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Salo ou les 120 journées, de Pasolini : une éthique du regard [1]

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Avertissement.
 
"Faibles créatures enchaînées, destinées à notre plaisir"
On connaît la critique qui fait d’une œuvre d’art une œuvre politique. Salo, par sa mise en scène, les éléments idéologiques qui la traversent, le contexte historique de sa production ainsi que les conditions de sa réception font d’elle une de ces œuvres. Pourtant, à l’image de Sade maniant le discours philosophique à la perfection, on a trop souvent voulu réduire Pasolini à cette image de contestataire politique, d’esprit subversif antifasciste. Comme je l’ai dit, on connaît cette critique. Jusqu’à un certain point elle en est malsaine. Elle a sa pertinence, son intérêt. Oui, les corps sont des marchandises qui s’entrechoquent au fil des passions destructrices de nos « horribles » libertins. Oui, le fascisme est figuré de manière peu flatteuse et peut-être cela n’a fait que confirmer la colère des ennemis de Pasolini.

Pourtant, Pasolini était poète ; et c’est donc le travail d’un poète que nous allons observer, au même titre que Sade.
« C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes. Imagine-toi que toute jouissance honnête ou prescrite par cette bête dont tu parles sans cesse sans la connaître et que tu appelles la nature, que ces jouissances, dis-je seront expressément exclues de ce recueil et que lorsque tu les rencontreras par aventure, ce ne sera jamais qu’autant qu’elles seront accompagnées de quelque crime ou colorées de quelque infamie. »
Les 120 journées de Sodome, Sade.

Introduction.

Qu’est-ce qui nous pousse à regarder des films d’horreur ? A être si nombreux, aujourd’hui, à nous presser de jouir d’un spectacle sanglant, d’une mise en scène atroce qui, grâce à la technique cinématographique, nous autorise l’accès à la perception des divers moments de souffrances psychologiques et physiques d’un individu ? De nous gorger de la souffrance de l’autre ? De verser, dans le sang des victimes, un regard de luxure, fasciné ? L’interrogation n’est pas nouvelle. Déjà, les tragédies grecques fondaient leur essence sur des mythes sombres où s’exerçait une cruauté féroce, mais sacrée. Placée sous le signe d’Apollon, perturbée par un fond dionysiaque essentiellement sauvage, voire anarchique, la cruauté, à ses débuts artistiques, n’est jamais vide de sens. Derrière elle semble se cacher une vérité enfouie, secrète et oubliée, véritablement sacrée, par cette perpétuelle fascination qu’elle exerce sur notre être entier. La cruauté, au sens de cruor, ne cessera de rappeler Artaud, c’est-à-dire répandre son sang, apparaît comme dans un sens de dévoilement, de révélation d’une réalité souterraine (le sang au sein du corps humain), scellée mais effectivement vitale, tel un souffle de l’être, inconscient et immortel. En témoigne les récits sanglants du XVIe et XVIIe siècle et son théâtre de la cruauté (François de Belleforest, Jean-Pierre Camus, François de Rosset, Alexandre Hardy) dont la naissance est bien antérieure à l’ère sadienne et qui constituera l’une des plus grandes sources d’inspiration du divin marquis. Après ce dernier suivront d’autres admirateurs de la cruauté où les plus grands feront d’elle une pratique aristocrate, découlant de sa qualité d’art au sein la littérature : Borel, Baudelaire, Lautréamont, Villiers de L’Isle Adam, Huysmans, Hölderlin, Nietzsche, Artaud, Genet…
Et c’est sûrement encore plus vrai avec le cinéma, dont la force visuelle s’adresse directement au sensible, qui interroge peut-être avec encore plus de vigueur cette cruauté qui s’agite dans le fond de l’être et de l’homme, à la manière d’une sublime rencontre rêvée « sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie! » (Lautréamont, Les chants de Maldoror).

Les cent vingt journées de Sodome.
 
« Qui lit Sade, et non ses exégètes, ne peut en sortir indemne. Je crois même qu’on en revient avec ces immenses blessures de l’être dont les couleurs inattendues font quelquefois pâlir l’horizon. Encore faut-il que les mécanismes de protection, déclenchés par une panique presque inévitable, ne bloquent pas les issues. »
Annie Le Brun, Sade, soudain un bloc d’abîme.
 
Histoire de Juliette, Claude Bornet.
       Si Annie Le Brun ne parle que de Sade, ici on admettra que rien n’est plus vrai avec Pasolini. On ne ressort pas indemne de son œuvre. On se voit meurtri et ouvert, et le sang qui coule de nos abcès dévoile la fragilité de notre être, l’insécurité de notre psychisme. Tout est excitant, atroce au regard. Les acteurs semblent dérangés, et on ne sait si leur calme est dû à un naturel contrôle face à l’atroce ou alors si c’est seulement le fait qu’ils jouent mal. De toute manière, on n’est jamais vraiment à l’aise avec les acteurs de Pasolini, et là c’est réussi. Les plans sont fixes et larges. Froides et peu stylisées, les images stérilisent le corps humain et offrent de véritables sculptures de la débauche. Ceci a pour résultat une sorte de théâtralisation de chacun des actes sadiques. En effet, enfermés pendant donc 120 journées dans un manoir à Salo, quatre libertins décident de se consacrer aux pires atrocités sexuelles possibles avec pour cobayes et compagnons infortunés les plus beaux jeunes hommes et femmes d’Italie, bien sûr soigneusement kidnappés. Ces journées sont régulées par les récits quotidiens d’historiennes qui doivent faire partager à leur sordide assemblée diverses anecdotes propres à éveiller l’excitation des libertins. Pour eux, c’est l’occasion d’expériences (mariage puis adultère, concours des plus belles fesses, repas scatophiles, viols improvisés…etc.) où leurs seules limites sont non pas celles de leur imagination mais de leur corps.

Une scène d'animalisation des esclaves sexuels.
"Je suis pratiquement née dans un collège" sont les premiers mots d'une histoire propre à exciter le désir libertin...
     
Ces mêmes corps sont donc donnés dans des plans froids qui refusent toute esthétique. C’est moins l’homme qui est le sujet de ces images (sa douleur physique, si elle nous est imaginable, la douleur mentale est peu approchée tant les sujets-esclaves sont tenus à distance) que l’acte même donné dans sa pureté, c’est-à-dire pour lui-même. Piégé par ces libertins, le spectateur se voit donc contraint d'observer l’exécution d’un geste unique par le pervers. Celui-ci (à travers nos quatre libertins) tourne son existence-même vers la perpétuelle attente de l’instant où il pourra accomplir ce geste, et ceci comme totalisation de cette existence. D’où le récit des historiennes qui semble déclencher un processus de viol instable qui n’a pas de véritable fin puisqu’il est sans cesse réitéré et/ou bouleversé par l’excitation des pervers qui doivent réaliser ce qui leur est conté.





A suivre...

Le Trottin : chapitre 11

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Vous pouvez lire le chapitre précédent du Trottin, roman de Christian Jannone, ici. Chapitre illustré avec des oeuvres de Mark Ryden.


Sophia's Bubbles

Chapitre onzième 

Le cri de révolte et de refus d’Odile-Cléophée avait paralysé toute la salle par effet de surprise. Toutes les petites en étaient demeurées bouche bée. C’était la première fois que quelqu’une osait tenir tête à l’autorité de Cléore et s’élever, s’indigner contre la brutalité arbitraire de Délia.

 La jeune peste voulait encore frapper, bien que Jeanne-Ysoline eût perdu connaissance. Elle se moquait bien de ce NON ; elle voulait passer outre car seul un ordre express de Cléore l’aurait interrompue. Odile quitta son siège, se précipita sur Adelia, et lui saisissant le poignet sans que même les sbires de la comtesse de Cresseville s’interposassent, le lui tordit, l’obligeant à lâcher le flagellum en un cri de douleur mêlé de déception. L’inhumaine domptée, la rebelle affronta Cléore, la défiant du regard.

   Subjuguée, admirative devant cette absence d’à-propos, ce culot, cette énergie et cette volonté, Cléore n’osa sévir, alors que Sarah eût fait expulser la révoltée sur-le-champ, à moins qu’elle n’eût été envoyée à la Mère afin que celle-ci fixât sa peine. Les autres fillettes de l’Institution lui paraissaient trop fades, trop obéissantes, sans grande personnalité, trop hypocrites surtout. Elle qui transgressait sans cesse la morale, avait enfin trouvé une personnalité forte, capable de désobéissance. Certes, en principe, Odile-Cléophée risquait la dégradation et le bannissement, mais, de crainte qu’elle fût bavarde, qu’elle racontât ce qui se passait à Moesta et Errabunda, Mademoiselle de Cresseville se contenta de prononcer des paroles confondantes :

« Mademoiselle Cléophée, bien que présentement, vous venez de commettre une grave faute de discipline, je vous annonce solennellement qu’après demain, en même temps que Mademoiselle Quitterie, ici présente, vous aurez l’honneur de recevoir votre promotion. Je vous proclame rubans jonquille. Mademoiselle J** N** (elle ne dit que des initiales mystérieuses) passe cet après-midi. Je lui parlerai de vous dès que possible. Je décrète cet incident regrettable clos. Que l’on amène un brancard pour transporter Mademoiselle Jeanne-Ysoline à l’infirmerie, où on lui administrera les soins nécessaires. Que Mademoiselle Hortense s’y rende aussi. Je ne puis décemment tolérer la présence de filles blessées dans notre établissement. Nos clientes exigent des pièces de biscuit parfaites. Elles ne voudront jamais d’un bibelot ébréché. Notre matériel humain se doit de demeurer d’une qualité irréprochable. J’en ai terminé pour ce jourd’hui. Mesdemoiselles, messieurs, à ce soir pour souper ! »

 A ces mots, Délia voulut protester, mais un geste de la main de son adorée suffit à éteindre en elle toute velléité critique. Selon Odile, Cléore se défilait, refusait d’assumer, bien qu’elle dirigeât l’Institution d’une main de fer, excellemment secondée par son duo redoutable de Burke et Hare et veillât à ce que les affaires ne s’en allassent point en eau de boudin. Les faiblesses de la comtesse se révélaient au grand jour. De plus, une expression l’avait choquée, sortie comme si de rien n’était des petites lèvres pourprines de Mademoiselle : matériel humain. Cela signifiait qu’ici, on déshumanisait les enfants, qu’on les transformait en objets, en poupées vivantes, disons en joujoux pour ces mystérieuses clientes qu’Odile n’avait pas encore vues. Le brusque départ de Cléore, qui était en train d’ordonner à Michel qu’on lui attelât une voiture pour Château-Thierry, confirmait les mots de la pauvre petite Bretonne : Mademoiselle partait pour son travail de trottin en ville. Parallèlement, elle chargea Julien d’une mission : il fallait qu’il s’enquît de la mystérieuse J** N**, présente en ce moment à Château-Thierry, descendue à l’Hôtel Théodoric l’avant-veille, et qui avait envoyé un Petit Bleu à Cléore l’informant de sa venue. Rendez-vous lui serait fixé l’après-midi vers trois heures à Moesta et Errabunda dans la bibliothèque. Julien s’éclipsa sur-le-champ.

 Les autres filles dégoûtèrent plus que jamais Odile. Elles lui parurent veules, stupides. Sans doute leur jeunesse et leur naïveté excusaient bien des choses. Peut-être qu’aussi, venues pour une bonne part d’entre elles du ruisseau, du fait qu’elles mangeaient tous les jours à leur faim, qu’on les habillait comme des filles de riches jusqu’à l’exagération, qu’elles avaient un foyer pour dormir, de beaux jouets de luxe, une école pour apprendre, et qu’elles étaient frivoles et coquettes comme toutes les petites filles, elles finissaient par tirer un trait sur leur basse extraction et remerciaient la main dans laquelle elles venaient picorer et becqueter leur pitance. Trois repas par jour ! Un toit ! Un lit ! De jolies robes ! De beaux dessous ! Des chaussures ! Des poupées !  C’était inespéré !  Toutes soumises à Cléore sans discussion, Cléore qui n’eût pas compris qu’elles manquassent de respect à celle qui les avait extirpées de la fange et transformées en quelque chose, tel le Tiers Etat de l’abbé Sieyès.

 Odile se résigna à regagner sa place, en grommelant. Elle vit Michel et Sarah placer Jeanne-Ysoline, toujours pâmée, sur la civière et l’emporter. Elle retint quelques larmes avec peine, elle qui, peu d’heures auparavant, eût fui cette enfant au vu de ce qu’elle lui avait fait la précédente nuit.


 Une fois Cléore partie, le cours débuta. S’approchant du tableau noir, Délie, qui, comme on sait, excellait dans le dessin, commença à tracer deux croquis qui représentaient, de profil, des bustes féminins revêtus de leur corset. Des flèches indiquaient, sur le dos, les emplacements du laçage, tandis que la craie d’Adelia complétait le schéma démonstratif en dessinant les positions des mains affairées au délaçage de cet indispensable élément de séduction de la gent féminine. Elle indiquait les différentes étapes par de grandes lettres capitales, des A, des B et des C.

 Le croquis achevé, Adelia, de sa voix minaudante insupportable de petite chatte poseuse, déclara :
« Aujourd’hui, mesdemoiselles, nous allons aborder une question capitale : comment délacer avec délicatesse et tact les corsets de nos clientes afin de les soulager d’un carcan qui les oppresse et qui, cependant, est obligatoire dans le grand jeu de la séduction et de la coquetterie. Il est préférable que de petites mains d’enfants s’occupent à cette tâche complexe, à ce rituel indispensable dans l’expression d’Eros. »

 Cependant, plusieurs des domestiques perruqués de la veille, qui avaient officié au souper, s’en vinrent en la salle de classe, transportant une vingtaine de mannequins d’osier, tous pourvus de leur corsetterie baleinée. Ces bustes grinçaient sur des roulettes. Les silhouettes étaient à l’identique, cambrées, la gorge généreuse, la taille de guêpe, conformes aux canons de beauté de notre temps. Il y avait un mannequin pour deux élèves.

 Tandis que Délie, règle en main, commentait ses croquis en expliquant comment les étudiantes devaient entreprendre le délaçage en plusieurs étapes, Daphné, pour la pratique, effectua les manœuvres sur un des bustes avec une habileté confondante qui trahissait l’expérience de la chose. Toutes les petites filles durent s’affairer, par paire, l’une aidant l’autre, certaines avec gaucherie, les doigts gourds, d’autres agiles comme de petits singes, qui, en moins de deux, parvenaient à extirper ces poitrines artificielles de leur cage imposée.

 Odile se retrouva avec Ysalis, une de ses voisines de tablée de la veille. La jolie brunette de neuf ans, adonisée de nœuds orange, était jà experte, alors qu’elle méprisait les autres encore inhabiles, préférant qu’elles se débrouillassent  toutes seules. Elle raconta en zozotant à la fausse Cléophée qu’elle avait une cliente habituelle, qui venait trois fois la semaine, que cette cliente exigeait qu’Ysalis la mît torse nu et lui permît d’exhiber une poitrine conséquente aux mamelons tumescents d’où exsudaient et perlaient en permanence des gouttelettes d’un lait délicieux et nourrissant. Militante de l’allaitement maternel, cette Dame, par ailleurs féministe, disait que c’était à la mère de nourrir ses enfants et que c’était tant pis pour elles si toutes les nourrices morvandelles se retrouvaient chômeuses au cas où viendrait à nos élites l’envie d’appliquer ses recommandations de fanatique. Ysalis prenait lors la tétée des seins énormes de cette Dame, l’un après l’autre comme un marmot en couches, se gavait de ce lait riche, calorifique et fantastique jusqu’à ce que son petit ventre fût des plus tendus et qu’elle en rotât d’aise.
« Z’est zelon moi le meilleur lait maternel de toute la doulce Franze ! En même temps, la zentille dame à la zolie poitrine, elle me gratte et me zatouille partout zusqu’à ze que z’en zois fort aize. » s’exclama-t-elle, enthousiaste, avec son blèsement de poupée niaise. Cette manie qu’avaient la plupart de ces nigaudes de s’exprimer de manière compassée et artificieuse, comme sous l’Ancien Régime, et de zézayer bêtement, horripilait la jeune fille des rues. Cette Ysalis, au prénom compassé et grotesque sans doute attribué d’office, eût mérité qu’on lui administrât un bon camouflet et qu’on lui arrachât tous ses nœuds. Odile se disait qu’il y avait beaucoup de choses étranges et anormales à découvrir ici. Elle irait de surprise en surprise.

 Le cours s’acheva, avec des résultats inégaux. L’heure de la pause méridienne approchait, puis, d’après ce qu’Odile avait pu saisir çà et là des bouches empruntées des pécores, il y aurait d’importantes clientes cet après-midi, et il fallait qu’elles les traitassent toutes avec de grands égards. Surtout, un client, le seul homme habitué des aîtres viendrait, réservé d’office à Délie : le bourreau de Béthune. Odile se promit d’aller au chevet de Jeanne-Ysoline dès son repas terminé.

Sophia's Mercurial Waters

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 La jeune fille avait mangé sans empressement ni enthousiasme une soupe aux lardons et un bon romsteak saignant à souhait, le tout accompagné de brie et de fruits divers juteux, abricots et reines-claudes notamment. Elle avait demandé à sa voisine, Stratonice, où se situait l’infirmerie.

« Au bout du pavillon de droite, au second étage, lui répondit la fillette d’un ton neutre entre deux louchées de soupe au lard. Je crois qu’il y a en ce jour trois patientes aux petits soins, ajouta-t-elle, d’un air presque blasé. Armance n’est pas venue manger avec nous. Elle se plaignait d’avoir mal aux dents. Je lui ai dit d’aller se faire soigner. Elle s’est exécutée en grognant de douleur. »

 Odile se hâta de sortir du bâtiment principal de l’Institution et se rendit avec célérité au pavillon indiqué par Stratonice, un bâti néoclassique un peu décrépit, dont certaines pièces demeuraient désaffectées et servaient de dépotoir de meubles et d’objets usagés et dépareillés, y compris des instruments aratoires qui semblaient remonter avant 1800, notamment des vieux trains de charrues ayant appartenu à quelques coqs de village acquéreurs de biens nationaux sous la Révolution. Elle gravit les deux étages à balustrade du plus vite que ses jambes enfantines le lui permettaient. Lorsqu’elle fit son entrée dans l’infirmerie, elle s’attendait à quelque chose de sordide avec de la crasse, des amas de bandages souillés et de charpie immonde à même le sol, des flaques de sang, des odeurs de viande pourrie, comme dans un de ces hôpitaux militaires improvisés où gémissaient les blessés amputés, gangrenés et agonisants, selon les récits que son oncle lui avait faits de la guerre franco-prussienne.

 Ce fut la fragrance des nouveaux désinfectants modernes qui l’accueillit. Odile eut la surprise d’une pièce spacieuse, avec des fenêtres et fenestrons, peuplée d’environ une douzaine de lits blancs, avec des rideaux, une literie irréprochable, un parquet propre, bien encaustiqué, et deux infirmières qui officiaient, deux jeunes femmes un peu sèches, au chignon sévère, à la tenue de nurses d’Outre-Manche, Marie Béroult et Diane Regnault. Certes, la peinture des murs s’écaillait quelque peu, bien qu’ils eussent été blanchis à la chaux. Le plafond, un peu haut, ce qui trahissait une pièce difficile à chauffer en hiver, rappelait la destination primitive de cette salle commune : les profusions de stucs et de peintures ridicules emplies de putti et de naïades dénudées dans le goût rococo de Boucher ainsi qu’une ancienne tribune réservée à des musiciens au fond, tribune où se rouillait un orgue,  prouvaient que nous étions dans une ancienne salle de bal du temps du Bien Aimé. De même, avant la salle païenne avait dû exister une chapelle, vite laïcisée par la noblesse libertine de ce temps de débauches.

 Comme elle l’avait prévu, seuls trois de ces jolis lits d’enfants malades étaient occupés. Dans le premier, Armance, une « rubans orange » aux cheveux mordorés et au visage de gros bébé, poussait des geignements de petite comédienne. Elle arborait une chemise de nuit beigeasse toute brodée et un vilain mouchoir jaune noué sur ses joues enflées par la rage de dents. Elle ne cessait de pousser des plaintes pathétiques, exagérant à dessein afin que les nurses s’apitoyassent sur son sort. Elle n’arrêtait pas de marmotter en pleurnichant : « Oh j’ai mal, j’ai grand mal ! Petit Jésus, que j’ai mal ! »  Assise sur un autre lit, un peu plus loin, même pas changée en toilette de nuit, la jeune Hortense paraissait indifférente, très occupée à jouer aux bonshommes avec ses petits doigts pansés du matin. Cela lui faisait comme des nœuds comiques de tissu, et Hortense imaginait des petites historiettes, des personnages, soliloquant dans son monde intérieur, babillant sans fin ses saynètes naïves où chacune de ses extrémités jouait son petit rôle de Monsieur, de Madame, de Mademoiselle, de la vilaine maîtresse d’école qui punissait en frappant de sa férule ou du méchant gendarme de Guignol.

 Dans le troisième lit pris, au fond de la salle, il y avait Jeanne-Ysoline. Odile s’adressa à la première nurse, Diane Regnault, une femme d’environ trente ans, une brune aux besicles sévères et plate comme une planche.
« S’il vous plaît. Je m’appelle…Cléophée (elle avait buté sur ce nom imposé) ; je suis élève euh ici et je souhaiterais rendre visite à Mademoiselle Jeanne-Ysoline de Kerascoët.
- Ici, on ne reçoit pas de visites, lui jeta d’un œil noir la revêche infirmière. Ordre de la comtesse de Cresseville et de miss Adelia.
- C’est que…Mademoiselle de Kerascoët est gravement meurtrie. Elle a grand besoin d’un soutien euh…moral. »
  Elle cherchait ses mots, ne maîtrisant qu’avec difficultés la langue précieuse de ce lieu étrange et étranger, de ce microcosme voulu par Cléore de Cresseville, de ce nouveau Saint-Cyr. La nurse à la coiffe immaculée et au tablier d’un même blanc étincelant par-dessus une robe sans apprêts, mis à part des manches de dentelles, parut se laisser fléchir.

« C’est bon. La demoiselle est là-bas, au fond. Ne restez pas plus de dix minutes. Elle souffre beaucoup. Si nous n’y prenons garde, elle pourrait gravement s’infecter. Nous allons devoir la toiletter et renouveler le désinfectant et les bandages. Une de ses blessures s’est rouverte tantôt et nous avons dû l’étancher. Elle ne sortira pas de l’infirmerie avant plusieurs semaines. »

 Tremblante d’émotion, Odile s’approcha du lit blanc dont elle tira légèrement les rideaux, lit où, allongée sur le ventre tant son dos et son postérieur étaient meurtris par la monstrueuse Délie, Jeanne-Ysoline avait repris connaissance. Le visage enfoncé dans un coussin moelleux, la jeune Bretonne murmura d’une voix à peine perceptible :
« C’est vous ma Cléophée, ma mie fidèle… Je sais que c’est vous. Mes sens blessés ressentent cela. Voyez comme Miss O’Flanaghan m’a arrangée et déshonorée jusqu’à mon intimité de jeune vierge. Je ressemble à une momie d’Egypte, n’est-ce pas, à une petite chatte sacrée embaumée par les anciens Egyptiens, un de ces minets momies qu’on voit, parfois, en certains musées d’égyptologie…Je suppose que vous êtes trop pauvre pour aller au musée… Pourtant, à Paris, le Louvre est gratuit. Je m’y suis souvent rendue dès que j’ai su lire.
- Reposez-vous. Essayez de dormir.
- Dans cette position, je ne puis, ma mie très chère. Je suis écorchée vive, mon dos n’a plus de peau et je ne peux me retourner. Et mes cheveux, mes pauvres cheveux…perdus. Jamais, depuis ma naissance, cette somptueuse parure n’avait été coupée. J’en…j’en étais si fière. C’est comme si…comme si on m’avait tondue à la manière d’un roi fainéant mérovingien privé de sa toison virile…pour m’enfermer comme lui dans quelque monastère.
- Je vous promets qu’ils repousseront encore plus beaux qu’avant.
- A propos de momies….
- Parlez moins, Jeanne-Ysoline. Vous vous épuisez.
- Je…je voulais vous reparler des chats. J’aime ces animaux tout en grâce et mystère. J’en ai eu un autrefois. Il avait un pelage soyeux, bicolore, noir et blanc. Je l’avais appelé Mignonnet. Autre chose…  Feu mon grand-père, un jour, dans notre vieux château des Kerascoët, découvrit en notre cheminée un pauvre félin tout momifié dont la dépouille devait peut-être remonter à notre grand Roy Louis XIV…J’avais alors six ans.
- Vous avez besoin de repos. Vous avez perdu pas mal de sang. Ce spectacle me désole. Délie mérite un juste châtiment. C’est une barbare.
- Je ne désire point me venger, fit la jeune Bretonne dans un souffle. Par contre, ma Cléophée, entre nous deux, c’est désormais à la vie comme à la mort. »

 Elle était entièrement nue à l’exception des bandages qui la recouvraient toute, sauf ses membres et son visage. Elle souffrait grandement, serrait les dents pour ne pas hurler.  Le haut de sa tête, presque scalpé par Délie, était lui-même entouré de pansements encore tachetés d’hémoglobine. D’une des bandes du derrière de la fillette, fort malmené, on apercevait une macule sanglante allant s’élargissant. Tous ces amas de tissu vil voué à la souillure étaient si épais qu’ils en constituaient des sortes de saillies herniaires dorsales et fessières, des bosselures où le travail insidieux de l’infection post-traumatique, tout en prolégomènes, s’insinuait peu à peu, sans heurt, comme un exorde à la souffrance christique. A travers l’épaisseur de la gaze et du tissu, le pointillé des plaies causées par les pointes de métal du flagellum exsudait ses sanies séreuses. Les zébrures profondes et les trous mutilants de ces chairs enfantines disputaient leur territoire morbide immondiciel à la superficialité des plaies mineures, qui s’encroûtaient déjà sous l’effet de la coagulation, exulcérations et excoriations formant autant de mouchetures qu’une vérole épidermique de bâton de chaise à l’existence dissolue. Les balafres des lanières du fouet étaient sous les bandages comme autant de sillons d’où pouvait émerger, pousser, croître, une moisson de pus et de mort. Le dos de Jeanne-Ysoline était devenu à la semblance d’un livre ouvert sur la pourriture martyrologique, un psautier de la sainteté tracé sur les chairs mourantes, une inscription lapidaire épidermique de Graptoï byzantins écorchés, un dos voué à se corrompre, à se marbrer du noir de la gangrène. Mais les nurses veillaient. Elles œuvreraient afin que ces horreurs se désinfectassent toutes, se lavassent des sanies thanatologiques et n’entraînassent point la mise en bière prématurée de l’ange adorable qu’était Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët.

« Infirmière ! Infirmière Béroult ! geignit la malade. Je sens se rouvrir une de mes plaies. Par pitié ! Seigneur, sauvez-moi ! »

  Munie d’une seringue de Pravaz, la seconde nurse administra une dose de morphine à Jeanne-Ysoline qui tomba dans une semi torpeur.
« Nous allons changer ses pansements. Vous devez quitter cette salle, mademoiselle. »
  L’enfant brune ne se fit pas prier davantage. Elle se résigna à prendre congé. Les lèvres d’Odile murmurèrent un « au revoir » que Jeanne-Ysoline, assommée par la drogue, n’entendit point. Par contre, tandis qu’elle s’éloignait de cette couche de torture, alors qu’elle ne parvenait plus à retenir ses pleurs, ses oreilles perçurent un bruit régulier et familier de claudication. La clopinante petite Quitterie lui faisait face, rouge comme un coquelicot, elle d’habitude si pâlichonne, essoufflée par tant d’efforts imposés à ses bronches si faibles, par ces deux étages gravis. 
« Mademoiselle Cléophée ? l’interrogea-t-elle comme si elle doutait aussi de cette identité à la semblance d’une tromperie, d’une usurpation, d’un masque imposé par les autres, alors qu’elle avait été, elle, Berthe Louise Quitterie Moreau, l’ultime pensionnaire de Moesta et Errabunda à avoir pu conserver un de ses petits noms.
« Une…une cliente vous attend à la bibliothèque. C’est votre première visiteuse, je crois. »
  Elle toussa à s’en arracher les alvéoles bronchiques. Cette fouine maladive avait grandement besoin de consulter un médecin au lieu de se soigner empiriquement avec des potions de grand’mère qui sentaient bien mauvais.
« C’est une bien belle femme, une étrangère. Elle est grande, fort jolie, bien habillée quoique assez spécialement. C’est une amie de Mademoiselle Cléore. Suivez-moi. C’est dans l’autre pavillon, au premier. Je vous accompagne. »
Elle fut prise d’un nouvel accès de catarrhe comme un vieillard atteint de bronchite. Puis, clopin-clopant, Quitterie fit quitter l’infirmerie et le bâtiment à Odile jusqu’au lieu de rendez-vous de la mystérieuse première cliente. Nonobstant les paroles d’Ysalis, qu’elle avait jugées fantaisistes et propres à un esprit dérangé et stupide, notre brune enfant allait enfin savoir ce qu’il en était de cette Maison dont elle commençait à comprendre l’extrême perversion.


Snow White


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 Debout dans la bibliothèque, accoudée à un confident de ces dames datant de Napoléon III, tout capitonné d’un velours d’une nuance vert tendre, miss Jane Noble, trente-quatre ans, de nationalité américaine, fumait nerveusement une longue cigarette roulée dans du tabac de Virginie en attendant celle dont le message de Cléore, que Julien lui avait communiqué tantôt à l’hôtel, lui avait parlé avec tant d’éloges.
 C’était une femme à la chevelure brun clair, de ces bruns subtils d’Anglo-Saxonne tirant sur le marron soutenu qui se mordore parfois au soleil des rives du Potomac. Son teint était rose, ses yeux d’un bleu de pervenche. Une brune avec une peau et un iris de blonde, mais tellement plus belle ainsi. Sa stature était élevée pour une femme, bien qu’elle conservât en sa silhouette grâce et harmonie car, sous la toise, miss Noble atteignait les cent soixante-quinze centimètres. Elle incarnait le type même de la femme émancipée. Appartenant à cette élite bostonienne tant vantée par nos viragos nationales, miss Jane Noble s’adonnait au journalisme, à la littérature et au militantisme politique au sein de clubs très actifs, très revendicatifs, non seulement en faveur du vote des femmes, mais aussi de leur libération morale, économique et sexuelle. Dans un célèbre article scandaleux de la Boston Gazette où elle officiait, elle s’était faite l’apologiste de l’ouverture de lupanars pour femmes, non seulement des maisons closes où ces dames fraieraient avec des prostitués mâles, mais aussi des établissements purement destinés aux pratiques saphiques vénales. Jane Noble se vantait à qui voulait l’entendre qu’elle avait été déniaisée par une tribade à l’âge de dix-sept ans. Sportive émérite, elle pratiquait le lawn tennis, l’équitation, la natation et la gymnastique suédoise.

 Impatiente de lier connaissance avec ce jeune esprit rebelle qui, elle le pressentait, était pareil au sien, un de ces esprits militants de l’égalité des sexes, perpétuellement en révolte contre l’arbitraire masculin, qui constitue la sanior pars de la légion des meilleures partisanes du droit de vote des femmes, miss Noble se contraignait à ronger son frein en s’imposant la contemplation forcée du décorum chargé de cette pièce baroque et confinée, obligeant le saphir de ses prunelles à s’attarder sur les boiseries de palissandre, sur les lambris et les rayonnages de chêne, de cèdre et de bouleau, sur ces perses à ses pieds, tout en arabesques et figures stylisées indéchiffrables, ou encore, sur ces tapisseries, l’une d’Aubusson, l’autre des Gobelins, qui toutes deux partageaient la commune évocation d’un épisode de l’Hombre de la Mancha, ce Don Quichotte qu’elle admirait au nom de la transgression et de la destruction créatrice de l’ordre ancien.

 Non pas qu’elle souffrît d’un abus de donquichottisme. Elle n’en dégustait que l’épicarpe, la peau du fruit, abandonnant à d’autres fanatiques de la compassion et de l’altruisme la pulpe interne, la chair de la pêche juteuse.

 Cependant, miss Noble fatiguait. Sa langue s’épaississait ; elle n’avait absorbé ni laudanum, ni chloral depuis la veille au soir, et cela l’importunait. Elle avait besoin de se rafraîchir le corps et les idées et regrettait qu’elle ne fût point le Palémon, ce personnage mythologique changé en dieu marin qui eût trempé avec délice dans toutes sortes d’eaux émollientes. Le violent tabac brun dont elle abusait, au nom de la liberté des femmes, desséchait ses muqueuses et son gosier et gâchait son haleine : elle avait grand besoin d’une bonne gorgée d’absinthe, elle qui goûtait en esthète à l’encanaillage des assommoirs.
 Les dos des maroquins, qu’ils fussent de cuir ou d’autres matières, rouges, verts, bleus ou ocres, ne l’intéressaient aucunement. Trop d’obscénités composées par des mâles, de leur point de vue exclusif, peu d’auteurs nouveaux, à l’exception d’un Oscar Wilde en langue originale, cet auteur déroutant qu’elle avait rencontré à Londres l’an passé.

 En cette pièce suant l’ennui et le confinement, bien qu’elle fût égayée par les plantes vertes, les vivariums et les aquariums qui en humidifiaient l’atmosphère à la semblance d’une minuscule portion de forêt vierge, miss Noble se retrouvait bien démunie, n’ayant pas encore éprouvé le besoin d’injecter dans ses veines, par le biais d’une petite seringue de Pravaz, cette salvatrice solution à sept pour cent qui décuplait ses facultés créatrices et son imagination dépravée.

 Elle était donc belle, grande, bien constituée, désirable quoiqu’adepte de Sappho. Les hommes aimaient à la contempler, à la dévisager, à cause de son teint de lys et de son iris bleu qui contrastaient avec ses boucles brunes, mais elle les détestait, les rabrouait lorsqu’ils se faisaient par trop entreprenants, se complaisant en la seule compagnie des femmes. Monsieur Manet ne s’était point trompé sur sa beauté ; lors qu’elle avait à peine vingt-trois ans, tandis qu’elle séjournait en dilettante en la patrie de La Fayette – ses sentiments francophiles étant fort appréciés en haut lieu – il l’avait peinte en compagnie d’un monsieur, un séducteur, qui l’avait rebutée. Elle avait posé dans une robe grise avec de discrètes passementeries bleutées. Le soir de la première séance de pose, à des fins de revanche, elle avait partagé la couche de Valtesse de la Bigne, comme par défi contre la grande bourgeoisie, qui était pourtant sa propre caste en Nouvelle Angleterre. Depuis, même si les rouages du temps semblaient inopérants sur elle, quelques signes annonciateurs, qui eussent dû l’alarmer, elle qui avait la vue fine, commençaient à marquer deçà-delà son cou et son visage blancs. Son épiderme se teintait d’un hâle indiscret, propre à celles qui s’exposent trop au soleil ; ce cou si pur s’épaississait ; le menton tendait à s’alourdir, les yeux à se cerner. Les joues, quoiqu’elles demeurassent rosées, pelaient parfois et se chiffonnaient, bien que ses mains d’albâtre d’une merveilleuse finesse et d’un velouté doux les soignassent et recourussent de plus en plus fréquemment à l’usage des crèmes, onguents et autres pâtes de beauté trompeuses. Mais l’iris d’azur demeurait intact dans tout son éclat céruléen et là était l’essentiel pour celles et ceux aveugles à percevoir les premier stigmates du vieillissement de la femme. La vie agitée qu’elle menait à Boston ou ailleurs, en féministe, journaliste et écrivain cosmopolite de talent, en bambocheuse aussi, était la seule chose qu’elle eût dû incriminer dans la fatigue de la face et l’amorce de flétrissure de cette beauté de brune claire.

 Pourtant, Jane Noble n’était point un de ces personnages droit sortis d’un roman de Mr Henry James. Son élégance battait le haut du pavé tant elle était novatrice. Entre autres choses, elle abhorrait toute autre couleur d’étoffe que le bleu électrique, signe chromatique selon elle de la modernité. Contradiction avec sa toilette, pourtant fort bien, arborée sur la toile de 1879, et qui lui seyait à ravir. Ce refus obstiné de toute autre nuance tinctoriale dans ses vêtements tourna à la monomanie. Elle ne trouva aucune exquisité, aucune seyance aux tissus d’autres couleurs que ce bleu électrique obsessionnel et moderniste. Porter autre chose eût été selon elle comme se vêtir de chiffons d’étoupe ô combien inflammables, d’un justaucorps poilu d’homme sauvage, de velu médiéval du Bal des Ardents de Charles VI le fol, massue cloutée en sus, ou encore tel un de ces jacquemarts barbus et hirsutes de l’horloge de Saint-Marc à Venise, avec leur maillet et leur pagne de peaux de bêtes. Tout en devint monochromatique sur son corps, du linge intime, des déshabillés et négligés jusqu’aux bottines et aux gants de suède bleue. Elle équipa chez elle toute sa literie, ses dentelles et ses rideaux et tentures en bleu. Elle mit du bleu d’Espagne sur ses lèvres, poudra de bleu ses joues, vernit ses ongles de nacre bleue, teinta de reflets bleus ses boucles. Elle eut même l’idée de peindre son épiderme en bleu, voire de faire injecter dans son hémoglobine un colorant azur qui eût constitué la preuve sidérante que du sang de patricienne de Boston coulait dans ses veines et qu’elle était bas-bleus, corps bleu et ventre bleu ; mais elle se ravisa à temps. Elle exigea bientôt que l’on peignît, coloriât et teintât sa nourriture en bleu, de cette nuance bleu sombre dite kuanos chez les Grecs ou cyan en Amérique. Elle se fit servir des steaks bleus, des rôtis bleus, des pâtisseries bleues, du maïs bleu, des potages bleus, du poulet bleu, du bleu d’Auvergne, des Causses, du roquefort en abondance, du vin bleu, de l’eau minérale bleue, des entremets bleus, des oranges bleues…jusqu’à ce qu’elle s’en lassât et fît marche arrière de peur qu’on la jugeât aliénée et bonne pour le lunatic asylum. Elle s’arrogea donc des exceptions dans ses tenues, adoptant de nouveau des dessous blancs ou beiges, s’accordant çà et là des licences aux édits somptuaires ridicules qu’elle s’était imposés : foulards, gants, chapeaux, bottines et réticules recouvrèrent des couleurs plus classiques et conformes aux bonnes mœurs, aux bons us, sur sa petite personne de girafe bostonienne.

 Cependant, loin d’être assagie, miss Jane Noble fut frappée de nouvelles lubies innovantes portant non sur la teinte, mais sur la forme et la coupe de la vêture de dessous et de dessus. Elle se mit à bannir, à ostraciser les fioritures, les fanfreluches, les dentelles, les falbalas inutiles, tout ce qui faisait d’une femme une cocotte de luxe ou de demi luxe, poussant son habillage jusqu’à l’épure cistercienne. Puis, elle s’affranchit du corset, de la chemise et des pantaloons, exigeant que toutes les Bostoniennes les brûlassent solennellement comme si c’eût été une nouvelle tea party. Elle remplaça ces stupidités de catins par des dessous révolutionnaires limités à deux pièces minimales en plus des bas : une sorte de brassière à baleines qui laissait ventre et nombril nus et des bloomers très courts et bouffants, avec un empiècement triangulaire juste au milieu et une double rangée de boutons sur les côtés, d’un boutonnage dit à ponts, bloomers croustillants et impudiques nommés culottes ou pants, qu’elle bourrait de crins fort urticants afin d’empêcher que les mâles la pelotassent. Par-dessus ces pants, elle enfilait une sorte de compromis révolutionnaire entre la jupe et le pantalon masculin, long, flottant, avec un entrejambes, qu’elle baptisa jupe-culotte, qui lui facilitait l’équitation et la pratique du vélocipède, dont de nouveaux modèles à pédalier médian se répandaient et qu’elle appelait bicycles.

 Par égard pour les gamines de Moesta et Errabunda, Jane Noble s’était ce jour là assagie, optant pour un ensemble certes bleu électrique et dépouillé, mais à jupe longue véritable, avec un vrai jupon de percaline et de satin dessous. Concession arrachée par le conservatisme vestimentaire gaulois de cette bourgade de province ou volonté que les fillettes ne se choquassent point de sa tenue ? On ne sait. De lourds pendants d’oreilles en ambre jaune déformaient ses lobes. Elle écrasait nerveusement chaque mégot dans un cendrier d’étain gravé d’un listel féodal de sa main droite baguée. En lieu et place de l’alliance protestante qu’elle eût dû porter si elle eût convolé, son annulaire destiné à l’anneau nuptial arborait une chevalière sertie de lapis-lazuli enchâssée d’une topaze. Sa jolie tête était coiffée d’un étrange turban de soie damassée et de satin, comme une maharani jouant au rajah, turban d’une teinte violine au milieu duquel était inséré, telle une applique, un petit bijou de jadéite, taillé d’une pièce, à l’effigie du dieu éléphant hindou Ganesha, ornement duquel partait une aigrette de plumes de Paradisier. Miss Noble trépignait toujours plus. Avait-elle eu raison d’envoyer cette boiteuse quasiment phtisique, cette Quitterie, à la recherche de la fameuse Cléophée que le message de Cléore lui avait tant vantée ? Le cendrier jà débordait. Elle le repoussa d’un geste méprisant de la paume jusqu’au bord du reposoir de santal d’où il manqua choir.

 Elle se leva du confident capitonné et arpenta la bibliothèque. Ses yeux s’arrêtèrent sur un bouclier d’impi zoulou, sorte de trophée de chasse ramené par quelque Boer belliqueux après la bataille de la Blood River contre le roi cafre Dingaan. Elle chercha sa blague à tabac et s’aperçut lors qu’elle était vide. Résignée, Jane tira d’une poche de son corsage bleu électrique, nous vous le rappelons, corsage boutonné comme une jaquette d’homme, un étui d’ivoire sculpté à ses initiales, J.N., cadeau de Paul de Cassagnac, étui duquel elle extirpa un long et fin cigare de Hollande qu’elle coupa et qu’elle plaça dans une sorte de tube d’ambre et de nacre qu’elle mit dans sa bouche avant qu’une nouvelle allumette grillée en eût provoqué l’ignition. Tout en poursuivant sa marche agitée et en tirant maintes bouffées, la jeune femme prêta enfin attention aux contenus des aquariums et des vivariums dispersés dans ces aîtres. Le liquide des cages de verre destinées aux êtres aquatiques glougloutait et bouillonnait comme homard à l’étuve. Intéressée par les tragédies viles qui se déroulaient et s’accomplissaient dans ces prisons miniatures, fascinée par la laideur des bêtes qui s’y terraient, Jane goûta à des combats, des duels homériques, des bestiaires dignes d’un amphithéâtre Flavien en réduction. Elle s’amusa à exciter les animalcules immondes qui s’entredéchiraient par des ksi ksi, comme s’il se fût agi d’un combat de boxe anglaise. Ses doigts tapotaient les vitrages, embêtant ces bestioles répugnantes qui vaquaient à s’entredévorer. Elle parcourut des fragments de duels : myriapode contre scorpion, limule contre araignée de mer, blatte mexicaine contre mygale ou tarentule qui tissait ses arantèles d’aragne, scolopendre contre lézard Moloch. Elle remarqua même un aquarium où cohabitaient murènes et piranhas, bien trop calmes à son goût. Sans doute ces prédateurs étaient-ils repus. Comme peu satisfaite de la victoire par trop facile de ce nouveau gladiateur qu’était le scorpion noir, elle tira de son réticule un petit gantelet de fer, l’enfila en la main droite, ouvrit la cage du gagnant et l’en tira, le maintenant par la queue, juste au niveau de l’aiguillon et de l’ampoule à venin, temporairement vidée contre le myriapode. L’innocuité des piqûres répétées du petit monstre contre le fer de sa protection articulée la fit ricaner comme une sadique.  Miss Noble arrosa le sable du sol de la cage avec une fiasque de gin qu’elle conservait toujours sur elle, de manière à ce que le liquide fort formât un cercle. Avant qu’il eût été absorbé par le revêtement sableux de ce fond, elle craqua une allumette et la jeta, en feu, sur l’alcool épandu. Le cercle enflammé, elle reposa précautionneusement en son mitan le laid arachnide qui, cerné, n’avait plus d’échappatoire. Comme dans ces célèbres figures alchimiques symboliques des traités arabes, le scorpion n’eut plus qu’à se suicider en piquant son tronc encéphalique avec le reste de son venin qui de nouveau se sécrétait. Alors, Jane Noble se surprit à rire à gorge déployée, dans un de ces accès d’infantilité cruelle qui la prenait parfois, comme quand elle se distrayait à faire éclater des crapauds en les bourrant en pleine gueule de ses cigares incandescents. La main de Quitterie, qui frappait l’huis, interrompit cet épanchement de contentement pervers.

Night Visit


***************
 
  « Entrez, entrez donc… » fit la voix de Jane Noble.

  Elle s’exprimait dans un français parfait, avec un soupçon d’accent anglo-saxon fort harmonieux cependant, un de ces accents de la Nouvelle Angleterre, de l’élite Vieille Europe, que l’on dit encore plus snob, apprêté et distingué que celui de la upper class d’Albion.
  La petite Quitterie n’en pouvait mais. Elle grimaçait de douleur comme une bégueule bigote choquée par un nu indécent du Salon des refusés. Elle était toute bancroche d’avoir par trop marché et parcouru couloirs et escaliers. Son appareil orthopédique la blessait, lui occasionnait mille tourments doloristes ; les tiges de métal de sa bottine bote lui entaillaient les chairs, commotionnant cette frêle enfant. Son derme apparaissait livide, terne, cadavéreux et pourpre à la fois. Elle haletait telle une chienne excitée, son linge intime détrempé par ses suées de poitrinaire.
« Pas vous, Mademoiselle Quitterie, lui intima miss Noble sur un ton impérieux qui n’admettait ni objection ni supplique. Je désire voir Mademoiselle Cléophée seule à seule. Retirez-vous.
- Bien…euh…miss », toussota la gamine maladive en reculant avec rectitude.
  Odile la remercia de l’avoir conduite à bon port et lui murmura :
« Reposez-vous, pauvrette, vous en avez grand besoin... Vous faites pitié.
-Mer…merci Cléophée, vous êtes bien bonne. »

  Elle s’en alla, tortue et de guingois, trébuchant presque à chaque pas, comme une ivrognesse. Ses quintes déchirantes emplirent le corridor, résonnèrent un instant, même lorsqu’elle fut sortie du champ de vision d’Odile qui émit quelques larmes d’une colère rentrée à ce spectacle lamentable. Elle craignait que la pauvre belette ne passât pas l’hiver. Son empathie accrue pour plus misérable qu’elle la perturbait. Etait-ce cela, l’amour entre filles ? En moins de vingt-quatre heures, la compassion s’était jà manifestée trois fois en elle. Elle se surprenait à éprouver autant de componction et d’affliction à l’encontre de personnes encore inconnues un jour auparavant. Marie, Jeanne-Ysoline, Quitterie… Qui serait la prochaine ? En entrant dans la bibliothèque, elle pensa :
« Je suis sûre que cette dame l’a fait exprès de demander à Quitterie de venir me chercher. Elle semble se complaire au spectacle de la souffrance. Je l’ai vue sourire. Je la pressens dangereuse, comme mesdemoiselles Cléore et Délie. »

 Comme pour confirmer ces réflexions en son for intérieur, miss Noble, une fois la porte en boiserie capitonnée de vert poussée, s’empressa de la boucler à clef.
« Les femmes racées sont les plus ambiguës et les plus vénéneuses. Je suis sur mes gardes. » put se dire Odile à la vue de cette Américaine adonisée avec goût et recherche, presque excentrique dans sa sobriété provocante. La pièce était enfumée par le tabac et la fragrance des cigarettes et du cigare consumés irritait la gorge de la jeune fille qui ne put retenir sa toux.
  Miss Noble agita une clochette d’argent ; d’une alcôve dissimulée par un panneau émergea une domestique affreuse comme un carlin, une Indienne apparemment, profondément ridée, fripée, frappée qui plus était d’une mutité pathologique à moins qu’elle fût chirurgicale.
« Elle pousse la méchanceté jusqu’à couper la langue de ses servantes afin qu’elles ne cèlent rien des salauderies qu’elle doit commettre, songea Odile. Je dois donc m’attendre à tout. Soyons courageuse. »
  La menine, Séminole ou autre, portait deux grandes sacoches de cuir distendues par leur contenu inconnu. Jane la congédia, une fois ces paquets parcheminés et ridulés de vieille croûte de vache déposés sur une grande table d’ébène et de marbre, dont l’entablement, telle une corniche, formait une bordure moulurée, porphyrique, d’une couleur malsaine d’entérite, annonciatrice de diarrhées sanglantes, tels ces croisés frappés de dysenterie souffrant de l’antique maladie de l’ost, dont les braies, ouvertes, permettaient l’écoulement permanent de leurs matières viles en liquéfaction putride, sans qu’ils s’assissent sur une latrine improvisée.

 La lady américaine reprit la parole :
« Je me présente Jane Noble, écrivain et journaliste féministe à la Boston Gazette, pythonisse aussi. How do you do, miss ? »
 Elle tendit à main à Odile, comme un homme. La petite fille, qui ne connaissait rien à l’anglais, fut bien obligée d’accepter ce shake hands anglo-saxon.
- Euh…Je m’appelle Cléophée, du moins, c’est ce prénom qu’on m’a attribué hier depuis mon arrivée. En fait je suis Odile Boiron…
- Peu me chaut mademoiselle ! Déclinez votre âge, c’est tellement important pour moi !
- Il me semble bien que... Ben, j’ai onze ans !
- Soyez plus précise, minauda sèchement la féministe. Ne jouez pas l’empotée avec moi !
- Mon anniversaire est passé le 28 février, mais j’suis si pauvre qu’on ne le fête jamais.
- Où êtes-vous née ?
- A Paris, à Belleville, et mon père, il est mort quand j’avais sept ans. J’ai un parâtre violent…»
   Odile était gênée par cet interrogatoire indiscret.
« Savez-vous pourquoi vous vous retrouvez ici ?
- Non, pas du tout. Mes souvenirs demeurent brumeux, vagues, comme s’ils remontaient très loin.
- Votre…hem, disons le concubin de votre mère…
- Ben, mon beau-papa.
- Que faisait-il ? Pourquoi avez-vous dit qu’il était violent avec vous ?
- Il était tout le temps saoul, de retour du cabaret. Il me battait et il battait aussi maman. Hier euh…il…il…
- Libérez votre parole, mon enfant !
-…il a voulu me violenter ! J’ai…j’ai fui sous la pluie, avec un vieux parapluie à maman ! J’ai erré dans les ruelles de Belleville, je sais plus…
- Tu étais hagarde, trempée par l’orage…
- J’avais le parapluie…j’me souviens plus trop de la suite avant la voiture obscure où la petite Marie pleurait. Il y a eu cette borgnesse qui puait…puis, plus rien avant la voiture bâchée. »
Odile fut décontenancée, déstabilisée par le brusque recours de miss Noble au tutoiement. Pour une Anglaise ou une Américaine, pour qui le thou ne s’emploie qu’en poësie ou pour désigner la Divinité, cela représentait un effort notable qui démontrait la tentation de se mettre au niveau de la petite Française.

« Je vais te parler franchement, Odile, Cléophée ou qui que tu sois. La borgnesse, c’est une rabatteuse au service de Mademoiselle Cléore de Cresseville…et Cléore est mon amie. Nous défendons toutes deux la cause des femmes et accessoirement, celle de l’amour filles-femmes. En plus de mon métier de journaliste, de ma carrière de romancière, je pratique aussi à mes heures – oh, en dilettante seulement – un art bien singulier de la divination. Disons que je joue aux devineresses.
- Madame, je ne comprends pas.
- Mademoiselle ! Je refuse les hommes, le mariage ! Je n’aime que les femmes, mais aussi les petites filles comme toi ! Est-ce que tu saisis ?
- Ysalis m’a dit ce matin qu’elle adorait prendre le sein d’une femme et…
- Sache, Odile, que tu n’es ici qu’une petite prostituée parmi quarante-et-une autres garces miniatures, et que tu dois satisfaire le chaland. Ici, c’est moi la cliente. Apprends que j’ai versé l’équivalent de deux cents dollars pour t’avoir pour moi seule, en exclusivité, cet après-midi. C’est le prix de la passe. Tu es une fille nouvelle ; Moesta et Errabunda équivaut à  une sorte de maison de tolérance d’un genre nouveau, et mon amie Cléore incarne sa tenancière. Je suis claire, ce me semble, isn’t it ? Alors, comme toutes les filles de maisons closes, tu dois te soumettre à toutes mes petites envies, mes caprices d’anandryne déviante et mon questionnement en fait partie. Tu devras exécuter sans broncher tout ce que je t’ordonnerai, vu ?
- Qu’est-ce à dire ? riposta Odile, d’un ton épouvanté par les révélations de Jane.
- Petite cloche !  Fucking daughter of bitch ! You’re a bastard !  Ce sont les petites nouvelles comme toi qui m’attirent en général chez Cléore. A chaque livraison d’une pièce de biscuit, je veux être la première servie. J’exècre ce qui est surfait, usé, ébréché, trop vieux, démodé… Il me faut du neuf, toujours du neuf. Je ne suis pas américaine pour rien !  Cléore m’a renseignée sur toi ; j’ai accouru pour toi ! J’ai grand’soif de ta nouveauté.
- Et…euh…Qu’est ce que vous recherchez chez les fillettes ?
- Je veux connaître leur âge exact, déterminer l’instant où elles seront nubiles ! Le moment où le sang périodique cherra d’elles, of their stinking and sticky beaver !  Tu vas comprendre. »

  Jane Noble se pencha sur la table où reposaient les deux sacoches. Elle ouvrit la première à sa gauche et en tira du linge passé, délavé et fané. Odile émit une grimace de dégoût en réalisant de quoi il s’agissait.

« Une jolie pièce de ma collection. Un bel échantillon, isn’t it ? Beaux pantaloons. Bien imbibés du premier sang de cette bécasse de Winifred Morstan, de Chattanooga, quinze ans, huit mois et dix-sept jours, lorsque, par défaut d’information, elle s’est laissée surprendre par la survenue de ce premier épanchement féminin le 24 juin 1883 à dix heures du matin, en pleine leçon de couture,  ce qui a gâté ce beau dessous tout cotonné ! Les taches rouilles qui l’ont souillé et diapré en tout l’entrefesson sont explicites ! Et il fleure encore bon la fade odeur de cette hémorragie de la féminité. Cela a été mon premier trophée, que la pauvre pécore toute curly m’a vendu pour vingt-cinq cents, somme dérisoire ô combien,  de peur que sa mère ne la grondât d’avoir abîmé sa lingerie par une indécence. »
  Prise à son jeu fétichiste pervers, miss Noble se mit à coqueter tel un cocodès, n’ayant rien à envier au vilain rosalbin de Sarah. Elle extravaguait et effrayait Odile ; ses prunelles céruléennes étincelaient d’un feu extatique malséant. Elle exhiba cette lingerie, raidie par l’empois et par le sang séché de vierge, presque saponifiée par un vain lessivage, pourprée par cette humeur honteuse qui s’était extravasée sur l’étoffe blanche écrue, la métamorphosant en habit sacerdotal de la luxure, fourré d’aumusse écarlate et ocré à la fois par le vieillissement naturel du liquide rompu et coagulé. Ces pantalons de lingerie apparaissaient comme orfrazés d’un sang de la défloration, de la fornication d’une prostituée de l’Apocalypse. Devant ces orfrois sanguinolents qui avaient conservé jusqu’en leur trame textile élémentaire la fade fragrance des menstrues, un moine bourru paillard converti au satanisme eût entonné des orémus sacrilèges. Cette fille avait lâché son liquide comme on va à la selle, sans savoir, sans comprendre, comme d’autres avant et après elle, comme toutes les autres dont Jane Noble récoltait la souillure. Non encore satisfaite de sa démonstration, notre féministe choisit de poursuivre : un deuxième exemple fut exhumé de la sacoche.

 Cela avait appartenu à une certaine Abigaïl Peacok, de Savannah, type même de la bonne grosse fille blonde, boudinée comme un boudin. C’était à croire que toutes ces graisses conséquentes, stockées dans tout ce corps de truie gravide, avaient hâté la survenue du cycle, à seulement quatorze ans, trois mois et vingt-quatre jours, le 18 novembre de l’an 1884. Jane Noble étala sans pruderie ce sous-vêtement d’une impressionnante largeur, dont l’entrecuisse, énorme, n’était plus qu’une macule pourprée, furfuracée de tachetures tournées au safran aigre avec le temps, linge irrécupérable épanché comme une fontaine de jus de groseilles écrasées, un malaxage de raisins rouges foulés dans une cuve par des vignerons ivres. La journaliste fit mine de plaquer ce cauchemar pachydermique contre la figure rétive d’Odile. 
  Bien qu’elle eût reculé, la fillette se sentit mollir comme une chiffe. Miss Noble en profita pour placer une troisième démonstration, qu’elle sortit cette fois de la sacoche numéro deux.

« Les bloomers de miss Kathleen de Maupertuis, de Fayetteville, réglée à seize ans, un mois et douze jours le 20 juillet 1886. Fort joli, n’est-ce pas ? »
 Elle s’amusa à inhaler le parfum de la persistance odoriférante de ce premier sang, flairant sans retenue l’entrejambes et le fond sale de cette pièce de lingerie. Cette saleté avait appartenu à une jeune fille brune, presque aussi mince et grande que Jane, une jeune Sudiste aussi peu instruite de la vraie vie que les deux précédentes idiotes. L’étoffe bouffait, certes, mais le sang l’avait épaissie, amidonnée de sa forfaiture. Par le jeu de la coagulation, les taches s’étaient muées en agrégats squameux, en croûtes de vieilles blessures de guerre insanes, déshonorantes comme l’inceste, qui adhéraient encore au coton comme des arapèdes, du byssus de moule ou des anatifes à leur rocher. La fille avait tenté en vain de nettoyer le linge, de cacher l’offensive de la pourpre cardinalice. Ses efforts n’avaient abouti qu’à une usure vaine, à un délavage et un étiolement du reste de l’étoffe, où ces produits et vestiges de coagulation continuaient à pendre, comme s’ils eussent été sessiles, attachés à un pédoncule telle une parasitose mycologique. Malgré tout, elle avait voulu poursuivre contre vents et marées son lessivage intensif à en élimer ce linge jusqu’à la trame, sans que pour autant les traces de son forfait de jeune vierge disparussent. Elle avait repris, inlassable, son ouvrage, comme si c’eût été une marotte. L’odeur pestilentielle persistante de la chose l’incommodait, tant ces pantaloons de fille perdue du Vieux Sud  puaient autant qu’un maroilles avarié de Thiérache. Ils avaient fini par ressembler à un Saint Suaire de l’abomination comme s’ils eussent daté de plusieurs siècles.

 Jugeant que tout cela ne lui suffisait pas, miss Noble voulut accabler sa jeune proie d’un quatrième exercice spirituel de la surrection de la nubilité. Les quatrièmes pantaloons étaient écossais ; ils avaient été vendus à Jane par une certaine Lina Mc Laidlaw, d’Edimbourg, le 16 mai 1887, pour dix shillings, après que cette oiselle châtain-blond miel eut tenté de cacher l’événement à sa parenté qui se serait offusquée d’une telle incontinence. Ce linge avait appartenu à une vraie sauterelle ; on l’eût confondu avec celui d’une fillette de douze ans tant l’intéressée était conformée comme Cléore qui s’était pâmée à la vue de cette pourriture pour sylphide lorsque Jane la lui avait montrée. Or, Lina avait dix-sept ans, quatre mois et vingt jours lorsqu’elle avait été prise par surprise alors qu’elle montait son cheval en amazone lors d’une fox hunt. Empourprée par la honte, ses yeux noisette et verts effarouchés du fait de son désarroi, croyant s’être écorchée à la selle de sa pouliche,  elle avait étanché sa perte rouge comme elle avait pu, à la mousse des chênes, et s’était contrainte à user du foulard de soie de son haut-de-forme comme d’une serviette, d’un chiffon provisoire. Sa minceur d’elfe avait retardé l’événement, mais Cléore l’avait battue, n’ayant été réglée qu’à dix-huit ans accomplis. Le fond de l’entrefesson des pantalons de miss Mc Laidlaw s’était moucheté d’un semis ridicule. L’étoffe de coton paraissait ornée d’un orpaillage de crottes. L’impétrante était réputée couiner lorsque son indisposition survenait.

« Tu comprends l’utilité d’une telle collection ? poursuivit Jane. Elle permet de constituer des séries statistiques, des barèmes, des moyennes. On peut connaître l’âge moyen des premières pertes chez nos contemporaines. La science divinatoire que je pratique en outre, et à laquelle je m’apprête à te soumettre – non, ne bronche pas – a pour but de déterminer à quel moment toi et tes amies de Moesta et Errabunda parviendrez à la nubilité.
- Vous êtes odieuse !
- I’m sorry, mais il va falloir te laisser examiner par moi.
- Je refuse !
- Sois courageuse, petite. Cela ne sera rien. Sache que j’ai failli, l’an passé, me faire amputer de mes seins parce que je considérais ces attributs de la féminité comme gênants et inutiles.
- Que voulez-vous que cela me fasse ?
- J’en avais assez de ces symboles d’esclavage de la femme, mais, à la parfin, je jugeai qu’il valait mieux que je les conservasse, non pas au nom de considérations esthétiques, je m’en fiche, mais parce qu’un médecin m’avait instruite des risques de complication encourus en cas d’ablation et de mutilation radicales. »

 Odile poussa un nouveau questionnement, comme un cri de détresse tentant de repousser l’inéluctable :
« Et si j’essaie de résister…en vous frappant et vous griffant, par exemple ?
- Tu y tiens absolument ?  jacta Jane, haineuse. Hé bien, écoute-moi et regarde ! »
  Elle tira de la seconde sacoche d’autres pantalons de broderie dont le sang, c’était incontestable, paraissait encore tout frais, comme fluidifié par une lamie obscène.
« A cause de ton obstination, stupid shabby pussy, je vais sacrifier devant toi ma dernière acquisition, que j’ai achetée ce midi même à la fille d’un édile, Mademoiselle Pierrette R**, pour vingt-cinq francs ! Ils exhalent encore l’émollient effluve des pertes fraîches. What a pity !  Tu vois cet aquarium, là-bas, vers le fond ? Il contient des poissons carnivores redoutables, qui aiment à se repaître de toute chair écorchée dégouttant son sang frais. Non, ne joue pas les peeping Tom. Contente-toi de regarder sans broncher en sachant que, si tu désobéis, c’est toi que j’offrirai en pâture à ces piranhas et ces murènes, comme je l’eusse fait d’un esclave désobéissant si j’avais été une patricienne romaine. »

 Jane Noble s’approcha de la cage de verre où, dans une eau tropicale chauffée discrètement, d’hideux vertébrés pisciformes armés de mâchoires agressives nageaient. On se demandait comment deux espèces aussi incompatibles, issues de deux milieux aussi différents, salé et doux, faisaient pour survivre dans ce liquide saumâtre où croupissait du cresson grouillant de paramécies et d’autres infusoires. Perversité de Cléore : il n’y avait aucun couvercle de sécurité. Avec une facilité déconcertante, la féministe dérangée put donc jeter dans cette cage aqueuse cette lingerie festonnée où des gouttelettes vermeilles perlaient encore, comme si les entrailles de celle qui avait dégorgé ce sang encore anormalement tiède vu qu’il remontait à un peu plus de quatre heures eussent été frappées d’hémophilie. Cela avait dû ressembler à une fuite conséquente de plomberie, à des coulées d’hémorroïsse biblique néotestamentaire, quoique des hécatonchires mythiques atteints de coliques souffrissent des mêmes épanchements spectaculaires.  Jane avait surpris la jeune impétrante de quinze ans dans les toilettes communes de l’hôtel, alors qu’elle se vidait sans même avoir eu le temps de pousser le verrou, affolée par sa perte écarlate, et le seul moyen qu’elle eût trouvé de cacher cela à ses parents, selon le classique principe du motus et bouche cousue avait été de se déculotter devant Jane et de lui vendre sur-le-champ son infâme dessous pourri comme prix de son silence.

 Dès que l’étoffe blette et chancie par cette hémorragie eut chu dans l’eau, piranhas et murènes se précipitèrent afin de faire bombance. Les dents de ces petits monstres écailleux déchiquetèrent ces pantaloons avec une extase de gourmets pansus à en craquer. Ils taillèrent en pièces cette lingerie surie, qui répandait une effluence aigre, l’effiloquèrent à tout-va comme on dépèce le cadavre d’une créature gâtée par une maladie de l’amour. Le ballet des prédateurs autour du linge rougi qu’ils réduisaient à néant, engendrait un remuement, une agitation tourbillonnante et trouble d’eau sale. Une pluie squameuse d’étoffe, de fibres de coton, de fragments de chair textile, de lambeaux épidermiques tachés d’un sang de fils histologiques rompus en myriades de croûtes de tissu infinitésimales, tels des brins minuscules de charpie morte, retomba jusqu’à la vase synthétique qui tapissait le fond de l’aquarium, en s’amoncelant comme une sédimentation tégumentaire dissoute par un vitriol gastrique.

« Alors, te voilà convaincue ? Je te pense mûre pour mes petits examens. » riota Jane Noble.
  C’en était reparti pour une nouvelle séance de maquignonnage. Jane ordonna à Odile de se jucher sur un escabeau et d’y demeurer, debout. Ainsi, lorsque des yeux paillards se levaient et regardaient sous ses jupes, ils apercevaient le fond des bloomers satinés et ouatés de la petite fille. Miss Noble prit le temps d’allumer un nouveau cigare, un Trichinopoly, d’en tirer quelques bouffées, d’épandre sur son cou pâle l’efflorescence musquée d’une fiole de civette, avant de prendre dans son réticule une loupe d’horloger et de débuter l’examen de la pièce de biscuit dressée sur l’escabelle. Dans cette position inconfortable, il n’était point temps pour la fausse Cléophée de faire des manières de princesse effarouchée, de s’abriter derrière la blésité verbale comme l’eussent tenté les autres pensionnaires. Elle n’y songea pas un instant, rentrant ses griffes, réservant leur usage dans l’expectative de la brutalité.
  Sans crier gare, en un geste presque leste, Jane releva la robe et le jupon d’Odile et plaqua son nez et son œil droit, pourvu de la loupe d’horloger, contre l’entrecuisse de ses pantalons courts d’été. Ses mains s’empressèrent de déboutonner la fameuse ouverture médiane et d’en écarter l’étoffe. Puis, sans ménagement, l’orifice nasal de la journaliste se fourra contre l’intimité de la fillette qui en frémit d’horreur. S’arcboutant aux barreaux de la petite échelle comme un mousse aux agrès, Odile essaya de faire abstraction des manipulations scandaleuses de cette dépravée. Les narines de cette folle obsédée humaient avec délice les effluves corporels ammoniaqués en murmurant en anglais :  « What a dirty pussy cat ! ».  Tandis qu’elle se laissait odieusement flairer, Odile-Cléophée souhaita que tous les démons des enfers emportassent et patafiolassent la maudite journaliste.

  Jane alternait les coups de loupe et les humections nasales. Elle reniflait, inspirait, absorbait les senteurs sauvages et brutes de l’enfant avant d’expirer son souffle ardent sur la chair secrète dévoilée non encore pubescente. Elle connaissait le pouvoir aphrodisiaque des fragrances intimes des femmes et des fillettes. Elle s’en pâmait, s’en régalait. Elle perçut un détail révélateur et jeta à Odile :
« Tu as frôlé la défloration ! Je ne salue pas ton parâtre. »
  Elle poursuivait son manège érotique, fascinée visuellement et olfactivement par cette immature amande vierge offerte comme un calice d’ambroisie, attirée irrémissiblement telles les truites par le frai. C’était horrible, indicible, innommable. Odile savait malgré elle que des femmes déviantes, atteintes de délire obsessionnel, étaient capables d’user de leur bouche et de leur langue là où il ne fallait pas. Mais leur nez ! C’était nouveau ! A ce jeu, il était inévitable que les fines parois de la fleur d’hyménée se brisassent ; le viol fut lors entier. L’enfant poussa un couinement. Jane Noble, se retirant enfin, prise par son jeu, s’exclama avec la solennité d’un prophète orgiaque :
« Je sais quand tu seras nubile, ma chérie ! L’événement aura lieu à quinze ans, cinq mois et vingt-six jours ! Mon exercice de divination est terminé. Ce que je te dis est fiable. Jamais je ne me suis trompée. Je pratique une science exacte ! »

  Une fois la douleur de l’abus passée, la tension d’Odile retomba. Elle ne serait plus jamais la même. Elle voulut laver sa souillure, comme le fit Délia.
« Garde ton impureté en toi ! lui recommanda Jane Noble. Inutile de te débarbouiller là où je pense. Cette tache doit demeurer en ton moi intime jusqu’à la fin de tes jours ! J’ai ouvert la porte ! Si tu veux obturer cette ouverture de la honte, fais comme Adelia. Insère-y un beau bijou hyalin. Comme cela, ton emposieu ne déversera plus son hémoglobine sur moi. Tu m’as tachée de ton sang de rupture, espèce de petite marie-salope ! »

 Le beau visage de notre Américaine se trouvait empouacré par la macule grenadine essentielle de la déchirure et du dévergondage. Elle exhalait une odeur fade et âcre, aussi hideuse que celle du coagulum. Même son corsage était gâté par un ténu semis de gouttelettes rouges. Elle essuya ce gâchis avec un mouchoir de soie nattier qu’elle jeta à terre avec dédain. Puis, prise d’une soudaine faiblesse, elle devint suppliante. La tête lui tournait ; elle s’affalait ; ce n’était point l’ivresse de l’extase mais bien le manque de cocaïne qui l’amollissait ainsi. Elle mendia à la fillette qu’elle venait d’odieusement déflorer l’ouverture d’un petit étui de calicot, qu’elle avait pendu à sa jupe comme une aumônière ou une breloque. Les mains lui tremblaient tant qu’elle ne pouvait manipuler aucun des ustensiles qu’Odile en extirpa. Or, s’inoculer cette fameuse solution à sept pour cent la pressait, et elle avait grand mal. Son regard s’embrumait ; elle risquait la syncope. Avisant une courroie de cuir, la fillette demanda :
« Dois-je vous faire un garrot au bras ?
- Non…inutile…marmonna la journaliste. Nous n’avons plus le temps. Tu vois cette fiole ? Tu en casses le bout, là, doucement, et tu y mets la seringue de Pravaz… Tu presses le petit piston, là et elle se remplit. Alors, pique-moi, pique-moi directement au cou…oui… à cet emplacement que je te désigne… Cela passera plus vite, circulera dans le sang promptement. »
   L’enfant, malgré toutes ses humiliations, renonça à mal faire, à profiter de l’accès de faiblesse temporaire de Jane pour exercer une vengeance à chaud. Elle suivit scrupuleusement les directives de la droguée. Lorsque notre féministe folle marqua son soulagement en multipliant les soupirs d’aise, la fillette souillée se décida enfin à la contre-attaquer. Odile déstabilisa Jane en déclarant :
« Et Délie…l’avez-vous « inspectée » comme moi ? »
Désorientée, piégée, miss Noble ne put que répliquer en balbutiant :
« Dé…Délia ? Elle est perdue et elle l’ignore. Je…je l’ai vue en effet. Ses épanchements périodiques sont imminents…Dans…trois mois tout au plus. C’est…fort tôt, isn’t it ?»
Alors, Odile lui lança :
« Vous êtes un monstre, madame ! »
 Refuser à Jane son identité de demoiselle saphique était selon elle l’injure suprême. Perdant tout contrôle, elle se précipita sur la soi-disant Cléophée et voulut la gifler. Mais Odile la griffa à la joue gauche. Cette estafilade, de laquelle perlèrent quelques gouttes sanglantes, abîmait à peine la vénusté de la féministe, à moins que ces deux salissures sanguines consécutives ne dévaluassent son image irréprochable auprès du club très fermé des Bostoniennes. Lors, à fins de vengeance, comme si elle avait jà oublié ce que la petite fille venait de faire pour elle, ingrate et rancunière comme toutes les perverses égocentriques, Jane bascula dans la cruauté ; elle déculotta Odile, lui arrachant son dessous, ces bloomers que les filles pauvres ne méritaient pas d’arborer. Elle mordit la fillette jusqu’à l’hémorragie. Un cri insoutenable secoua les aîtres qui s’imprégnèrent de cette souffrance à la manière d’une émulsion photographique. Laissant sa victime pleurer et geindre dans sa douleur intolérable, quasi nue et humiliée, Jane déverrouilla la porte et sortit de la bibliothèque sans demander son reste. Elle en avait eu pour son argent avec la jeune rebelle. Elle ferait sa réputation dans le milieu des anandrynes. Désormais, elle haïssait les brunes aux yeux d’acier bleu semblables à elle, cette Odile qu’elle avait crue jumelle…

Wound


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  Cet après-midi là était pour Adelia le plus important de la semaine : c’était le jour de la visite du bourreau de Béthune, le client masculin d’exception, comme l’on sait. L’homme se rendait en la fameuse salle de géhenne, jà montrée tantôt, revêtu de pied en cap de sa panoplie de maître tourmenteur médiéval. C’était là ce qu’on eût tenté de faire accroire, mais, dans la perversité et le fantasme de ce client, les rôles, en fait, s’inversaient. La place était encore chaude, à peine libérée par ces saletés de jumelles et leur comtesse vampirisée et consentante. Délie s’était adonisée avec un soin extrême, n’ayant omis aucun padou à son coiffage et à sa robe, ayant multiplié à son gré, à sa fantaisie, les rubans fuchsia, lilas ou pourprés. Sa peau exhalait une émolliente senteur de bergamote, de styrax et de jasmin. Elle avait imprégné sa vêture et sa lingerie d’eau de mélilot, de macis et d’essence de lavandin. Elle s’était maquillée, avait ourlé ses lèvres d’un rouge d’Espagne violent et charbonné ses yeux éméraldiens. Ses ongles, manucurés jusqu’aux lunules, étaient vernis d’un rose éruptif qui débordait sur ses phalangettes. Elle croisa l’affreux faudesteuil tavelé par le rut de celles qui l’avaient précédée et jeta un peuh de mépris à l’encontre de Daphné et Phoebé.

 Le bourreau de Béthune arborait une cagoule de cuir pourpre, dotée de deux ouvertures orbitales et d’une fente nasale, mais l’emplacement de la bouche demeurait clos, obturé. Par ailleurs, afin qu’il accentuât son tourment, il operculait toujours cette bouche avec un sparadrap. Conséquemment, il ne pouvait parler. Cela lui conférait un mutisme inquiétant et il ne pouvait marmotter que des mmm…mmm… ou des hu…hu… d’idiots congénitaux déshérités de cirque que Délia se devait de décrypter si elle voulait que s’exécutassent correctement les souhaits morbides de ce client illustre quoiqu’il vînt incognito.
  Sous l’anonymat de la cagoule de cuir, le bourreau de Béthune n’empêchait aucunement les spéculations de courir au sujet de son identité. D’aucuns prétendaient qu’il s’agissait d’un ministre important, celui de l’Intérieur sans doute. Il dissimulait ainsi ses vices et affichait en public une vertu de façade fort commode, lui qui luttait officiellement contre la prostitution et appuyait l’action de la Mondaine ou de ce qu’il en restait depuis 1881. D’autres pensaient que c’était un important industriel, membre du Comité des Forges, mais la thèse du ministre de la police semblait la plus probable : la ventripotence du client correspondait de manière troublante avec celle de Monsieur V**.

 Il ne portait point de chemise. Son torse ventru et épilé se ceignait d’un cilice et afin que ses atours imitassent avec le plus d’exactitude possible la panoplie supposée de Monsieur de Béthune (ainsi qu’on le qualifiait respectueusement en ce temps de barbarie, comme l’on disait Monsieur de Paris ou Monsieur de Lyon), l’anonyme sadique avait endossé des hauts-de-chausses bouffants à crevés, d’une coupe Henri II, à moins qu’elle fût espagnole, où alternaient le vieux cuir tanné et la basane. Sa poitrine était presque féminine et répugnait. Mais, ce qui émoustillait le plus les sens d’Adelia, c’était la braguette du client. Elle était proprement énorme, spectaculaire, disproportionnée, tels ces cache-sexe de sauvages des antipodes qui exposent plus qu’ils ne dissimulent. Elle se conformait authentiquement à la mode du XVIe siècle, à ces portraits fameux en pieds de Charles Quint, Henri le deuxième ou Henry VIII Tudor. C’était une véritable boîte de Pandore rabelaisienne. Cette coquette atrocité était damassée, modelée, cousue, taillée aussi dans le velours et le brocart, à trois fasces de gueules aux armes de l’inconnu, alternant sable, sinople et vermeil conformément à une lecture hétérodoxe des lois de l’héraldique. Délie fantasmait devant ce symbole masculin. Las, elle savait que Cléore prohibait ce type de fantasme et elle s’en désolait beaucoup. Il fallait donc que ses divagations de petite friponne se tournassent vers d’autres choses. Plus sadique que jamais, elle se voyait lors serrant dans un étau les membres du bourreau de Béthune, de préférence dans des brodequins inquisitoriaux, afin qu’ils fussent broyés, éclatassent, partissent en bouillie immonde, en charpie sanglante, tels ces insectes bicolores, noirs et rouges, que l’on surnomme les diables. Munie d’une loupe, Adelia, en ses petits jeux, s’amusait souventefois dans les pelouses abandonnées du domaine, à dénicher ces bestioles puis à les brûler comme avec un miroir d’Archimède. Le feu prenait rapidement. La chitine roussissait et tandis qu’elle devenait bientôt noire et qu’une douce fumée s’élevait, les insectes mouraient en expulsant leur chair interne, toute blanchâtre et infecte, pulpe molle qui promptement se carbonisait.

  Délia put constater de visu la laxité des chairs flasques du bourreau de Béthune. L’homme était inerme : c’était elle, qui, dans ce jeu cruel, devait s’armer. L’homme émit un gargouillis, un grrlll de malade souffrant d’un squirre du larynx. Cela signifiait : « Déshabillez-vous, mon enfant »

  C’était à croire qu’Adelia, dans cette pièce dont nous rappelons la température conséquente, n’attendait que cet ordre préliminaire. Elle s’exécuta avec une hâte farouche, provoqua la chute de son corsage, de sa jupe et de son jupon de percaline. Elle dévoila ainsi son fameux corset de cuir, dont elle avait encore resserré le laçage par rapport au matin. Délia arborait lors une taille de guêpe optimale qui l’étranglait, la suffoquait. Elle avait poussé la fantaisie érotique jusqu’à changer de dessous, enfilant des pantalons de deux tailles inférieures à la sienne. Cela la moulait conséquemment, engendrait en son corps de sylphe innervé des courbes qu’elle n’avait point encore. Sa cage de cuir la compressait tant qu’elle en lésait presque ses viscères et appuyait sur ses ovaires en voie de maturation, lui occasionnant des brûlures de fer rouge et de délicieux tourments. Même ses jarretières s’avéraient sciemment par trop serrées ; elles galbaient ses jambes juvéniles exagérément gainées dans de suggestifs bas noirs.
  Les narines du bourreau de Béthune s’agitèrent, perturbées par les effluences excitantes de ces dessous de poupée, tandis que ses yeux, extasiés par les courbes menues engoncées dans un linge de coton prêt à craquer aux coutures, roulaient dans ses orbites. Les mmmg mmmg répétitifs de satyre échauffé qu’il ne cessait de jeter achevèrent de convaincre la fillette perverse qu’elle tenait solidement cette proie dans ses rets. Elle minaudait, lissait les bouclettes de ses cheveux brun-roux, se mettait sur la pointe de ses bottillons vernis, bombait sa petite gorge et ses petites fesses qui menaçaient de déchirer le fond de ses pantalons de broderie, se déhanchait avec une exagération de coquelet à la parade. Notre jeune Salomé délurée arquait son buste inconsidérément, de manière à ce que ses seins naissants pointassent et allumassent en sa victime des feux inextinguibles de lubricité. Elle faisait mine de quémander un câlin, une caresse osée de ses parties charnues, puis reculait à l’ultime seconde, hors de portée des mains entreprenantes du client, se ravisait en lui tirant la langue. Se sachant désirable, la petite catin en rajoutait d’autant plus que la touffeur des aîtres provoquait en elle une montée de sève sadique. D’habitude, elle allait moins loin, se contentant de quelques câlineries anodines avant d’assener de mollassons cinglements de fouets à ce vieux sadique obèse qui s’en satisfaisait amplement. Mais, ce jour là, peut-être mise en train par la séance de correction de Jeanne-Ysoline, Délie s’était décidée à sortir le grand jeu de la séduction, à en mettre plein la vue.
  De plus, ses sudations – son visage, ses joues, ses bras s’humidifiaient et rougissaient à vue d’œil – exulcéraient sa peau fine. Son épiderme érubescent et dégoulinant de fluide corporel sudorifique semblait s’enflammer d’éruptions cutanées érysipélateuses. Son aine et ses aisselles ruisselaient d’un suint ranci résultant de la blettissure des parfums épidermiques dont elle s’était enduite. Incommodée par ses coulures séreuses, par cette diaphorèse, il fallait qu’elle prît garde de ne point s’anonchalir jusqu’à en devenir alanguie. Elle manqua succomber à un accès de morbidesse. Pour s’éventer, elle entrouvrit exprès son fameux bouton de l’entrecuisse jà trempé et s’assit sur un tabouret, jambes écartées, en face du bourreau. L’homme entrevit le cabochon indien indicible et en trembla de désir. Il entr’aperçut la fameuse nouveauté printanière d’un tatouage multicolore et artistique sur lequel nous reviendrons, image de peau qui ajoutait une touche d’érotisme supplémentaire à ce corps désirable. Les pantalons de Délie étaient si mouillés et oppressants qu’ils paraissaient bons à essorer. Ils en devenaient quasiment transparents, moulant en son postérieur gracieux des rainures aqueuses d’une impubère impudicité. Changeant de position, Délie se retourna sur le tabouret et s’y agenouilla, son dos et son fondement dans l’axe de vision du bourreau de Béthune. Se retenant cependant de lâcher un vent d’insulte, Adelia effectua quelques mouvements, bombements et balancements évocateurs, comme si elle eût chevauché et cravaché un poney. Pouvant à peine bouger, à la limite de la déchirure de ses pantaloons, elle se releva ensuite et s’approcha du client désormais bien entrepris. La main du pervers essaya de se poser entre ses jambes, de tâter son joyau intime, de le porter à ses lèvres de fol ; elle esquiva le coup d’extrême justesse et, avec sa brutalité accoutumée, arracha d’un seul geste le cilice du gros dépravé. Le mmmmrrr qui surgit de la cagoule rouge fut si puissant qu’on l’eût pris pour le grondement d’un éléphant de mer lors de la saison des amours. Délia crut lors à un paroxysme viril. Elle attacha donc sa consentante victime, dos face à elle, contre un des murs lépreux et verdâtre parsemé de bulles de lichen et salpêtré à profusion. Deux anneaux de fer rouillés se refermèrent sur les poignets du bourreau de Béthune. Elle choisit enfin la schlague appropriée à sa tâche, un modèle de fouet à quatre lanières teintes dans un vert cadavérique propre à effaroucher les imbéciles et les jars blancs.

  L’homme n’était que plaies purulentes, mal cicatrisées. Cela rappelait à Délie une vieille légende d’Alsace, où il était question de momies vivantes d’hommes-singes, d’hommes-ours ou d’hommes-pourceaux, confites dans des bandages pourris exhalant des miasmes mortifères, pansements chancis et blets, suris d’ichor et de sanies, sur lesquels venaient bourdonner et grouiller des mouches agressives. On appelait ces créatures misérables, à la frontière de la bestialité, Schmüwgs, Schützes ou Schmützes, à moins que cela fût Schmülls ou bien Schmölls. Elle ne savait plus, et peu lui importait. Ces hommes-bêtes étaient voués aux coups répétés, aux meurtrissures, comme autant d’images de la Passion. Ils portaient en eux tous les péchés du Monde. Ils étaient nés pour la souffrance et, à moins qu’ils se corrompissent d’une oxydation naturelle post-mortem, on les avait destinés à pourrir vifs de l’infestation de leurs plaies.

 Devenu presque dolent, le bourreau de Béthune n’attendait plus que le fouet. Il paraissait appliquer en lui la devise des jésuites : perinde ac cadaver. Suffoquée par son corset de guêpe,  incommodée qui plus était par les relents musqués des chairs gangrenées et purulentes du client, mais s’échinant malgré tout à le satisfaire, Délie, afin de ne pas fléchir, de ne point s’évanouir au spectacle de ces masses carnées noircies et zébrées en profondeur par les précédentes séances de supplice, répandit une poudre de riz à la fragrance d’héliotrope sur sa figure et ses cheveux auburn immergés dans ses propres suées malodorantes. L’homme, pitoyable, jeta alors un mmmmggg…mmmgg… ou un aôoog… de Schmütz à la semblance d’un râle, murmure qui signifiait soit « Bourreau, fais ton office », soit « Je t’adjure mon enfant de bien me frapper. » Les lanières d’Adelia s’en donnèrent lors à cœur joie sur cette purulence indicible qui dégouttait de coulures jaunâtres et noirâtres tel un bitume, cette putrescence dorsale qui ne cicatrisait plus. Le sifflement des lanières, le bruit des coups résonnant dans la sinistre pièce voussée et close perturbaient l’ouïe de la jeune sadique au point d’en abolir son entendement et sa conscience. C’était comme un tintement continu de crécelles auxquelles se fût superposé le gong assourdissant d’un faux-bourdon de cathédrale.  De nouvelles entailles pesteuses s’ajoutèrent aux crevasses précédentes et aux excoriations multiples tandis que le souffle oppressé du tourmenté obèse exhalait des exsufflations répétées d’asthmatique ;  et Délia poursuivit jusqu’à ce que cette masse mâle déchue tombât, comme succombée sous sa maltraitance.

 A l’ombre des braseros qui crépitaient, dans la lueur rougie et ténébriste de la salle de torture, elle daigna se pencher sur l’homme, pour vérifier s’il respirait encore. Elle redoutait un trépas qui eût débouché sur une affaire d’Etat, comme si elle eût su qui se dissimulait sous la cagoule de cuir rouge. En fait, son excitation était à son comble. Elle eut la tentation de vérifier si le membre du bourreau s’était enfin dressé durant l’administration de cette flagellation. Elle avait jà dégusté la liqueur masculine dans un calice aux armes du démon lors d’une messe noire célébrée par la Mère trois mois auparavant, cérémonie odieuse où les officiantes hérésiarques – Cléore et de nombreuses tribades - avaient consommé une hostie sacrilège de suie, marinée, disait-on, dans de la graisse d’avorton humain. Toutes avaient extravagué, prises de transes hystériques telles les possédées de Loudun, et n’avaient cessé leurs trémoussements qu’après qu’elles eurent été fourbues. Sans se faire prier, la jeune fille avait absorbé ce verjus de gélatine cauchemardesque, bien que son estomac délicat fût pris de crampes et de secousses spasmodiques à l’absorption de cette immondice. Elle l’avait coupée d’un vin de messe si vieux, si passé, si suri, qu’il n’était plus qu’un vinaigre pelliculé d’une moisissure d’oïdium d’une acidité telle que l’enfantine catin, ses accès nauséeux devenus irrémissibles, avait inondé sa robe de petite fille modèle de vomissures pestilentielles, se jurant dès lors qu’elle ne boirait jamais plus de telles horreurs, s’imposant l’abstème à vie. C’était un alcool mâle fort, bouillant, un cru vinicole de la véraison, un substrat épais, plein d’un dépôt indéfinissable, dans lequel s’agglutinaient et agonisaient des millions d’homoncules vibrionnants et frénétiques voués à leur perte. Elle avait bu malgré tout cette saleté comme une huile de foie de morue soignant les poitrinaires, pensant gober toute une frayère de crapauds répugnants, toute une ponte gélatineuse d’amphibiens pustuleux. Cléore s’enquit de son mal-en-point lorsqu’elle vit sa robe perdue et que ses narines perçurent sa malodorance.
« Qu’avez-vous donc, ma mie ? »
Délia, qui avait voulu faire bonne figure dans cette cérémonie imposée par la Mère et partager les agapes de ces hérétiques, avait répondu :
« Rien…je ne suis pas habituée à ce type de boisson, un point c’est tout », avant de s’effondrer comme une poupée de chiffon dans les bras de son adorée sous les cris de désarroi des autres tribades enivrées de leur stupre.
 Balayant ce souvenir douloureux, Adelia hésita devant la braguette. Elle se demanda si elle n’observait pas un leurre, un faux-semblant, dissimulant peut-être une castration, une émasculation volontaire du bourreau de Béthune, ce qui eût expliqué son apparente impuissance. Elle voulut ôter l’objet afin d’en avoir le cœur net.  Puis, elle se morigéna, se rengorgea :
« Non, songea-t-elle, Cléore le saurait et elle chargerait Sarah d’exécuter la sentence punitive. »
 Elle haïssait la vieille juive par-dessus tout, tremblant à l’idée que ses mains noueuses pussent la fustiger et la meurtrir. Gâcher sa beauté d’Irlandaise aux yeux verts eût représenté le comble du châtiment.

  Délia constata enfin que l’homme respirait encore, bien qu’elle eût cru à une syncope fatale, du fait que le contrevenant arborait un cœur graisseux propre à l’embolie. Alors, une crise d’épilepsie la frappa sans prévenir. Elle bava, se roula par terre, tenta de se blesser contre les meubles et les objets de torture. C’était comme si la déraison eût triomphé en son cerveau. Cette crise de démence se prolongea longtemps, entrecoupée de phases d’atonie. Délia risquait d’en avaler sa langue, de la couper net. Elle n’eût pas survécu à cette automutilation. Réalisant sa folie pure, elle mordit le manche de sa schlague, serra si fortement celui-ci dans sa mâchoire d’enfant méchante que ses dents en furent ébranlées. Enfin, elle se calma. Sa quiétude recouvrée, elle s’accroupit et, profitant de l’ouverture de ses pantalons trempés et désormais puants, se soulagea sans façon comme un animal sauvage marquant son territoire. 

Le Mystère du drake mécaniste, de Lilith Saintcrow

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Quatrième de couverture :

« Au service de Sa Majesté, du pays… et pour rester en vie Emma Bannon est sorcière au service médico-légal de l’Empire. Sa mission : protéger Archibald Clare, un mentaliste renégat qui travaille dans l’illégalité. Ses pouvoirs de déduction à lui sont légendaires ; quant à elle, sa sorcellerie est plus que puissante. Malheureusement, ils se détestent cordialement… »

Londinium. Des mentahs sont retrouvés assassinés et mutilés. Emma Bannon, sorcière Prima au service de Victrix, l’incarnation actuelle de Britannia, est chargée de protéger le dernier des non enregistrés. Accompagnée d’Archibald Clare, le mentah, et de Mikal, son Bouclier, elle enquêtera sur le danger qui pèse sur l’Empire et menace de l’anéantir. Au cours de leurs investigations, ils découvriront que les proies ne sont pas toujours celles qui semblent et que les conspirateurs ont infiltré les hautes sphères de la société.

L’intrigue de l’histoire reste simple mais fonctionne sans réels soucis. Les péripéties s’enchainent sans temps morts, alternant phase d’action et « d’enquête ». Comme souvent avec les premiers tomes des nouvelles séries, on notera ici la volonté de poser les bases du monde dans lequel évoluent les personnages ainsi que leur psychologie. Si le deuxième point arrive relativement bien à ses fins, le premier reste, à mes yeux relativement flous. En effet, le lecteur est soumis à une profusion de termes ou d’expressions propres à l’auteur, et à la série, sans la moindre explication. La compréhension se fera au fil du roman de façon plus ou moins logique mais reste perturbante au cours des premières pages. Je ne saurais dire si cela est fait à dessein ou même est coutumier de l’auteur. Nous serons également amenés à suivre certaines pensées des protagonistes qui en révéleront loin sur leurs caractères face aux situations auquelles ils seront confrontés. Un détail, certes, mais néanmoins utile à souligner.

Lilith Saintcrow nous entraine dans un univers pour le moins original. Nous sommes ici plongé dans un Londres victorien alternatif, où la magie rencontre le Steampunk accompagné d’un bestiaire plus ou moins connu (les dragons côtoient les griffons mais aussi les chiens de suies). L’empire est dirigé par l’esprit de Britannia, esprit ayant besoin d’un réceptacle pour s’incarner et de fait diriger. Ce monde est également peuplé de sorciers (blancs, gris ou noirs, suivant leur spécialisation) qui sont toujours accompagnés d’un ou plusieurs Boucliers, qui ne sont rien d’autre que leurs gardes du corps. Notons que ces magiciens tirent leurs pouvoirs de la Marée, qui fluctue au fil de la journée. Pour finir, les mentahs peuvent être assimilés à des supercalculateurs humains, multipliant les déductions à la manière de Sherlock Holmes.

Alors non, malgré le fait que l’univers qu’il met en scène est plutôt sympathique, Le Mystère du drake mécaniste n’est certainement pas le livre de l’année. Il n’en reste pour le moins pas mauvais pour autant, mais très certainement destiné à un public plus jeune, et certainement moins exigeant quant à la qualité de l’intrigue ou de ce qu’il pourrait lire. Un très bon passe-temps lors des trajets en transport en commun en somme. Des défauts qui ne m’empêcheront pas de me procurer la suite pour autant...

Le Mystère du drake mécaniste, Lilith Saintcrow – Le Livre de Poche 2013

Salo ou les 120 journées, de Pasolini : une éthique du regard [2]

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Partie précédente ici.


La pénétration du spectateur : entre victime et bourreau, pour une éthique du cinéma ?

« Chacun de nous est personnellement visé : pour peu qu’il ait encore quelque chose d’humain, ce livre atteint comme blasphème et comme une maladie du visage, ce qu’il y a de plus cher, de plus saint. »
‘’Sade’’ in La littérature et le mal, Georges Bataille.

      On l'a dit. Pasolini filme ce qu'on ne filme pas. Il est le poète de l' ob-scène (au sens pur, ce qu’on ne montre donc pas sur scène). Mais comme Sade, ce n’est pas de l’atroce pour de l’atroce. En effet, la place du spectateur dans le cinéma de Pasolini est intimement liée à la mise en scène cinématographique. Déjà, les 
scènes où les historiennes racontent leurs histoires sont filmées en plans fixes, embrassant non seulement les spectateurs de chaque côté de la pièce, mais également comme si la caméra, et donc le spectateur, était un cinquième libertin qui s’était joint à l’orgie. Cette place du spectateur ne sera jamais aussi explicite qu’à la fin quand le regard de la caméra se confondra avec ceux des libertins, observant les supplices infligés à leur victime à l’aide de lunettes. Impuissant, le regard du spectateur est donc confronté à la multiplication des tortures répétitives et forcenées, à la manière d’un final, d’un embrasement soudain des passions (ici « meurtrières » si on se réfère au classement de Sade) comme si tout le film n’avait été qu’une mise en tension pour aboutir à cette totale destruction. Destruction de soi qui, impuissant, se voit forcé à regarder, observer, épier la douleur des victimes et l’inventivité des supplices. D’un côté le spectateur est bien vu comme une victime du regard de la caméra ; de l’autre, cette destruction de soi (du spectateur) se traduit par cette étrange confrontation à l’altérité, celle du bourreau qui prend plaisir à voir l’Autre souffrir, cet Autre qui devrait être nous, auquel on devrait pouvoir avoir de la sympathie et que nous observons comme des complices infâmes. Sympathie peut-être neutralisée par l’absence de cris humains et la simplicité d’une musique enjouée de Carl Orff, musicien qui s’est d’ailleurs compromis avec le national-socialiste, qui offrent un bien étrange vertige. Après presque deux heures d’atrocités, de tortures physiques et psychologiques, quelle importance a vraiment le cri humain ? Le poète ne semble pouvoir s’y intéresser, ou du moins y renonce-t-il, car le cri n’est-il pas toujours discours ? Seul le silence vient comme réponse à ce non-sens où même la douleur de la victime est mise à distance du spectateur : c’est pourquoi la pianiste qui avait alors accompagné durant toutes ces journées le récit des historiennes finit par opter pour la défenestration. Mais le spectateur, complice apathique, lui, ne peut se défenestrer. Cette expérience du regard de l’autre, offerte par la caméra, place donc de manière répétitive le spectateur en situation de bourreau et de victime. A ce titre, le va-et-vient entre ces deux positions mime chez le spectateur une sorte de pénétration qui a pour but de le blesser, de le meurtrir, éventuellement de le violer.

"Il coupe un bout de la langue, après s’être fait torcher le cul merdeux avec cette même langue, puis l’encule quand sa mutilation est faite."
Cette volonté de pénétration traverse étrangement tout le film grâce à la mise en scène par les libertins d’une institution : le mariage qui est ainsi évoqué au début du film comme moyen de resserrer leurs liens (les libertins marient leurs filles entre eux). Mais leur pratique du mariage n’a pas juste pour but de vider de tout sens une institution sociale. Sade ne peut être plus clair : « Pour réunir l'inceste, l'adultère, la sodomie et le sacrilège, il enculesa fille mariée avec une hostie ». En effet, au fur et à mesure du film, le mariage, comme il est pratiqué à Salo, n’est pas simplement un refus de la société, une insulte à l’organisation humaine mais bien un moyen de jouissance d’une volupté mortelle. En témoigne les autres mariages. Ainsi, celui d’un jeune homme et d’une jeune fille qui voient leur « nuit nuptiale » se conclure dans le viol de chacun des partis sans leur avoir laissé aucune chance, évidemment, de le consommer entre eux. Le jeune époux, habillé en femme, sera d’ailleurs remarié à l’un des libertins. Puis les libertins se travestiront en femme pour se remarier avec des jeunes hommes. Ces renversements du mariage s’inscrivent bien dans un mouvement de pénétration, ce va-et-vient permanent violant de manière répétée l’intégrité et l’essence de cette institution. Ils réalisent également le rêve libertin de reproduire éternellement le geste du bourreausur la même victime (ici le mariage et ses éléments, époux, femme, société, Dieu…etc.), jouant la mise à mort plutôt que la pratiquant effectivement (du moins pour l’instant), la représentation du meurtre étant toujours plus forte que le meurtre lui-même. C’est d’ailleurs cela qui a rendu Sade et Pasolini si intolérables à leurs contemporains. Préférant la représentation avant tout, affirmant leur refus, sans concession, de toute morale (tout au moins de manière explicite) afin de présenter un homme nu, et surtout pas affilié à une quelconque idéologie, saisi dans la grandeur de sa monstruosité. Il s’agit bien là du projet sadien. Certains diront que ce n’est pas celui de Pasolini étant affilié au fascisme. Néanmoins, ce choix est, à notre sens, moins politique que scénaristique, autorisant ainsi la rafle de jeunes hommes et de jeunes femmes et la pratique autoritaire d’orgies (on voit bien, avec des étalons comme Berlusconi ou DSK, que ce n’est pas le régime politique qui fait nécessairement l’homme, mais bien l’homme qui semble avoir une priorité existentiellesur les gouvernements). De même, chez Sade, si parmi les libertins il y a un évêque et des seigneurs, c’est moins parce qu’ils sont les représentants d’un régime oppressif et violent que parce qu’ils sont les actuels détenteurs du pouvoir qui, eux, se retrouvent de manière intemporelle à travers l’histoire. Il suffit de relire les Contes cruelsd’un Villiers pour se figurer ainsi aisément des bourgeois sadiques.

Les deux premières images montrent deux mariages auquel est soumis un même jeune homme : Sergio.


Conclusion
 
Finalement, le spectateur est bien mis en position de complice, passif et actif, des crimes orchestrés par les libertins. A la manière du mariage, dont il est le témoin de son viol, le spectateur est aussi une victime par la confrontation brutale au regard du pervers, par le noir vertige de l’embrasement du regard sadique (ce qui laisse d’ailleurs indiquer le refus de toute intelligibilité de l’atroce, et donne une place prédominante au sensible). Si Pasolini plaide pour une éthique du spectateur, c’est qu’il dévoile sa position de voyeur ultime et perpétuelle et le met face à sa propre responsabilité, probablement pas comme spectateur justement mais plutôt comme être humain qui doit accepter de regarder, de tout regarder. C’est dire une éthique du regard qui embrasse l’ensemble de la vision, et qui dépasse la vision pour peut-être devenir un homme à même l’infinité,pour reprendre un mot de Jacques Prevel, à l’image de Sade qui rêvait un tout direterrifiant qui s’est traduit dans les 120 journées de Sodome. Dès lors, la folie de Pasolini (s’il est une telle chose, comme on a voulu le faire penser au sujet de Sade, mais également d’autres auteurs comme Nietzsche ou Artaud) n’est pas de succomber à un délire visuel, à une frénésie de l’obscène et de l’atroce, c’est au contraire la volonté ferme et résolue de continuer à filmer en toute lucidité, ce que personne ne voudrait voir, ravirnotre regard et l’emplir du sien pour nous faire sombrer dans l’excès, dans son propre regard, et éprouver une absolue confrontation face au non-sens de l’homme et de l’être.


Les précieuses reliques de Jen Parrish

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Peut-être, en naviguant sur la toile, et plus particulièrement du coté de l'Aesthétic Movement, vous avez atterri sur les magnifiques bijoux de Jen. Cette jeune femme s'emploie à créer des objets uniques, médaillons, bagues, bracelets, inspirés du temps passé. La façon dont elle travaille les matières nous donne à voir de ravissants trésors baroques et romantiques. De plus, étant une grande admiratrice des Préraphaélites, elle incruste dans des médaillons des reproductions de certaines toiles (j'en ai un représentant des sirènes de Waterhouse). Elle a gentiment bien voulu répondre à quelques unes de mes questions !


~ First of all, can you present yourselves a little ? (Premièrement, pouvez-vous vous présenter un peu ?)

My name is Jen Parrish, I design jewelry inspired by Gothic Architecture, Victorian Romantics, the Byzantine Empire, Fairytales & Myth, Nature. I live just outside Boston, Massachusetts and have too many books.

Je m'appelle Jen Parrish, je conçois des bijoux inspirés par l'architecture gothique, le Romantisme victorien, l'Empire Byzantin, les contes et les mythes, la nature. J'habite juste à coté de Boston, dans le Massachusettes et j'ai bien trop de livres !

~ Why did you choose to create jewellery ? (Pourquoi avez-vous choisi de créer des bijoux ?)

Had a passion for adornment as far back as I can remember. I love the idea of expressing yourself by wearing special objects that speak to who you are, what you admire in the world. It can be larger than just wearing something to enhance your outfit, an emblem or symbol of spirituality or a token of a magical amulet. A reminder of another time, real or imagined. Mysterious looking things can be conversation starters, I have many people who say folks stop them to talk about their jewelry.

J'ai une passion pour la décoration d'aussi loin que je me souvienne. J'adore l'idée d'exprimer sa personnalité en portant des objets spéciaux, qui révèlent qui l'on est, ce qu'on aime dans ce monde. Cela peut prendre beaucoup d'importance et permet de mettre en valeur sa tenue, cela peut être un emblème, un symbole de spiritualité ou avoir la symbolique d'une amulette magique. Un souvenir d'un autre temps, réel ou imaginaire. Les belles choses mystérieuses peuvent être les déclencheurs de discussions, je connais beaucoup de personnes qui disent que les gens les arrêtent pour parler de leurs bijoux.

 
~ Your works are mostly inspired by Romantic and Preraphaelite paintings, why ? (Votre travail est la plupart du temps inspiré par les peintures romantiques et préraphaélites, pourquoi ?)

I love their visual tributes to Beauty, Nature, Storytelling and Poetry. They had a passion for the Medieval, a romantic view of history and mythology that I can really relate to. Perhaps unrealistic, but beautiful nonetheless.

J'adore leur hommage à la Beauté, la Nature, l'Art des Contes, la poésie. Ils avaient une passion pour le Moyen Âge, une vision romantique de l'Histoire et de la Mythologie auxquelles je me sens liée. C'est peut-être irréaliste, mais néanmoins beau.

~ It's written in your biography that you created crafts for entertainment industry, how did that happen ? (C'est écrit dans votre biographie que vous créez des bijoux pour l'industrie du divertissement, comment cela est-il arrivé ?)

Watching a show called “Joan of Arcadia”, a modern take on Joan of Arc, I noticed that many of the characters had an interesting style of dress and sought out the costume design department online. In my search I found a woman who was a “jewelry rep” in Hollywood, London and NYC and she took me on as a client which led to many exciting adventures.

En regardant un film, "Joan of Arcadia", une reprise moderne de Jeanne d'Arc, j'ai remarqué que beaucoup de personnages avaient un style de vêtements intéressant et j'ai recherché sur internet le département de la création des costumes. Dans mes recherches j'ai trouvé une femme qui était une "représentante en joaillerie" à Hollywood, Londres et New York, et elle m'a prise comme cliente, ce qui a mené à de nombreuses et excitantes aventures. 


~ Your crafts are "relics", and indeed you manage to make your jewels look like ancient and precious. How do you do that ? (Vos créations sont des "reliques", et effectivement vous arrivez à faire en sorte que vos bijoux aient l'air anciens et précieux. Comment y arrivez-vous ?)

Each creation starts off sculpted in a black clay. After it is fired I usually paint the base with either a deep rust red or verdigris color, as you would see on weathered copper. Then I add custom blended metallic finishes to match whichever chain or beadwork I choose for the piece, layered for depth and that lovely aged patina. I like them to look as if they have been unearthed after years hidden in a treasure box, or found on a shipwreck from centuries past.

Chaque création est d'abord sculptée dans de l'argile noire. Ensuite elle est cuite, je pains généralement la base avec soit un rouge profond tirant sur le rouille, ou une couleur vert-de-gris, comme vous pourriez le voir sur du cuivre patiné. Puis j'ajoute les finitions en alliage afin de l'accorder avec n'importe quelle chaîne ou ensemble de perles que j'ai choisi, en les superposant pour avoir plus de profondeur et pour avoir cette jolie patine un peu vieillie.

~ Do you have favorite historical eras wich inspire you the most ? (Il y a-t-il des époques qui vous inspirent le plus ?)

The Medieval and Renaissance Eras inspire me the most, the pageantry, the ornate costuming and Architecture.

Le Moyen Âge et la Renaissance m'inspirent le plus, les reconstitutions historiques, les costumes très travaillés et l'Architecture.


~ How do you decide to create a craft (the shape, the painting, etc) ? (Comment décidez-vous de fabriquer un bijou (la forme, la peinture, etc)?)

I either start with going through my many recycled / found images and choose whichever leaps out at me at the time…or a piece of Stained Glass that I then cut and grind into a shape before clay working. Sometimes I have an idea before I begin, other times I let the glass tell me. It sounds odd, but sometimes they just seem to make themselves.

Je commence soit par fouiller dans mes nombreuses images recyclées ou trouvées et choisis celle sur laquelle je tombe à ce moment... ou par une pièce de vitrail qu'ensuite je découpe et modèle avant de travailler l'argile. Parfois j'ai une idée avant de commencer, les autres fois je laisse le verre me guider. Cela peut paraître étrange, mais parfois les objets semblent se faire par eux-mêmes.

~ What materials do you use ? (Quels matériaux utilisez-vous ?)

The main material is a blend of two kinds of polymer clay that is oven hardened and very versatile and strong. As mentioned before I use found images, Stained Glass for the pendants themselves, tiny glass vessels and semi precious gems. Labradorite is my favorite to work with, as it looks like a glowing mossy woodland within a stone. I also work with iolite, fancy jasper, moss agate and I have re-found my love for quartz crystal in its natural form. Rich colors, jewel tones and ocean blues and forest greens. I like using Swarovski crystal beads too for their sparkle and glow.

Le principal matériau que j'utilise est un mélange de deux sortes d'argiles polymères, qui est durci au four, très polyvalent et fort. Comment mentionné plus haut j'utilise des images, du verre teinté pour les pendentifs, de petits vaisseaux de vitrail et des pierres semi-précieuses. La labradorite est ma pierre préférée à travailler, car elle a la couleur lumineuse et moussue des bois, comme cachée aux creux d'une roche. Je travaille aussi avec de la iolite, de la jaspe fantaisiste, de l'agathe couleur de mousse, et j'ai redécouvert mon amour pour la cristal de quartz dans sa forme naturelle. Les couleurs riches, les nuances des perles, les bleus des océans et les verts des forêts. J'aime utiliser des perles en cristal de Swarovski également pour leur éclat et leur brillance.


~ Do you have modern jewellers you like ? (Il y a-t-il des bijoutiers modernes que vous aimez ?)

I admire people who still create handmade things in this mass-produced world, and have many friends that make jewelry, clothing & accessories that I love. Here are just a few :

Even handmade films :  http://inbytheeye.com/ !

J'admire les gens qui créent toujours des choses par eux-mêmes dans ce monde industrialisé, et j'ai beaucoup d'amis qui fabriquent des bijoux, des vêtements et accessoires que j'adore. En voici quelques uns :

Et même des films-maisons :  http://inbytheeye.com/ !

~ And at last, what are your next projects ? (Et enfin quels sont vos projets à l'avenir ?)

At the end of this month I am selling at a Renaissance Fair within a beautiful stone castle on the sea: http://www.abbadiamarefestival.com/. Also, one of my crowns will be featured in a book on Polymer Clay around the world at the end of the month : http://polymerclayglobal.com/

A la fin du mois (de Juillet) je vais vendre à une foire Renaissance dans un beau château en pierre au bord de la mer : http://www.abbadiamarefestival.com/. Il y aura également une de mes couronnes qui paraîtra dans un livre sur l'argile polymère à travers le monde à la fin du mois : http://polymerclayglobal.com/.



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Pour en découvrir plus :

Boutique Etsy


NB : N'hésitez pas à corriger ma traduction comme mon anglais ;) !

J'ai ruminé dans mes poumons

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J’ai ruminé dans mes poumons
L’élan
Inflexible, fébrile du criminel
Parce qu’il est beau et parce qu’il est incestueux
Comme cette complainte du mort enterré
Qui me fait oublier
Que je suis une ombre
Et une ombre médiocre
Je suis
Tout expiré
Le rêve soupiré
Du crime…
De ses méandres de ses brouillards pâles
Embaumés dans leur rampementaérien
J’y ai tout laissé
La corde et le cou
La voix et le souffle
Tout mon corps pétri, entier
Dans le regard abîmé de la vapeur, … vers sa profondeur
Je est ma force usurpée et j’en suis le brigand
Dans le fond de mon illusion
Je suis l’emporté perpétuel
Je suis le regard et l’absence
Le pic enflammé et le tronc noirci
La racine d’une étoile et la comète errante
La suprême prière et le suprême blasphème
Je suis le vrombissement incessant et son silence 

Du domaine des Murmures, de Carole Martinez

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Lorsque j'ai eu ce livre entre les mains, j'ai été d'abord sceptique. Une histoire de sainte ? Cela risquait de virer au cucul et Twilight m'avait vaccinée (de temps en temps il faut tomber du coté obscur de la force). Et bien non ! Du domaine des Murmures a en plus été primé du Prix Goncourt des Lycéens.

Tout se passe au XIIe siècle, Esclarmonde est forcée par son père d'épouser Lothaire de Montfaucon, qui n'est pas réputé pour sa gentillesse. La jeune fille décide, le jour de son mariage, de se faire enfermer à vie au nom de Dieu et se coupe une oreille, mutilant sa beauté que beaucoup d'hommes convoitent. Elle décide par la même occasion de vouer l'argent de sa dot à l'édification d'une chapelle dédiée à Sainte Agnès, qui sera accolée à son reclusoir. Mais sur le chemin du retour, Esclarmonde se fait violer...

Loin du récit dramatique auquel on peut s'attendre, il s'agit d'un récit de vie. La jeune emmurée devient une sainte vivante et recueille jour après jour les confidences des riches comme des plus pauvres. Elle transmet des messages, bénit des nouveaux-nés, panse les plaies immatérielles et se fait l'oreille (coupée) de tout un peuple. De plus, accouchant d'une petit garçon dans sa cellule, tous la prennent pour une deuxième Vierge Marie. Esclarmonde devient le trésor du domaine des Murmures. Même Lothaire s'adoucit et se prend d'un amour immense pour la jeune femme qui l'a refusé. Au fur et à mesure du récit, on sent bien que son cœur n'est pas insensible aux chants de ce dernier. Et si elle avait fait le mauvais choix ?

Parlons de la plume de l'auteure. La langue est fluide et d'une rare poésie. L'auteure n'écrit pas, elle peint des tableaux. On défile avec grâce dans les pensées d'Esclarmonde et on s'émeut au fil des pages du destin de cette femme finalement forte et visionnaire. Loin d'un sentimentalisme mielleux, ce roman dresse le portrait d'une époque révolue, rien de mieux pour s'évader hors du monde actuel...


Du domaine des Murmures, Carole Martinez, éd. Folio.

Les rêves de Julie de Waroquier

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Julie de Waroquier est une jeune photographe de 24 ans qui a reçu de nombreuses récompenses pour son talent dont le Grand Prix Juror Awards of Merit, concernant une de ses photos. Son univers est aérien, teinté de poésie, parsemé de jeunes femmes évoluant comme dans des rêves. A l'intérieur comme à l'extérieur, ses photos dévoilent une part de la magie cachée dans l'ordinaire. Les rideaux s'animent, des serrures apparaissent à l'impromptu sur le corps des modèles, l'évasion se fait via des bulles, tout est une fuite en avant, vers l'onirique. Voici le portrait d'une artiste, qui a la tête dans les nuages et les pieds sur terre.

 
~ Bonjour Julie ! Tout d'abord, peux-tu te présenter un petit peu ?

Je suis une photographe autodidacte lyonnaise âgée de 24 ans, également étudiante en philosophie. Je partage mon temps entre ces deux passions !


~ Depuis combien de temps fais-tu de la photo, quel a été ton déclencheur ? 

Je ne peux pas dire que j’ai toujours été passionnée par la photographie, même si j’ai toujours été attirée par les arts de l’image. Cette passion m’est venue lorsque j’étais en prépa littéraire, il y a environ 6 ans. J’ai reçu un appareil photo compact pour mes 18 ans, qui ne devait servir qu’à immortaliser mes souvenirs de vacances. Mais j’ai rapidement pris goût à créer mes propres histoires ; j’ai simplement cultivé ce goût jusqu’à aujourd’hui !

~ Ton univers est plein de poésie et de fantastique, qu'est-ce qui t'attire dans ces thèmes ?

C’est venu naturellement ; dans mes toutes premières photos je cherchais déjà à étonner, à faire voler mes modèles… j’aime bien jouer avec l’onirisme car on attend spontanément de la photographie qu’elle soit réaliste ; je présente volontairement autre chose que la réalité, pour mieux l’interroger. Le fantastique, le symbolisme, etc, sont autant de langages permettant de questionner notre monde, et selon moi d’autant plus efficaces qu’ils le comparent avec un ailleurs.


~ Comment choisis-tu tes modèles ?

Je marche presque davantage au feeling de la personnalité qu’à celui de l’apparence ! Je n’ai aucun critère, il faut juste que le profil du modèle corresponde à l’histoire que je veux raconter dans mes photos. Ce sont généralement les modèles qui me contactent d’abord à vrai dire, et j’accepte si j’ai une idée de séance ou une envie particulière de travailler avec la personne.

~ Tu possèdes désormais une belle reconnaissance (je pense à l'interview de Madmoizelle), illustre des livres, des albums, et tu as même travaillé avec le Conservatoire de Paris et Lyon ! Tes images sont partout, ou presque ! Qu'est-ce que cela te fait ?

Je suis passée par beaucoup de stades d’émotion ! Au début la joie bien sûr, l’étonnement, la fierté… et puis en retour, cela apporte une certaine pression ; je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il faut toujours faire mieux, ce qui n’est pas forcément porteur. J’essaie donc de prendre tout cela sereinement, de me dire que si un jour cette dynamique positive s’arrête, cela ne m’empêchera pas de continuer à créer.


~ Tu viens récemment d'être admise au CAPES de philosophie, est-ce que cette discipline est une source d'inspiration pour toi ?

Assez peu, car la philosophie est du côté de la rigueur, de la logique, pas du tout de l’imagination. Mais la philosophie m’aide à comprendre et à rationaliser mon travail, à creuser le sens de mes démarches.

~ Qu'est-ce qui t'inspire de manière générale ?

J’ai toujours beaucoup de mal à répondre à cette question, car je ne m’inspire jamais consciemment d’un artiste ou d’une œuvre. Je pense que c’est un mélange de tout ce que je ressens, de tout ce que je perçois, et notamment de ce que j’ai vécu durant l’enfance. L’ensemble se mélange dans mon inconscient, et ça ressort parfois sous forme d’image !


~ Penses-tu pouvoir gérer ton activité photographique, qui est en pleine expansion, et celle de professeur ?

J’ai réussi à gérer 3 ans de prépa puis un an de prépa Capes en étant photographe, alors je me dis que j’arriverai à gérer les deux de cette façon quoiqu’il arrive ; c’est une question de volonté et d’organisation.
 
~ Comment conçois-tu une séance photographique, qu'elle soit personnelle ou professionnelle (une commande client) ?

Pour une séance personnelle, tout part d’une envie, d’une image nette qui s’imprime dans ma tête. Ensuite, je réfléchis à comment la réaliser : je vais repérer les lieux, je surveille la lumière dans ces lieux, je travaille la composition par croquis, pour que le jour J il n’y ait plus qu’à déclencher. En général, mes séances sont donc très rapides (moins d’un quart d’heure).
Pour un client, il faut s’adapter souvent à la commande, même quand officiellement on nous laisse carte blanche. Il me faut ainsi souvent plusieurs propositions avant de satisfaire parfaitement le client.


~ Peux-tu nous parler de ton livre, Rêvalités, qui va être adapté en film ?

C’est mon plus beau projet photographique. On m’a proposé en 2012 de créer un livre qui rassemblerait mes photos, ainsi que quelques textes. J’ai réalisé un ouvrage en trois « chapitres », avec une très grande liberté. Depuis sa sortie en novembre 2012, le livre est distribué en librairies, et c’est toujours une très grande joie de le voir quand je me rends à la Fnac ou dans des petites boutiques !
Le film lui est un projet de cette année avec le réalisateur Damien Steck. C’est lui qui m’a contactée, car il souhaitait mettre en scène mon univers sous forme d’un court-métrage scénarisé. Je préfère ne pas trop en dire, mais disons que mes photos s’animent dans une histoire qui leur donne vie à l’écran !
 
~ Quels sont tes projets à l'avenir ?

Cette année je prépare l’agrégation de philosophie, et suis en train de finaliser plusieurs importants projets photographiques. Je vais essayer, comme toujours, de combiner les deux… !



* * *

En découvrir plus : 


Corpsyché

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J'ai eu la chance de passer deux mois de stage au Cabinet des Curieux, galerie d'art contemporain dans la veine alternative et dark et d'objets de curiosité, tenue par Thierry Ruby à Paris. Depuis quelques années, ce passionnés d'antiquité, de vieux livres et de bizarreries organise des expositions. Natalie Shau, Andy Julia, Eric Keller, Akiza, Le Dernier Cri, Paul Toupet, Lynn SK, Rick Genest, Aaron Awk, etc, ont vu leurs œuvres exposées au Cabinet des Curieux.
Cette année, il s'agit de plusieurs artistes lyonnais : Hélène Lagnieu, Marjolaine Larrivé alias Secrètes Savonnettes, Bullitt Ballabeni, Sophie Haza, Héloïse Peyre et Romain Lardanchet. L'exposition se fait en partenariat avec L'Etrange Festival de Paris et dure un mois. N'hésitez donc surtout pas à y faire un tour !



Cette exposition se nomme Corpsyché, en référence aux multiples expérimentations artistiques autour du corps humain comme animal, de l'hybridation et de la psyché. Voici quelques visuels de l'exposition !

Vitrine du Cabinet des Curieux, avec quelques œuvres des artistes

Ad Vitam et Aeternam de Bullitt, et Macchadévi de Hélène Lagnieu au milieu

J'ai été touchée principalement par les sculptures de Marjolaine Larrivé, alias Secrètes Savonnettes, ses délicats savons sculptés sont des petites merveilles de sensualité. La fragilité du matériau et le sujet traité -le corps féminin- se marient à la perfection, le savon étant par définition au contact de la peau nue.

Shibari de Marjolaine Larrivé

Savons sculptés de Marjolaine Larrivé à gauche et Macchadéen de Hélène Lagnieu à droite

Ma pièce favorite, Angélique, de Marjolaine Larrivé

Les "Mécamorphoses" de Romain Lardanchet

Hôtel Dieu de Bullitt et deux photogrammes de Rodolphe Bessey

The Circused Family de Sophie Haza

Les Mains de Sophie Haza

Belief, de Héloïse Peyre

 * * *

Voici quelques liens pour en savoir plus sur les artistes comme l'exposition :

Page de l'exposition
Page Facebook du Cabinet des Curieux 
Secrètes Savonnettes
Romain Lardanchet
Bullit Ballabeni & Sophie Haza
Hélène Lagnieu




Résultat du concours Salammbô

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Après les vacances et beaucoup de retard, voici enfin l'article concernant les gagnants du deuxième concours sur un extrait de Salammbô de Flaubert. Nous avons donc choisi une photo, un dessin et un poème (ou plutôt, un "double-poème"), en espérant qu'ils vous plaisent !

~ ~ ~

Photographie : Lilith von Hohenheim



Texte : Maud Rouxel 

Mathô pour Salammbô

Homme au corps perdu,
Rêvant de naguère et emportant dans l’absolu
Les yeux alarmés de ma guerrière à peau nue.
Tu détournes tous ceux qui t’aperçoivent
De leur voie d’épée pour s’abreuvoir en toi.
Sous le joug de ta lune offerte,
Tu dissertes des discours d’amour à perte:
Je saurai les suspendre à ma quête!
Eclair de Lune! Versant de baiser!
Troublant mon combat par la clarté,
Tu jettes en moi l’envie de tenir
Sur la folle marche de l’avenir.
Digne d’emporter les ténèbres dans tes reins,
Ta pieuse accalmie déferle sur moi mais en vain.
Oh Salammbô! Mon amour!
Ton nom résonne aux cieux comme des prières sans rémission.
Au combat tu es en moi.
Dans l’union je suis en toi.
Œuvre encore en moi l’envie de me repentir en ta pension!
Salammbô,
Je me meurs car tout autour de moi,
Mon royaume n’est plus le tien.
Toi ou la mort seront mon écrin.

Salammbô pour Mathô

Aux affres lunaires j’implore ta présence,
Ton corps entier allumé de son essence,
A la ferveur de ta peau, contrée à ma portée,
Divine étincelle de splendeur ou combattant mal armé,
Tu restes Soleil de souffre descendant de l’Eternité.
A l’appel de mon amour et de son désespoir,
Tu t’en vas tel le chat errant dans le soir.
Ton châtiment n’est pas celui d’un mercenaire envieux
Mais celui d’exhaler Dieu dans chacun de tes cheveux.
Taanach! Par cet orage réponds-moi!
Serait-il celui qui bravant la torpeur
Saurait jouer la mélodie de mon cœur?
Car dans l’étreinte d’autres condamnés à la guerre,
J’attends mon étoilé comme en Enfer.
Oh Mathô! Toi mon mystère d’Orient! Toi mon Ether!
Écoute le chant secret de l’Univers
Les notes subtiles et limpides de notre union de chair
Et suit le chemin de mes prières.
Mathô,
Sache que si le soleil connaît ta foi,
Alors tu me retrouveras.
Mais si par mégarde ta lumière se noie,
Alors je resterai dans une nuit éternelle sans roi.

Illustration : Franck Simon

L'envol de l'âme

Les Résistants

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Marc Dubord, que j'ai déjà interviewé pour ce site, m'a proposé un article qui a pour thème la Résistance version plus féminine. Ses photos sont accompagnée d'un texte de son ami Christophe Debien. Voici donc !


Les Résistants 




- équipe :  Marc Dubord, photographe 
- mannequins : Victorienne Mgn,  Matëo Dubord 
- assistant : Cyril Tahon 
- make-up/hair : Marie Robbe 
décorateur : Marco Tallu 
- styliste : Isales






"Petit hommage aux résistantes, ses femmes déterminées qui ont défendu la France en son temps par conviction, avec courage et détermination. Un petit clin d’œil à notre Marseillaise, revisitée par Chris Debien,  illustrant cette petite histoire que je suis heureux de vous présenter ! Il est important à l'heure où la guerre n'aura plus figure humaine d'ici peu de montrer que ces actes auraient sans doute permis la disparition des conflits de ce genre, mais que malheureusement les hommes sont belliqueux, avides de richesses et politiquement irresponsables, et que les conflits armés existent encore et les résistantes et résistants sont les héros anonymes, quelques fois morts pour leurs idées !"
Marc Dubord






La Marseillaise ensanglantée

Enfant martyr de la Patrie,
Le jour de deuil est arrivé…
Contre toi, de la barbarie
L’injuste courroux est tombé.
Et entends-tu, par les chemins,
De tes reins, appeler la chair ?
Qui vient, abattu par le fer,
Agoniser jusqu’en ton sein !

Refrain :
Aux larmes, Victorienne,
Quitte donc ton giron,
Allons, allons !
Qu’un sang impur
Venge ton affliction !

Comment veux-tu que se délave,
Ce chagrin, ce cruel malheur ?
Quand la mélancolie t’entrave,
Pétrifiée par autant d’horreur ?
Mère, pour toi, ah, quel ravage !
Tant de terreur à éprouver !
C’est ton coeur qu’on a lacéré
Dévasté par l’ultime outrage !

Refrain

Quoi ! la mort, faucheuse d’enfants
Ferait la loi dans nos maisons !
Quoi ! ce monstre repu de sang,
Terrasseraient notre raison ! (bis)
Grand Dieu ! que bénisse le sort Qui, d’un étrange coup de dé,
Vient livrer à cette femme, l’or
D’une vengeance courroucée

Refrain

Tremblez, soldats et assassins,
Cette innocence, cette vie,
Tremblez ! qui a rougi vos mains,
Vont enfin recevoir leurs prix !
Cette bombe pour vous abattre,
Saura déchirer vos entrailles,
Victorienne fera ripaille,
De vos cœurs en train de battre !


Debien Christophe
Auteur chez Hachette (Les Chroniques de Khëradön), J’Ai Lu (Le Cycle de Lahm), Flammarion (Black Rain)
Praticien hospitalier en psychiatrie











L’Ombre de Poe I : Bérénice.

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Bérénice est une nouvelle ayant la particularité de regrouper plusieurs thèmes communs à Edgar Allan Poe. Le "Premature Entombement", c'est-à-dire l'enterrement prématuré, la mort d'une belle femme aimée et enfin la maladie mentale. Notons aussi que conformément à la Philosophie de Composition dont il est l’auteur, la nouvelle est assez courte pour être lue d’une traite. Bérénice apparaît dès lors comme une nouvelle tout à fait classique dans le corpus d’Edgar Poe.

 Le narrateur, Egaeus, grandit avec sa cousine dans un château délabré et lugubre, couvert de la gloire de jadis. Un château qu'il ne quitte jamais. Il y grandit avec Bérénice, qu’il est censé un jour épouser  (l’image miroir d’Edgar Poe amoureux éperdu de sa cousine frappe par sa netteté).  Le narrateur se décrit comme l'opposé exact de sa cousine. Tandis qu'elle est pleine de vitalité et qu'elle gambade gaiement, lui est pris par la maladie de la mélancolie, et consacre son temps aux études. Jusqu'à ce qu'une maladie frappe Bérénice, un mal inconnu qui la plonge dans un état de catalepsie. Le narrateur, lui, est hanté par une nouvelle maladie qu'il appelle monomanie. Il se dit psychiquement obsédé par des Idées ou des objets qu'il idéalise. Il est ainsi capable de passer des heures à sentir le parfum d'une fleur, à observer telle ou telle couleur, à se plonger dans des états méditatifs profonds qui frisent la mort. Celle-ci est mentionnée lorsqu'il raconte se plaire à se plonger dans un demi-sommeil si profond qu'il ressemble à la mort. La devise de l’artiste du mouvement gothique (fortement inspiré par Poe) Sopor Æternus vient à l’esprit : Sopor Fratrem Mortis, le sommeil est le frère de la mort.


(Celle qui inspira tant Poe…)

L'amour que le narrateur porte à sa cousine ne vient pas du cœur, dit-il, mais de l'esprit. C'est d'abord intellectuellement qu'il l'aime. Elle représente pour lui un idéal, voire une idée comme le mot est écrit en français dans la version originale du texte. Sa maladie le glace donc d'effroi, car sa santé se détériore à vue d'œil et se répercute sur son corps entier, à l'exception curieuse des dents. Ses dents sont immaculées alors que le reste de son corps porte le fardeau de la maladie.

Vient ensuite la mort de Bérénice et les funérailles. Le narrateur, à qui l’on ne peut se fier (il fume l'opium) – selon le principe du unreliable narrator –   croit voir tressaillir sa main alors qu'elle est étendue morte. Difficile de démêler le vrai du faux, et on entre ici dans le fantastique tel que le définit Todorov (l’hésitation). Pendant ce temps, il a commencé à être obsédé par l'image de ces dents blanches qui sont, pour paraphraser Sopor Æternus dans Les Fleurs du Mali,  somewhat out of place, quelque peu hors de propos.

Son obsession frise l'absurde et revêt un caractère assez morbide. Finalement, tandis qu'il se plonge dans cet état de transe quasi mystique, un serviteur vient le réveiller pour lui apprendre que l'on a violé la sépulture de Bérénice, arraché le linceul, et qu'elle est encore vivante. Enfin, on apprend que les vêtements du narrateur sont couverts de sang, et qu'il fixe intensément une petite boîte en bois. A l'intérieur, sont contenues «  trente-deux petites choses blanches, semblables à de l'ivoire ». Dit de manière plus prosaïque, des dents, celles d'une Bérénice sortie d'une grave crise de catalepsie. Pour Jacqueline Doyle, auteure d'une critique féministe de la nouvelle, Poe critique la tradition patriarcale qui réduit en esclavage le corps humain de la femme et réduit de même  sa voix au silence.


Pour Joseph Dayan, Bérénice est à considérer comme une  nouvelle inscrite dans la tradition gothique, et c’est là la théorie qui paraît la plus pertinente. C'est-à-dire que le texte traduit une « crise d'identité ». L'identité n'est jamais entière dans le mouvement gothique, elle est toujours au moins double, étirée entre deux bords.  Les Anglo-Saxons appellent cela liminality. La bisexualité, le crépuscule, « the womb » sont ainsi des motifs traditionnels du gothique. Or, le narrateur, Egaeus, se refuse à décréter une identité propre à Bérénice. Elle est une Idée, un objet de réflexion. « Une abstraction qui doit être analysée, pas aimée ». Et l'arrachage des dents permet à Egaeus d'anéantir totalement l'identité de Bérénice. Pour Dayan, le narrateur devient Bérénice à la fin de la nouvelle. Baudelaire, qui a traduit le texte, considérait lui que le narrateur et Bérénice constituent l’intégralité d’Egaeus.

Il est aussi à noter que les dents peuvent être interprétées de manière sexuelle. Des critiques freudiens ont en effet établi cette remarque ; l’arrachage de dents devient alors un symbole de castration pour le narrateur. Plus simplement, les dents peuvent aussi représenter la mortalité. Elles seules demeurent saines tandis que Bérénice dépérit.

Quoi qu’il en soit, ce texte apparaît comme une nouvelle classique de ce que l’on appelle outre-manche et outre-Atlantique gothic fiction.

Orphée mort, de Jean Delville

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L’œuvre que je vais tâcher d'analyser cette fois-ci est une peinture de Jean Delville : Orphée mort. Jean Delville est un peintre belge, né en 1867 et mort en 1953, il est donc à cheval entre le XIXe et le XXe, entre Réalisme et Symbolisme. Il est à la fois peintre, poète et théoricien de l'art. Il devient l'ami de Joséphin Péladan et adhère aux doctrines de la Rose-Croix Esthétique, mouvement esthétique et mystique, dérivé d'une branche catholique : la Rose-Croix, dont les membres se réclament comme les successeurs des Templiers et des chevaliers du Graal. L'ésotérisme tient donc une place très importante dans l’œuvre de Delville.


Mais l'artiste n'est pas qu'attiré par le mysticisme chrétien, mais aussi par la philosophie, notamment platonicienne, ainsi que par les mythes grecs. Ces influences se retrouvent dans sa poésie comme sa peinture. Si j'ai choisi d'analyser Orphée mort, c'est parce que cette toile regroupe toutes les influences de Delville, et a priori, comment il se perçoit.

On ne voit ici que la tête d'Orphée sortant de sa lyre, et dérivant sur les eaux. Son chef aurait été jeté dans le fleuve par les Ménades, mécontente de le voir toujours fidèle à Eurydice malgré sa mort. Le poète n'a donc plus les moyens de jouer de sa lyre, mais sa voix a été préservée. L'artiste semble ici vouloir nous dire que même après la mort, sa voix continue de nous hanter, et traverse les âges. La dimension mystique de cette oeuvre est due à un mouvement philosophique et religieux, né d'après le mythe d'Orphée, qui s'appelle "l'orphisme". Cette religion prend en compte une souillure originelle (tiens, tiens, ça ne vous rappelle pas le christianisme ?) et afin de la laver, l'âme doit se réincarner un certain nombre de fois afin d'atteindre le divin. La doctrine platonicienne s'inspirera de cette vieille croyance. De même, pour les rosicruciens, Orphée aurait été un élu de Dieu, pourvu de la connaissance absolue... Je ne développerai pas plus ce point car je ne suis pas savante, mais tout se rejoint : Delville mêle ici ses idées poétiques, philosophiques et religieuses, donnant à cet Orphée mort trois interprétations.

Enfin, la figure du poète, centrée dans la toile, ressort par la clarté dans laquelle elle baigne. L'onde est bleu foncé, comme parsemée de paillettes de lumière, accentuant le coté irréel et magique de la scène. Les traits du visage sont doux et sereins, peut-être tout simplement parce que l'aède sait que son chant perdurera à tout jamais... et qu'il rejoindra son Eurydice.

Le Jardin des Supplices, d'Octave Mirbeau

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Le titre du roman que je vais critiquer annonce déjà une savoureuse couleur : Le Jardin des Supplices. On ne peut pas faire plus "faunesque". L'auteur, Octave Mirbeau, est né en 1848 et mort en 1917. C'était un journaliste, pamphlétaire, critique d'art, écrivain reconnu, et anarchiste. Célèbre durant son temps et redouté, après sa mort, son nom-même fut enterré tant il devait déranger. On le redécouvre vraiment depuis une vingtaine d'années et peu de ses romans ont été republiés.

Le Jardin des Supplices est un roman en trois parties : la première est le frontispice, dans lequel un groupe de savants parlent... du Meurtre. Est-ce qu'en tout homme se cache un meurtrier ? D'arguments en arguments, les personnages, l'auteur étant derrière chaque homme, finissent par admettre qu'ils ont tous eu plus ou moins l'envie de tuer. Ce passage est d'une ironie grinçante, et fait écho à la pensée profonde de Mirbeau pour qui l'homme est fondamentalement mauvais. Un des personnages intervient à la fin du débat, et propose une histoire bien sombre, la sienne, son expérience de l'horreur, sa descente aux enfers.

Dans la deuxième partie nous plongeons dans l'histoire du conteur, qui se trouve être un petit politicien de maigre envergure qui n'a pas une once de morale, et qui s'occupe des affaires sales du ministre qui l'emploie. Mirbeau nous dépeint une République complètement rongée par la corruption, ce qui est presque normal quand on connait ses idées politiques. Le ministre, voyant que son "larbin" est prêt à le faire chanter car il n'arrive pas à une position stable, décide de l'envoyer à Célan, en Chine (oui tout se passe à la fin du XIXe, donc colonies françaises et anglaises, etc). Lors de son voyage, il rencontre une certaine Clara, une anglaise fantasque et aristocrate, qui a de lourds cheveux roux...

Lors de la troisième partie, intitulé "Le Jardin des Supplices", nous entrons enfin dans le vif du sujet. Le narrateur s'enfuit de son poste et s'enfonce dans la Chine profonde rejoindre la fameuse Clara, qu'il n'a pu oublier. Ce chapitre est une sorte de descente aux enfers. L'amour a un parfum de mort, et le narrateur découvre chez Clara, la rousse vénéneuse, son caractère cruel et immoral. Evidemment, la femme est celle qui entraine l'homme dans le péché (un coté misogyne Mirbeau ?), et le jardin des supplices, splendide parc fleuri et boisé, rempli d'essences rares et de couleurs voluptueuses, est en fait le cadre d'abominations. Dans cette partie de la Chine fantasmée, le meurtre est un art, et le sang nourrit les fleurs. La torture est aussi belle qu'un parterre de pivoines. Le narrateur perd pratiquement la raison à suivre cette femme qui l'entraine voir des suppliciés et qui se délecte de l'odeur putrides des fleurs carnivores et du sable ensanglanté. L'auteur tend ici à renverser le bon et le mauvais. Le beau est bizarre, sans douleur et sans horreur, on ne saurait ce qui est doux et agréable. Le meurtre est le plus immoral des actes et pourtant, il nous parait presque indispensable à l'épanouissement de la volupté.

La lecture de ce roman est un plaisir masochiste manifeste. Ce qui a pu effectivement choquer les gens du temps de sa publication, c'est l'odeur de souffre qui s'en dégage. La morale n'y a plus sa place, et chacun sait qu'en son cœur, la douleur peut aussi être synonyme de plaisir. Voir du sang procure pour la plupart autant de jouissance que voir une belle peinture. Mirbeau dépeint la nature humaine en ce qu'elle est : contradictoire. On veut s'élever dans la pureté, alors que beaucoup de choses qui proviennent de la boue nous procurent des sentiments de plaisir plus intenses. Clara c'est Lilith, c'est Salomé, c'est Lady Macbeth, c'est la muse de Baudelaire, pour qui la beauté est étrange. Le narrateur ? C'est nous. C'est eux.

Quelques passages à lire :

"Prendre quelque chose à quelqu'un, et le garder pour soi, ça c'est du vol... Prendre quelque chose à quelqu'un et le repasser à un autre, en échange d'autant d'argent que l'on peut, ça, c'est le commerce. Le vol est d'autant plus bête qu'il se contente d'un seul bénéfice, souvent dangereux, alors que le commerce en comporte deux, sans aléa..."

"Chère Clara, objectai-je..., est-il donc naturel que vous recherchiez la volupté dans la pourriture et que vous meniez le troupeau de vos désirs s'exalter aux horribles spectacles de douleur et de mort...? N'est-ce point là, au contraire, une perversion de cette Nature dont vous invoquez le culte, pour excuser, peut-être, ce que vos sensualités ont de criminel et de monstrueux ?..."

Le Jardin des Supplices, Octave Mirbeau, coll. fins de siècles, éd. 10/18

Retour dans le passé, avec Alexandra Banti

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Cette fois c'est Alexandre Banti, toute jeune photographe, qui a eu l'aimable attention de répondre à mes question. J'ai eu un gros coup de cœur pour son travail. La jeune femme a un univers très tourné vers le passé, parant ses modèles de belles robes et coiffes, dans des décors naturels. C'est bien simple, Alexandra déifie ses modèles, et les fait sortir tout droit de l'Histoire, ou de conte de fées. Elle a notamment magnifié Sirithil, Inès Kozic ou encore Miss Pandora. Bonne découverte !


~ Bonjour Alexandra, depuis quand fais-tu de la photo et pourquoi ?

Je fais de la photo depuis un peu plus d'un an maintenant. Au début j'étais très orientée illustration. Puis, lors de mes cours en Design Graphique j'ai dû m'intéresser de plus près à la photographie pour des sujets et je pense que c'est parti de là. Au début je posais pour une amie (Ark.Us) et j'aimais bien le fait de chercher des tenues, créer un univers. Ça m'a donné envie de me lancer moi aussi.


~ Ton univers est très empreint du XIXe, est-ce une période qui t'attire particulièrement ?

Oh oui ! Cette époque m'inspire autant par ses tableaux, ses costumes mais aussi par sa littérature. Je ne m'en lasse pas. Mais à vrai dire, j'aime tellement d'époques différentes, chacune a son charme et ses particularités et j'aime bien parfois les mélanger.


~ Quelles sont tes influences en général ?

Mes influences sont les arts en général. La peinture, la littérature. Mais aussi les cultures, les mythologies et légendes. La mort aussi m'inspire beaucoup, c'est un thème qu'il me plaît de traiter.


~ Ta dernière séance avec le modèle Ana Wanda K est teintée d'orientalisme, est-ce que ce mouvement pictural est présent dans tes inspirations ?

C'est un mouvement qui me plaît beaucoup mais que je n'avais pas encore eu l'occasion de faire. J'aime tellement de choses à vrai dire, que j'ai beaucoup d'inspirations différentes. 


~ Que cherches-tu à transmettre aux spectateurs ?

Transmettre une ambiance … leur raconter une histoire. J'aime montrer la beauté dans un univers sombre.


~ La vision du monde dans ton art est fantastique, est-ce un moyen de transcender une réalité souvent trop dure ?

Ma vision du monde est certes fantastique, mais aussi tournée vers le passé je dirais. Le monde de nos jours ne correspond pas à ce que j'aime et ce que j'aimerais qu'il soit, c'est pourquoi mon regard se tourne souvent vers le passé et que le rêve s'y mélange. J'aime faire renaître un monde où l'élégance et la beauté est de mise.
Après je ne dis pas que c'était mieux avant, chaque époque a ses défauts. 


~ Tu es très douée pour sublimer les modèles, que recherches-tu chez elles pour ressentir l'envie de les photographier ?

Ça dépend, parfois c'est ce qu'elles dégagent dans leurs photos, d'autres fois c'est en discutant avec la personne. Il faut que je me sente inspirée par elle en fait, mais ça peut-être autrement que par le physique.

~ Sont-ce les modèles qui t'imposent les séances ou bien choisis-tu les thèmes ?

Généralement je propose des thèmes, des idées générales. Après, il arrive que la modèle et moi réfléchissions ensemble. J'aime bien l'échange, discuter de la tenue, du décors etc. Mais les modèles ne m'imposent pas leurs thèmes, des fois elles m'en proposent et si ça m'inspire on le fait. 


~ Quelles sont tes prochaines idées de shoot ?

Pour le moment j'ai un thème avec une robe très fleurie que j'ai créée pour l'occasion dans une ambiance esprit de la forêt. Après je peux vous dire des éléments principaux de mes prochains projets : papillons, belles robes, écorces,  … à suivre :)


~ Des projets particuliers à l'avenir ? Exposition, livre, etc ?

Pour le moment non. J'aimerais exposer à Paris, mais c'est plus compliqué quand on n'est pas sur place. Et le livre, un jour j'espère, ce serait un rêve qui se réaliserait.


NB : Alexandra Banti est également illustratrice, voici l'un de ses dessins, et vous pourrez retrouver la totalité sur son site :



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La Gardienne : partie I, chapitre 1

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Voici, en exclusivité, le premier chapitre de mon roman-feuilleton La Gardienne. Chaque semaine, si je suis en forme, un nouveau chapitre ! N'hésitez pas à commenter !


La Gardienne

par Marlène Chombart-Lemoine


Partie 1 : « Année 567 et suivantes »

Scary Silence, Trzebnica, de Martin Mazurkiewisc

Chapitre 1

Et voilà !

Et voilà. C’en était fini de cette dernière nuit. Lucia fermait la porte du bureau de la cadre du service en soupirant. Deux mois d’intérim s’achevaient ce matin. Ce matin, elle n’avait plus d’emploi. Ses pas crissaient dans la neige fraîche, un vent du nord glacial s’engouffrait entre son col et son écharpe, et elle espéra que sa mère n’oublierait pas de donner leurs gants auxgarçons, en les déposant à l’école. Sa voiture ne démarra qu’à la troisième reprise, un mauvais signe, mais elle avait depuis
quelques temps pris l’habitude de balayer d’un haussement d’épaule tout ce qui n’était que matériel. L’essentiel n’était pas là. La vieille berline cabossée, d’un marron désespérément « vintage » n’avait qu’à la mener, elle et tout son bardas, à la grille du Manoir, rien de plus pour aujourd’hui.

Le petit appartement chaud et rassurant qu’elle louait depuis cinq ans ne devrait plus être qu’un souvenir. Lucia n’était pas sûre qu’elle avait bien agi en envoyant ses deux fils chez leur grand-mère sans rien leur dire. Mais c’était fait. Elle n’avait pas trouvé la force de leur parler de la fin de son contrat, de l’état de leurs finances, ni de la récente discussion avec le propriétaire… C’était un brave, Manu. Il avait compris la situation depuis longtemps, mais ne pouvait pas baisser indécemment le loyer ni se passer de son seul revenu. Il leur avait laissé quelques jours, gratis et il viendrait même, dans la journée, déposer le reste des meubles, au
Manoir. Il n’avait pas trop mauvaise conscience. Ce n’était pas comme s’il les jetait à la rue…

La grande bâtisse se détacha sur le ciel gris. Elle en imposait ! Lucia n’osa pas la regarder vraiment : avec son bâtiment principal et sa tourelle de pierre, à droite, elle avait une vraie allure de château médiéval. Son portail ne s’ouvrit pas de plus de cinquante centimètres, à cause de la neige. Lucia se faufila et ne put réprimer un frisson. Elle était chez elle. D’une façon totalement incompréhensible, ces lieux lui appartenaient, en propre. Le jour où Maître Brissac le lui avait appris, elle avait affirmé qu’il y avait une erreur et elle s’était levée pour partir ! Le visage bonhomme, il avait désigné le siège d’une main et il avait écouté ses arguments. Elle ne se connaissait aucun lien avec la famille du défunt. Elle ne pouvait pas même nommer son propre géniteur. Elle avait changé de nom, dans son enfance, en étant adoptée par son beau-père. Etait-il bien certain qu’aucune autre Lucia Delongui n’allait réclamer son dû ? Le notaire avait souri. Il était tout à fait certain, oui. Elle devait signer ici.

Et voilà ; Lucia était propriétaire, depuis trois ans. Mais elle venait dans sa maison pour la deuxième fois seulement. Une propriétaire bien négligente, une châtelaine malgré elle que la force des choses obligeait à élire domicile dans cette demeure inconnue tombée du ciel… Pour ne pas dormir dehors ! Elle avait toujours considéré ce legs comme indu. Le malaise ressenti à la première annonce ne s’était jamais dissipé. « Cette maison n’est pas la mienne ! » Et pas une fois elle avait pu se décider à venir la visiter. Le testament stipulait qu’il lui était interdit de vendre ou de louer ce bien. Elle n’avait eu aucun frais à payer, les charges et les taxes avaient été provisionnées pour les trente ans à venir. Vous avez dit « bizarre… ? »

Malgré tout, elle avait parfaitement en tête la disposition des pièces qu’elle avaient vues, lors de sa seule et unique venue, quelques dix ans plus tôt. Jeune mariée, elle avait été conviée avec son mari (ex-mari, à présent… euh… ex-mari-absent) par Monsieur Franck, maître des lieux. Elle n’avait pas compris quel était le lien entre lui et son mari. Ils n’avaient parlé ni affaires, ni famille. A bien y songer, de quoi avaient-ils parlé ? Elle enfonça la clef dans la grosse serrure et poussa la lourde porte de bois et de ferrures. Une bouffée de passé lui sauta au visage : le hall de pierre, le grand escalier de chêne qui disparaissait vers l’étage inconnu, la petite pièce circulaire au carrelage en damier à droite, dans la tour, et le salon douillet, un peu sombre où ils avaient été reçus, à gauche.

« Oh ! Les meubles…, murmura-t-elle. Il y a encore les meubles ! »

De fait, le Manoir était absolument en l’état. Meublé. Elle s’avança dans la pièce qui lui était la plus familière, où elle se souvenait avoir été assise, avoir pris le thé. Rien n’avait changé. Si l’on faisait abstraction des trois années de poussière, et des draps blancs, le salon était prêt à l’usage !

Sa première surprise passée, les rayons du soleil pâle d’hiver qui se levait frappant les grandes fenêtres de la salle à manger, au-delà du salon, Lucia entreprit plus vivement un tour complet du propriétaire. La curiosité faisait à présent battre son coeur et elle en oubliait presque son appréhension. La pièce d’angle était très lumineuse par contraste avec le salon confiné. Une table assez monumentale en tenait le centre et trois grandes fenêtres donnaient plein est, sur le jardin. Comme les deux pièces précédentes, la salle à manger avait sa cheminée. Elle était totalement nouvelle pour Lucia, alors que celle du salon lui avait laissé un souvenir très précis avec sa pierre grise, son manteau imposant, sculpté, et son foyer si profond et large qu’on y avait placé un fauteuil, près de l’âtre ; Elle avait aussi remarqué la forme particulière de la cheminée de la pièce ronde, dans la tour. En pierre et bois, elle avait, semble-t-il, été taillée à même la roche et une petite porte ouvrait à l’intérieur du foyer, comme pour une de ces cachette de moines, au moyen-âge.

Derrière la salle à manger : les cuisines, en contrebas. On devinait que l’on passait ici dans le quartier des domestiques : tout y était utile. Pas de ces cheminées ouvragées ni parquets comme pour les salles de réception. La cuisine était vaste. Un restaurant n’aurait guère eu plus spacieux. Cependant, ni gaz, ni électricité : il fallait cuisiner au charbon ! L’eau courante y était un confort accessible, par chance ! L’électricité était installée au manoir, mais elle ne servait qu’à l’éclairage. Cette demeure avait dû être luxueuse, dans un autre âge. Aujourd’hui, c’était immense, froid et totalement dépassé. Mais c’était gratuit ! Lucia sourit et se motiva en pensant aux cadeaux de noël que l’économie d’un loyer lui permettrait d’acheter… Par un étroit corridor, on pouvait rejoindre le hall d’entrée Et la jeune femme ressortit prendre les affaires qu’elle avait entassées en hâte dans sa voiture, la veille.

Elle avait quelques heures devant elle. D’ici 16h30.

« Mamaaaan ! Mais elle est trop trop belle cette maison ! C’est comme un château !

Lucia sourit.

- T’es bête, Solal. Elle est vachement trop grande pour nous, maman… », ajouta le grand frère, les yeux malgré tout aussi brillants que ceux de son cadet.

Les deux petits garçons se tordaient le cou, sur le perron, pour regarder la façade imposante de leur nouveau chez-eux. L’annonce de leur déménagement insoupçonné n’avait vraiment secoué que Swann, l’aîné, qui comprenait du haut de ses dix ans ce que signifiait « manquer d’argent ». Solal, quatre ans, était passé sur le sujet comme s’il tournait la page d’un livre d’aventures : avec impatience et avidité. Comment serait sa chambre ? Ils auraient un jardin pour faire un bonhomme de neige !! Où dormirait sa mère ?... Toutes les questions qui s’enchaînèrent le long de la route depuis l’école devinrent des « Oh ! » et des « haaa ! » à chaque nouvelle porte ouverte. Ils furent immédiatement séduits par le dédale d’escaliers et de couloirs. L’idée de pouvoir atteindre le rez-de-chaussée par un « passage secret » fascina l’un comme l’autre, quand ils découvrirent l’escalier de service, au bout du grand palier du premier. La salle de bains, immense leur fit ouvrir de grands yeux. Ils avaient eu depuis leur naissance une pièce de deux mètres carrés avec une simple douche et, là, une baignoire de fonte ventrue, avec des pieds de griffon se présentait à eux soudainement. On aurait pu placer un lit de deux personnes au centre, entre le lavabo et la fenêtre à double croisée !

La première soirée avait été une vraie fête : rires, cris, courses-poursuites et cache-cache. Toutes les pièces n’étaient pas encore habitables. Lucia avait concentré ses efforts de ménagère dans le salon, la cuisine et surtout la salle de bains. La majeure partie des cartons et leurs quelques meubles avaient été entassés dans la salle de la tour, qui ressemblait à un vrai capharnaüm depuis que les petits y avaient pioché leurs jouets un à un. L’attraction du premier bain dans cette grande pièce chauffée (fait unique ici) par un radiateur électrique à bain d’huile, puis le repas pris dans le salon, comme un pique-nique de riches, les yeux vrillés sur le feu dansant, avalant des coquillettes merveilleuses et du jambon extraordinaire, avaient rapidement fait sombrer Solal et Swann dans un joli sommeil d’enfant. Lucia tira sur chacun d’eux une épaisse couverture tricotée main, avant d’aller ajouter une grosse bûche dans le foyer brûlant. Comme elle en avait eu envie dix ans plus tôt déjà, elle prit place sur le fauteuil de l’âtre et regarda d’un air de louve attendrie ses deux adorables anges dont la silhouette pelotonnée s’imprimait dans le vieux cuir écailleux du canapé. Ils dormiraient tous là, cette nuit. Les chambres n’étaient pas encore en état. Et, pour dire vrai, personne ne se sentait assez rassuré pour s’isoler loin des siens, dans une des pièces volumineuses de l’étage. Au-delà du cercle dessiné par la lumière et la chaleur des flammes, le manoir ressemblait à une froide caverne, repère de quelque créature insoupçonnée et peut-être hostile.

Cette journée marquait le début d’une nouvelle vie. Lucia savait depuis longtemps qu’elle aurait à trouver une solution pour pallier le non-versement de la pension alimentaire qu’elle attendait vainement de son ex-mari. Plus d’un an qu’elle n’avait pas eu un centime, que les enfants n’avaient pas même reçu une carte postale. Aujourd’hui, elle tirait un trait. Elle avait décidé de prendre son temps, avant de retravailler. Les contrats en intérim pesaient tellement sur leur vie de famille ! Elle n’en pouvait plus de dépendre des garderies matin et soir, ou de sa mère, d’entendre ses leçons de morale, ses questions sur l’avenir… Cette maison lui donnerait bien assez à faire pour au moins deux mois ; L’année s’achèverait ainsi. Et puis on verrait.

Dans le brouillard de son demi-sommeil, bercée par la respiration régulière de Swann et Solal, engourdie par la chaleur intense du foyer à ses pieds, Lucia crût revoir Monsieur Franck installé dans son haut fauteuil de style face au feu. A première vue, il lui avait paru être un vieux sans histoires, une espèce d’ours solitaire un peu bourru, un original, féru d’histoire et perdu entre ses livres et les nombreux témoignages de sa passion pour les objets anciens qui ornaient sa maison. N’était-il pas l’un d’eux ? Son sourire était franc, ses paroles chaleureuses, bien qu’un peu heurtées. Mais… mais. Elle n’aurait pas su dire ce qu’elle avait pressenti ou pu lire dans les sillons concentriques de son visage fatigué. Il n’était pas serein, en dépit de la grande gentillesse avec laquelle il les avait reçus. Est-ce un regard inquiet ou féroce qu’il aurait jeté par-dessus son épaule ? La manière dont il s’adressait d’un regard vide à sa fille, Anye, presque muette, qui vivait avec lui ? La maîtrise absolue de ses gestes, un peu comme s’il « se surveillait » ? Qu’est-ce qui avait retenu son attention ?

Elle n’avait jamais repensé à ce moment enfoui sous les ruines inexplorées de sa vie conjugale passée et aujourd’hui, il lui paraissait avoir eu lieu hier. Un effet de l’endroit, sans doute. Elle pouvait presque entendre la voix de Monsieur Franck qui aurait parlé sur le souffle, pour ne pas déranger le sommeil des petits, avant que ses paroles ne se perdent dans le Grand Silence.

« Vous avez une bien jolie jeune épouse, Mat. Félicitations. Je sais reconnaître la majesté quand je l’ai en face de moi. Savez-vous, Madame, que cette demeure a sans doute vu passer des générations de grandes châtelaines en ses murs ? Votre présence ici leur fait honneur. L’enfant que vous portez, ma chère, aura la chance d’une bonne hérédité, avec vous deux… C’est votre premier né ? C’est un garçon, n’est-ce pas ? Il sera valeureux et fier. La partie la plus ancienne du Manoir est cette pièce carrelée de noir et blanc que vous apercevez, là-bas, par delà le hall. Cette pièce circulaire, dans la tourelle. Elle a été construite avant même le début de l’arbre généalogique qui porte mon nom. Et elle est ornée d’armoiries médiévales, en son centre. Les carreaux de ciments ont été façonnés à la main, un par un, et teintés avec des pigments dont l’usage et la composition nous échappent aujourd’hui… C’est le coeur de ces lieux. Un coeur ambigu : aussi généreux par les flammes de son âtre que traître et sournois, avec ses courants d’air irrépressibles. Là, aucun moyen de fermer assez les portes, de conserver la chaleur ou d’empêcher les souffles tourbillonnants de vous glacer jusqu’à l’âme. C’est un lieu de passage… De façon générale, ce sont les cheminées qui témoignent des temps les plus reculés, ici. Ainsi, Trois dames de grande valeur se sont chauffées à la chaleur de ce même foyer, au salon. Blanche, Moïra et Léonie… De grandes dames… Et vous voilà. »

La Belle Dame Sans Merci, de la poésie à la peinture

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L'article qui va suivre ne sera pas une analyse profonde de tous les poèmes, peintures, et influences de ce qui est depuis le XIVe le mythe de La Belle Dame Sans Merci. J'en propose simplement un aperçu et donnerai des liens complétant mes écrits.

La Belle Dame Sans Merci est devenue un mythe depuis le Moyen Âge, en particulier depuis le poème d'Alain Chartier écrit en 1424, qui a été notamment repris par le poète John Keats. Les peintres, en particuliers les Préraphaélites, se sont emparés de ce sujet avec délice, puisque les figures féminines fortes sont les sujets de presque toutes leurs oeuvres. 

La Belle Dame est fortement inspiré de l'amour courtois médiéval, qui fait l'apologie d'un amour chaste que le chevalier doit gagner auprès de la dame de son cœur. Pour cela, il est prêt à affronter maintes épreuves, jusqu'à ce que la belle cède. On retrouve évidemment ce thème dans la légende arthurienne, appelée la Matière de Bretagne, et les romans de chevalerie mêlant amour courtois sont souvent empreints d'un certain mysticisme (la quête du Graal et de la pureté), de folklorisme (les fées, lutins etc) et de sorcellerie (fée Morgane, Merlin). C'est pourquoi au fur et à mesure la Belle Dame, celle pour qui se meurent d'amour les chevaliers, se transforme en une sorte de fée, qui vient toujours à la rencontre du cavalier errant, comme le ferait une Viviane ou Morgane. 

Parlons donc de cet homme plein de bravoure, qui découvre l'étrange femme dans des endroits toujours inappropriés -dans les bois, près de ruines, dans un château- et toujours au début ou à la fin d'une aventure (remember les aventures de Lancelot !) ! Le chevalier rencontre toujours la fée dans les bois, passage d'ombre et des désirs refoulés par excellence. Mais cette fée est "sans merci", repoussant sans cesse les avances du prétendant. On peut donc comprendre, au sens figuré, que lorsqu'il arrive dans les bois, atteignant alors presque son but, la Dame le repousse une dernière fois, l'assassinant par le même coup. L'amour peut être meurtrier, et l'espoir, une fois vaincu, vient à bout de tous les héros. Il s'agit d'un retournement total de la matière courtoise. L'homme ne triomphe plus, il courbe l'échine devant le pouvoir féminin. Il s'agit d'un grand fantasme masculin. Les Salomé, Judith, Lilith et autres femmes castratrices ont toujours été à la fois attirantes et monstrueuses pour nombres d'artistes. Voici maintenant quelques poèmes et peintures !

Voici le début du Cycle de la Belle Dame Sans Mercy d'Alain Chartier :

Nagaires chevauchant pensoye
Com home triste et doloreux
Au dueil ou il faut que je soye
Le plus dolent des amoureux
Puis que par son dart rigoreux
La mort me tolly ma maistresse
Et me laissa seul langoreux
En la conduite de Tristesse

Si disoye il fault que je cesse
De dicter et de rimoyer
Et que j’abandonne et delaisse
Le rire pour le lermoyer
La me faut le temps employer
Car plus n’ay sentiment ne aise
Soit d’escrire soit d envoyer
Chose qu a moy ne autre playse

Qui vouldroit mon vouloir contraindre
A joyeuses choses escrire
Ma plume n’y saurait actaindre
Non feroit ma langue a les dire
Je n’ay bouche qui puisse rire
Que les yeulx ne la desmantissent
Car le cuer l’envoyrait desdire
Par les larmes qui des yeulx yssent

Je laysse aux amoreux malades
Qui ont espoir d’alegement
Faire chancons diz et balades
Chascun a son entendement
Car ma dame en son testament
Print a la mort Dieu en ait l ame
Et emporta mon sentement
Qui gist o elle soubs la lame

Desormais est temps de moi tayre
Car de dire suis je lasse
Je vueil laissier aux autres faire
Leur temps est le mien est passe
Fortune a le forcier casse
Où j epargnoye ma richesse
Et le bien que j’ay amasse
Ou meilleur temps de ma jennesse

Amours a gouverne mon sens
Si faulte y a Dieu me pardonne
Si j’ay bien fait plus ne m’en sens
Cela ne me toult ne me donne
Car au trepas de la tresbonne
Tout mon bienfait se trespassa
La mort m assit illec la bonne
Qu oncques plus mon cuer ne passa

En ce penser et en ce soing
Chevauchay toute matinee
Tant que je ne fu guere loing
Du lieu ou estoit la dinee
Et quant j eus ma voye finee
Et que je cuiday herbergier
J’ouy par droicte destinee
Les menestriers en un vergier

Si me retrahy voulentiers
En un lieu tout coy et prive
Mais quant mes bons amis antiers
Scurent que je fu arrive
Ils vindrent tant ont estrive
Moitie force moitie requeste
Que je n ay oncques eschive
Qu ils ne me mainent à la feste

A l’entrer fu bien recueilli
Des dames et des damoiselles
Et de celles bien acueilly
Qui toutes sont bonnes et belles
Et de la courtoisie d elles
Me tindrent ilec tout ce jour
En plaisans parolles nouvelles
Et en tresgracieux sejour

Disner fut prest et tables mises
Les dames a table s assirent
Et quant elles furent assises
Les plus gracieux les servirent
Telz y ot qui a ce jour virent
En la compaignie liens
Leurs juges dont semblant ne firent
Qui les tiennent en leurs liens

Un entre les autres y vy
Qui souvent aloit et venoit
Et pensoit comme homme ravy
Et gaire de bruit ne menoit
Son semblant fort contretenoit
Mais Desir passait la raison
Qui souvent son regart menoit
Tel foiz qu’il n’estoit pas saison

De faire chiere s efforsoit
Et menoit une joye fainte
Et a chanter son cuer forsoit
Non pas pour plaisir mais pour crainte
Car tousjours un relais de plainte
S’enlasoit au son de sa voix
Et revenoit a son atainte
Comme l oisel au chant du bois

Des autres y ot plaine salle
Mais cellui trop bien me sembloit
Ennuye maigre blesme et pale
Et la parolle lui trembloit
Gaires aux autres n assembloit
Le noir portoit et sans devise
Et trop bien home ressembloit
Qui n’a pas son cuer en franchise

De toutes festoyer faingnoit
Bien le fist et bien lui seoit
Mais a la foiz le contraingnoit
Amours qui son cuer hardeoit
Pour sa maistresse qu’il veoit
Que je choysi lors clerement
A son regart qu’il asseoit
Sur elle si piteusement

Assez sa face destournoit
Pour regarder en autres lieux
Mais au travers l’ueil retournoit
Au lieu qui lui plaisoit le mieulx
J apperceu le trait de ses yeulx
Tout empenne d umbles requestes
Si dis a part moy se m aist Dieux
Autel fumes comme vous estes

A la foiz a part se tiroit
Pour raffermer sa contenance
Et trestendrement souspiroit
Par doloreuse souvenance
Puis reprenoit son ordonnance
Et venoit pour servir les mes
Mais a bien jugier sa semblence
C estoit un piteux entremes

Apres disner on s avanca
De dancer chascun et chascune
Et le triste amoureux danca
Ades o l autre ades o l une
A toutes fist chiere commune
O chascune a son tour aloit
Mais tousjours retournoit a une
Dont sur toutes plus lui chaloit

[...]

Vous pouvez retrouver le manuscrit sur Gallica avec en prime de mignonnes illustrations : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k701987/f2.image

La version anglaise, La Belle Dame Sans Merci, de John Keats, qu'il a écrit pour son amante Fanny Brown, alors qu'il souffrait de dépression :

 Ah, what can ail thee, wretched wight,
Alone and palely loitering;
The sedge is wither'd from the lake,
And no birds sing.

Ah, what can ail thee, wretched wight,
So haggard and so woe-begone?
The squirrel's granary is full,
And the harvest's done.

I see a lily on thy brow,
With anguish moist and fever dew;
And on thy cheek a fading rose
Fast withereth too.

I met a lady in the meads
Full beautiful, a faery's child;
Her hair was long, her foot was light,
And her eyes were wild.

I set her on my pacing steed,
And nothing else saw all day long;
For sideways would she lean, and sing
A faery's song.

I made a garland for her head,
And bracelets too, and fragrant zone;
She look'd at me as she did love,
And made sweet moan.

She found me roots of relish sweet,
And honey wild, and manna dew;
And sure in language strange she said,
I love thee true.

She took me to her elfin grot,
And there she gaz'd and sighed deep,
And there I shut her wild sad eyes--
So kiss'd to sleep.

And there we slumber'd on the moss,
And there I dream'd, ah woe betide,
The latest dream I ever dream'd
On the cold hill side.

I saw pale kings, and princes too,
Pale warriors, death-pale were they all;
Who cry'd--"La belle Dame sans merci
Hath thee in thrall!"

I saw their starv'd lips in the gloam
With horrid warning gaped wide,
And I awoke, and found me here
On the cold hill side.

And this is why I sojourn here
Alone and palely loitering,
Though the sedge is wither'd from the lake,
And no birds sing.

Pour aller plus loin : un article dans la revue Babel sur la Dame de Chartier, et une explication de la version de Keats sur le site Poetry Fondation.

En cadeau, le poème de Keats lu par Ben Whishaw, l'acteur jouant le poète dans le merveilleux film de Jane Campion, Bright Star :




Maintenant, passons à la peinture ! Il ne faudra pas s'étonner si toutes les œuvres présentées proviennent toutes du XIXe !

La Belle Dame Sans Merci, Franck Dicksee

La Belle Dame Sans Merci, J. W. Waterhouse

La Belle Dame Sans Merci, Henry Meynell Rheam

La Belle Dame Sans Merci, Walter Crane

Voilà un petit tour d'horizon non-exhaustif. N'hésitez pas à me faire parvenir vos remarques !

Le champ aux Lutins

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The Potato Gatherers, par George William Russel

En cette brillante matinée irlandaise, Phébus riait, les collines chantaient, les oiseaux jouaient avec les papillons au dessus d'un champ qui semblait abandonné, loin de toute civilisation. Paix et harmonie semblaient y régner perpétuellement dans une atmosphère paradisiaque. Entre les fleurs des champs et les herbes folles s’ébattaient des lapins, ivres d'une liberté qui semblait ne jamais pouvoir être perturbée par l'Hom...

VRRRRRR.....

Gary O'Sullivan avançait victorieusement avec son tracteur flambant neuf, tel un chevalier rural des temps modernes, les plaques d'armures industrielles de sa monture scintillant sous les généreux rayons de soleil. L'agriculteur était heureux de son affaire. Un champ si vaste à un prix si dérisoire, quelle aubaine ! Rien ne pouvait gâcher cette journée.
« O'Sullivan ! O'Sullivan ! » entendit-il par dessus le vrombissement de son engin. Il arrêta le moteur et regarda par la fenêtre.
« - Salut O'Neill ! Il y a un souci ? lança-t-il interloqué. 
   - Descend de là, il faut qu'on parle ! »
Le paysan sauta à terre et serra la main de son ami.
« - Eh bien ?
   - Tu ne peux pas t'occuper de ce champ. 
   - Hein !? Il appartient déjà à Monsanto ? 
   - Mais non Gary, à des lutins ! 
   - Des lutins ? Par la barbe de Michael Collins, de quoi tu parles ? C'est le joyeux lutin Guiness qui te l'a dit ? 
   - Je ne bois jamais avant 10h, tu le sais bien. Laisse moi te raconter une histoire... »

Quelque siècles plus tôt, au même endroit, et par cette même journée ensoleillée, un paysan pauvre et endetté s'accapara ce même champ. Il lui fournirait bien de quoi nourrir sa famille !
Ne prenant pas garde aux rumeurs de possession de cette terre par le petit peuple, il s'empressa de commencer à labourer.
Au bout de quelque minutes, un petit être encapuchonné et au nez particulièrement long bondit hors d'un buisson et vint se poster devant sa charrue.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? lui demanda-t-il d'une petite voix nasillarde.
- Et bien, je laboure mon champ, répondit le fermier, quelque peu interloqué.
- D'accord, on va t'aider ! »
A ces mots, dix lutins sortirent de nulle part et commencèrent à labourer, sous le regard effaré du paysan, puis disparurent soudainement.
Le lendemain, notre contadin sema son blé, nullement effrayé par les évènements de la veille. C'est alors qu'un autre petit individu sortit de derrière un buisson.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? lui demanda-t-il.
- Et bien, je sème des grains de blés, répondit le croquant, presque machinalement.
- D'accord, on va t'aider ! »
A ces mots, vingt lutins sortirent de nulle part et commencèrent à semer le blé, sous les yeux d'un paysan étonné et satisfait.
Quelque mois plus tard, le blé germa et se transforma en beaux épis bien mûrs. Le fils du paysan, en balade dans le champ de son père, en croqua un grain. C'est alors qu'un petit individu fut comme éjecté de derrière un buisson.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? lui demanda-t-il.
- Je goûte le blé de mon père, pour savoir s'il est mûr, répondit le garçon avec une once de fierté.
- D'accord, on va t'aider ! » dit le lutin avec un sourire narquois.
A ces mots, trente lutins sortirent de nulle part et dévorèrent le champ entier, sous le regard horrifié de l'enfant.
Le père allant chercher son fils ne pu que constater l'étendue des dégâts. Sous le coup de la colère, il frappa l'innocent. C'est alors qu'un petit individu se planta devant eux.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? lui demanda-t-il.
- Je punis mon fils pour ne pas avoir bien surveillé le champ, répondit le père sans se rendre compte de l'identité de son interlocuteur.
- D'accord, on va t'aider ! » dit le lutin, hilare.
 A ces mots, quarante lutins sortirent de nulle part et frappèrent le jeune homme à mort sous le regard du père impuissant. Puis ils disparurent instantanément.
 Le père paniqué courra chercher du secours au village, passant par sa maison pour prévenir sa femme qui se précipita vers le champ.
A la vision de son enfant baignant dans son sang, elle fondit en larmes. C'est alors qu'un petit individu encapuchonné fit son apparition.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? » lui demanda-t-il, étonné.
- Je pleure la mort de mon fils ! répondit-elle entre deux sanglots.
- D'accord, on va t'aider ! »
A ces mots, cinquante lutins apparurent et pleurèrent à chaudes larmes sans discontinuer. Le torrent emporta la femme, le cadavre de l'enfant et les derniers vestiges du champ de blé.
Le paysan revint à sa propriété et constata, dépité, la disparition de sa famille et la destruction complète de son champ. Il s'apprêtait à entreprendre des recherches lorsque un moustique, attiré par l'humidité soudaine, le piqua, entraînant une réaction de grattage frénétique. C'est alors qu'un petit individu déboula d'un buisson.
« - Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? lui demanda-t-il.
- Je me gratte car un moustique m'a piqué, répondit l'homme désespéré.
- D'accord, on va t'aider ! »
A ces mots, soixante lutins apparurent et grattèrent l'homme jusqu'à l'os.

« Maintenant, tu comprends pourquoi il ne faut surtout pas que tu cultives ce champ ?
 - Ah non, toujours pas. Et c'est pas ton histoire à dormir debout qui me convaincra. Laisse moi faire mon travail O'Neil, dit Gary en remontant sur son tracteur, contrarié d'avoir perdu autant de temps. 
 - Je t'aurais prévenu O'Sullivan. »
 Il se remit à son ouvrage, mais au bout de quelque heures, vit son véhicule tomber inexplicablement en panne. Il ouvrait le capot le capot pour jouer aux apprentis mécaniciens quand un petit être encapuchonné sortit de derrière un buisson.
« Dis moi, qu'est ce que tu fais là ? »

Terreurs & Merveilles : Lovecraft (1)

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  Lovecraft, ce rêveur égaré..
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L'image dans la maison déserte est une nouvelle mineure traitant de l'horreur nichée là où on ne l'attend guère : dans nos paisibles campagnes. Lovecraft affirme que « ceux qui sont à la recherche d'horreur hantent les pays étrangers et lointains. Les catacombes de Ptolémée, les mausolées sculptés des pays de cauchemar, voilà ce qui leur faut». Mais cependant, ce sont dans les campagnes tranquilles de la paisible Nouvelle-Angleterre que l'on rencontre l'horreur ultime. Lovecraft nous assène : imbécile, l'horreur n'est pas en extrême orient dans quelque temple oublié, mais juste derrière toi. Dans ta théière, dans le bus qui t'amène au travail. Dans tes corn-flakes et dans ta jolie petite bicoque bourgeoise. Il annonce en cela les romans d’épouvante contemporains, tels qu’ont pu les écrire Stephen King, Clive Barker ou Joe Hill. 

 Cet incipit ressemble fortement à celui de Air Froid, une autre nouvelle considérée comme mineure par Francis Lacassin et nombre e des critiques. Dans Air Froid, le narrateur rencontrait l'horreur en pleine journée, lumineuse s'il en est, flanqué de deux solides gaillards. Dans L'image dans la maison déserte, c'est à la campagne que l'horreur se déroule. « Le spectacle le plus affreux est offert par les petites maisons de bois nu à l'écart des routes fréquentées, généralement tapies sur un versant humide couvert d'herbe ou adossées à quelque roche gigantesque affleurant la surface». On peut noter, outre la prolifération de détails qui fait le style de l'auteur, la personnalisation des maisons, « tapies » comme des prédateurs, guettant leurs proies sur un versant humide. Le narrateur explique l'horreur d'une manière rationnelle : pour lui, les habitants de ces campagnes désertes présentent obligatoirement dans anomalies comportementales. S'ils se sont exilés là, c'est parce que ce sont des puritains qui ne supportaient plus leur vie et qui ont trouvé refuge à la campagne, mais qui ont été transformés par des décennies, voire plus, de vie sauvage. Pour mieux insuffler un sentiment d'horreur au lecteur, Lovecraft continue de personnaliser les maisons désertes, de les décrire comme des êtres humains. « Seules les maisons figées, silencieuses, endormies au fond des bois peuvent dire tout ce qui se cache depuis les premiers temps, mais elles ne sont pas communicatives, elles répugnent à secouer la somnolence qui les aide à oublier. ». 

Un essai très pertinent, avec une chouette préface de S. King.
                                      
 Puis, après ces prolégomènes un peu verbeux, l'histoire commence. Un début d'histoire d'épouvante tout ce qu'il y a de plus classique de nos jours : le narrateur est contraint par une pluie abondante et un orage menaçant de trouver refuge dans une vieille bicoque qu'il croit abandonnée. Jusque là, Lovecraft ne renouvelle pas le genre (si ce n'est par son talent de peintre, les descriptions sont riches et pleines). Le narrateur tape à la porte mais n'obtient aucune réponse. Il entre donc dans la maison qu'il croit déserte, et apparaît surpris devant le spectacle qu'il trouve. « ce qu'il y avait de curieux dans cette pièce, c'était que tous les objets sans exception étaient anciens : je ne pus y découvrir un seul objet plus récent que l'époque révolutionnaire. Si le mobilier avait été moins pauvre, on se serait trouvé au paradis du collectionneur ». On pense tout de suite à un vampire, ou à une créature capable de traverser les siècles. Le narrateur ne se sent guère à l'aise dans ce décor, « il y avait dans l'atmosphère un relent d'impiété et d'affreuse grossièreté datant d'un âge révolu, et la trace de secrets qu'il valait mieux laisser se perdre.» Son attention est attirée par un curieux volume, une rareté, la description de Pigafetta de la région du Congo, imprimée en 1598 à Francfort. On note toujours la même exactitude dans les détails chez Howard Phillips Lovecraft. Ce qui trouble encore plus le narrateur, qui n'a ni nom ni identité, c'est que le livre fait état de « nègres à la peau blanche», ce qui dégoûte le narrateur au plus haut point (peut-il exister pire abomination pour Lovecraft ? La question revient dans Faits concernant la mort de Arthur Jermyn) et qu'il s'ouvre automatiquement sur la planche XII, qui représente « avec une affreuse minutie une boutique de boucher chez les cannibales anziques». 

 C'est alors que le narrateur entend des bruits de pas à l'étage. Et pas n'importe quels bruits de pas : « le pas était lourd, mais, ce que je n'aimais pas, c'est qu'en dépit de cette lourdeur, c'était le pas de quelqu'un qui n'avance qu'avec d'infinies précautions». Le personnage qui apparaît a un physique et une contenance particuliers. Il s'agit d'un homme « très âgé, en haillons, avec une grande barbe blanche […] il devait bien mesurer six pieds de haut et malgré sa vieillesse et sa pauvreté il était large et vigoureux en proportion.» Son regard est injecté de sang malgré la couleur bleue, et il paraît distingué quoique affreusement négligé. Sa voix est fluette, son regard cajoleur, et il semble prendre d'infinies précautions en s'adressant au narrateur, pour lui demander tout simplement, d'où il vient. Le narrateur lui explique qu'il se rendait dans la ville fictive d'Arkham, lorsque le vieil homme, il y a toujours un vieil homme chez Lovecraft, devine qu'il vient de Boston à sa simple allure. Le narrateur l'interroge sur le livre décrivant le Congo, et le vieil homme lui répond qu'il l'a acquis du capitaine Ebenezer Holt en « 68 » et que ce dernier a été tué à la guerre, sans préciser de quelle guerre il s'agit. Au nom d'Ebenezer Holt, le narrateur s'agite. Il a déjà lu ce nom dans ses travaux généalogiques. Pour le lecteur, le vieil homme est à coup sûr un vampire, c'est ce que semble indiquer son âge indéterminé, ses façons joueuses de prédateur... 

Le leitmotiv lovecraftien s'impose:  they will return !
                                                 
 Le vieil homme ouvre le livre à la fameuse planche XII, celle qui montre la boutique d'un boucher cannibale anzique. « Ce qu'il y avait de particulièrement bizarre, c'était que l'artiste avait représenté les Africains exactement comme des blancs». Le narrateur semble très mal à l'aise avec cette précision. Contrairement au vieil homme, qui paraît plus qu'enthousiasmé par le spectacle qu'il voit : « tandis que l'homme, en proie à une extase révoltante, marmonnait ses mots son visage prenait une expression indescriptible ». On se dit alors que le vieil homme n'est peut-être pas un vampire, mais un cannibale. D'après les légendes, l'homme anthropophage accroît sa propre durée de vie en mangeant la chair d'autrui. Ce qu'il semble confirmer en affirmant (d’une manière assez humoristique pour Lovecraft) que « tuer des moutons, c'était plutôt drôle d'un sens, mais, vous comprenez, pas tout à fait satisfaisant. […] Je vous jure par Dieu que cette image m'a donné envie de nourritures vivantes que je ne pouvais ni élever ni acheter.» 

 Le vieil homme confirme les craintes du lecteur en parlant de vie nouvelle transmise par la chair et le sang. Lovecraft revisite le mythe du vampire pour en faire un cannibale, tout en s'appuyant sur un délire raciste de « nègres blancs» cannibales d'Afrique. Le suspense est à son comble lorsque le narrateur entend quelque chose tomber sur la page jaunie du livre. « Je pensai à une goutte de pluie, ayant traversé un toit manquant d'étanchéité, mais la pluie n'est pas rouge.» Le vieil homme regarde alors au plafond où apparaît « sur le plâtre grossier et vétuste une tache irrégulière et humide, d'un rouge cramoisi, qui s'étendait à vue d'œil. » Le cadavre d'un homme que devait être en train dé dévorer le vieillard. C'est un éclair frappant la maison et emportant les deux protagonistes en enfer qui clôt la nouvelle. La seule chose qui pouvait pouvait apporter l'oubli au narrateur et sauver sa raison. Une fin somme toute heureuse à l’échelle lovecraftienne…

Sopor Aeternus and the Ensemble of Shadows

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Sopor Aeternus est le projet musical, né aux alentours de l’année 1989, de la dénommée Anna-Varney Cantodea. Bien que l’ambiance musicale baignant les différents albums de l’artiste puisse être qualifiée du terme superficiel et assez vide de sens « gothique », nous la définirons plutôt comme un riche mélange d’influences à la fois médiévales, classiques, baroques et victoriennes, autant dans l’agencement de ses mélodies que dans son rapport à l’esthétique, explorant au long de sa vingtaine d’albums les thèmes de la mélancolie, de la dépression, des doutes existentiels, cela sans être exempt d’une certaine dimension fantastique.


Le personnage d’Anna-Varney Cantodea 

L’énigmatique personne constituant le personnage Anna-Varney Cantodea aurait pour date de naissance présumée l’année 1952. Les informations rendues publiques sur son parcours de vie sont très elliptiques, mais tentons néanmoins d’en répertorier quelques évènements marquants qui ont pu être confiés lors de certaines interviews, comme celle donnée au site VampireFreaks dont le lien sera donné ci-dessous.  

Le premier élément mentionné est un traumatisme qu’aurait vécu le petit garçon alors âgé de six ans, lors d’un court séjour à l’hôpital où on l’aurait de façon assez brusque mené sur la table d’opérations, et sans la moindre explication, anesthésié. Anna-Varney explique avoir alors « contemplé son corps de haut », et par la même occasion contemplé sa propre fragilité et désuétude.

Un deuxième élément est son ambiguïté, plus que sexuelle, de genre. En effet, Anna-Varney explique ne pas sentir, et cela depuis sa plus tendre enfance, de quelconque appartenance au genre féminin ni
au genre masculin. Même si Anna-Varney a fini par choisir un pseudonyme féminin (Anna étant un prénom très répandu en Allemagne, Varney le nom d’une histoire victorienne, Varney the Vampire, distribuée sous forme de bulletins puis sous forme de livre en 1847, et Cantodea signifiant «cantatrice » en latin), le meneur du projet Sopor Aeternus se définit comme de genre neutre, ni femme ni homme. On peut d’ailleurs remarquer que les mises en scènes photographiques dans lesquelles il apparaît le mettent en scène très souvent nu, mais sans jamais laisser apercevoir une quelconque sexualisation, ses parties intimes étant en effet retouchées de manière à ne montrer qu’un bout de peau lisse. Aux nombreuses questions faisant face à la surprise d’une telle conception que l’on peut avoir de soi-même, Anna-Varney répond qu’elle n’a pas subi et n’envisage d’ailleurs aucune intervention chirurgicale pour fixer son apparence pour qu’elle concorde avec l’image psychologique qu’elle se fait d’elle-même. En outre, l’artiste signifie qu’une telle opération est inconcevable puisqu’elle ne s’identifie à aucun des deux sexes existants, et que la seule chose qu’elle souhaiterait serait une neutralisation de sa personne, ne laissant à la
place de ses parties sexuelles qu’un orifice pour ses besoins vitaux.


Les thèmes abordés au fil des albums

       
Anna-Varney Cantodea explique mener ce projet artistique qu’est Sopor Aeternus comme une thérapie, ayant comme but une certaine catharsis, même si elle avoue qu’à défaut de faire disparaître ses maux, ce qui s’avère impossible, la musique joue essentiellement un rôle de soulagement et d’accomplissement de soi-même. L'artiste affirme également poursuivre au travers de ses créations musicales un certain sens de la vérité : sa création se veut honnête et sans faux-semblants, exprimant sans gène ses états d'âme. Aussi ses chansons parlent-elles souvent de la dépression, de l'isolement et du sentiment de solitude, mais aussi de la marginalité profonde que ressent Anna-Varney.  Mais le mieux pour appréhender son univers est encore d'en lire quelques paroles, je vous laisse à cet effet avec le texte de "Les fleurs du mal", un de mes morceaux favoris de Sopor Aeternus : 

Oh, I the wetly weak claw
led by his strong warm paw
walking the forbidden path
through high uncut summer grass
while hunters nose dive
membranes servants to their flight
were buzzing all around our heads
black parasol, balance and shades

Those little bells on my fool's cap
all witness to my sad defect
crowning my pale seriousness
in most ridiculous distress

The smile on his weather-tanned face
his white teeth somewhat out of place
the gentle roughness of his hands
dark soil staining his fingernails

Ushered into the forest's hold
I'm folding up my parasol
heralding fears of deprivation
in answer to my hesitation
he's parting the branches as we move
I dare a smile in shy excuse
Oh does he know the ghosts I drag
the dreadful ending I expect?
The boyish hand of this olden maid
hints secrets, guarded by her face

Does your world know my shadow's near,
the loop of time I always fear?
The fact that I carelessly stepped
into my very own, dark trap?
You stride, I'm glancing at your belt ... -
should I miss ay of the things I never felt?

The shaking hand of this olden maid
instead waters the flowers
on her ancient grave.



 
Un univers musical riche

Sopor Aeternus est une expression latine signifiant "sommeil éternel", et si la connotation avec la mort est évidente, il n'en faut pas oublier l'univers du rêve et de l'imaginaire. Car bien que sombre, l'univers de Sopor n'est pas avare de fantaisie, et cela se ressent dans sa musique où la liberté et l'innovation ne semblent pas être un problème. 
Souvent qualifiée de darkwave, ranger Sopor Aeternus sous ce seul genre serait réducteur. Les racines du projet se trouvent souvent dans des temps anciens, qui passées par un habile mélange, forment un ensemble aux teintes fantastiques. Ainsi, airs médiévaux, ballades de la Renaissance et mélodies baroques entre autres apportent leur richesse au projet, sous une esthétique qui semble sommes toutes placée sous l'égide de l'ère victorienne.
Bien qu'aux tous débuts du projet les claviers furent des alliés précieux, Anna-Varney met aujourd'hui un point d'honneur à donner au service de sa musique de véritables instruments acoustiques. Ainsi, les cloches, élément revenant dans quasiment l'intégralité des morceaux, viennent conférer à la musique une ambiance étrange et lui donner une réelle profondeur ; les trombones et autres cuivres viennent servir un côté légèrement impérial, les flûtes des souffles vaporeux, ce à quoi viennent se mêler les mélodies magistrales des orgues, des cordes, la douceur des clavecins et nombre d'autres instruments. Mais puisque cette description commence à avoir l'air un peu cafouillis, je vous propose maintenant de vous plonger dans l'univers de Sopor Aeternus et son ensemble d'ombres, et de vous laisser emporter ...



Sources :
Interview Elegy (2004), disponible sur le forum français Sopor Aeternus
Interview Vampire Freaks (2008), anglais

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