue de l’audacieuse enfant. L’expressivité des traits de la petite débridée trahissait son extase.
Elle émettait des hurlements lupins, sauvages, des feulements et des rugissements de chatte féconde, des rots triviaux de réplétion, de griserie et de satisfaction aussi ; elle sentait toute une liquidité abondante, séreuse et blanchâtre à la fois, telle une lymphe, s’écouler de son moi interne endolori de jouissance, s’exprimer abondamment, mêlée à un rouge mensuel témoin d’une nubilité advenue d’un seul coup, comme une perte d’hémorroïsse, par tous les pores de la région quintessentielle de la future femme accomplie sollicitée par ses étreintes audacieuses de par leur experte précocité, écoulement doublement inédit, poissant sa chair, ses dessous et ses bas jusqu’aux mollets, miction du plaisir féminin ainsi révélé en même temps que les pertes cycliques, qui se mêla bientôt à quelque chose d’un rouge noirâtre, mélasse de sang brun qui sourdait sans trêve de l’entrefesson d’Ellénore, tel un phénomène d’hémorragie post-mortem pré-putréfacteur issu de sa blessure létale. Le rituel était enfin achevé et la transsudation fusionnelle des deux sangs féminins accomplie, mixée avec le premier produit de la nubilité, à la semblance d’une consubstantiation conforme aux croyances réformées mêlée à la diaphorèse extatique vivace de Pauline. Sachant que la trépassée avait atteint cette extase à sa façon, elle se détacha lors de la morte, satisfaite du fait accompli, sa robe recouverte d’une boue de sueur et de sang si épaisse qu’on eût dit une pulpe de groseilles écrasées et pourries. Elle remit en place, avec peine, le corps d’Ellénore, que l’arrivée de la rigidité cadavérique durcissait tant qu’elle manqua en rompre une jambe. Un court moment, une offrande sacrificielle ultime la tenta ; pourquoi n’osa-t-elle pas offrir à la pauvre trépassée une parcelle d’elle-même, tranchée vive, doigt ou autre, qu’elle placerait dans sa bouche, telle la pièce de monnaie en paiement du passage de la barque de Charon traversant l’Achéron du poëte Nerval ? Mais cela était trop… trop osé, trop sadique peut-être… Trop noble à la parfin. Par ailleurs, une demi-heure venait de passer depuis le début de cette célébration amoureuse.
Il fallait bien désormais qu’elle se lavât, se toilettât, se purifiât. Un bon bain eût été nécessaire, mais notre douce Pauline ne disposait d’aucun tub en cette chambre. C’était tout juste si les lieux comportaient un petit lavabo à cuvette faïencée pour se débarbouiller, mais il n’y avait nul seau d’eau dans le coin. Il eût fallu l’aller puiser dans le puits, au dehors, qu’il lui semblait bien avoir entr’aperçu près du pavillon. Tel était le problème d’un château d’Ancien Régime pas toujours pourvu du confort bourgeois moderne, et surtout pas de cette eau courante, chaude à tous les étages, qui était l’apanage des immeubles cossus, dus à Monsieur Hausmann, où les Allard avaient la chance de demeurer en tant que notables républicains. Pour tout dire, jamais de sa vie Pauline ne s’était sentie aussi sale, souillée, répugnante, impure et malodorante de sang, de diaphorèse et d’humeurs peccamineuses. Elle n’était point présentable et en éprouvait une gêne piaculaire, davantage à cause de son apparence ensauvagée, de cette crasse cramoisie de pouacre jamais douchée et baignée, d’une confondante puanteur douceâtre, que pour sa relation coupable assouvie. Des croûtes de coagulum adhéraient même à ses cheveux, et le padou qu’elle y avait conservé tout le long de ces péripéties ardentes s’était irrémédiablement pourri. De même, elle continuait à s’intriguer de la non-survenue des gendarmes, après le bruit conséquent de ses ébats. Elle prit les derniers draps potables renfermés dans les armoires et essuya tout ce sang de plaisir, puis désinfecta ses bras, son front et ses joues parsemés de griffures consécutives à tout ce qui lui était arrivé, avec tous les dictames et tous les alcools qu’elle put dénicher, y compris l’opodeldoch et le chouchen de Jeanne-Ysoline. Cela la brûla bien, mais elle n’en avait cure. Elle aurait pu boire ; elle eût pu se désaltérer de ce chouchen, de cette liqueur forte, en irriguer sa gorge, le déguster comme tonique. Pour s’encourager, toujours affamée, elle croqua quelques croustillants en-cas, ces fameuses galettes bretonnes dont des boîtes ferrées tentatrices s’offrirent à sa bouche gourmande. Des miettes, inconvenantes, s’allèrent perdre et se répandre sur ses bottines encroûtées de boue séchée, tant elle avait dégusté goulûment ces sablés de Fouesnant. Il était vrai que la belle enfant n’avait toujours pas mangé, pris de vrai repas depuis la veille au soir, et son estomac ne cessait de gronder sans oublier que l’après amour la laissait faible, assez dolente. Enfin, elle se résolut à se reposer. L’anxiété la rongeait ; plus aucune rumeur de bataille ne lui était parvenue depuis de longues minutes et elle se dépêcha de recouvrer une certaine contenance raisonnable, bien qu’elle eût omît, à tort, de nettoyer de tout ce sang épais sa bouche ciselée, ce qui pouvait la trahir. Elle rajusta ses pantaloons, ses jupons, tous ses dessous et bas encor tachés, mouillés, salis de son inconvenance. Elle essaya de lisser, d’ôter les plis, d’atténuer le désordre de sa jupe et de son corsage, quoiqu’elle sentît la persistance d’une adhérence, d’une colle hémoglobineuse sur sa toilette bourgeoise. Il ne fallait pas, oh non, il ne faudrait jamais que ses parents adorés sussent ce qu’elle avait fait avec cette morte, au corps, au visage, et à l’âge d’enfant. C’était la FAUTE suprême, la Faute de la chair, qui s’était exprimée, incoercible ; elle le savait et cela exsudait par tous les pores de son épiderme d’hamadryade désormais nubile. Son désir d’Ellénore avait crû jusqu’à l’apothéose morbide. Que dirait la lingère qui nettoierait sa toilette chancie ? Comprendrait-elle la signification impudique de ces traces, de ces tavelures, de ces odeurs traitresses des étoffes intimes propres aux chiennes des rues ? Notre jeune demoiselle s’était montrée aussi démesurée et excentrique qu’un Elagabal, Empereur-prêtre du dieu soleil d’Emèse ou qu’un Commode-Hercule. La vestale républicaine avait failli à sa mission, presque à en perdre sa virginité même, et désormais, elle craignait demeurer sans ressource ni rémission de son péché. Pourtant, Pauline était cet arbre marcescent, immarcescible, qui peut se flétrir, se blettir, mais qui cependant renaît sans que ses feuilles soient tombées, cet arbre rémanent, aux feuilles encor vertes bien que séchées, mortes, persistantes aux froideurs de l’hiver, et qui ne tombaient point. Elle se languissait de l’arrivée des autorités dans cette chambre et il fallait qu’elle inventât toute une fable, toute une historiette, pour faire accroire à la maréchaussée qu’elle avait découvert, gisante en cette couche, une petite martyrisée, écorchée vive par les bourreaux de Cléore de Cresseville. Dans ce cas, comment expliquerait-elle la blessure mortelle occasionnée par la balle du Lebel et ses propres salissures insanes ?
Pauline fatiguait lors ; sans doute était-ce la grand’faim qu’elle ressentait, ou la submersion de son esprit par ses émotions. Ses muscles et articulations étaient endoloris, courbaturés. Elle se sentait fourbue par ses acrobaties vénéneuses et incroyables de gymnaste émérite. Toujours fut-il qu’elle s’abandonna au repos réparateur. Après la tension était advenu le moment de la décompression. L’asthénie la saisit. Mademoiselle Allard se découvrait labile, sujette à faillir. Elle n’avait que quatorze ans dans une silhouette prétendument de douze, quatorze ans accomplis par la perte du sang et des eaux de l’extase, mais l’adolescence est encor une enfance, une fragilité de la fleur nouvelle qui doit aspirer au repos. Le lit à ciel, imprégné de sanies bletties, était suffisamment vaste pour deux, la vive et la morte. Elle se coucha à côté du cadavre, sur la courtepointe empoissée, empoicrée de son sang, de leur sang, coupable comme une veille pierreuse vérolée. Pauline, en fait, respectait la dépouille d’Ellénore. Certes, celle-ci l’avait pourvue en plaisirs d’amour divins, irrationnels, ineffables, en joie comme en alacrité, et lui avait permis de ressentir toutes les émotions intenses, inoubliables, les expressions d’une première fois, quelle qu’eût été la passivité et l’inertie de la partenaire durant tout cela. Mais vierge elle était demeurée malgré tout ; là était l’essentiel qui lui permettrait de dissimuler la vérité aux médecins, aux siens. Ce n’était point ainsi que les femmes se défloraient entre elles, elle l’avait bien compris. Un jour auparavant, ses ébats savoureux bien que préservateurs, somme toute, de son pucelage essentiel pour la société hypocrite dans laquelle elle se mouvait, lui eussent parus inconcevables et elle s’en serait fustigée et morigénée, avant de réclamer à son papa chéri qu’il la consignât dans un cabinet noir, au pain sec et à l’eau, ligotée sur une chaise, afin qu’elle évitât de succomber à la tentation de Satan. Par ce qu’elle venait de faire, Pauline Allard, la réformée cagote, pudibonde et pisse-froid, s’était transmutée, transfigurée en son contraire voluptueux. Par cette adoration confusionnelle et consubstantielle de la morte, de sa plaie christique aussi, par la surrection sans crier gare de sa nubilité, elle sut qu’elle venait d’embrasser la cause de Cléore. Triomphe de la splendeur déraisonnable, Pauline était devenue anandryne, à jamais…
La crosse d’un fusil frappant contre l’huis l’éveilla de ses songes. C’était un brigadier, qui la trouvait enfin. Elle évita qu’il défonçât le seuil ; elle se leva, lui ouvrit, sans dire un mot. Le temps des explications et des confidences intimes n’était pas encore venu.
**************
Le combat pour la conquête de Moesta et Errabunda par la République, enclave déviante contre-révolutionnaire, s’était poursuivi, opiniâtre, implacable, de longues heures durant. La résistance, l’endurance et la bravoure des hommes de Cléore de Cresseville ébaudissaient la maréchaussée, qui essuyait des pertes imprévisibles, car tout tournait à la lutte acharnée, âpre, sauvage. C’était inattendu, d’autant plus quand une part des petites pensionnaires, fanatisées, se mirent de la partie. La défense s’organisait vaille que vaille, improvisée par la surprise, hâtive, vandale aussi. Tous les défenseurs savaient que la porte principale du pavillon n’allait pas résister aux efforts des gendarmes, la priorité étant de mettre la comtesse en sécurité, puis, tels les Suisses du 10-août, de se sacrifier pour un château vide de son monarque. Il fallait que certains assurassent les arrières du bâtiment, faciles à pénétrer, que d’autres se positionnassent aux étages, que les endroits les plus exposés, tel le salon avec ses larges baies, concentrassent le maximum de combattants déterminés et barricadés. On devait à la fois canarder ceux des militaires qui parviendraient à s’introduire et ceux luttant à l’extérieur. C’était l’état de siège, la défense d’une auberge de Bazeilles, épisode que Michel, le briscard, avait jà vécu sous les ordres d’un officier de légende qu’il portait aux nues, le capitaine Odilon d’Arbois, un ancien du Mexique. La hantise première, comme à Bazeilles en 1870, était l’épuisement des munitions, essentiellement des munitions de chasse, qui risquaient de ne pas faire le poids devant les impacts modernes des Lebel. Tous nos partisans de Cléore regrettaient avec amertume d’avoir soutenu autrefois le général B**, promoteur de ce fusil révolutionnaire préparant la Revanche. Ils allaient, ô ironie, tomber en nombre, fauchés par les projectiles des mousquetons d’acier imposés par leur ancienne idole.
La porte d’entrée du pavillon céda donc, après la deuxième mitraillade qui blessa Ysalis et Stratonice, en à peine trois minutes. Les défenseurs eurent juste le temps de prendre leurs positions, de briser les fenêtres, de barricader les portes des pièces où ils se retrouvaient. Michel, Julien et six valets en livrée, certains ayant perdu leur perruque, se retrouvèrent dans le salon. Tous s’y montrèrent bravaches, surhumains, admirables. Moret, à la tête d’un groupe de huit hommes, s’était d’instinct dirigé vers cette pièce majeure, après s’être introduit, arme au poing, dans le vestibule. Il se méfiait de la configuration des lieux, savait, par les plans, l’existence possible de chausse-trappes, de pièges, de passages secrets, d’alcôves qui permettaient à des salles non circonvoisines de communiquer entre elles, comme autant de possibilités offertes aux forbans d’échapper à la main de la justice républicaine. Afin de constituer une barricade dans ce salon qu’on allait assiéger, d’en protéger la porte principale, Michel et Julien n’hésitèrent pas à sacrifier le piano, les harpes, et même un vaisselier de chêne, sans aucune pitié ni considération pour les collections d’assiettes et plats à la Marly qu’il renfermait, plats de faïence poinçonnés et blasonnés dont certains remontaient à la fin du règne de Louis XIV. Tout se renversa, se brisa en mille morceaux. Julien ordonna à deux des domestiques de se positionner à cette barricade. Aux baies vitrées, trop hautes et vulnérables, rompues sans hésitation non plus, il était difficile de se couvrir et les gendarmes disposés à l’extérieur ne cessaient de canarder les cibles mobiles des défenseurs, bien que Michel, Julien et d’autres fussent en sus abrités derrière des tables et fauteuils. Il fallait jouer aux tireurs embusqués et faire mouche à tout prix. Leurs armes à un seul coup les handicapaient face à la supériorité du Lebel à répétition car il fallait constamment recharger et certains de leurs fusils, archaïques, n’étaient rechargeables que par la bouche. Un homme devait donc faire feu en couvrant sans cesse celui qui déchirait la cartouche et remettait la balle au canon.
Jules et Albert revinrent par une porte dérobée, un passage secret. Leur mission était accomplie, Cléore hors de portée. Aussitôt, ils se portèrent aux entrées secondaires du salon, au nombre de deux, ce qui dispersait le groupe et faisait trop de points différents à défendre, ces démons gendarmesques pouvant surgir de n’importe où sans crier gare. Les Lebel du groupe de Moret arrosèrent l’ouverture principale, fusant à travers les battants, se fichant dans les meubles versés, dans la harpe, dans le piano. Des bruits incongrus, des pincements étranges, brusques, violents, sonores, retentirent. C’étaient les balles qui tranchaient les cordes de la harpe, leurs vibrations stridentes de rupture, l’éclatement des marteaux du piano, dont le clavier, pourtant fermé, émit des notes sépulcrales.
Afin de se donner du courage et de galvaniser ses hommes, Michel s’était coiffé de son bonnet à poils fétiche de grognard, et entonnait à tue-tête le célèbre chant de la Garde.
« On va leur percer le flanc, ran plan pan tirelire, on va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! »
Il entrecoupait son chant trivial de goualeur d’abreuvements à la régalade d’un fameux calva contenu dans une fiasque accrochée à sa ceinture, récipient métallique dont il s’était saisi et qu’il avait débouchonné. Tout en tirant et beuglant, il contait à Julien et aux autres ses exploits de soldat.
« Ah, d’Arbois, c’était un sacré type ! Un gars de haute taille, musclé, bâti comme une armoire, avec une barbe blonde taillée comme celle de Garibaldi et un regard d’acier bleu sans concession. L’aventurier dans tous les sens du terme ! Quel charisme mes aïeux ! Il en imposait à tous ! Il avait l’expérience d’un briscard qui aurait combattu dans tous les conflits du globe pendant plusieurs siècles ! Malheur à l’ennemi qui tombait entre ses mains ! J’ai été deux fois sous les ordres de cette légende, au Mexique, puis en 70. »
Ses lèvres de vieux jouisseur se délectaient de cette évocation. Il était visible que Michel idolâtrait le capitaine d’Arbois, qu’il le portait aux nues, qu’il l’adulait. Dans ce salon vandalisé par la nécessité d’une défense ardente, enfumé par la poudre, cet éloge revêtait une signification irréaliste, tandis que tous nos tireurs mettaient leur existence en jeu. Une effluence âcre envahissait la pièce, irritait les narines, piquetait et faisait larmoyer les prunelles. Les joues se marquaient de noirceurs charbonneuses, les larynx toussotaient sous les assauts des effluves salpêtrés, les bouches expectoraient leurs crachats, les canons chauffaient et les doigts s’ankylosaient, éprouvaient de plus en plus de difficultés à presser les détentes. La débâcle menaçait, mais Michel, imperturbable, jactant, poursuivait son laïus inapproprié entre deux coups de feu, l’entrecoupant de son refrain de gouaille d’estaminet, d’une vulgarité d’escarpe :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! Ran plan plan tirelire en plan ! Ran plan plan tirelire ! »
C’était comme si un tambour-major d’Austerlitz aux brandebourgs chamoisés, aux galons et aux buffleteries chamarrés d’or eût guidé notre héros aux battements galvanisants des baguettes des tambours de la Garde, de son bâton à rubans aux scansions, aux balancements entraînants, sous l’éclatement des boîtes à mitraille, le sifflement des balles russes, le hennissement des chevaux blessés à mort, le râle des agonisants, le grondement des batteries de Gribeauval et les jets de shrapnels et de boulets rouges ou ramés.
« Au Mexique, après Camerone, Bazaine avait chargé le capitaine d’Arbois de monter une compagnie de trompe-la-mort, qu’il envoyait dans tous les coups durs ou fourrés, dans toutes les escarmouches périlleuses, pour régler leur sort à ces salopiauds de Mexicains de ce sale métis de Juarez ! J’en fus. Il me nomma second, bien que je ne fusse qu’un simple sous-off’ frais émoulu, presque une bleusaille, malgré mon adolescence jà aventureuse, un petit sergent de rien du tout qui demandait qu’à s’affirmer. A Vera Cruz, nous montâmes donc un raid audacieux, comme disent les Anglais, destiné à décourager et démoraliser ces sauvages qui nous traitaient de sales gringos et qui croyaient avoir partie gagnée contre Maximilien… »
Un cri l’interrompit : c’était l’un des valets, Zénobe, qui était touché en plein cou, et dont le sang gicla sur le jabot grotesque de sa livrée surannée. Il s’écroula, percé à mort.
« Albert, prends ce fusil ! ordonna Julien. Récupère la cartouchière !
- Ça tombe bien, répliqua le factotum au melon cabossé, j’ai presque plus de balles ! »
Plus le combat se prolongeait, plus les munitions s’épuisaient, ce qu’escomptaient les groupes de gendarmes tireurs embusqués du dehors, qui distrayaient les défenseurs tandis que l’escouade de Moret s’acharnait sur la porte principale qui faiblissait. Un ennemi jaillit d’une autre entrée, par surprise, sabre et colt au poing ; il tira sur Jules, qui riposta et l’abattit, mais le forban, touché quand même à la clavicule, devint un fardeau pour les autres.
Michel reprenait son chant ; le bois des battants craquait, lâchait. On doutait que la barricade du piano et du vaisselier tînt longtemps le coup.
« J’ai plus de balles ! J’ai plus de munitions ! s’exclama un autre larbin.
- Va rejoindre Luc et Guy à la porte qui va lâcher ; il va y avoir du sport, et eux, ils ont encore de quoi arroser ces fumiers ! Ils les attendent de pied ferme ! s’écria Julien.
Et Michel de reprendre :
« On va leur percer le flanc, ran plan plan tirelire ! On va leur… »
Une détonation interrompit le chant héroïque. Les lèvres de Michel demeurèrent immobiles, mutiques, sa parole comme suspendue par quelque tour de magie. Sa main droite, noire de poudre, se porta sur sa poitrine et poissa d’écarlate.
« Suis touché ! Suis touché les gars ! Dites pour moi une prière ! Mon poumon ! Aïe mon poumon ! Mémère ! Mémère ! » commença-t-il à gémir en s’effondrant.
Julien, trop absorbé, égoïste, impitoyable, riposta d’une manière odieuse :
« Ah, c’est pas l’moment de te peindre en Indien pour la gloriole ! Tes futures cicatrices, tu me les réserveras pour une autre fois ! »
Le sang s’échappant d’abondance du trou horrible du Lebel, Michel, à terre, bavant d’immondes sérosités rosâtres, se débattait en suppliant « Mémère ! Mémère ! » d’une façon de plus en plus faible. Il baignait dans sa mare hémorragique, touché à mort, se vidant de son fluide, la bouche pourpre, alors que l’entrée principale du salon cédait toute.
« Mais pourquoi réclame-t-il sa mère ? s’interrogea Julien en manière d’épitaphe, cruel jusqu’au bout.
Alors, Moret et ses hommes se ruèrent. Ce fut tout juste si Albert tira un coup de feu, trouant un bicorne, tandis, que sans hésitation, un impact du colt de Moret lui fracassait la mâchoire. Prendre une barricade d’assaut était dans l’habitude des exercices d’entraînement élémentaires de la maréchaussée, avec l’arrosage à la mitrailleuse des poches de résistance. On alla à la baïonnette, sans laisser aux adversaires la possibilité de répliquer. Le deuxième défenseur de la barricade, le valet Guy, eut le ventre percé par le fer lancéolé, ventre d’où s’écoulèrent des tripes immondes colorées de terre évocatrice. Le dernier, Luc, n’hésita pas. Il jeta son arme et leva les bras pour se rendre.
« Pleutres ! Bandes de lâches ! hurla Julien. Espèces de salauds ! Vous m’aurez pas ! Vive Cléore ! »
Il se jeta sur Moret, extirpant un revolver bulldog, qu’il cachait dans une gaine de sa ceinture avec un couteau de surineur, de pègre de Paris, et tira à bout portant sur l’inspecteur. Un gendarme – c’était Coupeau -, répliqua, désarmant le factotum de la comtesse d’un projectile dans le gras du bras droit. Mais il était trop tard, car Moret était mortellement blessé, ayant reçu la balle du bulldog en plein cœur.
Tandis que Coupeau empoignait le misérable en le molestant, le brigadier Ourland ordonna aux survivants valides de jeter leurs armes.
« Toi, fit Coupeau enragé à l’adresse de Julien, on te tranchera la tête ! »
Les hommes de l’ordre s’approchèrent de Michel, gisant toujours à terre. Exsangue, non transportable, le fidèle de Cléore acheva son existence dans son étang sanglant personnel en balbutiant :
« Mé…mère…Tout est accompli… »
Julien, le bras en écharpe, et les autres complices, mains sur la tête, les fusils des gendarmes dans le dos, sortirent de la pièce dévastée. Ourland s’alla rendre compte à l’adjudant-chef Cleuziot, qui achevait de nettoyer les dernières poches de résistance des étages, tandis qu’un autre gendarme faisait son rapport sur la capitulation des bandits des deux autres pavillons, que commandait l’infirmière Béroult. Or, alors que les adultes achevaient de se rendre, plusieurs fillettes, tentant des coups désespérés, eurent plusieurs hommes par surprise.
**********
Les gendarmes Blézieux et Paulin, dans les couloirs des étages, mettaient hors d’état de nuire les quelques valets qui avaient encore éprouvé quelques velléités de combattre. Ils craignaient toujours la surprise, que des hommes en armes se dissimulassent derrière des portes dérobées, et avançaient avec prudence, obligés pourtant qu’ils étaient à fracasser une à une les serrures des pièces fermées. Ils découvrirent un groupe épeuré de petites filles, parmi les plus jeunes, qui se terraient dans l’ancienne chambre de Quitterie. Elle-même fut découverte dans la bibliothèque, blessée, mais non point par balle, comme nous le savons bien.
A chaque nouvelle intrusion dans une pièce vide, à chaque sondage des murs et des panneaux, à la recherche d’une alcôve, d’une cachette débusquée mais vide, nos vaillants hommes en bicorne poussaient des soupirs de soulagement. Cependant, Paulin, un homme joufflu à la moustache noire broussailleuse et joviale de sybarite goûteur de boxons, commit l’erreur de ne point prendre garde à une autre chambrée à la porte grande ouverte, derrière laquelle Abigaïl se tenait en embuscade, un Derringer en main. Les plus âgées des pensionnaires survivantes étaient endoctrinées, fanatisées, prêtes à défendre la cause de Cléore jusqu’au sacrifice suprême, ce qui était le cas de la petite juive, affectée par sa passion platonique pour la comtesse de Cresseville qui l’avait tirée de la fange rémoise. Elle sauta sur Paulin, qui ricana à la vue de cette demi-portion inoffensive selon lui. Ses mains entreprenantes voulurent la fouiller, mais profiter aussi de ses chairs tendrelettes aux doux dessous tout blancs. Lors, Abigaïl s’exclama :
« Pour Cléore ! » et fit feu à bout portant en pleine figure réjouie du militaire. Le visage ensanglanté, troué au front, noirci de poudre, se figea dans une expression de stupeur, les yeux écarquillés. L’homme avait été laissé roide, sans quartier, et Abigaïl, sa mission accomplie, croqua le cyanure de sa fausse dent. Non mithridatisée contre ce poison contrairement à d’autres, elle succomba en murmurant : « Jamais… »
Phoebé fut l’autre grande résistante héroïque de cette journée de désastre. Tirée de sa torpeur de nymphe maladive par la clameur de la bataille, elle quitta sa couche, enfila une coquette et proprette robe de chambre à ramages digne d’une cocotte miniature par-dessus sa chemise de nuit en soie, si ajustée qu’elle en moulait ses côtes squelettiques, et chaussa ses petits pieds translucides et livides dans des mules fourrées de teinte rouille, puis, errante, ses cheveux de lin jaune défaits anonchalis jusqu’à ses reins de poupée, elle s’en vint dans le corridor, quêtant l’événement. Prudente, elle s’était munie d’allumettes, d’un petit flacon de pétrole et d’un couteau. Ainsi non inerme, elle aperçut le bicorne de Blézieux. Son sang anémié ne fit qu’un tour, car elle ressentit le danger au plus profond de sa petite conscience. Toute blafarde, bien que toujours embrumée par l’opium et d’autres opiats variés médicamenteux, toute cernée des yeux qu’elle fût, elle trottina sans hésiter jusqu’à l’importun qu’elle toisa. Goguenard, Blézieux crut à une plaisanterie et se rit de la poupée pécore chlorotique d’une consistance de meurt-de-faim éthérée. Mais, toute chétive et évanescente qu’elle parût, qui plus était point restaurée de sang frais depuis cinq jours, Phoebé demeurait redoutable puisque vampire. Bâti comme un lutteur de foire, l’homme d’ordre affirmait sa virilité devant cet avorton femelle au sang bleu dégénéré. Or, une baronne de Tourreil de Valpinçon se devait de laver son honneur, de demander au grossier rustre de lui rendre compte de cette insulte. Ses grands yeux céruléens langoureux, qui mangeaient son émacié visage d’évaporée droguée, étincelèrent d’un désir de meurtre. Elle se jeta à l’attaque, bondissant au cou de ce succédané médiocre du mousquetaire Porthos, alias Monsieur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds. L’absence d’un valet Mousqueton pour prendre la défense de cette montagne humaine facilita notre agile nymphe à la morsure venimeuse, en cela que la fameuse fausse dent – qui chez Phoebé, contenait de la strychnine – vida son contenu dans les trous de chair occasionnés par les canines de la mignonne enfant. Le géant ridicule avait beau se débattre, Phoebé ne lâchait pas prise et s’arc-boutait à la nuque et aux épaules de son adversaire, tout en multipliant les coups de dents et en tailladant les joues du gendarme avec son couteau. Elle lapait le sang chaud qui filtrait des blessures de l’homme, ce qui augmentait encore ses forces et la renforçait dans sa volonté de tuer. Les lèvres écarlates, la Dioscure survivante se pourléchait.
Lors, pour parfaire le tout et achever le gendarme, Phoebé vida sur sa tête et ses épaules le flacon de pétrole, puis, toujours montée sur lui comme si elle avait chevauché un gentil et doux poney en quelque parc destiné aux jeux innocents des petites filles modèles, elle craqua une de ses allumettes. Elle n’eut pas le temps de sauter de l’ennemi, car le couple de lutteurs s’embrasa de manière instantanée, ce qui fit accroire, lorsqu’on retrouva deux masses atroces amalgamées, encore brûlantes lorsqu’on s’en approchait, quasi inidentifiables, puantes d’un fumet de graisse humaine, que la pauvre petite fille, se sachant condamnée par la maladie, avait préféré s’immoler plutôt que d’endurer de longs mois de souffrance. D’autres pensionnaires – Aure, Phryné et Briséis – essayèrent de payer de leur petite personne, mais il suffit de les empoigner solidement pour qu’elles lâchassent les dérisoires aiguilles à tricoter et épingles à chapeaux dont elles s’étaient armées pour mettre fin à leurs tentatives de résistance désespérée. Tous les survivants étaient entre les mains des forces de la République lorsque Brunon et Allard, leur aérostat posé, vinrent constater la presque réussite de l’opération. La maréchaussée avait eu beau fouiller de fond en comble le pavillon – jusqu’à la cave aux poupées de cire elle-même qui d’ailleurs les troubla – ils ne parvinrent pas à dénicher Cléore de Cresseville et Jules, le survivant de ceux qui l’avaient aidée à s’enfuir, quoique blessé à l’épaule, parvint à s’enfermer dans son silence fidèle.
***********
L’heure était au bilan de cette journée. On avait retrouvé Pauline, dans cette chambre mortuaire où gisait une gamine blonde qu’elle déclara avoir été suppliciée par Cléore et un de ses complices pour l’avoir aidée, avant que la comtesse et son acolyte eussent pris la fuite par une porte dérobée en renonçant à la torturer à son tour. Or, si l’on découvrit bien une alcôve cachée dans cette chambre, elle était sans autre issue que le salon lui-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?
Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle.
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.i-même où Michel et Julien avaient combattu et, on eut beau avoir recensé et décompté les morts et les survivants parmi la bande de la comtesse de Cresseville, nulle autre personne qu’elle-même ne manquait à l’appel. L’aliéniste se demanda si sa fille chérie ne cachait pas quelque chose de plus grave au sujet de la pauvre Ellénore et d’elle-même, mais il n’osa pousser plus avant ses investigations. A son grand étonnement, loin de s’être avérées chaleureuses, émouvantes et affectueuses, les retrouvailles avec sa chère fille, dont il remarqua le visage griffé, avaient été à peine marquées par quelques émois convenus. Etait-ce là la réserve protestante ?
Tandis que Brunon et Cleuziot commençaient à rendre les premiers honneurs à l’inspecteur Moret et à la dizaine de gendarmes qui avaient trouvé la mort dans l’assaut, un sergent amena au savant la petite boiteuse pitoyable, qu’on avait découverte, blessée, dans la bibliothèque. Allard interrogea la fillette, qui, couchée dans la civière, d’une voix faible et plaintive, lui conta son histoire larmoyante d’orpheline. Son aspect si famélique, ses grands yeux d’affamée si suppliants et mélancoliques, conquirent le cœur de notre protestant. Rien qu’à l’apercevoir, on pouvait croire que la petite belette n’avait connu qu’avanies et misère, que sa vie n’avait été qu’une suite stoïque de résignations aux mauvais traitements infligés par des bourreaux d’enfants. Le ton de supplique qu’elle avait usé à dessein ainsi que son pied d’estropiée congénitale constituaient autant d’éléments favorables à la cause de la fillette. Ainsi, elle échapperait à la maison de correction à laquelle seraient vouées ses camarades survivantes parmi celles qu’on ne restituerait pas à leurs géniteurs. Quitterie avait toujours été en quête d’un foyer chaleureux à même de satisfaire tous ses petits caprices. Sans Délia, elle eût trôné à côté de Cléore. Une ambition, une aspiration l’habitaient ; celles de vivre en bourgeoise gâtée de joujoux par des parents aimants, son idéal de conte de fées selon elle.
« C’est l’enfant que nous recherchions parmi les autres, la fille de Blanche Moreau, celle dont la confession a tout débloqué. C’est la petite Berthe Moreau. Laissez-moi la prendre temporairement en charge. Elle est seule au monde. » déclara Hégésippe Allard à Brunon. Saisi par la compassion, notre médecin républicain, protestant et franc-maçon de stricte obédience se demanda pourtant s’il valait mieux que Quitterie fût placée dans un orphelinat - sort qui attendait celles des gamines dépourvues de famille - ou, déjà résolu à l’adoption simple d’Odile Boiron, s’il était préférable que la famille Allard s’enrichît encore d’une bouche supplémentaire à nourrir. Il s’octroya le temps de la réflexion, gêné par ce brusque élan de générosité, sachant aussi le rôle redoutable tenu par les congrégations qu’il exécrait dans la gestion des maisons de redressement où la République - ô paradoxe - risquait de recaser la malheureuse enfant.