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Secrètes Savonnettes, l'érotisme à même la peau

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Cette fois-ci, je n'ai pas interviewé un photographe, mais une plasticienne : Marjolaine Larrivé, alias Secrètes Savonnettes. Je vous avais déjà parlé de ces créations dans l'article présentant l'exposition au Cabinet des Curieux "Corpsyché" (qui est désormais terminée). Ses créations m'avaient séduites : il s'agit de petits savons délicatement sculptés représentant la plupart du temps des corps féminins dénudés. L'aspect érotique, sensuel et fragile des objets est un plaisir pour les yeux. Marjolaine est également dessinatrice, et ses dessins sont tout aussi finement tracés que les traits des savons. Voici son interview, qui nous révèle une âme poétique !

Last night, I finally found my totem, II (photo Wilfried Leproust)

~ Bonjour Marjolaine, pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours de plasticienne ?

Je suis graveuse et illustratrice  de formation mais j'ai aussi toujours bricolé,  selon ce qui se trouvait sous ma main. Mes activités d'illustratrice ne me satisfaisaient pas, ça nécessite de s'adapter bien souvent, c'est un métier en soi. J'ai donc fini par m'éloigner du monde de l'édition, pour dessiner dans une optique bien plus personnelle. J'avais commencé à sculpter le savon parmi d'autres choses il y a longtemps. 
Il y a quelques années, quand j'ai exhumé mes premières sculptures sur savon, le syndrome m'a repris, pour s'installer de façon durable : cela m'a aussi permis de trouver une échappatoire au monde du dessin qui m'obnubilait... 
Actuellement je fais les deux en parallèle, je reviens de l'un à l'autre, c'est un équilibre très intéressant.
J'ai eu la chance d'exposer très vite des savons à la galerie Mondo Bizzaro à Rome, pendant une exposition de Shepard Fairey (Obey) ; cela m'a encouragée, et par la suite j'ai exposé des pièces dans des expos collectives, au musée de l'érotisme à Amsterdam, à Lyon aussi puisque j'y réside (galerie Oujopo, etc) ; et actuellement, à la Demeure du chaos, ainsi qu'à Paris au Cabinet des curieux.

~ Vous travaillez le savon depuis l'an 2000, quel a été le déclencheur ?

J'ai toujours apprécié ces petits objets aux boites luxueuses et soignées : on vous en offre pas mal quand on est jeune fille. En même temps, assez vite, j'ai vu arriver la déferlante du gel douche... Et les savonnettes se sont mises à vieillir au fond de leurs boites : c'était un gâchis discret, à peine discernable, mais réel.
Je crois que c'est un savon Roger & Gallet qui m'a fait passer à l'acte. L'odeur s'était atténuée, il commençait un peu à poudroyer ; le savoir dans son petit costume en papier plissé, c'était presque un appel du cœur. C'était  un peu tard pour l'utiliser tel quel, alors je l'ai sculpté... Il s'agit de rétablir un équilibre, de rendre leur place à des petites choses, et créer du beau là où il n'y en avait pas.

Organon - Age of Winters (photo Matthias Crépel)

 ~ Qu'est-ce que cette matière a de particulier par rapport aux autres ?

J'ai travaillé sur pas mal de matières, détourné des objets. Si j'ai continué à sculpter le savon, c'est que c'est une matière incomparable : elle sent bon, elle se sculpte à merveille, et elle ressemble à l'ivoire, à l'albâtre, à des matières nobles, avec ce petit quelque chose d'érotique, de charnel, qui n'est pas négligeable - c'est à la fois un objet modeste, précieux, et qui s'encre fermement dans le réel : dans la peau.

~ Les sujets de vos délicates sculptures sont résolument érotique. Pourquoi ?

Mon travail à toujours été très érotique. Une ligne noire sur le papier blanc, c'est déjà d'une beauté pure, et de là au plaisir, il n'y a qu'un pas... L'acte de dessiner à toujours été pour moi de l'ordre du plaisir, de la vie. De la caresse. De plus, la matière même du savon est sensuelle, et appelle un contenu érotique, et j'aime que cet objet soit comme une douceur, un baiser à distance - ou un mot doux qui nous touche tout au fond, et dont on pourrait user à discrétion. 
Créer de l'émotion c'est essentiel ; c'est quand les gens éprouvent quelque chose en face de toi que tu as la preuve que tu existes. Mes sculptures sont là pour créer de la vie, du plein. Pour allumer, en somme !

Blason I (photo Wilfried Leproust)

~ Quelles sont vos influences artistiques ?

J'ai été influencée par les maniéristes, les illustrateurs comme Edmond Dulac, et dans le domaine de la sculpture : le Bernin et Canova, les églises baroques de campagne avec leurs stucs  improbables, aussi... Les contes de fées sont très présents, et les mythes grecs. Les dessins de Manara laissent leurs marques aussi. 
Et même étrangement, les Bisounours, dont les couleurs acidulées ont ressurgi à l'impromptu dans mes dernières aquarelles. Mais ca va, j'assume.

~ Certains de vos savons ont des supports ou sont dans des petites boîtes en métal antiques, je pense notamment à "Angélique" et "Bois dormants". Est-ce que les objets anciens sont aussi une passion ?
 
Oui. La maison de famille où j'ai passé mes premières années n'avait pas été modifiée dans son ameublement depuis le début du siècle, la chambre d'enfants datait de 1905, elle était rose, art nouveau. C'était à la fois merveilleux, et très anxiogène : tous ces objets d'avant comme oubliés, en sommeil, et ces portraits gravés...

Age of Winters (photo Wilfried Leproust)

~ Question idiote : peut-on se laver avec vos créations ?

Eh bien, tout est question de votre budget "gel douche et savon" ! A priori si ma sculpture est réussie, elle doit vous faire passer l'idée de la passer sous l'eau ; elle devient encore plus pérenne qu'une simple savonnette. Elle est sauvée, quoi. Mais oui, ca fait partie aussi de l'interêt de l'oeuvre se dire quelle PEUT servir. Il y a cette attente qui reste. Ce désir.

~ Vous avez exposé au Cabinet des Curieux, qui mêlait habilement vos création avec des curiosités anciennes, que pensez-vous de cette présentation ?

Je trouve que mes pièces avec leur contenu ancien  y trouvent toute leur place, justement. Ça répond vraiment à ma sensibilité personnelle. Ça demande de trouver le bon dosage entre le contemporain et l'ancien. 
Les espaces contemporains très neutres conviennent bien aussi. A la Demeure du Chaos, pour Trans-Mutation, on a créé des cloisons noires recouvertes de tissus dans mon container, et on a éclairé les pièces par derrière pour faire apparaitre les transparences. Là, c'était une scénographie à part entière, c'est une opportunité rare ; c'est un plaisir de voir tout ce qu'on peut faire...

Silver I (photo Thomas Garrigues)

 ~ Quels sont vos autres travaux en tant que plasticienne ?

J'ai un projet d'art book de mes images qui est en cours, manque pour l'instant les moyens techniques de le finaliser. J'ai aussi un projet avec une brodeuse sur de la lingerie ancienne. Je continue à toucher à tout, à graver la pierre ou le verre (objets et flacons anciens).

~ Enfin, quels sont vos futurs projets (sculpture, expositions, etc) ?

Mes projets immédiats sont le repos après plusieurs expos à la suite, une performance à mettre en place autour de mes savons. Les futures expos et mes rêves pour le futur ne sont pas encore assez fermes pour que j'en parle, j'en saurai plus bientôt ; sur le long terme j'espère travailler avec des artistes et des artisans avec du savoir faire particulier, en bijouterie ou dans l'art du verre ; bref il s'agira de faire les bonnes rencontres. 

Angélique (photo par moi-même)


* * *


En découvrir plus : 


Le Trottin : chapitre 12

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Roman écrit par Christian Jannone. Précédent chapitre ici.

Marjorie and Lettice Wormald, Arthur Hughes

 Chapitre douzième


Remise de sa brève indisposition, de ce rhume somme toute bénin, Cléore-Anne Médéric reprit sa tâche de trottin après quatre jours de repos. Elle fut accueillie à bras ouverts dans la boutique par les deux filles de Madame Grémond. Leur présente aménité contrastait avec leur attitude première.
  Ce qui gênait Anne, chaque fois qu’elle allait faire les commissions dont la patronne l’avait chargée, c’était cet insistant guetteur anonyme qui l’épiait à chacune de ses sorties. Elle s’en inquiéta et se confia à Octavie. Celle-ci, sceptique, voulut la rassurer.
« C’est à cause du ruban de ton joli chapeau de paille d’Italie que tu n’omets jamais de coiffer lorsque tu quittes la boutique. Tu es très mignonne avec, ma petite rousse, et ton aspect de fillette sage et bien élevée inspire les personnes en mal d’enfant. Ta coiffe est comme une invite, comme un suivez-moi-jeune-homme.
- Lorsqu’il fera plus frais et que j’aurai enfilé mon surtout gris, j’attirerai moins les regards, j’espère !
- Il te restera toujours tes nattes rouges. »
   Cléore réalisa combien Madame Grémond avait laissé ses filles dans l’ignorance de son identité véritable. Elles ne se posaient aucune question sur l’emploi du temps aberrant de la fillette. Il fallait bien, pourtant qu’Octavie et Victoire le reconnussent : la venue de notre lumineuse enfant avait apporté une salutaire bouffée d’air frais à des affaires qui périclitaient. Elle avait littéralement adhéré à la boutique, plus collante qu’une résine de pesse. Grâce à Anne, la famille Grémond reprenait du poil de la bête, au point que Cléore, poussant son imposture, s’était même proposée comme petite main, comme apprentie arpète, afin qu’elle cousît des ouvrages pour ces Dames patronnesses castelthéodoriciennes, elle qui savait à peine s’habiller seule. Madame Grémond réservait sa réponse. Elle connaissait la vie réelle harassante de la comtesse, la fin du matin à Château-Thierry, le soir à Moesta et Errabunda, le dimanche à Paris ou dans ses faubourgs chics. Pour parler avec vulgarité, Cléore chiadait durement et risquait de compromettre sa santé. 

  Anne Médéric poussa donc la porte qui tinta, la liste de ses courses soigneusement pliée dans son réticule. L’homme, pour ne pas changer, l’attendait. Elle avait ce jour là apporté deux touches de coquetterie supplémentaires à sa toilette de pupille comme-il-faut. D’une part, ses bottines étaient de suède, avec des guêtres de chevreau – un luxe qui détonnait – et, d’autre part, ses petites mains arboraient des mitaines de filoselle blanche.
 Elle partit ainsi, en sautillant et trottinant, sur les pavés usés et maculés de centaines d’étrons équins, souple comme un convolvulus, fine comme un sarment, telle la petite fille enjouée qu’elle feignait d’être, nattes rubescentes au vent. Les talons de ses bottillons mutins guêtrés produisaient des toc toc comiques. Ils résonnaient en écho dans la vieille rue tortueuse dépourvue de trottoirs. L’intrus mystérieux lui emboîta le pas, poussant pour la première fois l’audace de la suivre. Il tenait un sachet de caramels dans sa main droite, tandis que la gauche s’appuyait sur une canne de bambou. Cléore comprit : il s’agissait d’un satyre attiré par les verts tendrons comme les fèces attirent les mouches bleues. Elle savait quelle attraction ses formes de poupée maigre aux boucles rouges pouvaient exercer sur certaines tribades, mais sur un homme ! cela lui paraissait nouveau. Perverse, elle décida lors de tenter l’aventure, sans qu’elle allât trop loin, bien sûr. Elle saisissait parfaitement que les petites douceurs représentaient le prix de la passe, si toutefois elle s’avérait consentante, mais, la plupart du temps, tout se terminait par le viol et le meurtre et les petiotes se retrouvaient dénudées et trucidées dans des buissons. Cléore choisit le consentement plutôt que la mort. Jusqu’à présent, ses seuls rapports s’étaient limités à des jeux solitaires avec ses poupées et à des tripotages avec son Adelia adorée. Sa virginité demeurait intacte, et elle tenait à la conserver longtemps telle quelle. Lorsque l’homme irait l’entreprendre, elle lui dévoilerait sa vraie nature de femme.

 Cette poursuite l’amusait, la distrayait. Elle pouffait et gloussait tout en feignant d’égarer l’impétrant dans les ruelles douteuses du vieux Château-Thierry. Elle se souvint du paysan qui l’avait reluquée dans le train. Elle trottait sur ses bottines menues en relevant ses jupes le plus haut qu’elle pouvait, de manière à ce que les yeux du gredin entrevissent les plis du jupon ouvragé, les bas de soie beiges de la jolie et excitante enfant, l’ourlet bouffant de ses bloomers blancs brodés et ses jarretières de caoutchouc avec des bolducs de satin rose. Cléore-Anne s’extasiait à ce jeu ; elle s’empourprait ; son rythme cardiaque s’accélérait ; elle était prise d’halètements inconvenants.

  Anne Médéric ralentissait sciemment, s’arrangeait pour que le Priape gagnât de place en place du terrain. Elle bouscula un hère puant et pouilleux, un chiffonnier vaquant à sa récupération de vieilles saletés. Enfin, ses trottinements gracieux la menèrent où elle voulait : une impasse nauséabonde où s’entassaient toutes sortes d’ordures, qui empestait le rat mort et l’urine. C’était le lieu idéal, isolé des voies passantes, où nul ne remarquerait son manège avec ce dépravé. Elle s’accula exprès à un mur suintant de crasse tandis que l’homme s’approchait en tendant son sachet de caramels et lui disait : « Ma petite enfant, ma jolie enfant, viens, viens donc. »
 Il secouait ce sac en papier, le soupesait. Les oreilles de Cléore écoutaient le froissement de cette humble matière putrescible et l’entrechoquement de son savoureux contenu. Ses yeux magnifiques s’écarquillaient à la perspective de sentir ces douceurs fondantes dans sa petite bouche. Elle s’en pourléchait les babines.  Le pédéraste amateur de fillettes portait une moustache fournie pareille à celle d’un terrier écossais. Il n’était plus tout jeune : ses cheveux s’avérèrent teints en noir et lustrés, trop brillants. Il exhalait une haleine incommode de mangeur d’aulx. Il était coiffé d’un melon défraîchi et arborait un costume de parvenu ou de souteneur, à carreaux, d’un fort mauvais genre, très criard et cintré, mais également fort prisé parmi les voyous de Whitechapel, quoiqu’il fût visiblement français du fait qu’il était dépourvu d’accent.

  Notre fausse Mademoiselle Médéric avait trop présumé de sa silhouette fluette. Sa course l’avait éprouvée et elle tentait de recouvrer son souffle. De plus, elle ressentait des élancements au pied gauche, comme après une foulure. C’était sa bottine de suède guêtrée de chevreau qui la tourmentait et comprimait sa cheville et ses orteils. Elle craignit l’apostume et même le panaris.
  Elle ne sut dans l’immédiat quelle suite donner aux avances de l’homme : soit s’emparer des bonbons et tenter l’esquive au risque qu’il la brutalisât pour assouvir ses bas instincts, soit révéler sur-le-champ, une fois pour toutes, sa véritable nature d’adulte. Elle avait jeté aux orties ses anciennes naïvetés et s’était renseignée sur les turpitudes humaines. Que des hommes s’intéressassent finalement à sa joliesse de sylphide juvénile ne la surprenait plus, après les frôlements indiscrets subis chez certains commerçants et les diverses avanies vicieuses par en-dessous qu’elle et Adelia avaient dû supporter durant la Saint-Jean. Elémir lui avait fourni une documentation secrète, subtilisée à la police des moeurs, alors qu’elle étudiait la vraisemblance du projet Moesta et Errabunda. Des archives sordides des bas fonds de la prostitution avaient été étalées sous ses yeux d’innocente comtesse. Les trafics d’enfants des deux sexes existaient, en France, en Angleterre, à New York et ailleurs. Il arrivait que des femmes très rustres, des mères de famille de la campagne profonde, accomplissent des infâmies, frayant avec indifférence avec leur bétail comme avec leur progéniture. Dans la majorité des maisons de tolérance, les hommes venaient s’encanailler en purs voyeurs au spectacle de filles de joie obligées de se convertir en tribades et de s’accoupler devant eux. Ces boxons, par le jeu d’un étrange bouche à oreilles, finissaient par accueillir des clientes d’origine respectable, appâtées par la perspective de vivre une aventure sensuelle déviante hors du commun avec une créature. Le commerce d’objets bizarres prospérait sous le manteau, alimentant des officines spécialisées dans diverses pratiques peu recommendables : instruments de supplice, fouets, chats à neuf queues, martinets, cordes, tables de torture etc. propres aux maisons sadiques, lingerie de cuir ou de fer, cloutée ou pas, accessoires de plaisir orientaux ou nègres importés d’Arabie, de Perse, du royaume Ashanti, de l’Inde, de la Chine impériale ou du Japon par l’intermédiaire de compradores portugais de Goa, d’Aden, de Cabinda et de Macao, qui envahissaient des lupanars portés sur l’esthétique exotique Liberty… où les catins elles-mêmes provenaient des cinq continents.
 Il y avait des maisons pour invertis, dont certaines entièrement vouées au sadisme entre mâles, des maisons où les hommes se travestissaient en femmes et vice-versa, inversant les rôles dans des accouplements contre nature, d’autres où les filles, toutes mineures et recrutées soigneusement parmi les plus petites et malingres, souventefois phtisiques ou rachitiques, étaient forcées de s’adoniser exclusivement en bébés de porcelaine – dessous compris -  et de se donner à la chaîne, comme à l’abattage, à des pervers des deux sexes. Chacune devait jouer son rôle, qu’elles interprétassent le rôle de la poupée Bru, Huret, Jumeau ou Simon & Halbig, débordantes de nœuds malséants, de pantaloons malodorants à force de souillures répétées, et de dentelles jaunies. Cela créait chez le micheton l’illusion de trousser d’authentiques petites filles, alors que les jeunes prostituées esclaves chétives et plates étaient en fait âgées de seize à vingt ans. Les vraies tribades, quant à elle, n’éprouvaient pas le besoin de fréquenter des maisons spéciales bien que certaines jusqu’au-boutistes, dont une journaliste américaine réputée, miss Noble, que Cléore avait soif de rencontrer, militassent en faveur de l’ouverture d’établissements pour anandrynes.

  Enfin existaient tous ces crimes sordides, isolés, parfois répétés, en ville ou à la campagne, pratiqués sur des garçonnets ou des gamines, violés et trucidés, sans que l’on retrouvât le satyre responsable, soit parce que la police ou les gendarmes avaient affaire à un goupil, soit parce qu’en haut lieu, le ministre de l’Intérieur et plusieurs notables (des sénateurs et des maires notamment) s’arrangeaient pour que l’on étouffât et tuât dans l’œuf tout velléité d’investigation. On murmurait même en haut lieu que de respectables prêtres et curés de campagne, certes minoritaires, frayaient avec les petits garçons qu’ils rencontraient au catéchisme.

 Epouvantée par tant d’atrocités, Cléore jura que Moesta et Errabunda n’en viendraient jamais à de telles infamies. Ou l’Institution demeurerait un Saint-Cyr d’un nouveau genre ou elle ne serait point. C’était compter sans la vénénosité et l’entregent de Madame la vicomtesse…
  En tant qu’Anne Médéric, elle se décida alors à faire flèche de tout bois, y allant avec franchise et allégresse. Elle émit de la main droite un signe d’acceptation et de soumission au satyre, s’emparant du sachet de caramels mous comme une putain de Whitechapel du Souverain tendu par la main gantée de beurre frai d’un gentleman en queue de pie et au chapeau de soie. Il fallait qu’elle se souvînt de ce qu’Elémir lui avait conté après un séjour en Italie, sur la manière dont les prostituées du Transtevere ou de l’île Tiberine étaient investies en pleine rue sans qu’elles eussent besoin de se déshabiller. Il suffisait, primo, qu’elles acceptassent le prix de la passe quel qu’il fût (présentement, il était en nature, du fait que le pervers croyait dur comme fer aux douze ans apparents de Mademoiselle de Cresseville), deuxio, qu’elles s’adossassent à une muraille, dans une sentine isolée ou une impasse de préférence (dans la situation présente, le choix d’Anne-Cléore était bon), tertio, qu’elles retroussassent leurs robes et dessous, exhibassent ce que l’on sait jusqu’à ce que l’homme s’y fourrât pour s’exprimer comme sous Mirabeau.

 Or, Cléore se rendit compte qu’elle avait inversé les étapes une et deux. Elle s’était d’abord rendue dans l’impasse pestilentielle puis avait accepté le paiement du client. Elle manquait donc de pratique. D’autre part, l’étape numéro trois ne devait aucunement s’achever par un rapport orthodoxe. Elémir, dans son récit avait omis de préciser :
petit a) si les catins avaient des pantalons dont elles ouvraient l’entrejambes pour qu’on les fourrât ;
petit b) si elles devaient exhiber forcément toute leur anatomie secrète.

 Cléore poussa un soupir de soulagement. Elle avait conservé une intimité d’adulte prouvant sa puberté et digne de sa chevelure. Convaincue qu’elle allait l’emporter, elle commença à retrousser sa jupe grise de pupille de l’Assistance publique et son jupon de linon ordinaire, dévoilant des bloomers fort luxueux et brodés de passements peu convenables pour une petite fille. Sous le chemisier-corsage qui complétait la jupe, avec sa fameuse petite broche de strass au col, Cléore s’était délestée de son corset et de sa chemise de dessous, se contentant d’une simple camisole de coton plus légère et plus courte.
 A la vue de ce linge surchargé d’adulte, pareil à celui d’une danseuse de cancan, le chaland déréglé eût dû renoncer et réclamer la restitution des gâteries sucrées, voire leur remboursement, du fait de la tromperie sur la marchandise ; en lieu et place, il insista, s’obstina, revendiqua d’un geste éloquent qu’elle poursuivît son dévoilement obscène. Il la voulait bien tota, comme le poëte Hugo le notait dans ses carnets secrets. Un nouveau vers du poëme que Cléore projetait, le fameux et embryonnaire Puella impudica, s’extirpa de son cerveau :
Baisant le fruit offert, ton intimité vénéneuse.
 Elle devrait bien composer les vers intermédiaires, après le Tota pulchra es, chanta le madrigal de Bouzignac !
  Optant lors pour une malvenue radicalité, Anne Médéric se déculotta, littéralement. D’abord les bas, dont elle défit les jarretières à nœuds, puis les bloomers qu’elle fit choir à ses pieds. Ses iris vairons ne purent s’empêcher d’observer le pantalon à carreaux du satyre : son désir pervers augmentait indéniablement à ce déculottage osé. Or, la chair intime de la belle rousse n’était toujours pas à l’air libre, du fait d’une ultime pièce de lingerie, d’un dernier rempart de son sexe, d’une innovation radicale, que Cléore s’était permis d’enfiler en cas de coup tordu.

 Il s’agissait d’un camouflage efficace de sa nubilité, très novateur, inventé par certaines putains d’Albion qui jouaient des rôles de petites filles et ne supportaient pas qu’on les débarrassât des marques de leur puberté. C’était une sorte de cache-sexe dit en peau d’ange, très doux au toucher, très caressant, cachant jusque ce qu’il fallait pour que demeurât l’illusion d’avoir affaire à une gamine non mature. Cette pièce de lingerie minimale se maintenait par une sorte d’élastique très fin sur le ventre en guise de ceinture, de maintien, avec un second élastique derrière, un cordon, juste apposé à l’anus. Les catins d’Angleterre, avec leur langage fort imagé et coloré bien que grossier, avaient surnommé cet émollient et mignard petit linge the corde. Dans la langue de nos prostituées nationales, si elles l’avaient connu, il aurait été baptisé sans hésitation le string.
 Ce cache-sexe, ainsi l’avait voulu Cléore en sa commande sur-mesure à Londres, portait une inscription fort osée et galante, brodée en lettres de soie rouges cursives, juste au mitan du triangle, inscription zozotante qui plus était : Baize-moi toute mon zoli.

 Comme le Priape ne lâchait toujours pas prise, excité qu’il était par le dévoilement incomplet de ces chairs blanches, Cléore se résigna à la révélation finale : elle fit choir le cache-sexe et exposa sa concupiscence de rousse pubère. Cette Origine du monde scabreuse à souhait, pomponnée et bichonnée avec une ostentation trouble, apparaissait semblable à une monstrueuse coiffure de caniche ébouriffé dont une maîtresse excentrique eût teint la fourrure en rouge carotte avant de le parfumer à la violette. Le satyre, épouvanté par cette vision inattendue, s’enfuit en hurlant A la folle ! C’est une adulte ! sans même récupérer ses caramels.

 Cléore, qui avait une demi-heure de retard, rajusta ses vêtements et se hâta de rejoindre les marchands où elle devait s’achalander. Lorsqu’elle s’en revint en la boutique, elle s’excusa et tenta de faire accroire à un accident : elle était tombée dans une ornière par mégarde en marchant trop vite et s’était tordu le pied. Elle avait légèrement mal, cela était exact, et Victoire accepta d’examiner sa cheville avant de lui donner de l’arnica pour soigner cette légère entorse. Cependant, ses narines sentirent  une effluence fade qui trahissait l’excitation malséante de la fausse petite fille. Victoire lui ordonna :
« Retrousse-moi ta jupe et ton jupon, plus vite que ça ! »
  Contrainte d’obtempérer, Anne Médéric dévoila ses bloomers et Victoire la gronda, moins niaise que Cléore l’avait supposée sur le chapitre du sexe luxurieux.
« Qu’a-tu fait, petite vilaine ? Tu t’es touchée  là ? Avoue donc !  Ne me mens pas !  Tu n’as pas été chaste. Va prendre un bain, allez, monte ! Je vais te préparer un tub et du savon. »
 Notre trottin mignon ne put que constater de visu le témoignage, la trace humide de son forfait au mitan de son linge. Anne avait excrété inconsciemment, d’instinct, une de ces inconvenantes mouillures de femme dont on ne parle qu’à mots couverts, et surtout pas aux messieurs. Grommelant de plus belle, telle une petite fille prise en faute, le visage pivoine de honte, Cléore obéit. Elle devait poursuivre sa comédie même dans la tourmente.
  Elle pensait que l’incident ainsi vécu se clôturerait là. Ça n’avait été qu’une amusette un peu leste et salace, certes, mais une amusette tout de même. Or, des conséquences inattendues surviendraient dès le surlendemain.

par Julia M.

**************

    Nous étions le 30 juin 18**, jour de l’inauguration officielle de Moesta et Errabunda, le lendemain de l’incident du satyre, qui eût dû demeurer sans suite.

  Le temps restait à l’orage, comme la semaine précédente. La cérémonie se tenait en plein air, à l’extérieur du pavillon principal dont on achevait d’essuyer les plâtres. Du fait des émotions intenses de la veille, Cléore se sentait recrue de fatigue. Ses yeux vairons papillonnaient ; elle était prise d’accès intermittents de somnolence. La comtesse de Cresseville n’écouta que d’une oreille distraite le discours inaugural, prononcé par la vicomtesse de** d’une voix pâteuse et monocorde, laïus qui plus était aussi ampoulé qu’une plaidoirie d’avocat de mélodrame. Cléore ne regarda même plus Madame. Elle s’ébaudit d’un rien, d’un papillon voletant et butinant l’hibiscus, d’un scarabée noir roulant sa bouse, d’un nuage passant avec ses formes floconneuses. Les mots alambiqués de la « papesse Jeanne » des anandrynes, de l’Hébé de cette fin du XIXe siècle, ne la passionnaient plus. Il fallait qu’elle récupérât de son aventure avec le satyre et des avanies qui s’en étaient suivies, cette humiliation supportée stoïquement devant Victoire qui l’avait traitée pour ce qu’elle la prenait : une petite fille de douze ans vicieuse qui avait caché son jeu et qui méritait qu’on la renvoyât sur l’heure. Cléore craignait qu’on accusât Anne Médéric d’onanisme infantile. Elle s’imaginait jà conduite de force chez un médecin qui lui prescrirait, lui imposerait, le port d’un de ces corsets spéciaux qui emprisonnent et entravent tout le pelvis, appareil de torture qui préviendrait en elle toute velléité de plaisir solitaire supposé, afin que ses mains de poupée ne s’aventurassent plus là où il ne fallait pas. C’était lors une petite malade qu’il fallait soigner, curer de son vice, alors que Cléore n’était qu’une simple poupée de Jeanneton rousse informe à défaut d’amorphe.

 Le discours achevé, il y eut le classique ruban cisaillé, puis l’on se rendit à un buffet de plein air. Les cinq fillettes présentement recrutées attendirent sagement qu’on les servît à leur tour, babillant et jalousant déjà avec puérilité celle qui arborait les nœuds jaunes, Adelia, alors que les autres demeuraient tout en blanc de vierges. Cléore s’était octroyé un ruban orange, amorçant cet embryon de hiérarchie qu’elle allait étoffer et compliquer au fil des arrivées. Devant la table dressée où tout le monde butinait, Elémir, Michel, Julien, Jules, Sarah, les fillettes et toutes les anandrynes vieilles ou jeunes, la vicomtesse présenta à une Cléore à demi assoupie, ensommeillée, de nouvelles personnes – de futures clientes de l’Institution – en plus de celles de la fameuse fête qu’elle connaissait déjà. Certaines avaient opté pour la courbette désuète de cour, d’autres pour le serrement de main « viril ». Ainsi procéda une jeune Américaine, de haute stature, brune aux yeux bleus, à laquelle Cléore ne prêta qu’une attention distraite lorsque Madame la lui présenta, miss Jane Noble, de Boston. Si la comtesse de Cresseville avait pris la peine d’observer les prunelles de saphir de cette girafe, qui contrastait avec sa minuscule personne poupine, elle eût vu s’allumer en elles des étincelles de coup de foudre saphique. Etait-ce le padou orange gracieux de sa chevelure ? Etaient-ce ses anglaises érubescentes ? Son cou blanc de cygne ? Sa silhouette de sylphide de douze ans ? Cléore eût dû demeurer sur ses gardes…   
  La première chose qui surprenait à la vue de cette nouvelle venue, c’était, outre sa taille, la superposition de diverses nuances de bleu sur sa toilette, qu’elles fussent nattier, de roi ou encore pastel et barbeau. De plus, alors que les autres Dames étaient demeurées fidèles aux vieilles gibbosités de leur tournure, de ce postiche fessu où l’on pouvait presque s’asseoir,  miss Jane Noble n’arborait strictement rien. Outre cela, la simplicité de sa mise était telle, réfutait tant toutes les superfluités, les faveurs, passementeries, ornements, surcharges, émaux et cabochons de leurs verroteries dont usaient et abusaient Cléore et ses consœurs, qu’un amateur averti de cocottes emplumées étalant avec une ostentation de courtisanes leurs falbalas et leurs fanfreluches l’eût repoussée – nonobstant ses goûts saphiques – comme par trop dénudée et austère.
 Cependant, le buffet se poursuivait, et Cléore s’en blasait. Les roucoulements des Dames agglutinées autour des assiettées de douceurs et des coupes de champagne emplissaient la pelouse au gazon cuit et sec. Ce champagne paraissait d’ailleurs trop fumeux, trop écumeux, trop spumant dans son gosier menu, comme s’il eût été champagnisé à l’italienne. Quant aux petites filles, y compris la pauvre Quitterie avec son appareil orthopédique, qui s’était quelque peu rétablie de sa maladie, elles sautillaient à l’entour de la tablée comme des diables à ressort, leurs rubans tout secoués, et happaient le plus de bonnes choses qu’elles pouvaient. Elles gavaient leurs bouches appâtées d’une appétence exagérée en faveur des tranches suifées de plum-cake ou de plum-pudding  anglais. Leurs doigts luisaient de cette graisse odoriférante bovine rancie sous le harnais, dont la fragrance faisait songer à la peau d’orange des cuisses d’une femme débordante de chairs envahies de cellulite et de sébum sous-cutané. Bref, cela sentait la grosse. Elles poursuivaient la satisfaction de leur désir gourmand jusqu’à la satiété et à la réplétion en maculant leurs joues roses de marmelade d’orange. Seules les pâtes de coing manquaient à l’appel parce que cela n’était point encore la saison.
 Cléore, fatiguée, serrée dans sa robe blanche froufroutante, nu-tête, arpentait avec indifférence ces agapes, ses boucles secouées par une brise annonciatrice d’une ondée. C’était là une trêve émolliente, un bienvenu nonchaloir temporaire, au milieu du vol des abeilles besogneuses en ce triste jardin, une parenthèse entre deux épreuves dont l’une était passée et l’autre encore dans les limbes. L’amertume qu’elle ressentait en son palais l’empêchait de partager les réjouissances, de goûter tout son soûl à ces nourritures terrestres pourtant tentantes, qui selon elle, devenaient semblables à une gale scabieuse, à une insinuation de perfidie fielleuse articulée par les lèvres hypocrites d’un mauvais conseiller médiéval, d’un scabin dévoué à un comte désobéissant aux capitulaires de Carolus Magnus. Mademoiselle de Cresseville avait grand chaud à l’approche de ce nouvel orage et ne cessait de s’éventer avec son petit éventail japonais de soie aux motifs de grues sacrées cendrées alors que ses joues s’empourpraient. Des gouttelettes suries par la pâte de beauté en train de fondre perlaient sur ses mains devenues grasses. Son châle chut par inadvertance ; elle voulut le ramasser en ce doux instant de détente furtive. Elémir la prit de vitesse, alors que Jane Noble elle-même, sans que nul n’y prêtât cas, avait amorcé ambigument le même geste. Cléore allait-elle devoir choisir entre le peut-être eunuque et la tribade ?
 Devant la promptitude d’Elémir, Jane s’était ravisée. Monsieur de la Bonnemaison enveloppa le buste chétif de son amie de l’étoffe frangée. Ils n’échangèrent que de brefs mots.
« Comment allez-vous, ma mie ?
- Je vous remercie, très cher. Excusez cette faiblesse, temporaire, je l’espère bien. »
  Elémir chuchota à l’oreille de Cléore :
« Prenez garde à cette Américaine, là-bas. »
 
  Cléore ressentait des bouffées de chaleur. Son fin visage triangulaire luisait. Trop de fards, trop de poudre, de touffeur et de moiteur aussi, du fait de l’orage menaçant. Elle marchait d’un pas hésitant, incertain, craignant un accès messéant de vapeurs. Il fallut qu’ils s’allassent de nouveau vers cette table à plaisirs gustatifs dont ils s’étaient distanciés. L’absorption des galimafrées et des liqueurs impures s’y poursuivait. Madame la vicomtesse distillait ces liqueurs étonnantes à partir de tout et de n’importe quoi, s’inspirant d’un Livre des propriétés des choses apocryphe n’ayant aucun rapport avec l’ouvrage homonyme originel. Elle avait aussi puisé l’idée de ces décoctions, fermentations et macérations de traités médiévaux étranges consacrés aux simples, de compilations déformées de l’abbesse Herrade de Landsberg et de la fameuse Hildegarde de Bingen, de tacuins de santé et de fragments conservés d’un Hortus, d’un Jardin des délices perdu depuis longtemps.
  Les lampées de sherry, de framboise, de framboisée, d’albicoquier, d’abricot, d’alcool d’aloès socotrin, d’encre liquoreuse de céphalopode, de fraise, de menthe poivrée, de figue, de mûre, de dattes, de prune ou d’orgeat enflammaient les gorges puériles ou matures. On servait aussi dans des bocks sales, aux fonds épaissis de dépôts tartrés, du vin de palme nègre, réputé pour sa force assommante, du saké nippon, du sirop de crapule des anciennes barrières de l’octroi, de la tequila du Mexique, du pulque indien, du chianti, de l’absinthe, et une espèce de vin vert du Portugal, étincelant en sa bouteille à panse ample de mille lueurs gemmées d’émeraude. Le tout avait été fourni par Julien et Michel. Il y avait aussi d’autres saveurs âpres ou acidulées, venues d’alambics occultes, de l’extrait de durian aux miasmes crottus, de la fleur de cactée ou d’oranger, du suc de gingembre coupé de lamelles d’amanite phalloïde ou de fausse oronge dosées juste ce qu’il fallait pour que le consommateur de ces atrocités ne fût point foudroyé, de l’hypocras, de l’hydromel, du chouchen breton aussi, du garum romain reconstitué par on ne savait quel alchimiste fol et du jus de fugu faisandé, cet étrange poisson-poison japonais délice des gourmets décadents. Les fillettes ne se gênaient pas, n’étaient pas en reste dans ces dégustations œnologiques outrées.
  Ces petites mignonnes divaguaient, titubaient, assoiffées insatiables de nouvelles gorgées et lampées de cédrat confit, de liqueurs de solutions d’aconit, d’ellébore, de jusquiame, d’euphorbe et de gui des druides, de raisiné, de verjus, de Veuve Clicquot, de Marie Brizard ; elles recrachaient leur trop plein liquide, arrosant sans fin les herbes folles de leurs humeurs acidifiées et fermentées, éclaboussaient et pourrissaient leurs engrêlures et leurs soieries organsinées.
 Quelques anandrynes bougresses entonnaient à tue-tête des refrains paillards de piliers de cabarets borgnes, rappelaient l’adage « qu’importe le vin pourvu qu’on ait l’ivresse », reprenaient en la psalmodiant la phrase latine Bonum vinum laetificat…etc. en vacillant, puis elles s’effondraient sur la table, dérangeant la nappe, renversant les saucées sucrées et gélifiées, figées dans du sucrin chanci, coupelles où venaient se repaître des myriades de mouches et d’abeilles. Elles émettaient des ronflements lorsque Morphée les saisissait.
 Secouée de hoquets, toujours plus boitillante, Quitterie brandissait en blasphémant le Créateur une coupe encore à demi pleine d’un alcool indéfinissable qui résultait de miscellanées diverses, de mélanges gaillards qu’elle avait effectués comme autant d’expériences gustatives d’une goulue juvénile, mélangeant tous les fonds de verres, toutes les lies des différents fruitions macérés dans leur putridité, dans leur levure, fermentés et conservés, chaptalisés avec des herbacées insanes de bouilleurs de cru ignobles où ils avaient partagé leur moisissure en compagnie d’embryons bien imbibés. Epouvantées par les injures abjectes lancées par leur camarade, sans doute apprises de sa mère, les jumelles, toutes tremblantes, se tenaient mutuellement, tout en blêmissant de terreur. Quant à Délie et à Jeanne-Ysoline, elles venaient de cesser d’écornifler, l’estomac trop empli par leur jeu de pique-assiettes et s’étaient empressées de s’aller égailler en quête d’une bonne sieste parmi les chaumes d’or.
 L’une des tribades avala par mégarde un noyau de pêche qui flottait telle une crotte dans une dive bouteille cabossée, comme écrouie, au col aussi dilaté qu’un orifice utérin en gésine. Manquant mourir comme Diderot, s’étouffant, cette grande blonde bèche, spasmatique, comme prise par une névrose d’épilepsie, se débattait, s’extravasait de son corsage et de son linge à même le sol en dévoilant sa gorge. Elle put enfin recracher son noyau et dégorgea sur la terre meuble.

 L’on vomissait, l’on ricanait, l’on s’échauffait. Les jupes se relevaient pour se soulager tandis que les nuages s’aggloméraient, en devenaient noirâtres, jusqu’à ce que les écluses au zénith se rompissent. Ce fut alors que l’ondée éclata. Presque toutes, ayant perdu leur entendement sous l’effet des alcools, happèrent de leur langue cette eau azimutale bienvenue, qui dégringolait du firmament, d’un rafraîchissoir céleste. D’autres, comme si elles eussent été accouvies, d’un feu passionnel trop longtemps couvé sous la cendre, choisirent le moment favorable afin qu’elles se culbutassent en chœur dans les charmilles et les bosquets anarchiques. On finissait par se lasser de toutes ces priapées, de ces feulements de furies ardentes qui s’écorchaient et se griffaient dans leurs étreintes de brutes passionnées et saoules à coups de bagues serties de pierreries diverses. Et la vicomtesse appartenait à ces déchaînées …

  Cléore n’était pas aussi débauchée que Madame. La dégénérescence orgiaque de cette fête inaugurale l’outrait, l’outrageait. Elle jeta à Elémir, indignée et pourpre :
« Partons d’ici, j’en ai assez ! »
  Sans demander son reste, elle fit atteler par Jules une petite voiture jusqu’à la gare de Château-Thierry, accompagnant son ami pour le train du retour. Puis, elle se changea en pleine nature, reprenant ses oripeaux d’Anne Médéric, remonta dans la carriole qui la ramena en la boutique de Madame Grémond. Elle ne fournit aucune explication à son retour indu. Elle y soupa et y coucha dans une minuscule chambre de bonne localisée en la mansarde, ayant abandonné toutes les dépravées de Moesta et Errabunda au cuvage de leur alcool de catins.

Miss Cara Burch, John Singer Sargent

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  Le lendemain, premier juillet 18** et les trois journées suivante, Cléore-Anne refusa de s’en retourner à l’Institution et se consacra sans relâche à son métier de trottin. Elle alla jusqu’à envisager de refaire sa vie sous son faux état civil. Elle partait du magasin, chargée de fournitures diverses, dentelles du Puy, boutons, lacets, passements, jarretières, bas de soie ou de laine, pelotes pour le tricot, aiguilles, coupons, lingerie diverse, puis s’en revenait, les panerées encore plus lourdes et débordantes de nouvelles pièces d’étoffe, de dés à coudre, d’épingles, de points d’Alençon, de faveurs, de bolducs, mais aussi d’en-cas : brie coulant titillant ses narines de poupée, bêtises du Cambrésis, pains d’épices, huile, vinaigre, poireaux, bottes de carottes, petit pain de sucre, abricots… Elle soufflait, ahanait, présumant de ses forces de sylphide. Elle n’avait plus de doute : sa bottine gauche guêtrée, coquetterie et affèterie à laquelle elle se refusait à renoncer, la blessait et une apostume croissait sur son gros orteil gauche. Elle ne savait comment soigner cette saleté enflée, blanchâtre, cette ampoule de peau vive et dure qui la lançait et l’empêchait de bien dormir. Désormais, elle claudiquait comme Quitterie.

 De plus, elle ne tarda point à constater, en lieu et place de l’ancien satyre, la présence perturbante d’une femme voilée de grande taille tout en bleu, chaque fois qu’elle sortait, toujours postée au même endroit lorsqu’elle s’en revenait. Elle fut là le premier, puis le deux, encore le jour suivant. Cette longue silhouette déhanchée et distinguée lui rappelait quelqu’un mais elle ignorait qui. L’inconnue fumait.
  Le quatrième jour, qui était un 4 juillet, Anne Médéric se décida à tenter le tout pour le tout. Adonisée de sa panoplie coruscante de pupille qui lui allait comme un uniforme de pensionnaire fantasmatique, munie de ses paniers, un à chaque bras, et bien qu’elle boitillât, elle s’approcha de l’importune avec résolution. Elle remarqua l’incognito de la Dame, sa tête coiffée d’un chapeau tout simple, sans plumes ni dentelles, l’épaisse voilette dissimulant son identité et jusqu’à la teinte de ses iris et, en sus, ce loup noir qui parachevait son camouflage. Elle portait une toilette d’un bleu étrange, peu familier à Cléore-Anne qui s’y connaissait pourtant bien en mode féminine, un bleu d’étincelles d’appareils galvaniques et magiques, un bleu d’expériences amusantes ayant cours à l’Exposition universelle qui se tenait alors.
 Les mains de l’inconnue demeuraient gantées nonobstant la chaleur, et son corsage agrafé intégralement, sans décolleté aucun, avec un bijou de corindon au cou engoncé dans un chemisier montant tout en dentelles de Bruges et broderies anglaises. Adonisée avec un soin extrême, cette Dame, qui semblait familière à Anne Médéric sans qu’elle se rappelât où et quand elle l’avait vue exactement, frappait par son aspect racé, altier, par son port de tête quasi royal, bien qu’elle eût fait en sorte qu’on ne pût percevoir ni ses cheveux, ni le grain de sa peau totalement occultée. Cléore l’eût jurée blonde mais ne pouvait se prononcer. La seule chose sûre demeurait sa stature de bringue qui l’eût fait prendre pour la mère de la mignarde enfant. Elle se comporta d’ailleurs comme à une sortie d’école communale et saisit la main d’Anne Médéric, qu’elle entraîna jusqu’où elle souhaitait qu’elles allassent toutes deux.
  Après huit longues minutes d’une marche pénible pour le pied de Cléore, elles parvinrent en la fatale impasse, ce qui ôta les derniers doutes de la comtesse sur les intentions de la drôlesse anonyme. L’inconnue désigna le fameux mur salpêtré et crasseux :
« Ici. » dit-elle.
 Ce mot, ce seul mot, résonna comme une faute, une erreur, un impair aux oreilles d’Anne-Cléore. Il trahissait un accent étranger, semblable à celui de ces snobs anglais aux voix grasseyantes qu’elle avait fréquentés à Londres. Comme pour la conforter dans son hypothèse, la main droite gantée de la gaupe offrit à la soi-disant fillette le prix de son forfait. C’était un dollar d’argent. Elle était américaine, non point d’Albion…
 
  Après avoir déposé ses paniers, Cléore s’exécuta, s’adossa à cette lèpre de crépi puant. Ce fut lors que la femme se déchaîna, lui fonça dessus. Les bouches s’entrechoquèrent et les lèvres de la tribade masquée et voilée imposèrent à celles de Cléore un démoniaque enchaînement de baisers brûlants et sauvages. Jamais la comtesse de Cresseville n’avait connu une étreinte d’une telle torridité. Cette étrangère obstinée la collait contre elle, l’obligeant à ses transports voluptueux. Les langues s’emmêlèrent dans les bouches, fouaillant les maxillaires, la chair interne des joues, les gencives, allant jusqu’à rechercher le contact de la luette, du palais et de la gorge, en une profondeur exploratoire incommensurable, parcourant de leurs caresses hideuses toute l’anatomie interne buccale. La salive ardente s’épandit en conséquence, coulant des lèvres accolées et baveuses, dont la peau finissait par adhérer toute en ce bouche contre bouche inédit pour Anne soi-disant Médéric. En parallèle, il fallait qu’elle se gardât des mains entreprenantes de l’inconnue qui, brusquement dégantées, la palpaient avec une insistance scabreuse, cherchaient les failles, les brèches dans l’étoffe, afin qu’elles s’introduisissent jusqu’à la peau de la fillette supposée et lui imposassent d’autres caresses de plus en plus osées et scandaleuses. Ces mains aux ongles effilés curieusement vernis de bleu essayaient pour l’une de s’insinuer par le bas, par les jupes, tout en faisant mine de tenir les reins de Cléore et de la forcer à l’accolement contre le torse de la tribade et pour l’autre, de lisser les joues et le cou de cygne blême de Mademoiselle de Cresseville dans le but évident de s’en prendre à son corsage soigneusement agrafé.
 Cléore se raidit, serra les jambes comme au garde à vous, ôtant provisoirement toute prise à ces doigts de satyre femelle en quête de son intimité. Cette diablesse accentuait son étreinte à en briser l’échine de sa juvénile victime. Elle sécrétait son excitation par tous ses pores, comme une solution sébacée de l’incontinence. Délaissant la bouche humide d’Anne inondée d’une malséante bave de volupté, la langue râpeuse de la violeuse anglo-saxonne (puisque c’est ainsi que nous devons la qualifier), marquée d’ulcères et d’aphtes, s’attaqua à son visage en des bécots violents qui pourpraient et furfuraçaient ses joues ; ses lèvres multipliaient les suçons affreux d’une sangsue de mort, d’une Sappho vampire ou goule, pompant la jeunesse et la vertu de vierge de l’enfant de douze ans à laquelle la catin croyait avoir affaire. Les éruptions d’érythèmes pourprins croissaient sur la peau de rousse de la pure jeune fille, souillant et flétrissant cet ovale virginal.

  L’empuse américaine insistait toujours, voulait forcer Cléore par tous les moyens. Elle griffait, s’arc-boutait, se mettait à califourchon, essayait de l’enfourcher par la cuisse gauche, de la chevaucher, puis tentait par la droite. Cléore remarqua qu’elle n’arborait pas une jupe classique mais une sorte de pantalon très large, avec un entrejambes muni d’un empiècement renforcé comme pour les culottes de cheval, vêture inédite qu’elle eût pu qualifier de jupe-culotte, si le mot eût été usité. Sans doute exécrait-elle l’équitation en amazone, à moins qu’elle fût vélocipédiste.
 Les doigts de feu de la huppe marquèrent quelques points alors qu’elle se cabrait inconsidérément à en faire bomber et lâcher son corsage. Elle dénoua le ruban rose du gracieux chapeau de paille du petit trottin, qui roula sur le sol d’ordures puis sa main droite arracha la broche de strass qui fermait le col du chemisier de l’enfant. Elle tenta de lacérer ce tissu prude qui recouvrait sa gorge, ruinant au passage le petit nœud qui la désignait comme pupille de l’Assistance publique. Elle dévasta ses nattes, enlevant avec brusquerie les barrettes et les épingles qui les maintenaient en place. Des torrents vertigineux de mèches rousses cascadantes déferlèrent jusqu’à la chute de reins de la fillette. Cléore avait beau serrer les jambes, elle se sentait faiblir, fléchir peu à peu devant cette furie immense qui pouvait écraser sa menue personne de moins d’un mètre cinquante.
 La lesbienne satyre enflammée de passion, à force de trop tendre sa poitrine, fit céder son corsage qui s’ouvrit tout entier, rompu, sur un dessous inattendu. Elle n’arborait ni chemisier, ni cache-corset, ni corset, ni chemise de dessous. Son col en fait, n’était orné que d’une simple guimpe qui s’interrompait juste au-dessus d’une espèce de brassière baleinée, sous-vêtement recouvrant simplement la poitrine, révolutionnaire vraiment, dessous provocant qui moulait les seins de la belle comme des coques renfermant des fruits odieux. La vénénosité sensuelle de cette lingerie balconnée était aggravée par le fait que l’abdomen de la satyresse était nu, sa peau désormais à l’air libre, son nombril obscène exposé, serti qui plus était d’un cabochon où s’insérait un second corindon, admirablement taillé et facetté, joyau bleu dans lequel Mademoiselle de Cresseville identifia un saphir. Cléore eut une grimace de dégoût en remarquant le tatouage juste au-dessus de l’ombilic de la marie-salope ; c’était un naja crachant son venin, une atrocité indienne qui ajoutait au vice quintessentiel de cette anandryne perverse.
  Comme en réponse, l’hardie main droite de l’agresseur parvint à arracher la jupe d’Anne Médéric, puis ses ongles réduisirent en lambeaux son jupon de percaline, dévoilant enfin les bloomers si tentants. Échauffée à l’extrême, la catin masquée voulut promptement en finir. Elle fit rouler sa jupe-pantalon à terre et acheva de lacérer les habits de Cléore, corsage et camisole de dessous, dénudant l’entièreté de sa gorge menue qu’elle griffa si violemment qu’elle se mit à saigner, arrachant ainsi des cris de souffrance à sa victime. La violeuse, croyant qu’il s’agissait là d’une manifestation de volupté, d’un acquiescement vil, pensa que la gamine acceptait qu’elle allât jusqu’au bout, à la défloration et à l’acte intégral. Elle n’en était plus à une vilenie près. Cependant, Anne Médéric n’était point une pudibonde couarde.   
  Cléore, le buste couvert d’estafilades, n’avait plus sur elle que des fragments de vêtements, mis à part ses pauvres bloomers qui résistaient encore à l’attaque de la seconde main de la huppe qui voulait en déchirer l’entrecuisse. L’impudique goule se retrouvait maintenant presque nue elle-même, sauf un nouveau dessous, toujours aussi étonnant : c’était une culotte de hauts-de-chausses en soie assez bouffante, à taille basse, avec des rangées de boutons en ponts encadrant par groupes de trois un empiècement triangulaire dissimulant le pubis. Mais Cléore refusa que cette faunesse déchaînée la possédât d’une façon indicible. Jamais !

  Alors, notre petite Anne eut un regain d’énergie. Elle parvint à culbuter et renverser la bringue, jà en équilibre instable, à lui arracher une épingle à cheveux qui dérangea son chignon, à lui enlever chapeau, voilette et loup de soie qu’elle arborait encore, surmontant par ces oripeaux féminins un corps presque totalement dévoilé de vérité impudique et impure dénudée. Un magnifique visage de brune aux yeux bleus se révéla à la comtesse de Cresseville. La femme, à moitié sonnée, grogna. Cléore menaça de lui percer la gorge avec l’épingle. A sa grande surprise, elle reconnut miss Jane Noble. Prenant peur, elle laissa sur place la huppe chaude et échaudée par son échec final, gisante à même la fange puante de l’impasse, embrumée, rasant les murs cloaqueux, de crainte qu’on surprît une enfant torse nu, en simples pantalons, meurtrie, la peau de la poitrine écorchée et saignante, le reste de l’épiderme empourpré par les suçons affreux de l’empuse. 

J'ai rêvé de son regard...

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J’ai rêvé de son regard
Toute une nuit !
Sous le ciel vide
Le vent absent
Absent de ses regards
De son souffle que je voudrais sentir sur ma joue
Sur mes yeux, dans mon cou
Sous mes bras, le long de mon dos
En l’incendie gracieux d’une caresse
Sur ce corps décharné
Ma sale âme
Que je régurgite
Les soirs d’hiver, et dans  l’antre…
Et pendant que l’ombre de ses reflets
Forme une pâle silhouette
Dans l’air vide je frémis d’un frisson agité
D’un sanglot entrecoupé
Mais si je songe à son sourire
Ses courbes ouvertes vers le ciel
A l’étoffe de son dos, brillante !

A l’embrasement ……………………
Au jaillissement ………………………

A l’irruption de son cœur embaumé d’un fragment de violence sauvage
Je ne peux m’empêcher de voir se dessiner
Dans le halo suave et lascif de sa blancheur
Un cou pâle, rayonnant !
Qui ne sait s’il dit – Abreuve abreuve abreuve toi…
Et j’irais chercher une langueur délicieuse
Un sourire qui meurt tout entier ou qui vit pleinement : dans le rayon
Ou bien – Abîme abîme abîme toi
Et j’irais plonger dans un gouffre
Chercher mon agonie

En vain
Seul
Je rêvais d’un regard

La Gardienne : partie I, chapitre 2

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Crédit photo Miss Claire

Chapitre 2 : Appropriation


Quinze jours de folie avaient eu raison de ce mode de vie. Lucia dut capituler et se rendre à l’évidence : vivre ici sans domestiques ressemblait à une damnation. La disposition si peu fonctionnelle des pièces faisait parcourir à la pauvre jeune femme des kilomètres d’escaliers et de couloirs sifflants où elle frissonnait, pour la moindre organisation du repas des enfants, qui arrivait froid. Entre la salle de bains, au bout du grand pallier de l’étage et la cuisine, totalement isolée, qui lui demandait une attention constante avec son feu à charbon, elle n’en pouvait plus. Elle décida de tout changer. Un four électrique équipé de deux plaques, un frigo, son ancienne table, rescapée du déménagement et un réseau affreux de rallonges et de multiprises : voilà de quoi constituer une cuisine fonctionnelle, dans une pièce de la tour, au moins pour cet hiver. Monsieur Franck la trouvait venteuse ? C’est qu’il n’avait pas pratiqué les corridors réservés au petit personnel ! Rien ne pouvait être pire. Cela serait tout près de l’accès à l’étage et surtout du salon, devenu le cœur de la maison, chaud et douillet refuge de leurs soirées.
Lucia alluma une bonne flambée dans la belle cheminée brute, puis déplaça les derniers cartons du centre de la pièce et roula le tapis élimé qui s’y trouvait, afin d’organiser « sa » cuisine. Surprise ! Elle marqua un temps d’arrêt. En plein milieu du cercle des murs, un blason magnifique ornait le sol. Le damier noir et blanc régulier du carrelage ancien s’interrompait pour encadrer majestueusement une sorte de bouclier de pierre, scellé dans la dalle, sur lequel était représenté un splendide cygne noir et or, coiffé d’une pagode.
« Je ne m’attendais pas à avoir un aussi beau lieu pour ma cuisine de fortune ! » murmura-t-elle. Quelle idée de cacher cela sous cette carpette usée !
Sans parvenir à réprimer ses regards étonnés vers le cygne, elle installa la table et ses ustensiles. Il n’y aurait pas de point d’eau, mais elle s’en arrangerait.


Les chambres avaient été investies peu à peu. Les deux garçons s’étaient installés dans la petite pièce qui jouxtait la salle de bains. La chaleur de l’unique radiateur maintenait ainsi leur coin nuit à bonne température sans que Lucia ait besoin de faire un feu dans une cheminée de plus ! La jeune maman, quant à elle, s’était choisie la « chambre bleuets ». Ce joli nom désignait une pièce ensoleillée qui donnait directement au bord du grand palier de l’étage, près de l’escalier. Avec son papier peint chatoyant et ses délicates petites fleurs bleues sur la frise en faïence vernissée, elle serait idéale aux beaux jours. Cependant, en cet hiver froid, la frêle Lucia restait souvent dans la douceur rassurante du salon, toute la nuit.

Ce soir-là, une fois repus de délicieuses crêpes aux champignons chaleureusement accueillies par leurs « Yees ! des crêpes ! j’adoore ! », les deux garçons montèrent de bonne grâce pour trouver le sommeil des enfants gentils. Lucia, un verre de vin bon marché à la main, prit sa place d’adulte auprès du feu ronronnant, ravivant ses pensées sérieuses. L’argent filait vite. Deux nouvelles paires de chaussures et un manteau pour Swann avaient déjà entamé les réserves du budget de Noël et nous n’étions que le six novembre ! Les garçons, ça pousse comme des asperges. Elle glissa la main sur l’accoudoir poli par les ans. Ce n’était pas simple de faire face seule, sans personne avec qui partager son inquiétude, sans délibération possible avec un autre adulte de bon conseil. Le repas de ce soir : lait, œufs, farine et champignons, s’il avait causé la joie de ses fils, était surtout une aubaine de gratuité. C’est la vieille Adèle, qui vit deux maisons au-dessus, qui ne savait plus quoi faire des œufs de ses pondeuses et de la récolte de champignons de Paris de sa cave. Une chance que Solal et Swann soient mignons et polis à chaque fois qu’ils la croisaient…
En levant la tête pour avaler une gorgée piquante, Lucia posa son regard sur les trésors poussiéreux de Monsieur Franck. Quel capharnaüm ! Deux carafes, le vieux buste en bois d’un dramaturge à barbichette et à lorgnons, une horloge noire, des chandeliers, une lanterne et un rouleau de papier jauni, la gravure fine d’une scène champêtre et un globe terrestre d’avant la décolonisation, des vases, des potiches, des étains, des goussets. Leur multitude et leur si épaisse couche grise, poudreuse, collante ne donnaient pas de courage à la jeune femme qui s’était cassé le dos tout le jour en besogne de bûcheron. Mais l’économe en elle voyait son intérêt éveillé. Seules les pièces principales du Manoir avaient été parcourues par la petite famille et rien qu’en y songeant, il y avait de quoi monter une jolie brocante. Alors, qu’en serait-il des caves et des greniers, des cinq autres chambres encore fermées et de tout ce qu’elles promettaient de contenir ?
Lucia décida que le généreux légataire de la demeure ne lui en voudrait pas d’échanger les plus rentables de ces antiquailles contre des espèces qui seraient leur viatique… Repas, vêture et cadeaux.

Le lendemain, après la conduite de l’école, Lucia mit à profit son énergie matinale et le jour cru qui versait une bonne lumière dans la salle à manger : la longue table devint une exposition digne de la salle des ventes. Armée d’un chiffon à poussière, d’un plumeau et plus souvent d’une bassine d’eau savonneuse, la jeune femme redonna figure aux objets disparus sous la poussière. Rien que dans les pièces de réception du rez-de-chaussée, elle mit à jour de belles trouvailles. Mais il ne serait pas question de tout vendre ! Le salon, ainsi dépouillé semblait nu et hostile, avec tous ses emplacements vides. Lucia fit un tri raisonnable entre ce qu’elle aimait et ce qui pourrait avoir un peu de valeur. Elle sentait que certaines pièces ne devaient pas quitter la demeure et même, elle entreprit de rendre à chacune sa place d’honneur.
Ce rond imprimé dans le manteau proéminent de la cheminée, ne doit-il pas recevoir une statue ou un globe de verre, à curiosités ? Cette niche étroite et haute est-elle par hasard de l’exact format de cette vierge à l’enfant, colorée comme aux temps des ferveurs adoratrices ? et qu’y avait-il de posé sur ce coffre, solidaire de la bibliothèque ? Et les livres ? où sont les livres ?
La jeune maman, exploratrice improvisée, archéologue à la recherche des vestiges de la splendeur de cette demeure, ne tenait plus en place. Quand sonna l’heure de récupérer les garçons, la pièce centrale était méconnaissable. Le regard satisfait de Lucia embrassa d’un coup d’œil la pièce.
Demain, elle ferait venir ce détestable grognon de Clothaire. Il rendrait bien ce service à sa mère qui était sa voisine, si elle voulait le lui demander gentiment.

Swann et Solal félicitèrent leur maman adorée pour son travail de décoratrice : le salon avait repris des couleurs et une âme de vivant. Le globe terrestre à leur hauteur, des dessins colorés encadrés aux murs et les bandes-dessinées rangées près de leurs premiers romans d’enfants leur plurent particulièrement. Ils ne firent pas grand cas de la madone qui occupait sa place attitrée ni de la statuette de Pantalon qui trouvait son emplacement en s’inscrivant presque exactement dans l’encoche restée sur le bois de la cheminée. C’est une belle petite paire de sages lecteurs qui passèrent la soirée à redécouvrir leurs albums, les genoux relevés, côte à côte, les visages disparus dans les pages, sur le canapé usé, pendant que Lucia vaquait à la vaisselle dans le baquet de la cuisine.

Bien sûr, sa mère n’avait pas pu s’empêcher de venir, intruse pendue au bras obséquieux de Clothaire.
‑ Mais ma ché-rie ! cette maison !! C’est tellement de travail ! Et toi, avec tes deux enfants, qui ne sait déjà pas où donner de la tête et qui dois chercher un boulot…
‑ Maman !
Son pas traînant suivant avec peine les ordres de ses yeux à l’affût, Babette ne pouvait cacher sa curiosité. Elle venait pour la première fois chez sa fille, bien que cette dernière ne l’ait pas conviée. Mais Lucia se doutait bien que l’occasion serait trop belle, et puis, un service, ça se paie…

‑ Alors, qu’en pensez-vous, Monsieur Clothaire ? Puis-je espérer une petite somme de ces objets ?
Le vieux spécialiste examinait chaque pièce avec une moue dégoûtée. S’il fallait faire venir les encombrants, pensa Lucia, autant le dire clairement ! Mais elle savait d’expérience que ce filou tenterait de minimiser la valeur de ce qu’elle se proposait de lui vendre.
‑ Mmwoui… il y a une ou deux bricoles intéressantes… je vais dresser une liste…
Il chaussa ses lunettes et sortit son calepin. Lucia esquissa un sourire, dans son dos : une liste n’est pas nécessaire pour une ou deux choses, vieux grippe-sou ! Elle ne se laisserait pas faire !
Babette avait disparu ; nul doute qu’elle était en exploration minutieuse de la demeure et qu’elle allait reparaître à l’instant le plus insoupçonné pour livrer une déclaration de la plus haute et désagréable importance. Comme d’habitude.

Clothaire avait proposé son prix. Lucia avait demandé le triple. Le vieux roublard, menaçant de partir, son manteau sur les épaules et son chapeau à la main, avait dû arrondir sérieusement son chiffre, devant la rude jeune femme intransigeante. C’est qu’elle exposait de belles pièces ! Quand il était parti, il pouvait compter qu’on ne faisait pas de bonnes affaires sur le dos de Lucia Delongui. Mais il reviendrait !
‑ Lulu ? Tu dois faire quelque chose ! Ce n’est pas possible, cette vie de bohème que tu fais vivre à mes petits-fils ! Regarde ta cuisine ! C’est du camping, ma parole !
‑ Maman ! C’est provisoire…
‑ Quand comptes-tu retravailler ? Tu vas vendre pièce à pièce tout le contenu de cette maison qui t’es venue dans les mains par la grâce de Dieu ? à moins qu’elle ne soit tout bonnement remontée des enfers ? Attention, ma fille : « bien mal acquis ne profi… »
‑ Oh ça va ! Je suis une grande fille, maman ! Veux-tu bien me laisser conduire ma vie comme je l’entends ? Pour moi et pour mes garçons ? avait lancé Lucia, amère.
‑ Il faut que je te laisse faire la même connerie qu’avec leur père ? Parce que tu ne peux pas dire que je ne t’avais pas mise en garde contre ce Mat…
Lucia ne répondit pas à cette sempiternelle allégation. Elle portait déjà assez lourdement le poids de son mariage éclaté. Merci. Devant ce mutisme résigné, croyant avoir gagné la partie, Babette se radoucit pour avancer sa fameuse déclaration du jour :
‑ Lucia, je sais. Tu devrais louer.
‑ Mais je n’en ai pas le droit, maman ! Tu connais comme moi les exigences du testament…
‑ Pas la maison, ma fille, pas la maison. Des chambres. Tu peux faire comme « pension de famille », comme dans les « Hercule Poirot », tu sais…
‑ Oui… Je préfèrerais juste un ou deux étudiants discrets et peu regardants, mais c’est une bonne idée. Maman, je dois te laisser partir, maintenant. Merci beaucoup de tes conseils avisés. Il faut que je m’occupe de la lessive et puis que j’emballe les objets que Clothaire va venir chercher demain.

Elle déposa un baiser filial sur le front de sa mère congédiée et s’éloigna en direction de la cuisine sans plus attendre.

Les mains dans la lessiveuse, Lucia songeait à l’idée de Babette. Pas bête… A combien pourrait-elle fixer le loyer d’une de ces chambres ? Le quartier attirerait-il des étudiants ? Pas question d’ouvrir sa porte à des gens louches. Il y avait deux jeunes enfants, dans la maison !

Il neigea encore beaucoup en cette fin novembre. Les réserves de bois s’amenuisaient et Lucia voyait la terre sous la toute dernière rangée de bûches qui s’alignait contre le mur arrière de la maison. Le lendemain, alors qu’elle avait résolu de ne plus chauffer dans la journée, quand elle était seule, pour tenir encore quelques nuits, elle entendit un lourd camion stopper devant la grille. Avec étonnement, la jeune maman vit un homme à casquette ouvrir le portail et le franchir, précédé d’une brouette chargée de bois.
‑ Mais… Que faites-vous ? Je n’ai rien commandé… il y a une erreur, monsieur, je…
‑ Oh ! Pardon m’dam’. J’croyais qu’il n’y avait personne, comme la dernière fois.
‑ Mais j’habite ici. Quand êtes-vous venu ? Qui vous a payé ?
‑ Je suis payé par virement, chaque mois, m’dame, sans faute. Ma mission, c’est de vérifier que le tas soit toujours approvisionné. Alors, comme j’ai vu, hier soir, que vous alliez manquer, je… enfin…
Un geste de la main vers les bûches de sa brouette et un haussement d’épaule en direction de sa camionnette servirent de complément à sa phrase suspendue.
‑ Dans ce cas…, ne put que dire Lucia, éberluée.
Et elle laissa le brave homme remplir sa besogne, non sans lui apporter ensuite une bonne tasse de café brûlant.
‑ Je suis Lucia Delongui. Mes fils et moi vous remercions beaucoup, dit-elle en tendant la boisson avec un gentil sourire.
‑ Marcel. Tout le monde dit « le p’tit Marcel », rapport à mon père. Je suis bien content de vous rencontrer. Et puis, pour être honnête, je ne trouvais pas ça normal d’être payé pour rien en retour. Voilà trois ans que je passe devant ce tas de bois qui ne diminue jamais et que j’ai honte de recevoir un argent que j’ai point mérité.
‑ Aujourd’hui, votre vigilance permet à deux petits garçons et à leur maman de dormir au chaud, Marcel. Et pour cela, vous méritez vos trois années de paie, croyez-moi !
Rouge de plaisir et ragaillardi par la brûlure du café dans sa gorge, le p’tit Marcel salua de la casquette et s’en fut pour la suite de sa tournée.

Et s’ils venaient à manquer de pain et de viande, tantôt, un plat en or massif leur apporterait-il l’abondance sur la table, d’un simple frottement de torchon, comme dans les contes ? Lucia ne savait pas se réjouir innocemment de sa bonne fortune. Elle avait appris que la vie ne fait pas souvent de cadeaux.
La facture arriverait un jour. Inattendue. Elle le craignait.

Justine Niogret et la plume à remonter le temps

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Justine Niogret est une jeune auteure de fantasy française qui vit en Bretagne. Deux des romans qu'elle a écrits ont reçu de nombreux prix, dont le Prix de l'Imaginale et le Grand Prix de l'Imaginaire pour Chien du Heaume en 2010, et les Prix Elbakin et Utopiales pour Mordre le Bouclier en 2012. Ce sont ces deux romans que j'ai lus ; l'intrigue se passe dans une époque médiévale fantasmée et raconte l'histoire de Chien, guerrière redoutable qui cherche son véritable nom. L'univers bien planté, les personnages atypiques et le style à la fois mordant et poétique de l'écrivain m'avaient tout de suite transportée. J'ai d'ailleurs l'idée de me procurer d'autres de ses livres, en particulier Mordred. Je vous laisse la découvrir à travers ces questions !

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~ Premièrement, pouvez-vous nous raconter votre parcours en tant qu'écrivain ?
Alors. Déjà, j'ai toujours écrit. Je me suis exprimée très rapidement à l'écrit. J'ai arrêté vers l'adolescence, et puis j'ai repris quelques années après, suite à un moment assez long et pas très simple. J'ai voulu écrire une quarantaine de textes, histoire de me rôder, on va dire. J'ai ensuite écrit pas mal de nouvelles, et puis je suis tombée sur les appels à textes de l'Oxymore ; j'ai participé, mon texte a été retenu, puis nominé au prix Imaginales. J'ai continué, écrit un premier roman, d'autres nouvelles. Et enfin j'ai écrit Chien du Heaume, que j'ai réellement proposé, dans une véritable démarche d'édition, et les choses ont été lancées.

~ Avez-vous toujours voulu faire de l'écriture votre métier ?
Métier, non. De toute façon la réalité du métier est tellement différente de ce qu'on imagine que ça me semble très compliqué de prévoir ce genre de choses. Toujours voulu écrire, oui.

~ L'univers des deux romans, Chien du Heaume et Mordre le bouclier, se passe a priori au Moyen Âge. Est-ce une période qui vous plait davantage ? Pourquoi ? 

J'évite de tomber dans les pièges du « c'était mieux avant », « j'aurais voulu y vivre ». Je pense que c'est une période qui permet d'approcher plus et mieux les franges de ce que j'aime, c'est à dire une certaine forme de sauvagerie et de pureté des sentiments. Une époque où un certain extrémisme des choses était peut-être plus aisé à vivre.

~ Comment avez-vous imaginé le personnage de Chien ? Elle est absolument à l'opposé des héroïnes de fantasy, et cela rend votre roman très intéressant d'un point de vue féministe.
Je n'ai absolument pas la sensation, ni la démarche, d'écrire des textes féministes. Je sais que la question revient très souvent, et je suis désolée de ne pas avoir d'autre réponse à donner. J'écris sur des gens, qu'ils soient hommes ou femmes. On me parle souvent d'un côté féministe qu'auraient mes romans, je ne partage pas cet avis. J'écris sur des gens qui sont ce qu'ils sont, qui vont vers leur but, sans s'arrêter pour se demander s'ils appartiennent à telle ou telle école de pensée, genre ou couleur de peau. Ils sont sans doute libres de pas mal de clichés, positifs comme négatifs. Je reste persuadée que ce n'est pas en étant l'opposé de quelque chose qu'on aime pas qu'on est soi ; c'est simplement en étant soi.
Après, je n'ai pas imaginé Chien. Je pense que les personnages et les histoires viennent à ceux qui les aimeront et sauront les écrire du mieux qu'ils pourront ; ils viennent, ensuite on les prend, ou pas. Chien est venue comme elle est, je ne l'ai pas choisie, ou pire encore, construite.
~ Chien traverse dans les deux romans une sorte de crise identitaire, elle est à la recherche de son nom et interagit avec des personnages aussi brisés qu'elle par leur vécu, comme Sanglier ou Bréhyr. Est-ce que ces gueules cassées facilitent votre plume ? Pourquoi cette quête du nom ?
C'est quelque chose d'assez fascinant dans le texte long par rapport à la nouvelle ; on a pas le contrôle de tout, on se laisse parfois déborder. Du coup, plein de choses sortent du texte, qu'on aurait pas forcement voulu y mettre, comme la quête du nom. Je ne sais pas vraiment d'où ça vient. Sans doute que je reste persuadée que le nom est une définition, et qu'on ne peut pas définir quelqu'un dans les jours qui suivent sa naissance. Ou alors c'est un destin, mais un destin forcé par quelqu'un d'autre. Je sais que je tourne beaucoup autour de ça, que ce soit dans Chien, dans Mordred, qui cherche une définition de lui, ou encore Gueule de Truie, qui a été renommé. Ça fait partie de mes fascinations, ans doute parce qu'au départ, on vous donne un nom sans vous connaître, avant même de savoir à peu près à quoi vous ressemblez à l'intérieur. Ça semble très vain, en somme.

~ Votre texte a des accents stylistiques oniriques et mêle également un langage médiéval. J'imagine que cela doit demander beaucoup de travail, non ?
Pas vraiment. Je ne retravaille jamais le style en lui-même, et les recherches sur le Moyen Âge sont agréables, et ça se fait finalement un peu n'importe quand. Le gros de la recherche sur cette époque a été fait il y a longtemps. Je redécouvre la recherche ultra spécifique avec mon projet du moment, un livre sur le haut empire romain.

~ Qu'est-ce que vous aimez lire en général ? Y'a-t-il des auteurs qui vous inspirent ?
Je n'arrive plus à lire depuis des années, depuis le moment où j'ai commencé à écrire « sérieusement ». Je trouve que pour profiter d'un monde entre les pages, il faut se laisser noyer dans ce que propose l'auteur, et ça, ça demande de lâcher son propre monde pendant un certain temps. Et ça, ça n'est plus possible de le faire (en tous cas pour moi). J'adorais Donaldson, King, Brussolo. Aujourd’hui j'ai des auteurs adorés aussi, mais sur des livres qui ne sont pas des romans, comme Testart, Walter.

~ Vos romans ont reçu de nombreux prix dont le Prix de L'Imaginaire pour Chien du Heaume, c'est une sacrée reconnaissance envers votre travail. Est-ce que cela facilite la publication de prochains romans ?
 
Je ne saurais pas vous répondre de façon objective, pour cela il aurait fallu que j'écrive et que je publie un certain nombre de romans avant de recevoir des prix, pour voir si oui ou non il y avait un changement. Maintenant, je pense que oui, puisqu'ils font partie de mon CV, comme mes romans eux-mêmes et mes bonnes relations avec certains éditeurs avec qui j'ai eu la chance de travailler. Après, j'ai tendance à penser qu'on publie un texte, surtout, pas forcément une personne. Si je vendais cent-mille exemplaires on me publierait de toute façon, sans doute, mais c'est loin d'être le cas. Alors si j'écris un texte qui ne plaît pas à un éditeur, il ne le publiera pas.

~ Vous écrivez également des nouvelles pour différentes anthologies, comment envisagez-vous l'écriture d'un texte court par rapport à un roman ?
C'est très différent, en tous cas pour moi. Le roman est un travail de fond, dans le sens où vous y pensez en mangeant, en vous lavant, en dormant. De la première idée solide jusqu'à la toute fin, ça tourne en boucle, les personnages aussi bien que les lieux, les mots en eux-mêmes. Un texte court demande bien moins de travail, encore une fois dans mon cas. C'est une sorte de flash, une idée pour les personnages, l'endroit, le goût de l'époque, une situation qui me parle et qui me plaît. Ne reste qu'à le mettre en forme, et comme j'écris en général assez vite et d'un seul jet, c'est souvent bouclé dans la journée, une fois les éléments rassemblés. Ça change et ça aère, aussi. Mais le roman dévore et noie, c'est aussi une sensation agréable malgré l’étouffement.
~ Enfin, quels sont vos futurs projets ?
Un livre sur les gladiateurs du haut empire, donc. Suivre un même personnage sur des années, le voir comme un petit sauvage prisonnier de guerre jusqu'au gladiateur qu'il sera devenu. Et prendre du temps, cette fois-ci, faire plus long, et parler mieux des gens autour de lui, de ce qu'il vit, de sa façon de survivre. 


* * *


En découvrir plus :

Son blog (pas très souvent mis à jour)
Une interview sur le site du Cafard Cosmique

Les mots de Laure

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Je suis tombée sous le charme de la poésie de Laure, simple et expressive. Voici une présentation de la jeune femme par son compagnon Colville Petipont, dessinateur :

"Ce qui lui importe avant tout, c’est d’être vivante : courir dans la forêt, être avec ses amis, chanter ou danser. Aussi Laure écrit peu. Mais lorsqu’elle le fait, elle se pose, se retrouve face à elle-même, et pèse chaque mot avec attention et tendresse. Elle tend l’oreille à tout ce qu’être vivante agite en elle. Elle le traduit avec le plus de justesse possible. Le reste du temps, elle est apprentie dans l’édition. Elle projette de créer un jour un écovillage et peut-être sa propre structure éditoriale. On verra ça plus tard. Elle pense qu’un été sans mer n’est pas un été."

Voici trois de ses poèmes !

Titania sleeping, Arthur Rackham

Satori

Qu'importe si l'avenir s'enfuit sous les regards
S'il s'esquive sans bruit quand on croit le tenir
Je ne crains pas ses surprises, tu sais
Je suis plus souple que lui.

J'éveille mon enfance à chaque virevolte
Marche la tête haute
Je porte mon univers serré contre mon cœur
Et tiens le fil des jours dans le creux de mes paumes.

Et je n'ai pas peur, tu vois

Car au centre
Tout au centre

Le cosmos tournoie
Et moi
Je danse.

Rassembler les os

Il faut se perdre un soir au crépuscule
Courir dans les sous-bois
S'enfuir un peu plus près

Il faut s'asseoir par terre
Marcher pieds nus
Allumer des bougies
Repenser à sa meute

Il faut chanter dans l'autre langue
Porter des robes légères
Inventer des issues

Il faut parler à l'enfant
Guetter la pleine lune
Et ouvrir la montagne

Il faut garder courage
Avancer tête haute

Il faut sentir le monde
Qui traverse et s'échappe

Il faut ouvrir les bras
Planter là ses racines
S'étendre vers le haut

Il faut se savoir forte
Donner et retenir
Foudroyer du regard
Être belle et dire non.

Noctambule

Le silence de la nuit glisse le long de ton dos
Comme un frisson d’extase
Sur l’échine du monde

Un parfum d’averse s’accroche encore à la terre

Qui ouvre ta marche
Qui guide tes pas

Vers ce je-ne-sais-où dont tu tais l’importance

L’obscurité se savoure sans paroles
Tu le sais

Il te suffit de briller assez fort

L’obscurité se savoure sans paroles
Comme un frisson d’extase sur l’échine du monde.

Réaliser la pulsion : le cinéma de David Lynch à la lumière de Twin Peaks

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« because something is happened here
but you don't know what it is »
 Bob Dylan



 Il faut d'abord enfoncer des portes ouvertes : David Lynch n'a pas bâti Twin Peaks comme il a réalisé Eraserhead. Twin Peaks est un soap opéra, et comme tel il obéit à des lois qui lui sont propres. Ainsi Lynch n'a-t-il pas écrit tous les épisodes des deux saisons, mais seulement quelques-uns ; de même cette série doit autant sa naissance à Lynch qu'à Mark Frost, vieux routier de la série télé anglo-saxonne.

Cependant, et cela semble une évidence à la vue de l'ensemble des épisodes, on peut considérer Twin Peaks comme une œuvre de David Lynch à part entière ; et pour les besoins du format télévisuel, il s'est entouré d'une foule de collaborateurs qui ont brodé, sur un canevas lynchéen, un scénario correspondant au cahier des charges d'une série télé.

C'est en regardant Twin Peaks qu'on saisit le mieux la matière première du cinéma de Lynch, matière sans nom – bien que tombant parfois hélas sous la coupe d'un auteurisme complaisant. Pourquoi dans Twin Peaks spécifiquement ? Le format d'abord. C'est une série télé, deux saisons : trente épisodes de 45 minutes, plus deux pilotes d'une heure et demie, soit environ vingt heures d'intrigues enlacées, qui se déploient. Ce qui chez Lynch se questionne habituellement en deux ou trois heures pour ses longs métrages, ici cela se décontracte : la matrice de l'idée lynchéenne apparaît plus visible et plus évidente.


Ce qui importe ce n'est pas ce que la série montre, mais bien ce qu'elle déplace ; et selon quel mouvement. Voyons : tout est contracté dans un premier épisode frôlant le réalisme, et tout est décontracté dans le dernier épisode, où tout s'exprime, tout fonctionne à plein. C'est donc grâce à l'ampleur d'une série télé que ce geste de décontraction est visible ; c'est celui-ci qui clarifie et valide les obsessions (souvent troubles) de David Lynch.

Le pilote et le dernier épisode de la deuxième saison (réalisés par Lynch lui-même) sont l'occasion de vérifier cette lente décontraction. Au début, Twin Peaks paraît tranquille. On y mange des donuts à la pelle, le ventilateur des Palmer fait un peu de bruit, Nadine veut une nouvelle tringle à rideaux. Ce n'est rien. Pourtant, tout est déjà là, tout ce que l'on ne comprend pas : les loges blanches et noires, le géant, le nain, Mike, Bob... Tout est caché, contracté, dans les choses les plus insignifiantes du quotidien de Twin Peaks. Survient la découverte du cadavre de Laura Palmer, et par voie de conséquence l'arrivée de Dale Cooper – ce personnage qui, bras armé de Lynch/Gordon Cole, va n'être que le  révélateur du monde lynchéen. Dès lors, progressivement, vont apparaitre des comportements des plus bizarres, des rêves étranges, des lieux insoupçonnables, comme des pores s'ouvrant en présence de Cooper et sécrétant des toxines.

Tout cela va crescendo jusqu'à la conclusion, funeste, dans une grande salle improbable peuplée de créatures étranges. À ce moment paroxystique tout est libéré ; et puis tout cela disparaît, d'un coup. Twin Peaks s'est terminée, seul Bob réapparaît furtivement, comme unique témoignage de l'immense et terrifiante machinerie organique que l'on avait lentement apprit à connaître. 


Alors, intervient une question fondamentale dans le cinéma de David Lynch, et à laquelle la log lady fait explicitement référence lors de l'épisode clé de la capture de Leland Palmer : la question du pourquoi ? Pourquoi un homme à tête de lapin, dans Mulholland Drive, par exemple ? Et en ce qui concerne Twin Peaks, pourquoi un géant, pourquoi un nain ? Pourquoi des rideaux rouges qui apparaissent et disparaissent ? Pourquoi Bob, même ?

À ce genre de questions Quentin Dupieux, dans le fameux Rubber, aurait répondu « No reason ». Au contraire. Ici dans Twin Peaks, tout se justifie. Lynch réalise – fait devenir réel – ce qui reste enfermé ; entre autres choses ce qui est de l'ordre de la pulsion, de la névrose. Plus généralement, il fait devenir réel tout ce qui serait à l'intérieur des corps et des choses, tout ce qui n'existe pas mais dont on soupçonne l'existence : le bizarre. Le bizarre du monde, chez Lynch, c’est une tête de lapin, c’est une femme qui communique avec une bûche, c’est un homme-éléphant. À l’inverse de ce que postule le film de Dupieux, le bizarre chez Lynch se justifie parfaitement.

Dans Twin Peaks, ce qui relève du bizarre n’est qu’une des représentations filmiques possibles de pulsions inavouables : au fond Laura Palmer a simplement été tuée et violée par son père. Une sordide mais banale affaire d'inceste comme il en arrive presque tous les jours. Ce pourrait être le sujet d'un film de Michael Haneke. Ce qui change ici, avec Lynch, c'est que la cruauté du père est matérialisée par Bob. Lynch représente l'irreprésentable par le pouvoir exceptionnel du cinémascope.


Cependant – et c'est ce qui rend Lynch si fascinant – ce serait faire fausse route que de penser Bob comme une simple projection mentale du Mal, ou même simplement de l'instinct de meurtre. Twin Peaks n'ambitionne pas d'établir des avatars des différents composants de notre manière de penser le monde, de même qu'il n'effectue pas non plus simplement une cartographie de la psyché, bien qu'il soit tentant de l'y réduire. Non, Bob n'est rien d'autre qu'une manière de représenter l'étrange, et au-delà : il est une façon très concrète de le réaliser. Les autres créatures des bois (nains, géants, hiboux, Mike etc.) sont d'autres réalisations, des variantes, de ces étrangetés. Gilles Deleuze, dans son Abécédaire, comparait l'inconscient à une usine sans cesse en train de créer. Et bien dans Twin Peaks, c'est un monde en mouvement (James Hurley et sa moto, par exemple) qui fabrique en continu de nouvelles images du bizarre et de l'étrange.
      
Alors, désormais, la question n'est plus de savoir pourquoi, mais comment. Comment filmer la névrose et la pulsion dans l'homme, comment montrer les tiraillements du monde, et restituer par l’image toutes ces étrangetés impénétrables ? Toute la réussite du projet plastique de David Lynch réside dans ce point : le bizarre dans ses films est un grand lupanar, où se mélangent méditation transcendantale, excès de café, et toutes sortes de charlataneries. Toutes ces choses de fantasme que l'on ne peut nommer, Lynch les réalise. En somme il fabrique une matière étonnamment homogène et vivante en travaillant des matériaux de base pourtant très composites et inertes, a priori incompatibles – et c'est bien là son plus grand talent.

À la lumière étrange de Twin Peaks, on saisit donc l'essence du cinéma de Lynch, sa petite musique lancinante – celle d'Angelo Badalamenti l'illustre magnifiquement, n’en déplaise aux mauvais coucheurs. C'est une tentative pour le moins couillue, parfois imparfaite (la suffisance d’Inland Empire), souvent bluffante (Blue Velvet, Lost Highway), de révéler l'homme et le monde qui l'entoure dans sa complexité sauvage. 


Mais il faut prendre garde à ne pas occulter complètement une autre composante essentielle du cinéma de Lynch : on voit également – Twin Peaks révélant encore une fois le reste de l'œuvre – que malgré la violence omniprésente, Lynch propose des fictions souvent positives (il faut revoir correctement Sailor et Lula pour s'en persuader, ou bien le film de commande Une histoire vraie). Qu’on le veuille ou non, Twin Peaks reste avant tout un soap « à l'eau de rose ». Et l'on se prend à rêver, alors, d'une reprise de la série où les intrigues amoureuses et autres petits morceaux de bonheur continueraient à l'infini, sous les yeux inquiétants de Bob et de Mike, entourés de géants, de nains et de manchots.

Finalement, le cinéma de David Lynch donne à penser le monde – et dedans l’humain – à travers plus que des représentations : à travers des réalisations, sans rien omettre de ce que le monde cache et de ce qu'il pourrait cacher. Soit, pour Lynch comme pour André Breton : « l'imaginaire c'est ce qui tend à devenir réel ».

Article réalisé par Thomas Villate, étudiant en 2ème année de Master Recherche à Rennes. Son site ici.

Le Trottin : chapitre 13

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 Suite du roman écrit par Christian Jannone. Retrouvez le précédent chapitre ici.




Chapitre treizième


Après être parvenue à revenir en cachette à la boutique, sa nudité recouverte par une vieille couverture sale,  Cléore se claquemura dans le silence, refusant de fournir la moindre explication qui soutînt un minimum de vraisemblance quant à la perte de ses paniers et à son nouveau retard conséquent. Les deux sœurs, Octavie et Victoire, la harcelaient de questions indiscrètes, tandis que fort à propos, une missive de Madame la vicomtesse la rappela à son bon souvenir.
  Cet acte épistolaire sonnait comme une injonction à comparaître, une assignation, comme une mise en demeure à rejoindre d’urgence Moesta et Errabunda. Madame décrivait par le menu détail la situation pitoyable des cinq fillettes dont Mademoiselle de Cresseville eût dû assurer la charge en professeur parfait. Les pauvres enfants étaient livrées à elles mêmes et divaguaient, erraient à l’air libre ou dans les corridors de chaque pavillon comme des âmes en peine, sans que les personnels demeurés sur place trouvassent quoi que ce fût à les occuper utilement. Elles ne songeaient plus qu’à manger, dormir ou jouer à la poupée avec un nonchaloir inconvenant d’enfant souffrant de consomption et d’indolence (ce qui pouvait être vrai à propos de la frêle Quitterie Moreau). Elles n’étaient plus bonnes à rien et se vautraient dans plusieurs péchés capitaux, dont la paresse et la gourmandise, Délia en tête, qui jouait les meneuses du groupe, aînesse oblige. Madame concluait :
« Par conséquent, ma chère Cléore, vous êtes priée de faire promptement atteler une voiture pour vous rendre à destination et remettre de l’ordre dans nos affaires communes, dès que vous en aurez terminé avec la lecture de la présente, dès votre prise de connaissance de la dramatique situation, des affres fâcheuses dans lesquelles vous avez laissé ces amours d’enfants se corrompre. »

  Doublement accablée, par Madame et par les deux boutiquières rêches, Cléore s’accorda un petit délai sabbatique de réflexion. Malgré l’abjection de sa dernière aventure avec cette Jane, elle réalisa qu’elle avait pris goût hors de toute raison à ces étreintes honnies avec les tribades, répréhensibles par toutes les cultures. Elle recherchait toujours le scandale, l’aventure, car la rupture de ban avec les bonnes mœurs, qu’elle gérait avec une maestria audacieuse, demeurait sa ligne de conduite. Avant de s’en retourner à Moesta et Errabunda, Cléore décida de mettre un atout de bamboche dans sa manche enfantine. Elle loua à une matrone peu regardante un garni innommable, à trois sous la semaine, sis dans la ruelle la plus sordide de Château-Thierry, dans un taudis puant menaçant ruine, meublé insalubre qu’elle transforma en maison de rendez-vous pour pédérastes saphiques, une maison d’un genre bien particulier, puisque la créature unique y louant son corps ne serait autre qu’elle-même, sous la défroque enrubannée d’une enfant pierreuse indépendante qui tariferait ses passes à cinq francs, prix modique selon elle au vu des service exceptionnels attendus. Et elle avait l’intention de débuter dans ce métier dès le samedi soir suivant. Elle s’inventa même un sobriquet scabreux : Poils de Carotte, du fait de son intimité rouge coruscante…
 Cette affaire scandaleuse réglée, la comtesse opta pour le retour temporaire à l’Institution, prioritairement pour qu’on soignât son apostume qui lui faisait grand mal et la tourmentait lors jour et nuit.  Madame avait équipé les lieux d’une infirmerie moderne, et engagé deux nurses, cela à cause de la santé précaire de Quitterie qui donnait constamment des inquiétudes. 
  Avant de se mettre en quête d’un remède pour son orteil, Cléore fit des calculs abjects : tant de temps par semaine consacré à Moesta et Errabunda, tant d’autre à sa tâche de candide petit trottin, le dimanche aux salons et aux mondanités…et le samedi soir au garni infâme où elle expérimenterait la vie des créatures des bas-fonds…quitte à se véroler du fait de sa luxure spéciale, si toutefois il fût possible que des femmes se vérolassent entre elles, puisque il n’y aurait en tout exclusivité que des clientes pour l’aller voir.

  Les nurses Béroult et Regnault ne parvinrent pas à percer l’abcès du gros orteil : elles voulaient le faire avec une aiguille chauffée au rouge et Cléore, puérile et veule, plus douillette que de coutume, leur hurla sa réprobation à tue-tête, s’extravaguant comme une fillette dotée de déraison. Les jumelles avaient entendu les cris de Mademoiselle et en avaient souri.
 Cléore avait jà constaté de visu le tempérament étrange et quelque peu lymphatique de Daphné et Phoebé, alors que Délia était de feu tandis que Jeanne-Ysoline aimait à jouer aux doucelines coruscantes à fins de séduction. Les jumelles aux longs cheveux blonds de lin bouclé étaient molasses et guimauves, flasques comme d’autres petites filles à leur semblance, à la diaphanéité d’albinos manquant de fer et souffrant d’un type d’anémie morbide qu’on nommait leukémia. 
 Mademoiselle de Cresseville diagnostiqua en ces malheureuses une forme effective de faiblesse du sang qu’elle soigna par la consommation de viande rouge, saignante, voire crue. Daphné et Phoebé y prirent goût, recouvrèrent des couleurs, un incarnat de primeroses, mais elles voulaient toujours plus. On dut, pour les satisfaire, en passer par des boissons mêlées à du sang de bœuf ou de vache, à des eaux minérales coupées de moelle. Comme cela n’était jamais en suffisance pour les estomacs fragiles des mignardes blondines qui demeuraient aussi translucides que des foeti, fillettes dont les yeux phosphoraient d’étranges lueurs à la moindre effluence fade de l’hémoglobine épandue, Cléore fut lors contrainte d’aménager un enclos où s’en vinrent paître d’innocents troupeaux de veaux et d’agneaux à peine sevrés de leur mère, pauvres bêtes pelucheuses dignes d’une ferme de Marie-Antoinette, adonisées de nœuds, qu’il fallut saigner et égorger l’une après l’autre, en présence des jumelles. En mourant, les malheureux animaux poussaient des meuglements et des bêlements pitoyables qui amusaient les deux petites sadiques. Le sang ainsi recueilli des juvéniles bestiaux sacrifiés, servit à étancher leur soif immonde de goules. Puis, comme l’anémie revenait en quelques jours à peine, Cléore dut passer à de nouvelles proies : des génisses que les gamines saignèrent elles-mêmes, s’abreuvant de leur sang à même la gorge des jeunes vaches. Daphné et Phoebé s’avérèrent d’authentiques empuses menacées d’albinisme et de leukémia pathologique. Cléore envisagea, devant la langueur sans trêve revenue de Daphné et Phoebé, que les médecins les transfusassent régulièrement de sang humain frais…

 Entre-temps, elle avait trouvé la solution idoine, le bon remède à la guérison de son apostume du gros orteil gauche. Ce fut Jeanne-Ysoline qui intervint, révélant ainsi ses dons de pédicure. Nous connaissons depuis longtemps la fascination qu’exerçaient les pieds meurtris et souffrants sur ce jeune esprit d’Armor que nous avons vu officier sur Odile-Cléophée. Une attirance proprement fétichiste portait la jeune Bretonne qui tentait à tout prix d’assouvir ses fantasmes.
 L’intervention se fit en la bibliothèque, un matin autour du 7 juillet 18** alors que l’abcès de la comtesse de Cresseville avait acquis des proportions inquiétantes. Cléore était affalée dans une bergère louis XV, la jambe étendue, le pied nu reposant sur un douillet coussin lui-même apposé sur un doux tabouret capitonné de velours vert, tel celui d’un célèbre goutteux podagre qui régna sur la France. Une horreur énorme et tuméfiée luisait sur cet orteil qu’approcha à pas feutrés Mademoiselle de Kerascoët. Cléore ne s’en cachait point : elle craignait pour sa vie même, songeait à une septicémie ou à une gangrène possible. Elle serrait un chapelet comme une convulsionnaire en marmottant des patenôtres. Elle luisait de transpiration et de peur, prise qui plus était de tremblotements d’enfiévrée, au point qu’on eût pu la croire atteinte d’un accès turbide de maladie infectieuse tropicale, malaria humaine, pépie de volaille ou mieux encore d’une suette médiévale assaisonnée de fièvre tierce ou quarte.  La beauté de Jeanne-Ysoline parvint un instant à distraire l’attention de la comtesse qui en était à quémander une seringue de morphine tant elle frôlait la pâmoison sous les élancements lancinants et insoutenables de l’apostume. A cette occasion, Cléore s’était adonisée d’une robe de fillette de douze ou treize ans, toute blanche et volantée, aux friselis conséquents, qui imitait en outre celle que portait Mademoiselle Marianne Chaplin, lorsque son père, l’illustre peintre de l’enfance Charles Chaplin, l’avait portraiturée à l’occasion de son treizième anniversaire.
 Jeanne-Ysoline commença à tâter et palper ce panaris énorme, ce mal blanc formidable, cette ampoule tuméfiée blême de pus à la manière d’un roi de France touchant les écrouelles. Elle se sentait investie vis-à-vis de Cléore d’une mission de thaumaturge. C’était sa commensale et sa vassale qu’elle venait d’extirper de sa boue bretonne. Jeanne-Ysoline multipliait lors les ave Maria et les génuflexions avant d’agir, se courbant comme en un hommage vassalique, voire un hommage lige à sa bienfaitrice.
  Cléore, dont le doigt la lancinait plus que jamais, gouttait littéralement de sa diaphorèse de peur à l’approche de l’instant fatal où la fillette lui percerait l’apostume. Elle subodorait l’existence de cette manière de soigner parmi les gitans ou les comprachicos du grand poëte Hugo. Elle tentait vainement de penser à autre chose, concentrait son regard sur les cheveux extraordinaires de l’enfant, cette ébouriffante et nonpareille chevelure châtain clair torsadée de centaines de tire-bouchons aux reflets de vieil or, de bronze, de cuivre et d’acajou, sans omettre le santal des taches de rousseur – surtout celles de son petit nez -  et le jais brillant adamantin des prunelles de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. Adonc, occupée par la beauté de la fillette, Cléore ne la vit même pas pointer sur l’abcès son aiguille enflammée qui, sans crier gare, presque au débotté, creva ce bubon pestilentiel en lui arrachant à peine un couinement de surprise.
 Jeanne-Ysoline se déchaîna sur la blessure, absorbant les giclées de pus par ses lèvres mignardes, s’en gargarisant en sa menue gorge pourprine, recrachant de gorgée en gorgée ce liquide de l’effroi et de la putrescence dans une cuvette de faïence Wedgwood prévue à cet effet, réduite par déréliction à cet usage vil du fait d’une ébréchure, faïence qui, en temps ordinaire, servait à la saignée. Cette cuvette toute laiteuse finit par déborder de cette prégnance horrible et jaunâtre qui épandit aussi son effluence de miasmes dans toute la bibliothèque.
 Lorsqu’elle eut fini de vider l’apostume de sa purulence, Mademoiselle de Kerascoët massa l’orteil blessé avec un baume ou un dictame parfumé à l’essence d’aloès puis y plaça un emplâtre de simples. Enfin, elle le banda avec un soin extrême qui confinait à la monomanie des pieds.

  L’opération achevée, Cléore constata qu’elle avait grand’soif. Elle proposa à la petiote un rafraîchissement, non point une de ces limonades puériles, mais un bon alcool qui les requinquerait toutes deux. Jeanne-Ysoline avait mieux supporté les boissons capiteuses de Madame que les autres fillettes ; sans doute il était atavique que toutes les Bretonnes s’accoutumassent aux lampées de chouchen dès leur naissance, lampées qu’elles alternaient avec la classique tétée en goulafres jà imbibées. Cependant, Cléore n’avait pas de chouchen dans les caves de Moesta et Errabunda. Aussi s’enquit-elle de Jules qu’elle envoya quérir une bonne dame-jeanne d’un lacryma-christi qu’elle savait fameux. Les deux titrées partagèrent leurs agapes. Elles firent fort grand honneur au rustique récipient pansu dans le verre duquel transparaissaient de-ci, de-là, des bulles d’air.

  Lorsque Cléore ressentit en sa petite compagne monter la gaîté inhérente à l’ivresse, elle lui annonça la récompense obtenue pour ses services curatifs : la promotion sur l’heure comme rubans jonquille. Elle exhiba de son aumônière un padou jaune, défit les nœuds blancs qui agrémentaient le sommet de l’étonnante chevelure de la damoiselle et l’attacha en lieu et place. Jeanne-Ysoline, vive et excitée par le spiritueux, s’en fut annoncer à toute la maisonnée sa nouvelle promotion.
 Ce jour-là, Jeanne-Ysoline portait des pantalons de dessous fort longs, qui lui tombaient à la cheville, d’un modèle archaïque et désuet en usage cinquante années plus tôt. Sans doute tenait-elle cette relique festonnée de sa grand’mère. Elle l’avait arborée telle une lingerie séduction, parfumée à l’essence de rose, à la giroflée et au pot-pourri, cela afin que Cléore l’aimât. Il était amusant de la voir trottiner dans les couloirs de l’Institution en exultant et en s’extravaguant aux cris joyeux de « Je suis rubans jonquille ! Je suis rubans jonquille ! » tout en toisant celles qu’elle croisait par des taratata de dédain. Ce n’était là que pure badinerie, qu’enfantillages anodins. Le pas preste de l’enfant retentit longtemps aux oreilles de Cléore qui s’en retourna à Château-Thierry, quoiqu’elle boitillât encore.


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  L’affaire s’était vite sue. Cléore avait bousculé la hiérarchie et avait dû demander conseil à Elémir : il fallait que les grades augmentassent en nombre et en couleurs, comme autrefois à Saint-Cyr. Délia, la favorite, fut la première jalouse. Elle obligea Cléore à la promouvoir rubans orange, la couleur de la chef. Par conséquent, la comtesse de Cresseville se contraignit à l’instauration d’un nouvel échelon supérieur : les rubans émeraude, dont elle se dota. Elle décréta que toutes les autres fillettes encore en blanc passeraient au jonquille, avec effet immédiat, se promulguant elle-même officiellement rubans verts, et que désormais le blanc ne serait arboré que par les seules néophytes et nouvelles venues.

 Sur les injonctions de Madame la vicomtesse, elle remit de l’ordre dans l’Institution, instaura une scolarité et une classe dignes de ce nom, acquit du matériel pédagogique, élabora un emploi du temps où les cours auraient lieu le matin et la réception des clientes l’après-midi. Sarah et Délia furent instituées professeurs en plus d’elle-même. Comme il n’y avait plus d’enfants volontaires, le recrutement commença à poser problème. Il fallut démarcher auprès des besogneux et des miséreux auxquels on fit miroiter un avenir radieux pour leurs petites filles. Les ventes d’enfants, odieuses comme du maquignonnage, commencèrent alors et Madame inventa l’expression pièces de biscuit en référence aux pièces d’ébène de la traite des esclaves. Michel et Julien furent chargés de la comptabilité de ce trafic horrible et hors la loi.

 Afin de calmer Adelia, qui commençait à détester Jeanne-Ysoline, Cléore lui proposa une réconciliation à l’amiable qui s’acheva en nouveaux jeux pervers conclus par un assoupissement doux.  Le lendemain matin, Délia s’amusa à zézayer en déclarant :
« Ma mie, z’ai conzervé de vous hier zoir un de vos zeveux zur ma langue ! »

  Ravie de cette turpitude, Adelia garda un jour durant dans sa bouche l’imprégnation immorale du don de soi de son amante...

Après le bal, Charles Chaplin

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   Le samedi vers la soirée, Cléore, habillée en fillette modèle adonisée de nœuds, de chaussures vernies à lanières et d’une robe blanche à ruchés et à fronces, avec un petit padou noir au cou complété d’un camée de chrysoprase au profil de Cérès, se rendit en son garni odieux où elle attendit sa première cliente. Elle s’assit sur le matelas défoncé où elle devait s’ébattre, en testant la mollesse avachie et la résistance des ressorts qui lui parut un peu juste pour ce qu’elle y allait faire. Ce matelas nu, sans literie aucune, n’était plus qu’un débris décati. Il apparaissait beurré de crasse, fangeux, huileux des déjections intimes de celles et ceux qui avaient précédé notre Poils de Carotte, engoncé tel un pâté en croûte dans son enveloppe grasse, squameux d’ordures diverses, comme couvert d’une couche de sel ou de natron, putrescent des mille transports obscènes qu’il avait accueillis. Il sentait fort mauvais, exhalant un fumet à la fois pisseux et passé. S’il eût pu parler, ce misérable déchet eût étalé en place publique bien des scandales de mœurs que l’on tenait secrets.

  Enfin, après une demi-heure d’impatience immodérée de la part d’une Cléore que la chose démangeait, la première cliente tapa à l’huis branlant. Elle l’introduisit dans ce réduit suant, aux tapisseries décollées, et l’invita d’abord à s’asseoir sur une méchante chaise à demi dépaillée. La stupeur éclaira son fin visage de rousse. Cette femme tant attendue n’était autre qu’Andrée Berthon, la plantureuse, bourgeoise, naïve et maladroite Andrée Berthon, tant couvée par sa maman. Insoupçonnable, elle venait s’encanailler en ce bouge, révélant à Cléore sa vraie nature, ses vrais penchants inavouables à la bonne société.

 Cléore débarrassa cette grande jeune fille brune de son réticule, de son châle et de son petit chapeau fleuri à voilette. Aussitôt, Andrée explosa en larmes dans les bras de celle qu’elle croyait à peine âgée de douze ans, car chacune s’était mutuellement identifiée. Sous les vêtements corrects et bourgeois à tournure un peu démodée, vieux d’environ deux ans, la comtesse de Cresseville ressentit cette fameuse effluence urinaire dont souffrait immodérément et incontinent la malheureuse qui, à l’instant, venait de se souiller, cette maladie l’excluant sans doute de toute prétention à convoler en justes noces. Cette odeur était si prégnante qu’elle en recouvrait presque les autres miasmes de la chambre lépreuse.
 Essuyant les épanchements lacrymaux d’Andrée, Cléore lui demanda de se reprendre tout en se rasseyant elle-même sur son matelas pourri comme un vieux lougre percé par les tarets. Les tégénaires vaquèrent à leurs toiles tandis que la jeune femme de dix-huit ans épanchait son cœur meurtri à la face de la petite catin. Andrée dégoisa la sordidité de son existence tourmentée, le camouflage de ses tendances réelles, acquises au pensionnat de Soissons, qu’elle fréquenta de huit à dix-sept ans, pensionnat où elle s’était enamourée à treize ans d’une camarade blonde, phtisique qui plus était, sans que nul dans sa famille ne le sût. L’aimée était morte dans ses bras six mois après, d’une spectaculaire hématémèse, inondant de son propre sang bronchique la robe austère de la mie, qui s’était lors contrainte à dissimuler à jamais son chagrin d’anandryne jeunette.

 Après ces confidences, Andrée attaqua. Elle extirpa du réticule posé sur le parterre branlant et sale un dé à coudre et une aiguille avec son chas. Elle demanda à Cléore, au débotté, d’un ton autoritaire qui l’ébaudit :
« Ôte-moi cette robe et mets-toi à l’aise. Garde juste tes bas, tes pantaloons et ta chemise et laisse-toi faire, sans broncher, je te prie. » 
 L’ordre était à la fois prononcé sur un ton impératif et autoritaire, avec une nuance affectée toutefois. Andrée pouvait enfin commander, demander à quelqu’un de lui obéir !

 Puis, sans plus attendre, alors que Cléore s’exécutait en se déshabillant, Mademoiselle Berthon reprit ses larmoyances de mélodrame personnel tout en pointant son aiguille en l’air.
« Vous ne pouvez comprendre, Mademoiselle Poils de Carotte, aussi dévergondée et délurée que vous soyez. Je sais que vous êtes trottin et que présentement, vous vous livrez à votre cinquième quart de la journée…
- Euh, c'est-à-dire…le samedi, uniquement, mademoiselle…
- Laissez-moi parler ; je ne vous ai pas ordonné de m’interrompre. Je disais donc…vous ne pouvez comprendre le sens du premier amour, un amour inassouvi, entre ma pauvre Clémence de Lastours et moi-même, du fait de nos seulement treize ans… »
 Cléore se dit qu’au même âge, Adelia était bien plus instruite, entreprenante et audacieuse. Sans doute l’éducation bourgeoise avait-elle inhibé sa cliente. Submergée par son émotivité, Mademoiselle Berthon alternait tutoiement et vouvoiement sans aucune logique.
« Je revois encore Clémence ; j’hume encore sa fragrance de violette. Ses yeux de myosotis, le lait de son épiderme si translucide qu’il en était hyalin. La triangularité souffreteuse de sa face, la tarlatane de ses mains, la bengaline de ses ongles, la percale de ses longs cheveux blonds miels lisses comme de la soie satinée… Comme tu étais belle, ma Clémence, et comme tu souffrais de la poitrine. Chacun de tes crachats sanglants, rosés et séreux, épandus en ton mouchoir de dentelle délicate, rappelait en moi la Passion de Notre Seigneur. La fièvre qui te secouait toute et consumait ton corps chétif était tel le martyre de notre sainte Blandine… Tu mourus certes dans mes bras doux, mais ton souvenir, ta remembrance, demeurèrent imputrescibles en mon cœur bien que la terre et les vers te rongeassent en ta bière de sapin.
- Mademoiselle, je suis prête, déclara timidement Cléore.
- Allonge-toi sur ton matelas en écartant bien tes jambes… N’omets pas au préalable de déboutonner tes pantaloons à ton entrefesson. Mon effilée aiguille doit accéder facilement à ton hymen sacré. » sanglota-t-elle avec hystérie.
 Des ictères de honte envahirent les taches de son de la figure de Cléore qui saisit ce qu’Andrée allait lui faire.
« Mon Dieu ! Elle veut me déflorer avec cette aiguille ! Elle va percer mon…»
 Elle ne put en penser davantage. La brune jeune femme mit son dessein scabreux à exécution en disant :
« Je veux que tu fasses pareil avec moi ! Débarrasse-moi de mon encombrante virginité comme je mets fin présentement à la tienne ! »
 La douleur de Cléore fut atroce. Ce premier sang frais de la perte goutta à terre et, telle une lamie de plus, Andrée Berthon s’agenouilla et lapa de sa langue ce breuvage de la défloration en miaulant comme une chatte satisfaite de sa jatte de lait. Elle s’en revint à son réticule et en sortit du fil. Avec, sans façon ni pudeur, elle recousit crânement l’orifice de Cléore afin de faire accroire que rien n’avait eu lieu, suturant la membrane comme le plus expert des chirurgiens. Puis, elle reprit :
« Fais-moi la même chose, allez ! Du courage ! »

 Cléore, encore étourdie et choquée, se leva du matelas en flageolant.
« Dénude-moi, vite ! Je suis tout échauffée ! Le bas, uniquement le bas, s’il te plaît ! »

 Mademoiselle de Cresseville ne put obtempérer devant cette bouche impérieuse aux lèvres encor écarlates de son sacrifice. La fragrance d’urine en devenait si suffocante que Cléore, asphyxiée par les émissions de cette horreur urique, sans qu’elle pût percer à son tour Andrée de l’aiguille, sombra dans une pâmoison fatale.

 La comtesse de Cresseville ne reprit ses esprits qu’une heure environ après cet incident. Andrée était partie sans demander son reste, l’abandonnant en son galetas comme un bibelot inutile. Elle constata que la passe n’avait pas été réglée, puisqu’inaccomplie,  inachevée, ces cinq francs pourtant fixés pour chacune des tribades, des michetons femelles.
« Ah, la gredine ! Elle m’a escroquée ! » grogna-t-elle.


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  Dans les jours qui suivirent, des pauvreteux et autres nécessiteux commencèrent à accourir à l’Institution afin d’y confier leurs petiotes, conduits gracieusement à destination par Michel et Julien qui s’étaient chargés du racolage. La propagande de Madame la vicomtesse fonctionnait bien, et promettre le gîte et le couvert à de maigrelettes poupées suant leur misère et ne mangeant pas tous les jours à leur faim s’avérait la plus efficace des réclames. Par leur don particulier de la persuasion, les agents et rabatteurs de Madame s’arrangeaient à ce que ces hères leur vendissent leur fillette et la cédassent pour des sommes qui permettaient d’assurer leurs vieux jours.
   La comtesse de Cresseville recevait ces solliciteurs dans le nouveau bureau de directrice qu’on venait de lui aménager. Bien aguerrie, enfoncée dans une bergère capitonnée de rouge grenat, elle savait qu’elle n’avait plus qu’à signer officiellement l’odieux contrat de cession de l’enfant avec ces âmes simples parfaitement travaillées en amont. Les sommes étaient versées en espèces, de la main à la main. Afin d’impressionner ces loqueteux, Mademoiselle revêtait à l’occasion une robe d’adulte tout en fanfreluches extravagantes, digne d’une grande courtisane, de taffetas, de crêpe, de mousseline, de gaze et de tulle, avec un châle de cachemire posé sur ses épaules maigres où retombaient ses longues anglaises érubescentes. Pour faire accroire à sa grande culture et à la richesse des aîtres, elle avait accroché diverses toiles de Chaplin, Dubufe, Ernest Hébert, Eva Gonzalès, et d’un jeune peintre qui montait, monsieur Luc-Olivier Merson, œuvres aux sujets mignards, incongrus ou spectaculaires. Elle avait parsemé la pièce de bibelots de Saxe ou de Moustiers avec, en sus, des livres maroquinés en cuir de Russie, de teintes variées, comme s’ils eussent été de simples portefeuilles. Ces bouseux illettrés ne pouvaient en déchiffrer les titres : Turcaret, Gil Blas de Santillane, Oberman, Le Philosophe sans le savoir etc. Tandis que Cléore paraphait d’un coup énergique de stylographe l’officialisation de l’admission de la nouvelle élève, les parents, éplorés comme dans un mauvais mélodrame, signaient d’une simple croix.

 Aimantée par les appas embryonnaires des juvéniles novices, la clientèle croissait, multipliait. A peine dégrossies, encore en padous blancs, les pensionnaires étaient poussées sans façon dans les bras de ces Dames patronnesses. Malheur à celles qui renâclaient. Délia se chargeait de leur faire rendre raison à grands coups de badine, et c’étaient des gamines couvertes de bleus et pleurnichardes que, la fois suivante, les anandrynes récupéraient pour une nouvelle séance.
  Cependant, vers la fin de l’été 18**, le recrutement pratiqué selon cette méthode éprouvée avait permis au mieux qu’il y eût une douzaine de pensionnaires qu’on avait toutes forcées à adopter un prénom d’emprunt : Sixtine, Bérénice, Thaïs, Desdémone… Cela ne suffisait ni à Cléore, ni à Madame. Il en fallait plus, bien plus, pour que l’Institution fût rentable, d’autant mieux que la comtesse de Cresseville dut refuser des candidates (contraintes par leurs miséreux géniteurs, cela allait de soi). Certains parents, malhonnêtes, tentaient d’agir avec grivèlerie. Ils essayaient de refiler leurs enfants contrefaits, handicapés ou simplets. Une fille-mère en détresse voulut vendre sa petiote de quatre ans. Cléore refusa : trop jeune. Moesta et Errabunda n’acceptait que les gamines de sept à treize ans. Avant l’âge de raison, c’était impossible. Elles n’eussent point compris ce qu’elles avaient à faire. Il y eut aussi cette autre escroquerie d’un enfançon déguisé en petite fille.
  Cléore dut se résoudre : il fallait concevoir une nouvelle méthode d’acquisition des recrues, plus efficace et imparable. A la fin du mois de septembre 18**, aux alentours de la Saint-Michel, Madame la Vicomtesse convoqua un « conseil d’administration » en son propre château, assemblée où d’importantes décisions engageant l’avenir de l’Institution devaient être prises.

La fille du peintre, Charles Chaplin

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  Tout l’été durant, Cléore avait poursuivi ses activités conjointes : Anne Médéric, en tant que trottin, continuait son existence de gentille enfant rangée et l’odieuse Poils de Carotte ses polissonneries du samedi soir. Le dimanche, les mondanités parisiennes s’imposaient chez une comtesse recrue de fatigue et essoufflée. Cléore se retrouvait donc avec trois identités différentes : l’orpheline sage de douze ans, la petite prostituée du même âge et la directrice de Moesta et Errabunda, accessoirement salonarde du dimanche.
  Dans l’attente de la grande réunion, elle décida de complexifier les rituels d’admission des novices. Cléore était forte d’un bon apprentissage de la photographie, pratique de dilettante, certes, mais pratique artistique tout de même, à la manière anglaise, sous l’influence de Mrs Cameron et du révérend Dodgson, auquel elle venait d’écrire pour qu’il vînt exercer son art en l’Institution, connaissant ses goûts particuliers pour les amies-enfants. A cela s’ajoutait une fascination irréfrénable pour l’exposition des corps enfantins dénudés sous l’œil indiscret de l’appareil photographique ainsi que pour l’étude de la décomposition du mouvement de ces mêmes corps impudiquement exposés, dans le style admirable d’un Mr Muybridge. Cela constituerait autant d’icônes, d’effigies de ces fillettes plus ou moins nues, idoles néo-antiques, héroïques, Antinoüs femelles de sept à quatorze ans à la jeunesse immobilisée à jamais par l’oculus de la chambre noire, sorte d’éternelle juvénilité des aimées fixée, éternisée et pérennisée, qui pourrait plaire à Mr Oscar Wilde, si toutefois il viendrait à Cléore l’envie de l’en informer.     

  La comtesse de Cresseville contraignit désormais les petites filles à longuement poser, non point dans le plus simple appareil - elle n’osa pas - mais revêtues de leur nouvel uniforme enrubanné de poupées de luxe, de face, de profil gauche et droit, en pied, quelles que fussent les menues imperfections de leurs corps inaccomplis, pour ce qui s’apparentait à des séances de cette nouvelle science appelée anthropologie criminelle dont messieurs Bertillon et Lombroso étaient les prophètes, les chantres et maîtres de chapelle. Cléore se livra sur ces innocentes à toutes les mesures anthropométriques imaginables, y compris les plus intimes, mesures qu’elle consigna à l’encre bleue dans des registres in-octavo reliés au fer, avec un soin de monomane de la statistique, à la manière d’un entrepreneur de pompes funèbres évaluant l’intégralité de leurs mensurations afin qu’elles pussent reposer dans la bière adéquate au cas où leur viendrait la mauvaise fantaisie de mourir. Elle inventa aussi un nouvel art du gros plan, obnubilée qu’elle était par les iris des enfants, photographiant ceux-ci sur plaque de verre ou sur papier albuminé puis les coloriant au pochoir afin qu’elle reproduisît les coloris exacts de ces yeux, puis commandait à des maîtres verriers leur réplique en pâte de verre, à la manière punique, reproduction dont elle sertissait les orbites des poupées mannequins sur lesquelles nous allons revenir.

 Prise d’une lubie excentrique supplémentaire, Mademoiselle de Cresseville fit tester sur chacune de ses recrues la résistance aux drogues et aux aphrodisiaques indiens, chinois ou nippons. Elle fit concocter par Sarah des substances spéciales, des excitants sous formes de poudres ou de liqueurs, dont certains pouvaient être contenus, tels des poisons violents, dans des chatons de bagues ou de fausses dents qu’elle faisait apposer en leurs mâchoires. Ainsi en fut-il de la nouvelle dent prothèse de Quitterie qui remplaça son hideux chicot noir. Cléore mesura les réactions de chacune à la poudre de cantharide, à l’opium, au laudanum, à l’éther, à la morphine et à la cocaïne, les intoxiquant toutes de manière irréversible, Délia surtout, les mithridatisant aussi contre les plus subtils poisons hindous, jivaro, javanais, siamois ou formosans.
 De chacune de ses nouvelles élèves, elle commanda à d’habiles et merveilleux artisans et façonniers brabançons, autrichiens ou franc-comtois qu’ils fabriquassent des poupées grandeur nature, comme autant de portraits réalistes en trois dimensions, où, parmi les divers matériaux nobles entrant dans leur façonnage exquis, se mêlaient la cire des anciens hanséates, l’ambre, le copal du Mexique, le marbre de Carrare, l’ivoire, l’or, l’onyx, le brésil et le biscuit. Elle fit revêtir ces effigies, ces petites déesses lares, d’atours anciens des cours des Médicis, des Valois, des Borgia ou des Tudor. Les costumes s’inspiraient des peintures de Botticelli, Ghirlandaio, Holbein, Lucas Cranach, Pourbus l’Ancien ou Jean Clouet. La poupée de Délia fut ainsi une parfaite Lucrèce Borgia impubère, aussi vénéneuse et tentatrice que son modèle adulte.
  Les tissus de tous ces mannequins revêtaient une qualité spéciale, étudiée pour qu’ils fissent vieux, usés, passés, pour qu’ils s’étiolassent, se fanassent et s’altérassent, pour que se ternît l’éclat de leurs couleurs, de leurs cramoisis damassés, de leurs velours pourprins, afin qu’augmentât chez le visiteur ou la visiteuse éventuels de cette bien particulière et turbide collection l’impression de contempler d’authentiques reliques, mannequins cireux et chryséléphantins des beautés passées de la Renaissance dans leur prime jeunesse alors qu’elles étaient encor vierges. Quitterie fut une splendide Anne de Bretagne de Jean Bourdichon tandis que Jeanne-Ysoline la toisait en Mary Tudor et Phoebé en Marguerite d’Autriche du maître de Moulins. Cléore poussa le réalisme mortifère jusqu’à la production chimique d’un jaunissement artificiel des dentelles et ruchés ajourés, jusqu’à l’ajout d’une effluence de moisissure, jusqu’à la reproduction d’une carnation blafarde de consomption et de chlorose sur ces joues ivoirines passées par les ans.
 Cela prodiguait l’illusion d’ensemble de poupées pourrissantes de trois-quatre siècles, avec çà et là une touche, une nuance fœtale attardée, horrible, de momies d’enfants gaufrées et gainées dans un vernis préservateur altéré et craquelé de tableautin antique, tel un vieux cuir de Russie. Quelques uns de ces mannequins, qui se multipliaient comme en un musée de monsieur Grévin d’un type nouveau au fil des recrutements, telle une sorte d’attraction malséante d’un Egyptian Hall londonien, ressemblaient à des statues de bronze poliades vert-de-grisées qu’on eût repêchées des restes d’une ancienne galère de la Mer Égée.
 D’autres apparaissaient à la semblance d’ex-voto verdâtres rongés d’algues, de goémons, comme moussus de sphaignes, récupérés d’un sanctuaire breton, d’une grotte de Locmariaquer, des vestiges sans doute immémoriaux de l’antique cité légendaire engloutie d’Ys.    


***************


  Le 29 septembre 18**, jour de la Saint-Michel, Madame la vicomtesse réunit ses séides en son château de Meudon.
 L’assemblée spéciale se tint au sein d’un insolite et authentique cabinet de curiosités du début du XVIIe siècle digne des premiers naturaliste, empli de vitrines où l’on avait classifié force objets étranges sans omettre les innombrables tiroirs à secrets dont certaines clefs s’étaient perdues au fil des pérégrinations mouvementées des collections. Les fossiles côtoyaient sans logique savante (du moins pour les scientifiques positivistes de notre siècle) la glyptique, les inscriptions lapidaires, les trésors mérovingiens ou celtes, les carapaces de tortues marines, les coraux, les momies diverses, les animaux marins desséchés et autres…

 La consommation irrépressible des cigarettes par Julien, cigarettes dont la consumation répétée emplissait déjà plusieurs cendriers jusqu’à d’inesthétiques débordements, avait vicié l’atmosphère de cette pièce. Cléore en était fort incommodée, elle qui se remettait difficilement de ses excès de bamboche pathétiques et des refroidissements successifs contractés depuis l’orage fatal de la Saint-Jean. Trop souventefois dénudée avec Délia ou d’autres, sans oublier les sudations conséquentes à sa frénésie des sens, la comtesse de Cresseville émettait des toussotements qui eussent dû émouvoir Madame la vicomtesse mais, qui, pour l’heure, la laissaient de marbre. Elle portait convulsivement à sa bouche un petit mouchoir brodé à son lambel qui finissait par s’humecter de sérosités rosées annonciatrices d’une future phtisie. C’était à croire que Cléore souhaitait une fin semblable à celle d’un poëte marginal qu’elle admirait : Monsieur Jules Laforgue.  Mademoiselle de Cresseville était prise par à coups d’accès de somnolence. En plus de l’emploi du temps dont nous avons parlé, voilà qu’elle posait présentement pour un jeune peintre symboliste : Monsieur Armand Point. Les séances de pose ne pouvaient se tenir que le dimanche. Elles s’avéraient longues, fastidieuses, harassantes pour une jeune femme ruinant sa santé de ses extravagances de vice. Les yeux cernés, embrumés par toutes sortes de drogues (kif, éther, laudanum entre autres), Cléore tenait à peine debout dans le décor végétal épanoui qu’elle avait imposé à l’artiste. Ledit portrait avait pour titre évocateur Loetitia.

 Armand Point devait représenter Mademoiselle dressée au sein d’une efflorescence quasi surnaturelle et sylvestre d’arums, de liliums, d’hydrangeas, de lys, de pensées, de soucis et d’hortensias, en robe blanche de vestale, une intaille de calcédoine au cou, les cheveux noués en une longue natte rousse tombant jusqu’à son fondement. Sa tête ébaudissante apparaissait comme plaquée sur le corps, telle une rosace érubescente, nimbée comme le chef d’une sainte païenne d’une nouvelle religion rosicrucienne prônée par Monsieur Joséphin Péladan. Elle était supposée figurer au chœur même d’une cathédrale sylvaine efflorescente telle une dryade des temps nouveaux. En lieu et place du chef-d’œuvre annoncé, hélas, Monsieur Point était en passe de barbouiller une atroce bouillasse hermétique plantée au mitan de liliacées et d’ombellules, avec çà et là des ancolies et des sagittaires jà fanées. De cette bouillie picturale innommable d’huile sur toile ressortait une « sainte Cléore » hérétique diadémée, rosacée tel un vitrail, les joues pourprées de poudre afin de masquer ses enjôleuses taches de son, une effigie torpide couronnée de cheveux roux à demi fondus dans la masse des floraisons exubérantes, une femme jungle d’enfer floral propre à désorienter les éventuels visiteurs du prochain Salon. Cette peinture naïve, mi-préraphaélite, mi-naturaliste, aporie des vertus théologales en cela que la poupée rousse au nimbe irréel ci représentée était plus un démon femelle qu’un modèle de vertu, ce portrait, qui eût dû devenir celui d’une égérie de tous les partisans de messieurs Khnopf et Mallarmé, ne parvint jamais au stade de l’achèvement. Cléore congédia l’artiste après trois mois de vaine persévérance. Cependant, elle conserva le tableau qu’elle garda dans son grenier.   

 Avec délicatesse, Elise-Aliénor de Châtenay, la favorite de Madame, sortit la comtesse de Cresseville de sa discourtoise torpeur. Le regard vague, Cléore remarqua les sourires moqueurs aux lèvres de celles et ceux qui lui faisaient face, les Dina, Louise, Grisélidis, Elémir, Julien, Jules, Michel… Pour celle qui n’avait point entendu à cause de ses vapeurs, Madame de**reprit :
« Je disais donc : le seuil de rentabilité de la Maison ne pourra être atteint qu’au-delà de trente petites pensionnaires. Vous conviendrez avec moi, mesdemoiselles, mesdames et messieurs, que nos méthodes actuelles de recrutement ne permettent pas, à l’heure présente, de satisfaire tous les besoins de l’Institution et a fortiori des clientes que nous accueillons avec gratitude. Il nous faut par conséquent tenter d’autres modes d’enrôlement. »
 L’un des fidéicommis de Madame, Jules, se risqua :
« Pourquoi ne ressusciterions-nous pas les bonnes vieilles méthodes propres à la Royale ? La presse, par exemple.
- Ouais, gouailla Michel, pourquoi pas, tant qu’on y est, le tirage au sort des gamines qu’on assemblerait en pleine rue ?
- Et les sergents recruteurs fustigés par Voltaire ? ajouta Julien.
- M’est avis, reprit Michel, qu’avec toutes les petites pauvresses exerçant divers menus métiers qui grouillent dans les bas quartiers, le mieux serait de les enlever au nez et à la barbe de la faune du lieu. Nul ne viendrait réclamer ces gamines… Des marchandes d’allumettes ou des bouquetières, comme par exemple dans cette ville interlope de Londres qui n’en manque pas… »
 
  Au fil des paroles échangées, les vieilles considérations et réticences morales affleuraient dans le cerveau de Cléore. Elle eût bien souhaité qu’elles s’estompassent mais ne pouvait pas grand’chose face à leur résurgence inopinée. Elle songeait à s’aérer. Elle jouait les évaporées exsangues. Elle se retirerait, irait méditer quelques instants au sein des convolvulacées, goûter au repos réparateur, à la coruscation agreste de la végétation de ce début d’automne.
 Cependant, elle préféra parler. Ses yeux vairons et charmants prirent un éclat halluciné de prophétesse, de nouvelle Velléda, tel celui de la vestale symboliste auréolée de son portrait inachevé. Ses joues et son front luisaient d’une sueur malsaine de folle exaltée souffrant d’une fluxion de poitrine.
« L’idée même de procéder à des enlèvements d’innocentes petites filles en milieu urbain me révulse, aussi désirables qu’elles puissent être malgré leurs probables haillons. Pourquoi pas écumer la campagne ? Et les petites marchandes de cierges de Lourdes ou de La Salette, y aviez-vous songé ? Les tableaux de Monsieur Bouguereau sont là pour témoigner de la beauté naturelle et sauvage de nos petites paysannes. Ceci étant dit, toutes ces actions seraient répréhensibles, constitueraient un manquement grave à la morale chrétienne, et nous serions promptement menacés par la police… »
 Fatiguée par ces longues phrases, elle ne put réprimer un long toussotement. C’était à croire que Quitterie lui avait transmis son mal chronique de poitrine. Un malvenu sifflement sortit de ses bronches.

  Si les mots prononcés douloureusement par la comtesse de Cresseville parurent opaques aux hommes de main, d’une opacité de poumons rongés et troués de cavernes, Madame comprit immédiatement ce qu’il en était. Elle balaya les réserves de son amie et cette opacité pathologique d’un revers de main.
« Aucun risque ma chère. Parmi nos clientes figure, je vous le rappelle, un client, le bourreau de Béthune, qui aime bien à ce qu’on lui confie votre adorable petite Adelia. Ce dernier, fort haut placé dans l’Etat, nous protégera des aléas d’une enquête de police.
- Est-ce à dire…balbutia Cléore, toute pourpre.
-…Je ne puis vous révéler l’identité de cet éminent personnage, mais, tant qu’il tiendra son poste, que dis-je, sa charge, nous demeurerons sous sa haute protection et sous sa bienveillance. Toute velléité d’enquête à l’encontre de Mœsta et Errabunda se verra tuée dans l’œuf par ses soins.
- Vous…vous me rassurez. »
 Cléore porta de nouveau son fin mouchoir souillé d’expectorations à sa bouche. Elle émit une plainte déchirante. 
«  Je…reprit-elle, comme brûlante d’une fièvre quarte, retenez ma suggestion…Les fillettes de nos villages seront plus faciles à appréhender. Pour les éduquer, je ne garantis rien, mais… »
 Elémir, jusqu’à présent silencieux, se décida à participer.
« Coupons court à ce débat inutile et superfétatoire. J’approuve la proposition de la comtesse de Cresseville. Cette dernière est bien dolente et souffrante. Elle a besoin de quiétude et d’un bon médecin. Je propose une synthèse à mettre aux voix. Organisons des réseaux d’enlèvements de gueuses en ville comme aux villages et nous aurons proprement réussi à atteindre notre quorum. A quarante fillettes, l’Institution tournera à plein régime. Que les personnes qui sont d’accord avec moi lèvent le bras.
- J’approuve ! déclara Madame de**.
- Nous approuvons tous ici présents ! » s’écrièrent unanimement tous les gens assemblés en imitant Madame, Cléore comprise quoiqu’il lui en coûtât.
 La proposition d’Elémir ainsi adoptée, il fut temps de prendre congé. On convint d’une nouvelle assemblée au printemps de l’année suivante, afin de dresser un premier bilan de la nouvelle méthode d’enrichissement de l’offre en pièces de biscuit. Avant de quitter Madame, la comtesse de Cresseville lui fit part des préoccupations au sujet de sa propre santé.
« Excusez-moi, ma chère. En ce moment, j’ai grand’mal aux bronches et des accès de fièvre me prennent quelquefois. Je vais me contraindre à bientôt limiter mes activités car le repos s’impose en moi. Je crains fort que la petite Quitterie m’ait transmis ses propres pathologies.
- Couvrez-vous bien lors de vos activités…particulières. Je vais vous recommander un médecin de mes amis qui vous remettra d’aplomb. D’ici six mois, vous vous sentirez revivifiée. »
  Ainsi conclut Madame à l’adresse de la toussoteuse jeune femme.

La petite Hortense, vendue par ses parents pour trente francs, demeurerait l’exception à cette nouvelle donne, entrée en application dès les jours qui suivirent.

Ce qui reste

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Tous les recoins secrets cachent des ombres
Noires et parfois roses
Et la texture est celle des bulles, légères et savonneuses
Tous les souvenirs sont des pentes
Glissantes

Tous les recoins secrets sont des tiroirs
Dans lesquels papiers et plumes
Se font les échos d'anciennes histoires
Tous les amours sont des blasphèmes
A l'âme

Tous les recoins secrets voient un jour le soleil
Et quand on y passe les doigts, on n'y sent que
La poussière, texture de l'éphémère
Toutes les vies meurent un jour
Solitaires

Mais ce qui reste, entre toi et moi
C'est le démon baudelairien.


Poème initialement publié sur Les Echos sans Nom.

La gardienne : partie I, chapitre 3

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Crédit photo  Miss Claire


Chapitre 3 : Niels


La semaine qui précédait noël fut bien chargée. Lucia avait déjà acheté, en cachette, les jouets et les surprises qu’elle comptait disposer dans les souliers impatients des enfants sages : pour dépenser peu, il fallait chercher avec soin et non à la dernière minute. Mais il était à présent question de pourvoir au sapin. Un moment, elle avait pensé décorer celui qui faisait face à la fenêtre de la tour, planté devant la maison. Mais l’odeur de la sève et les brillances chatoyantes des boules lui manquerait trop à l’intérieur. Alors, armée de sa hache, dans le brouillard mouillé de ce petit matin de vacances, alors que ses deux têtes blondes sommeillaient encore, elle s’avança dans les trois centimètres de neige qui gelaient au sol. Elle rit toute seule en s’imaginant comme une meurtrière sanguinaire à l’affût de quelque sordide et sanglant forfait… Au bout du fond du jardin, trois épicéas d’un beau vert vif. C’est le plus imposant que la jeune femme courageuse visait. Charles Ingalls ne lui avait pas tout appris et ce n’est qu’une bonne heure plus tard qu’elle put traîner derrière elle le tronc coupé de son arbre de noël, son trophée de bûcheronne, acclamée par Swann et Solal, rieurs, échevelés, derrière la fenêtre de la salle à manger.

‑ Bravo maman ! C’est le plus beau sapin de la terre !

‑ Le plus super de l’univers et des étoiles, maman…

Alors qu’ils unissaient tous trois leurs efforts pour le redresser, au milieu du grand hall d’entrée, au mépris des paquets de neige glacée qui leur tombaient en pleine figure et dans les rires, un jeune bras secourable et vigoureux vint soutenir le tronc vacillant.

‑ Merci, murmura Lucia. Et, bonjour…

‑ Bonjour, je suis Niels. Je viens pour l’annonce, dit une tête parmi les aiguilles. La chambre est-elle encore libre ?

‑ Oh ! l’annonce… oui, oui, elle est libre, je… enfin la chambre. Vous voulez la voir tout de suite ?

‑ J’ai le temps …pour tenir le sapin, répondit le sympathique et dégingandé Niels.

Il était artiste. Inscrit à l’université, il jouait surtout du piano dans un club tous les soirs et graffait plus ou moins licitement en vue d’en faire son métier. Peu de logeurs traditionnels lui avaient fait confiance. Pourtant, avec les pourboires et le petit fixe de la boîte de jazz, il pouvait allonger un loyer honorable. Lucia avait pris le temps de briquer les chambres du deuxième. Elle avait jugé que ses locataires seraient plus à leur aise s’ils ne vivaient pas à l’étage de la famille ; Et puis, avec l’escalier de service, on allait aussi bien de bas en haut indépendamment, sans devoir déranger les petits.

‑ Mais quels sont vos horaires ?

‑ Je n’en ai pas. Est-ce un problème… ?, répondit Niels du tac au tac.

‑ Non, sans doute. Je vous demanderai seulement de ne pas faire de bruit la nuit, pour les petits.

‑ C’est évident. Alors, vous me prenez ?

Les deux enfants regardaient d’une pupille curieuse ce grand maigre chevelu à travers les branches basses du sapin. Solal lui trouvait une ressemblance évidente avec Linguini et n’osait pas demander s’il avait un rat cuisinier, sous son bonnet mal enfoncé. Swann fut suspicieux à la vue de la poignée de main qu’il échangea avec sa mère et il lui emboîta le pas quand elle l’entraîna à sa suite dans les étages.

Niels s’installa avec discrétion et bonne humeur. Les trois habitants du Manoir ne le croisaient qu’à l’occasion, débouchant de l’escalier de service au moment le plus inattendu ou franchissant la porte d’entrée à des heures incongrues pour rentrer chez soi. Il était scrupuleusement respectueux de sa parole et ne faisait aucun bruit. Il fut même surpris, lui-même, quand Solal courut lui sauter dessus sans gène, au petit matin de noël, pour lui claquer un bisou à la brioche et au chocolat, et exhiber d’un air de fierté triomphale l’hélicoptère en métal rouge dont une petite clef pouvait faire tourner l’hélice « à toute toute vitesse ». Cadeau du Père Noël… Ooh oh oh ! D’un geste las mais amusé, Niels salua la famille attablée dans la salle à manger et monta se coucher en ébouriffant la tignasse rebelle de Solal.

Lucia dormait plus sereinement, de pouvoir compter sur la contribution bienvenue de ce musicien fantomatique. Elle pouvait voir venir la Nouvelle Année sans craindre la famine. Il avait insisté pour donner deux mois de loyer d’avance, comme c’est l’usage et ne s’alarmait pas de ne disposer que d’une chambre vétuste, au simple vitrage, et d’un lavabo. A dire vrai, la pièce était de belle taille et la jeune femme n’avait pas ménagé sa peine pour la nettoyer et la rendre accueillante : des rideaux propres, un parquet brossé et huilé, une colonie d’araignées délogées et une belle épaisseur de poussière sombre évacuée. Avec quelques touches de peinture rouge, de la lessive Saint-Marc et le reste de l’huile pour parquet, elle avait rendu son éclat à un lit ancien, au bois ouvragé, son cadre et son sommier, dénichés dans une autre pièce, ainsi qu’une commode, un guéridon et deux chaises.

Niels trouva cela parfait, il apporterait son matelas.

L’étage des locataires était presque inconnu des enfants. Ils en avaient peur. L’éclairage sommaire du pallier qui allongeait les ombres, et une « grosse bête qui court vite », aperçue peu après leur emménagement, les avaient dissuadés de l’explorer. Lucia, elle, n’avait que partiellement remis en état ce niveau. Un tapis, en arrivant et une brassée de houx enrubannée d’or, posée sur une console, témoignaient qu’elle espérait louer les deux premières chambres, dont celle de Niels. Mais elle ne voulait quand même pas de toute une tripotée de gêneurs sous son toit. Le reste était encore tel qu’elle l’avait trouvé : un petit grenier chapeautait la tourelle, mais ses parois pentues étaient si mal isolées qu’un froid vif vous glaçait les os dès la porte franchie. On y trouvait des piles de journaux, dans des caisses en bois, des valises en cartonnage, comme celles d’antan, un ou deux paniers d’osier défoncés et une chaise à trois pattes, plus une dame-jeanne et un gros bocal verdâtre, dans la sous-pente. Deux assez vastes pièces restaient encore : communiquant entre elles, elles formaient une petite suite mal éclairée qui n’ouvrait que de pâles lucarnes vers l’extérieur. Les chambres de bonnes, pensa Lucia. Il n’y avait d’ailleurs presque plus de mobilier : des armoires en pitchpin, des cartons, un fauteuil recouvert d’un drap douteux, placés ça et là, le tout disparaissant dans la grisaille de la saleté. Enfin, au bout, avant l’escalier de service, en face de l’œil de bœuf opaque de condensation grasse, on trouvait un débarras. Sa surface était difficile à déterminer car il était à ce point encombré de vieilleries enchevêtrées, posées et retombées les unes sur les autres qu’on n’y entrait guère plus qu’un pied. C’est avec un grand soupir de découragement que Lucia avait refermé la porte, la toute première fois qu’elle y avait jeté un coup d’œil. Elle n’y était revenue que dans l’espoir d’y trouver un escabeau, pour accrocher ses rideaux sans devoir monter la longue échelle depuis le rez-de-chaussée. Elle avait éternué au premier cadre dont elle avait fait voler la poussière. Elle avait aperçu un carton à chapeaux, un buste de couturière, des ferrures pour balconnières et ce qui devait être un vieux vison mité. Sur la pointe des pieds, elle avait cherché du regard ce qu’il lui fallait, sans parvenir à percer l’obscurité, au fond, au-delà du paravent déchiré et du cheval à bascule décapité. Peut-être ce fatras continuait-il sur toute la longueur du pallier ? Il faudrait le vider, un jour, ce cagibi…

Le repas de noël fut à la fois simple et animé. Manu, leur ancien propriétaire et Babette Delongui étaient les seules convives en plus de Lucia et des garçons. Une vraie fête pour Swann et Solal qui couraient partout et ne tenaient pas en place entre les plats. Manu les regardait avec amusement, lui qui n’avait pas de famille, et leur grand-mère ne cessait de multiplier les ordres courts inutiles, la tête dévissée comme une chouette :

‑ Solal ? Solal ! ne saute pas ! ‑ Solal ! ne court pas ! ‑ Swann ? montre l’exemple à ton frère ! ‑ Solal, regarde comme Swann obéit à mamie ! ‑ Swann ! ne lui tire pas la langue, il est petit ! ‑ Solal ! ne crie pas ! Viens voir mamie ! – Tu n’es pas beau, quand tu fais des grimaces…

Chaque entrée de la cuisinière recevait des acclamations méritées : Lucia avait tiré le diable par la queue et le pâté de campagne avait un goût de foie gras, le canard de la voisine Adèle et les pommes du vieux Georges, qui tenait l’étal du marché, faisaient chanter des cantiques aux papilles, les croquettes de purée, les champignons : tout était exquis. Quand arriva la bûche au chocolat et aux châtaignes, les petits battirent des mains de plaisir.

‑ Lucia, ma fille, ça jase, alentour, confia Babette entre deux cuillerées. Une mère célibataire qui héberge un jeune homme seul… C’est inconvenant !

‑ Divorcée, maman ! Je suis divorcée !

La grincheuse grand-mère ne savait pas tenir sa langue critique, même le temps de la trêve des confiseurs. Les enfants étaient partis jouer et Manu ne demandait pas mieux que de participer à la conception très élaborée de leur circuit de train, sur le grand tapis du premier étage « On va faire trois ponts ! Tu vas voir, Manu, c’est trop faç’ de faire des ponts très grands !! »

‑ Qui, si ce n’est toi, m’a conseillé de louer mes chambres ?, rétorqua Lucia agacée.

Rien ne lui convenait jamais.

‑ C’est que… Je voyais davantage… un vieux représentant de commerce à la retraite, une femme d’un certain âge… ou une jeune étudiante de bonne famille…

‑ Parce qu’aucun de ceux-là ne pourraient être de dangereux psychopathes ? Maman ! On ne lit pas la droiture sur le visage des gens…

‑ Mais, ce Nell, là…

‑ Niels !

‑ Oui. Il n’est pas très comme-il-faut. Il peint… et il est rentré à huit heures du matin, tu dis ?

‑ Mais il est musicien ! Et puis, je m’en fiche. Je ne suis pas sa mère, ni un flic, ni le curé, je suis sa propriétaire. Il paie, il est discret et poli. Il me convient. Apporte-moi plutôt les verres dans la cuisine, tu seras utile !

Lucia connaissait par cœur ces jérémiades stériles et ces commérages taillés au bon sens du café de la gare. Quand on n’a pas de jugeote, on tourne en boucle celle des autres dans sa bouche ! C’était quand même curieux qu’une femme soit aussi à cheval sur la moralité et la bienséance alors qu’elle s’était fait faire un enfant par un inconnu, voici trente ans. Bien malin de reprocher à sa fille bâtarde, sans père, d’héberger un pauvre pianiste qui rentre à potron minet !

Babette n’avait sacrifié aux exigences de sa réputation que quand Lucia avait quelques années : la fille-mère s’était enfin mariée. « Delongui » était le nom du gentil homme qui avait adopté Lucia, qui avait bruité le moteur d’avion avec les cuillerées de soupe et qu’elle avait appelé « papa » avec joie, mais il n’avait pas planté la petite graine…

‑ Tu prends toujours les garçons, la semaine prochaine, maman ? Ils s’en font une joie, tu sais…

‑ Bien sûr ! Mais ils annoncent de la neige… nous ne partirons en voiture que si le temps est sec ! Ou nous prendrons le train.

Babette emmenait ses petit-fils réveillonner dans la famille. Lucia ne voulait plus avoir de raisons de frayer avec ces gens-là, qui lui avaient fermé la porte comme à une pestiférée quand elle avait eu des problèmes conjugaux, mais elle n’était pas obtuse au point de priver ses enfants de jeux avec leurs petits cousins. Plus tard, ils choisiraient eux-mêmes avec qui ils voulaient entretenir des liens.

‑ Swann adore le froid, cela ne lui fera que davantage plaisir. Je couvrirai bien Solal et il sera ravi de monter dans le TGV… Merci et joyeux noël.

Lucia embrassa tendrement sa mère. Elle avait ses défauts, mais elle ne manquait ni d’amour ni de dévouement.

‑ Tiens, ce n’est pas grand-chose… je l’ai fait pour toi.

Babette ouvrit les bras pour prendre le grand paquet plat emballé de kraft et de ficelle que lui offrait sa fille. Elle ne s’attendait à rien, la sachant dans le besoin, aussi fut-elle émue en voyant le beau tableau à l’encre de chine sous le papier. Lucia avait recopié avec talent le cygne du blason qui ornait la pièce de la tour. Sur le papier de riz, les gracieuses courbes de l’animal se détachaient sur un fond grisé, rehaussées de peinture d’or, pleines de majesté. Des petits détails japonisants comme de délicates fleurs de cerisier ou le profil suggéré d’un dragon et d’une grue apparaissaient à l’arrière-plan. L’ensemble était superbe. La petite pagode gracile que portait l’oiseau en guise de couronne donnait à son port de tête une grandeur insolente.

‑ J’ai trouvé l’encadrement et le verre dans le cagibi du deuxième. Cela te plaît-il, dis ?

‑ Tu as beaucoup de goût et un don évident pour ces choses-là, Lulu. C’est époustouflant, vraiment ! Attends de voir la tête de Fanny, quand elle viendra chercher son linge : elle sera verte d’envie !

La grand-mère comblée et fière partit d’un bon rire. Elle vivait de repassage et de menus travaux de couture. Son intérieur modeste mais arrangé avec soin et harmonie faisait sa fierté, face à ses clientes aisées.

‑ As-tu pu tirer quelques sommes de ce pingre de Clothaire, l’autre fois ?, enchaîna-t-elle, passant mentalement d’un sujet d’argent à un autre.

‑ Oui. Il était, je crois, content des objets que je lui ai vendus. Certains ont déjà trouvé preneur. Je le solliciterai encore, dès que j’aurai eu le courage de m’atteler à toutes les antiquités des étages.

‑ Ne cède pas toutes les belles choses, Lucia. Je crois que Monsieur Franck n’aurait pas aimé ça…

L’Heure des Sorcières, d'Anne Rice

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Quatrième de couverture :

Des siècles durant, les sorcières de la famille Mayfair ont dû fuir les persécutions. Aujourd'hui, elles vivent en paix à La Nouvelle-Orléans. Mais Lasher, l'esprit qui les hante, rage de les voir se détourner de la magie. Rowan, la treizième sorcière, héritière des pouvoirs ancestraux, est enceinte. Elle accouche la nuit de Noël d'un enfant prodigieux : en quelques heures, il acquiert sa taille adulte, parle et marche...


L’Heure des Sorcières est le deuxième livre de la trilogie formant La Saga Des Sorcières. Son titre original est Lasher. Un titre bien plus adapté a mes yeux dans le sens où l’histoire se concentre presque exclusivement sur Lasher, l’esprit vengeur de la famille Mayfair. Ce volume nous présentera également Mona Mayfair, qui malgré son jeune âge se révélera un personnage très important. Mais, dans le souci de ne pas vous gâcher certaines surprises, je ne vous en dirai pas davantage.

L’Heure des Sorcières commence donc là où Le Lien Maléfique s’est achevé. Lasher s’est incarné dans l’enfant de Rowan et Michael et s’échappe en enlevant Rowan. Dans la maison de First Street, la famille Mayfair s’organise pour la retrouver et éliminer l’Esprit avant que celui-ci ne décime la famille, et probablement le monde connu.

L’intrigue nous fera suivre deux histoires, celles-ci se déroulant plus ou moins en parallèle. La première nous relatant les efforts de la famille Mayfair pour retrouver leur membre disparue – et présumée morte, alors que la seconde nous plongera dans le calvaire de Rowan. Comme je le disais, ce tome est centré sur Lasher. Nous y apprenons ce qu’il attend de la famille, les difficultés de sa vie contemporaine, mais aussi les détails de sa naissance, de son espèce, et de sa première mort par l’intermédiaire d’un long récit qu’il fera au Talamasca. Talamasca qui se révélera bien plus manipulateur et opaque qu’au premier abord. Sachez également que nous en apprendrons énormément sur la famille Mayfair, principalement sur l’enfance de Julien, et des liens plus ou moins étroits qu’il a entretenus avec Lasher.

Mona Mayfair, fillette issue de la « branche dissidente » des Mayfair, va jouer un rôle prédominant dans les recherches pour retrouver Rowan, mais aussi pour tisser des liens qui se révéleront primordiaux pour rapprocher tous les Mayfair, ainsi que se faire des alliés dans le tentaculaire Talamasca. Il ne fait nul doute que son rôle grandira davantage dans le troisième et dernier volume de la Saga des Sorcières.

Le style si caractéristique d’Anne Rice est toujours présent, et ce, pour notre plus grand bonheur. Notons que contrairement au premier volume, l’histoire commence sans temps mort et permet de s’y plonger directement. La qualité étant au rendez-vous, et dans la même lignée que Le Lien Maléfique, je ne peux que vous conseiller la lecture de L’Heure des Sorcières. Mais prenez garde à ne pas vous laisser attendrir par les sanglots d’un Esprit, ou vous pourriez le regretter. Amèrement.

L’Heure des Sorcières, Anne Rice – Pocket 2012

Masculin / Masculin au muséee d'Orsay

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Jeune homme assis, Hippolyte Flandrin, 1855
 Masculin/Masculin qui se tient actuellement au musée d’Orsay fait partie des expositions à aller voir pour se réchauffer le corps. C’est un évènement particulièrement moderne dont nous fait part le musée. Déjà par son initiative de retracer deux siècles du corps nu masculin, mais aussi pouvoir observer la qualité des modèles et l’évolution des mentalités sur ce corps. Ormis auLéopold Museum de Vienne à l'automne 2012, jamais sujet, aussi florissant soit-il, n’avait été abordé par les académies, soulignant justement un problème de pudeur qui s’est imposé sur ce nu à travers ces deux derniers siècles.
Car ici c’est le corps nu masculin qui est mis à l’épreuve pour les beaux yeux d’un public mi-farouche, mi-gêné, de déambuler dans une dizaine de salles aux statues et tableaux sans retenue.
La rétrospective répond très bien à la question de pourquoi une telle exposition n’a jamais été faite auparavant. Les codes du nu masculin changent à travers les sociétés. Et les regards ne se sont pas penchés de la même façon et ont parfois littéralement transformé la vision artistique. L’exposition révèle même une réflexion très pertinente sur l’évolution des mœurs, des consciences, l’arrivée du monde industriel et son influence sur le corps. 

Le XIXe siècle marque le schisme qui s’est crée dans l’art sur le regard adressé au nu masculin.C’est l’académie qui a remis au goût du jour le modèle absolu de l’Antiquité, la représentation du genre humain. Au XVIIIe siècle, le nu masculin est un canon type, il permet de montrer la technicité du corps à travers la main de l’artiste. L’homme est un modèle extrêmement complexe à reproduire. La femme possède beaucoup de rondeurs et de traits plus faciles à exécuter, tandis que l’homme est fait de muscles et de torsions.
L’homme, le masculin dans tout son état d’être : un modèle, une conscience, un existentialiste, un modèle de machine, un objet du désir…
Il est d’abord l’idéal classique, dont on se sert pour représenter les thèmes mythiques de l’Antiquité, c’est le nu héroïque, au point presque risible, si l’on prend le recul du XXIe siècle, que les hommes qui se battent sont toujours représentés nus. Le corps a cette époque n’a pas de pudeur, il expose la force et le combat.

Patrocle, Jacques Louis David,1780

Ulysse et Télémaque tuant les prétendants, Louis Léon Vincent Pallières, 1812

Philoctète blessé, Nicolaï Abildgaard, 1775
 Ensuite, le corps est devenu non plus un modèle pictural, mais un modèle à part entière, voire une idole ; il faut lui ressembler, retrouver sa force, c’est toute la partie des dieux du Stade qui d’ailleurs montre bien la récupération des nazis de ce modèle de « perfection », l’homme élevé à sa plus grande hauteur, sa torsion la plus haute.

Lutteurs, Henri falguière, 1875
La fin du XIXe siècle est marquée par l’arrivée de l’industrialisation, et le corps est là aussi mis à l’épreuve, car on va le photographier, l’observer sous toutes ses coutures pour comprendre ses actions, ses torsions, ses muscles et sa force. La force est le maître mot de l’exposition car toujours l’humain se tournera vers elle pour comprendre mieux qui il est, c’est une association constante. Humain qui sera d’ailleurs mis en relation avec son contraire, l’éphèbe, l’efféminé que l’on retrouvera à la fin du parcours de l’exposition.

Un saut à la perche,Georges demeny, 1906, chronophotographie
Photo d’étude sur le nu, Louis Igout
Cependant l’artiste prend le dessus sur le corps. Il se met en recul par des autoportraits. Il veut représenter ce qu’est le corps pour lui et sa conscience aussi. L’exemple d’Egon Schiele est très révélateur du début du XXe siècle et du questionnement existentiel, de la place de l’homme et de la place de son corps dans la société nouvelle, le corps révèle l’esprit, si l’esprit est torturé, le corps le sera aussi, c’est une manière de combattre le préjugé du modèle qui montre sa force, ses muscles. Ici on retrouve l’homme avec ses faiblesses, ses peurs, ses questionnements.
 
Predicateur, Egon Schiele, 1913
David et Eli, Lucian Freud 2003
L’existentialisme prend part au parcours, avec le corps face à la mort, à la colère, à la peur, à toutes les émotions qui sont multipliées par la vision du corps vivant dans toute sa nudité.

Job, Leon Bonnart, 1860
 
Mort pour la patrie, Jean Jules Antoine Lecomte de Nouÿ, 1892
L’ange déchu, (détail du visage), Alexandre Cabanel, 1847
Avec une sculpture perturbante, représentant le corps de son père mort et nu, Ron Mueck plonge le spectateur dans la contemplation de la vérité de son propre destin, l’interroge sur la finalité de l’être. Cette œuvre fait partie des plus troublantes de l’exposition

Père mort, Ron Mueck, 1996
Une partie de l’exposition se penche sur la place l’homme dans la Nature, posant la question encore une fois, mais beaucoup moins centrée sur l’égo, de son existence, de l’existence de ce corps au milieu de la nature florissante.
Les Baigneurs, Edvard Munch, 1915

Baigneurs, Paul Cézanne, vers 1890
On y découvre aussi le corps dans la douleur, la torsion poussée à son paroxysme, le meurtre, l’enfer, la force de l’homme contre lui-même

 Ixion précipité dans les enfers, Jules Delaunay, 1876
 
Abel, Camille Bellanger, 1874
Après une succession foisonnante et appétissante de salles qui résonnent dans le corps et l'esprit et mélangent des oeuvres anciennes et modernes, comme celles des photographes Pierre et Gilles qui sont disséminées tout au long du parcours, l'exposition se termine par une immense salle coupée en deux, comme si deux voies s’ouvraient pour le spectateur. Il est amené à voir l’homme prenant en compte toute sa part féminine, celui-ci prend les traits de l’éphèbe, plein de sensualité et de sensibilité. Il est l'objet du désir.

 Oedipe et le Sphynx, Gustave Moreau, 1864
L’école de Platon, Jean Delville, 1898
De l’autre côté, c'est la Tentation du Mâle. C’est une pièce de jouissance du masculin... L'homme devient un désir que l'on peut qualifier d'homosexuel, où il n'y pas de féminité, comme pour laisser une belle place à l’exploration du corps de l’homme, comme il n’avait jamais été osé désiré par le regard de l’homme. Aussi, le tableau d’Orlan, Origine de la guerre, où le sexe de l’homme serait l’origine de tous les combats, amène une réflexion sur la toute puissance de cette masculinité et son hyper-sexualité.

Salem, Will Mc Bride 1959

Le bain, Paul Cadmus

 L’origine de la guerre, Orlan
Cette exposition est vraiment à voir, pour comprendre et découvrir le parcours du nu masculin, pour avoir un autre regard sur ce corps nu, le prendre en considération, oser le regarder pour la première fois, se délecter de cette offrande donnée par le musée d’Orsay jusqu’au 2 janvier. 


Exposition Masculin / Masculin, Musée d’Orsay du  24 septembre 2013  au 2 janvier 2014.

Jane Wonder, illustratrice cosmique

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Jane Wonder est une illustratrice de BD et de livres jeunesse, dont les inspirations sont plutôt à voir du coté de la spiritualité. Le bien-être du corps comme de l'esprit lui tient très à coeur, et est même expliqué dans sa BD personnelle : L'abécédaire du Petit Yogi. Son trait fin, ses personnages plein de malices, les illustrations poétiques qu'elle poste sur son blog, tout ceci m'a plu, et j'espère que cette interview vous fera tomber sous le charme de cette artiste !


 ~ Bonjour Jane ! Tu es illustratrice depuis quelques années, peux-tu nous dire depuis quand tu t'adonnes à ce métier et d'où vient cette passion qu'est le dessin ?

La passion du dessin m'est venue toute petite. J'étais plutôt timide, et grâce au dessin je pouvais exprimer des choses que je n'arrivais pas à exprimer autrement. C'est comme ça que j''ai commencé à me créer un univers. Je me suis lancée dans l'illustration un peu tardivement il y a quelques années. Après mes études d'arts appliqués, j'ai bossé dans la pub, puis dans le cinéma d'animation, puis je suis revenue dans la pub, et ensuite seulement, je suis revenue au dessin et à l'illustration.

~ Tu illustres principalement des livres pour enfants, pourquoi ?

Au départ c'est Josette Wouters est qui venue vers moi pour que j'illustre Le petit poireau qui ne voulait pas devenir de la soupe. Puis j'ai rencontré d'autres auteurs jeunesse qui m'ont proposé de d'illustrer pour eux, et j'ai surfé sur la vague avec beaucoup de plaisir. Et comme j'ai une légère préférence pour l'illustration et la bd adulte, je me défoule sur mon blog...


~ L'abécédaire du Petit Yogi est une sorte de leçon spirituelle et de bien-être dédiée au enfants. Comment as-tu pensé ce livre et qu'est-ce qui t'a plu dans ce projet personnel ?

Pour l'abécédaire, je voulais partager toute la joie de mon parcours d'éveil spirituel. Il y avait toute cette belle énergie en moi que je voulais transmettre ! Comme cet album reflète un cheminement personnel, j'ai utilisé mon personnage totem Jane et l'ai rajeuni pour que l'album puisse s'adresser à tous. Histoire de parler aux enfants, mais aussi et surtout à l'enfant qui est en chacun de nous, et qui nous connecte avec cette joie essentielle. Cet album a mis un certain temps à voir le jour. Il a mûri au fur et à mesure de l'apparition des images, et d'un jeu entre les mots et les images. Je redevenais moi-même un enfant, et je me suis émerveillée de cette liberté d'être et de créer.

~ Tu sembles très sensible aux causes écologique, de santé et spirituelle, peux-tu nous expliquer pourquoi ?

De mon point de vue ces causes sont essentielles ! Si chacun se responsabilisait sur sa propre santé, écoutait son corps, se reconnectait à la nature et à son âme, et si chacun prenait conscience de l'impact de ces attentions sur le monde, la vie sur cette planète serait toute autre... 


~ Quelles sont tes inspirations ? La nature est très présente dans tes illustrations.

Mes inspirations sont cosmiques! J'aime créer selon mes ressentis du moment, et des saisons. Et nous vivons des transformations au même rythme que la nature, au gré des vents et des mouvements planétaires... La nature éveille nos sens et nous relie à l'essence de ce que nous sommes. Je suis fascinée par la capacité de l'être humain à se transformer, à s'éveiller. Je trouve ça très beau parce que c'est ce qui fait de nous les enfants de la Nature. Il y a pour moi beaucoup de beauté et de poésie dans cette perpétuelle et joyeuse mutation !

~ Quels sont les sujets que tu préfères travailler ?

J'aime me plonger dans les univers féeriques et cosmiques, m'élancer dans les thèmes de la danse, du contact divin et de la trinité. Mettre en images, en mouvements et en couleurs ces fameux événements intérieurs...


~ Y'a-t-il des dessinateurs que tu admires ?

Des anciens maîtres comme Mucha, Dürer ou Moebius... Et beaucoup trop d'autres pour les énumérer!

~ T'exprimes-tu autrement que par le dessin ?

J'adore créer des images destinées à être gravées, des linogravures et des eaux-fortes principalement. C'est lié au dessin, mais il y a un rapport plus intense avec la matière. J'aime beaucoup la peinture de l'icône pour ce que j'y expérimente sur le plan spirituel. La photographie me permet de jouer et créer avec la lumière et les éléments. Et pour le plaisir et l'équilibre des énergies du corps, je danse, je chante et me suis mise récemment au violon ! 


~ Quels outils utilises-tu pour tes illustrations ?

De tout, du crayon à l'encre en passant par le pastel ou la peinture de temps en temps, ainsi que le papier découpé. Et le numérique bien sûr, que ce soit pour la photo, améliorer une illustration, ou pour créer directement sur la tablette... Selon l'humeur et la saison...!

~ Tu tiens un blog depuis longtemps, comptes-tu un jour en faire un livre ? Qu'est-ce qui t'a poussé à en tenir un ?

Au début, le blog était un défi à relever. Dessiner plus régulièrement, développer mon univers, partager, se mettre à nu... Et ça a été aussi enrichissant que libérateur ! L'aventure du blog m'a donné confiance en moi. Et j'y ai finalement trouvé un espace vivant d'échanges. D'un seul coup, je ne me retrouve plus toute seule toute nue devant mon écran, mais toute nue avec d'autres personnes toutes nues aussi, dans un espace libre rempli de belles énergies ! Enfin, c'est mon ressenti...
Je prépare effectivement un carnet qui regroupe mes aventures intérieures toutes en bd... Maintenant j'attends le feu vert de l'éditeur!


~  Enfin, quels sont tes projets (livre, illustrations, expo, etc) ?

Après L'abécédaire du Petit Yogi paru aux éditions du Courrier du Livre, arrive très prochainement www.GrandMéchantLoup.com, un album jeunesse méga fun auto-édité, dont j'ai illustré les textes de Maxime Gillio. Suivra pour la mi-décembre de cette année Ô Jean Bart, quel bazar ! une troisième collaboration avec J. Wouters aux éditions Nord Avril. D'autres projets sont en cours, mais il est encore trop tôt pour en parler!


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En découvrir plus :


Miscellanées phorographiques [3] : Au bûcher !

La pieuvre amoureuse, quand un photographe et un écrivain se rencontrent

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La pieuvre amoureuse est une sorte de légende depuis le XIXe siècle. Il s'agit tout d'abord une estampe de Hokusai, qui illustrait un recueil de poésie Kinoe no Komatsu publié en 1814. Cette estampe a été nommée Le rêve de la femme du pêcheur, où on peut voir une pieuvre -ou poulpe- caressant une femme nue. Elle a eu une belle postérité et est à l'origine du "hentai", mangas à caractéristiques pornographiques japonais. L'amante de la pieuvre a séduit de nombreux artistes et écrivains contemporains, et ce sont Patrick Grainville, romancier primé, et Pierre-Joël, photographe, qui ont eu l'idée d'une collaboration, publiée sur Les Editions du Faune en exclusivité !

Le rêve de la femme du pêcheur, Hokusai

Patrick Grainville est un écrivain français qui a reçu le Prix Goncourt en 1976 pour son roman Les Flamboyants. Il écrit également sur la peinture et a enseigné le Français. Le Baiser de la pieuvre, paru en 2010, reprend le thème de Hokusai, et étoffe le mythe. Le roman raconte la rencontre érotique de Haruo, adolescent japonais, et Tô, belle veuve qui entretient une relation sexuelle étrange avec une pieuvre...

Pierre-Joël est photographe auteur, centrant son oeuvre sur le corps, son étrangeté et son pouvoir érotique. Après plusieurs expositions dont la dernière à Berlin, il souhaite exposer sa série "Le Baiser de la pieuvre"à Nantes en 2014, mêlant performances et lectures de Patrick Grainville, avec qui il s'est lié d'amitié.

Voici leurs textes et les photographies, qui sont à regarder sans modération !




Texte de Patrick Grainville :


Ecrire, photographier la pieuvre.

L’idée m’est venue, de façon très inopinée, sans réflexion préalable, d’écrire un roman à partir de l’estampe célèbre d’Hokusai : Le rêve de la femme du pêcheur. Je ne me suis pas posé de problèmes techniques mais me suis abandonné à la rêverie de la pieuvre et de la femme enlacées. Au niveau du fantasme, cela coule de source et l’imaginaire humain est peuplé de pieuvres, de sirènes, de femmes liées au monde océanique, aux créatures des profondeurs. L’écriture de la pieuvre dans Le Baiser de la pieuvre s’est révélée étrangement facile et fluide. En me relisant plus tard, j’ai compris que la pieuvre était à la fois phallique par ses tentacules, sa capacité d’exploration, de pénétration tous azimuts et féminine par sa forme de rosace pulpeuse, de vulve solaire, de sexe polymorphe. Animal orgastique parcouru d’élans, de convulsions, de spasmes. Jouissance de la pieuvre !

Les photos de Pierre Joël m’ont vivement intéressé car il tentait de faire passer le fantasme dans la réalité. Au fond, les mots pour moi étaient d’un usage plus aisé, car abstrait. Ils laissaient libre cours à l’imagination. Mais la quête de Pierre Joël est tendue vers la visualisation d’une scène jusqu’ici fantasmagorique ou picturale. Il a essayé d’abord d’unir la nudité féminine à des pieuvres réelles achetées chez le poissonnier ! Il a fait fort ! On imagine les pieuvres gluantes et molles ! Il a renoncé, car il perdait la plasticité vivace de la pieuvre, de ses lacis reptiliens. Les évolutions de sa beauté multiple et marine. Il ne se découragea pas mais fabriqua un fétiche de pieuvre qu’il put manœuvrer autour de ses Nus. Cela a donné des images, des angles, des visions étonnantes. Mais le voilà qui veut progresser encore dans la réalisation du fantasme. Il projette une machine téléguidée qui rivaliserait avec les effets spéciaux des films hollywoodiens.

Faut-il réaliser le fantasme, le visualiser objectivement ? Rien ne s’y oppose même si le pari est vertigineux. Démiurgique ! Voir, photographier la pieuvre pour de vrai étreignant le corps d’une femme, s’unissant à la chair, copulant avec elle. Passage à l’acte et transgression ! J’ai rêvé d’une Bande Dessinée qui aurait figuré la pieuvre de mon roman. Pierre Joël ne se contente pas d’un dessin abstrait, il veut voir, toucher sa vision, palper la pieuvre tentaculaire et palpitante ! Lui donner vie ! Sa créature va-t-elle le vampiriser comme dans les mythes, s’animer pour de bon et envahir l’espace et les corps ? C’est toute la différence entre représenter et réaliser. La pieuvre est le plus fascinant des pièges. Extirpée de l’océan, comment va réagir la  naïade dotée d’une grande intelligence, armée de son bec redoutable et de ses huit bras étrangleurs et voluptueux ?

 


 ~  ~  ~  ~

Texte de Pierre-Joël :


Tout comme certains communiquent par les mots, je communique par l’image !

Mes images transmettent des messages, des émotions que j’ai en moi et que j’ai envie de partager. Arrivé par hasard à la photo de nu, j’ai choisi ce support pour communiquer mes sentiments, rêves et angoisses.

La base même de mes créations artistiques est la documentation sur les sujets que je veux traiter. Attiré par l’art érotique japonais, je me suis tout naturellement intéressé à la pieuvre qui illustre de nombreuses histoires. Bien entendu ma première confrontation de la pieuvre et l’érotisme a été l’estampe de Hokusai : Le rêve de la femme du pêcheur.
La pieuvre, animal mystérieux, d'apparence quelque peu fantasmatique, avec ses huit bras armés de ventouses et son œil (presque humain) toujours vigilant, elle a de tout temps fasciné l’imaginaire des hommes, qui lui ont attribué tantôt une dimension monstrueuse avec des pouvoirs surhumains, tantôt une symbolique érotique avec tous les fantasmes qu’elle peut déclencher.

Très rapidement limité par la taille et la consistance des pieuvres achetées chez le poissonnier, j’ai pris le parti de fabriquer ma propre pieuvre géante qui outre une taille proche de l’humain, garde sa forme et ne sent pas de manière pénétrante le poisson… Armé de mes connaissances artistiques, de mes désirs et de ma motivation à créer, j’ai élaboré plusieurs mises en scènes de la pieuvre et la femme.

Suites aux premiers résultats photographiques, un ami attire mon attention sur l’existence du roman Le baiser de la pieuvre de Patrick Grainville. Étonnamment, ce que Patrick Grainville exprime avec des mots, je l’ai exprimé par des images…
Il m’était alors tout naturel de me mettre en relation avec Patrick Grainville pour partager notre vision érotisée de cet animal et exprimée dans des registres différent.




Mélisandre, poètesse et muse

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Sandra Karuna, alias Mélisandre, est modèle professionnelle et écrivaine depuis plus d'une dizaine d'années. Elle a travaillé pour des peintres, sculpteurs, des ateliers de peinture, l'Ecole des Arts Décoratifs de Paris, l'Ecole Nationale des Beaux Arts de Paris, et des photographes. Justement, elle illustre dorénavant ses recueils de poésie avec ses travaux photographiques. Elle a eu la chance de poser pour Dorianne Wotton, Olga Valeska, Martial Lenoir ou encore Helen Warner. Plusieurs de ses recueils sont publiés aux éditions Ordibili et aux Presses Littéraires. Elle récemment sorti deux recueils :Cendres et Fantômes Lunaires. Elle a eu la gentillesse de m'envoyer son dernier livre, afin de vous le présenter.

Fantômes Lunaires est composé de 80 pages, contenant poèmes et photographies de Dorianne Wotton, Lizzie Saint Septembre, Isabelle Royet-Journoud, Sophie Boss, Isaure Anska, Emmanuel d'Auzon, Jean-Claude Apert, et Marjorie Bernard. Ces photos en noir et blanc montrent Melisandre dans des endroits mystérieux : plage, chambre, couloir, bibliothèque, etc. Mélisandre pose dans ces atmosphères brumeuses, comme un fantôme, afin d'illustrer l'évanescence de toute chose. Les poèmes sont en prose, aussi doux que l'auteure, et les thèmes abordés sont la nostalgie du passé, les paysages chéris, le souvenir d'une personne... Le tout est très introspectif, Mélisandre écrit avec son âme, avec ce qu'elle ressent. Elle est très inspirée par ses voyages, la littérature et la peinture du XIXe, et tout ceci donne un coté suranné à son recueil qui fait grandement plaisir. On a comme une impression tenace d'avoir remonté le temps...

Mieux que tous ces mots, voici quelques poèmes entrecoupés de photos (qui ne sont pas toutes publiées dans le recueil).

L'oraison, par Isaure Anska

Questions au rêveur

As-tu dansé en mesure
Au rythme de ton pouls qui chante ?

As-tu senti et écouté
La musique sourde de ton coeur écarlate
Et ses palpitations déraisonnées ?

Entends-tu la voix turbulente de ton âme
Qui ruisselle comme une eau pâle ?

As-tu bu des yeux la fièvre du sang ?

Devines-tu le secret de ta vie lunaire ?

Lunatique, sens-tu en toi le feu ardent des passions ?

As-tu embrassé du bout des lèvres ta mort ?

Ma jumelle fantôme, par Lizzie Saint Septembre

Ôde au vent mauvais

Giflée par le vent
Aveuglée de brouillard
Touchée par tes bords de mer
Ton souffle houleux
Raidit ma nuque
Un coup de vent libère
Une hirondelle qui vole folle
Dans la cale de ma tête

Les doigts de la bise
Me griffent et m’agrippent
Ployée je plie sous ton poids
L’eau salée des bourrasques
Est mouillée du sang de mes pleurs

Je t’implore à genoux
Viens m’aider
Me tourmenter encore
Vent violent
Qui m’aime à mort.

Lévitation orphique, par Olga Valeska

Océan de neige

Flocons de neige tombent lentement
Paysage pur et blanc
L’Irlande dans un manteau de glace
La mer blême
Pluie de pétales de givre
Pluie de fleurs de lys pâle bouquet
Pâle course des nuages violets

Les anges pleuvent silencieusement
Pleurent discrètement
Les âmes sont en pleurs les âmes sont en larmes
Flocons de neige tendre tombent lentement
Les anges pleuvent des larmes gelées
Les âmes sont en larmes les âmes sont en pleurs

Sous l’éclat sec du soleil
Fond la blanche magie
Qui étincelle et se marie aux rayons d’or
Aux rires joyeux des anges
Aux faisceaux de lumière
Aveuglant l’oeil de clarté
Et baignant le cœur
Ivre de sérénité.

par Jess photography

A la lueur de la bougie

Dans l’étrange nuit, à la lueur de la chandelle
S’ouvre le bal des âmes survolant l’océan blanc,
Survolant l’océan blanc...

Les aïeux valsent, j’entends le froissement de leurs ailes
Mêlé au mugissement des vagues,
Réveil à la vie, dans la tornade dansent dansent
Les ascendants...

La bougie se consume doucement,
La cire coule dans le bougeoir, la flamme s’éteint
La flamme s’éteint...

Flamme pure, ocre : si c’était l’âme sereine ?
L’âme baignée à jamais dans l’éternelle clarté
L’âme à jamais dans la clarté...

La bougie s’est éteinte, plongée dans la ténébreuse opacité,
Ni chaleur des corps, ni amour des hommes
Au cimetière où tout est si beau si calme
Ni murmure ni chuchotement
Rien qu’un silence apaisant...

Mon âme tremble dans le songe radieux.
Je rêve du fracas des vagues de sang sur les rochers,
Un banc de mouettes s’envole dans des cris,
Les cloches d’une église incendiée
Ebranlent le silence...

Le tic tac nébuleux d’une horloge rythme mon cœur,
La nuit d’encre pousse un soupir,
La ténèbre blanchit...

Des nuages en corolle forment une auréole
Sur la tête rougie du Christ...

par Martial Lenoir

par Dorianne Wotton


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En découvrir plus :

Voyages au coeur des montagnes avec Ambre de l'Alpe

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Ambre de L'Alpe est une formidable photographe de paysages. Acharnée de la route, poursuiveuse de rêves et de terres désertes, Ambre traque la beauté dans les montagnes, les forêts, ainsi que chez les gens. Elle s'adonne depuis peu aux mises en scène, toujours dans des endroits sylvestres. A 21 ans, Ambre a fait de la photographie son métier, et a déjà vécu plus que la plupart d'entre nous. Voici son interview !



~ Hello Ambre ! Depuis quand t'es venue la passion de la photographie, et qu'est-ce qui te plait dans cette pratique ?

Hey ! La passion de la photo m'est venue il y a très très longtemps (enfin à mon échelle). Je me vois encore demander à ma mère si je pouvais prendre des photos avec son petit appareil, quand j'étais petite... A 9 ans j'ai eu mon premier appareil : un petit compact olympus argentique, sans zoom. Je me souviens qu'on me disait souvent qu'il fallait que je mette des gens devant le décor, parce qu'un décor tout seul, ça ne vaut pas grand chose. Et moi je m'acharnais ; non, le paysage est beau, je ne vois pas pourquoi je mettrais quelqu'un dessus !
Quand j'ai eu 12 ou 13 ans, je me suis achetée un appareil numérique, qui permettait de zoomer énormément. J'adorais regarder les détails au loin, prendre une photo et découvrir des choses en l'agrandissant, immortaliser juste un bout de montagne...
C'est au lycée que j'ai pu avoir mon premier reflex, et à partir de là, c'est devenu plus qu'un passe temps ou un "hobby" (ce mot est étrange, je ne sais pas pourquoi il me fait penser à une sorte de guimauve rose), c'était un moyen d'expression, une façon de voir des éléments que je n'aurais pas remarqués si je n'avais pas été -ou ne m'étais pas imaginée- derrière l'appareil, une façon de rechercher et d'illustrer la beauté des lieux ou choses. Et de les interpréter à ma façon, finalement... Un peu comme la musique ou la peinture...
C'est ce qui me plait là dedans je pense, c'est chercher la beauté et tenter de l'illustrer, rendre hommage aux lieux que j'explore, depuis moins longtemps aussi aux personnes que "j'immortalise" (c'est un peu pompeux, on reste tous mortels), surtout dans des mises en scène et quasiment toujours dans la nature.

~ Peux-tu nous raconter ton parcours de vie ? Il est peu commun et intéressant !

Je peux essayer ! Alors... bon, comme un peu tout le monde de nos jours, je suis allée à l'école, en horaires aménagées musique pendant un certain temps. Primaire - collège - lycée. J'ai fait du violoncelle au conservatoire pendant 10 ans environ, je crois, et suis ridiculement partie à un an d'un diplôme (c'est un peu bête). J'ai toujours fait un tas de choses en plus des cours conventionnels, du bricolage, un peu de dessin, je lisais beaucoup, j'ai même fait un peu de broderie, de tissage et de menuiserie !
Chaque été, je partais randonner dans les Alpes avec ma mère. On passait quelques semaines dans un camping à faire une balade presque tous les jours. Ces paysages m'ont toujours attirée et fascinée, je voulais aller plus loin, essayer de voir des animaux, chercher des cristaux, tout savoir, les cailloux, les fleurs (et au bout d'un moment prendre des tas de photos).
J'ai assez vite voulu monter plus haut, aussi, et à partir de 15 ans j'ai fait pas mal d'alpinisme. Et j'ai appris que c'est très, très dur de convaincre un guide qu'une petite demoiselle comme moi est capable de porter son gros appareil photo en plus du reste.
Mais bon, toute cette liberté, c'était l'été, et uniquement l'été. Le reste du temps, j'allais en cours, je m'occupais à mes activités multiples, je courrais un peu ou faisais du vélo, de l'escalade ... J'ai fini par avoir mon bac scientifique avec une bonne mention et je me suis inscrite en première année de médecine. Je voulais être kiné, mais avec la mode des nouvelles réformes, ce n'était plus un petit concours pour entrer directement en école mais une première année commune obligatoire pour toutes les "études de santé". Merveilleux... J'ai donc découvert la joie des amphis et des retransmissions de vidéo projection (un seul professeur pour 6 amphithéâtres, pour qu'on ait tous le même cours... à condition qu'il y ait une proportion acceptable de gens qui essayent d'écouter / que la proportion de ceux qui ont décidé de ne pas écouter ne fasse pas trop de bruit et n'envoie pas trop de choses à travers les rangs / que le vidéoprojecteur fonctionne). J'ai essayé d'être sérieuse un moment, mais cela a vite assez mal marché. Au bout d'un moment, je n'allais plus en cours, il y avait nombre de choses qui ne m'attiraient pas du tout dans ce "tronc commun obligatoire", et j'ai vite fini par passer plus de temps à faire des photos qu'à apprendre des notions médiales ou pharmacologiques. En tant que boursière, ma mention au bac me donnait droit à une somme tous les mois... que j'ai utilisée pour acheter des billets d'avion et partir en exploration. Evidemment, je n'ai pas eu mon année, j'ai retenté l'année d'après mais il devenait évident que l'ambiance de la fac ne me convenait pas. J'ai donc décidé de me consacrer à ce que j'aime vraiment faire et j'ai essayé de me déclarer en tant qu'auteur photographe, au bout de plusieurs mois de course d'un bâtiment administratif à un autre, j'ai tout annulé et recommencé, et à présent je suis (normalement, on ne sait jamais avec l'administration française, j'ai l'impression) photographe-artisan auto-entrepreneur.



 ~ Tu sembles avoir beaucoup la bougeotte, pourquoi tous ces voyages ?

Parce que j'ai envie de tout découvrir ! Enfin disons plutôt qu'ici en France, il y a des endroits magnifiques, mais l'isolement est plus que relatif. Presque où qu'on soit, en moins d'une demi-journée de marche on retrouve une ville ou un village, la nuit on voit les lampadaires au loin, il y a souvent beaucoup de monde sur les sentiers, et de plus en plus de chemins partout... Et il n'y a vraiment pas de "point noir" sur la carte. Tout est déjà vu, photographié, et lorsque quelque chose ne l'est pas beaucoup il le devient vite dès qu'un photographe publie une image en évoquant le lieu. Certes on n'a pas tous la même vision des choses, on ne revient pas tous d'un même endroit avec les mêmes images, on n'a pas non plus tous le même but ou envie, mais décidément il devient bien difficile d'être seul par ici !
Et pour moi, le fait d'être un peu dans l'inconnu, autonome, libre et loin de la civilisation est très important. Généralement, les voyages font plus rêver que la colline qu'on a derrière chez soi... J'aime vraiment l'idée de découvrir, d'être loin des villes et de voir des paysages qui ressemblent à d'autres mondes.

~ Tu es allée entre autres, en Norvège, en Islande et en Patagonie, as-tu des anecdotes à nous faire part ? Des souvenirs qui t'ont marquée, des émotions ?

Toujours des pays froid, on constate! J'ai l'impression que la première chose à savoir quand on part en voyage avec moi, c'est qu'il y a un risque non négligeable d'être mouillé, et gelé s'il fait assez froid, hum.
De la Norvège je garde surtout le souvenir d'un sac trop lourd (plus de 35kg pendant un moment) et d'une météo qui avait l'air de se jouer de nous : avec l'ami avec qui je voyageais, on a campé trois jours au pied d'une montagne qu'on n'a jamais vue, à part lorsque le brouillard s'est levé au moment d'embarquer sur le bateau qui nous emmènerait bien loin ! Le seul vrai couché de soleil que j'ai eu la chance de contempler, c'était le dernier soir (j'ai couru dans tous les sens avec mes collant troués, mes baskets pas lacées et ma doudoune, des moustiques se sont empressés de profiter des trous dans les collants pour s'y infiltrer, j'ai atteint le sommet d'une éminence, mais il y en avait une autre derrière, du coup j'ai encore couru, j'ai fini par voir une flaque dans laquelle tout se reflétait, je me suis approchée en prenant quelques photos, puis j'ai posé le trépied pour trouver un bel angle et ... plus de batterie ! Les autres étaient à la tente, en bas... bon.). Puis il y en a eu un magnifique alors qu'on était dans un taxi, puis dans un train, puis chaque jour à mon retour en Alsace pendant deux semaines. Le reste du temps sur place ? Eh bien, il pleuvait, presque tout le temps. Pendant près d'un mois.. ahah. Et quand je suis montée assez haut, il a même neigé début août (!), mais au moins j'ai eu un aperçu de paysages magnifiques qui me donne plus qu'envie d'y retourner.
Et puis je me souviens bien de la journée de mon anniversaire : 25 juillet, il fait environ 5°C. C'est la tempête dehors, on a planté la tente sur un espèce de sentier abandonné au dessus de la ville de Stamsund, il faut ranger les affaires  trempées pendant une accalmie. On prend un bus qui finit par arriver avec une demi-heure de retard, puis un autre. Enfin, nous voilà au départ de la balade. Deux heures de marche, ce n'est pas la mer à boire... C'était sans compter le sac et le sentier ! Je n'aurai pas cru croiser un sentier si... profond. Tellement d'eau que l'herbe était assez imbibée pour que les flaques formées soient plus hautes que mes chaussures ! (L'herbe là-bas doit avoir quelque chose de... marin pour survivre dans des conditions pareilles !). Au début je sautais de cailloux en racines et inversement, mais au bout d'un moment j'ai fini par marcher tout droit en travers de la chose. Heureusement, après le montage de tente sur un tapis de lichen humide, il y avait au menu de la purée aligot lyophilisée, et même un mini gâteau entièrement recouvert de bougies!
Ah oui et, un conseil : n'essaye jamais de dormir dans une gare de bus, même fermée. Entre les hommes louches qui entrent en engueulant les portes et en frappant dans les murs et celle qui a débarqué avec son chien... il y a plus ... paisible, comme ambiance.

L'Islande, j'en retiens que dans la même journée on peut pique niquer en t-shirt et braver une tempête de neige. A l'arrivée au refuge -transformés en bonhomme de neige, cheveux blancs, neige sur la sacoche photo, sur le gros sac, dans les chaussure, on a eu la bonne surprise, après la traversée d'un vestibule dégoulinant, d'apprendre que même si on avait réservé, on est arrivé tard, du coup il faut dormir à deux par couchettes. Et qu'il y a une panne d'eau et de gaz. Le gardien sort dans la tourmente pour chercher de l'eau chaude dans les fumerolles sous la neige pour dégeler les tuyaux pour rallumer le gaz. Plus pratique pour cuire les pâtes !
Il y a aussi mon attirance indéfectible pour les cascades qui m'a encore joué des tours. J'ai aperçu une chute qui avait l'air superbe depuis un bus, j'ai décidé d'aller y voir de plus près. Elle est au fond d'une sorte de canyon que je décide de traverser : l'eau ne doit pas être bien profonde. Jusqu'où suis-je prête à avoir les chaussures mouillées ? Il faudra assumer après... Mais je n'ai vraiment pas envie de les enlever. C'est parti ! Je n'aurai pas cru que l'eau m'arriverait à la taille jusqu'à ce que je sois dedans. Mais c'est trop tard, je passe le défilé, me retrouve dans une sorte d'énorme caverne partiellement ouverte sur le ciel, et suis littéralement inondée en deux secondes. Mais la cascade est magnifique, de l'eau ruissèle sur des rochers troués tapissés de mousse... Je parle toute seule, personne ne m'entend, même moi je ne m'entends pas tellement le fracas de l'eau est impressionnant. Je te laisse imaginer qu'en ressortant de la, j'ai provoqué quelques regards surpris et fous-rires en essorant chaussures et chaussettes (dans lesquelles mon pantalon s'est empressé de re-dégouliner).

La Patagonie... après plusieurs voyages, il reste un point commun traumatisant : les mulots. Mais la première année, valeureux inconscients, on ne s'y attendait vraiment pas, du tout. Après deux jours d'avion et d'attente dans les aéroports, un décalage horaire de 5h, une nuit de 4h, un bus inexistant et un bus qui s'avère être une voiture quatre places, on finit par débarquer à l'entrée du Parc des Torres del Paine. On s'enfonce vite dans le Parc, la nuit va bientôt tomber. On se perd en dix mètres, on retrouve le chemin... La fatigue est grande mais l'euphorie plus grande encore, on marche vite sous nos sacs énormes. En 1h20 au lieu de 2h, on atteint notre premier camp. Montage de tentes (une petite pour les affaires, une grande pour nous), préparation de repas abstrait en manquant de mettre le feu à ma tente : le réchaud se transforme en feu de camp, et nous voilà vite emmitouflés dans nos sacs de couchage, essayant de s'organiser de façon à ce que les appareils photos rentrent, que personne n'ait la tête dans les chaussure, et accessoirement que la tête de Cyril ne dépasse pas. . Le matin, une lueur bizarre apparait derrière le monticule devant lequel on campe. Le ciel s'éclaire et se déchire... Il faut aller voir ! J'essaye de monter, je n'y arrive pas, des bouts de montagne apparaissent fantômatiquement entre des écharpes de nuages jaunes. Je cours partout, réessaye de monter, et après un périple douloureux à travers -dessus, dessous et dans- les arbustes, nous découvrons... un autre monticule. Au bout de quelques minutes supplémentaires d'acharnement la défaite est admise et on retourne remballer le camp. Et les ennuis commencent : un certain problème de mulot. Mon bol en silicone a été troué, et il en est de même pour  la poche à eau de trois litres et l'autre poche à eau. La bestiole est aussi entrée dans la petite tente et a grignoté un paquet de gâteaux, un sachet de soupe, le lait en poudre.... Et troué la bouteille d'un litre et demi dans un des sacs, ce qui a inondé quelques vêtements, imbibé les combustibles solides de mon réchaud de secours et transformé le papier toilette en papier mâché. Bon. Bonne entrée en matière ! Notons qu'on a retenu la leçon : plus rien de comestible accessible dans un tente mal fermée. Résultat des mesures prises : tente trouée pour créer un passage vers la poubelle a l'intérieur, bâtons de marche, œilleton de mon appareil photo, carte de randonnée en plastique sauvagement attaqués (eh oui, plus rien de mangeable n'est accessible, alors il faut manger l'immangeable...).  Plus tard sur le même trek, on s'est retrouvé face à un puma, aussi. Mais il s'est avéré plus intimidant mais bien moins embêtant que les mulots en fin de compte !



 ~ Quel est le pays que tu as le plus apprécié ?

Honnêtement, je n'en ai aucune idée. Je m'intéresse plus à la nature qu'au facteur humain, en voyage, aucun des endroits où je suis allée ne m'a déçue. C'est vrai qu'il y a une différence d'ambiance évidente entre les Chiliens et les Islandais par exemple, et que pour vivre je me sentirais peut être mieux en Islande, mais je n'ai vraiment pas de préférence.

~ Où aimerais-tu aller maintenant ?

Grande question ! J'ai une carte constellée d'endroits qui m'attirent à visiter un jour. J'aimerais entre autres bien retourner en Norvège prochainement, et avoir l'occasion de voir des aurores boréales. L'Himalaya m'attire aussi, mais surtout des lieux qui semblent assez complexes d'accès.
Sinon, j'ai des projets qui ont un lien avec le Grand Nord canadien, mais j'ai l'impression qu'il faudrait presque monter une véritable expédition (si jamais tu connais des sponsors, je suis preneuse !), et actuellement même un billet d'avion est hors de mes moyens. Mais bon, il est sûr que j'ai des tas de projets en attente, pour l'instant toujours dans des endroits isolés, montagneux et froids.... 



~ Tu as voyagé avec Alexandre Deschaumes et Mathieu Lelay, qu'est-ce que leur expérience t'a apporté ?

Des très bons moments. J'ai fait un stage photo avec Alexandre en 2010, et ensuite on a passé beaucoup de temps ensemble à faire des sorties diverses. Je n'avais pas vraiment eu l'occasion de voir la montagne en toute saison avant, j'étais limitée aux vacances estivales, et dans mon entourage personne ne partait comme ça, bivouaquer loin des refuges et des campings... Je peux dire que c'était vraiment bien.
Le premier vrai voyage à visée photo a été la Patagonie en 2011, et passer ces moments abstraits ensemble dans une désorganisation impressionnante a été assez épuisant, mais j'en garde d'excellents souvenirs. C'est souvent plus agréable d'être à plusieurs au bout du monde que livré à soi même...
L'année suivante c'était reparti pour la Patagonie, et après une semaine seule on s'est retrouvé avec Alexandre, Mathieu, Xavier Jamonet et Manue (sa compagne), et un guide pour tenter de faire le tour du Fitz Roy. Sans ce projet (qui n'a pas abouti), je serais probablement restée seule le reste de mon séjour, mais comme j'avais quelques connaissances en alpinisme et que le tour était en grande partie une randonnée glacière, et que diviser les frais du guide par cinq était plus supportable, on s'est préparé ensemble. Mathieu était en plein tournage du film sur Alexandre et, comme il ne me connaissait pas assez, il était prévu que je reparte de mon côté après le tour... Mais comme on s'est tous bien entendus et que personne n'était gênant pour les tournages, on a finalement continué la route ensemble. Ce n'était pas toujours simple d'allier la photo à plusieurs à un même endroit, les prises de Mathieu et l'organisation générale des choses, mais on s'en est sortis je crois ! J'ai appris à essayer de ne pas gêner et à essayer de ne pas être frustrée quand je devais rester à l'écart à certains moments. Mais ça valait le coup, les sorties ensemble ont continué encore la durée du tournage, on a partagé beaucoup de choses.

~ Tu sembles très attirée par les grands espaces et la nature sauvage, qu'est-ce qui t'attire dans cela ?

Je ne sais pas si je saurais l'expliquer, et à vrai dire je ne sais pas si je n'ai pas déjà répondu, en fait ! Ce qui m'attire le plus là dedans, c'est justement le côté "brut", sauvage et préservé, et la solitude, enfin l'isolement. Le fait d'être loin de la société et de ses règles parfois absurdes, d'être lié à la nature et pouvoir la contempler sans qu'il y a ait cinq touristes autour qui mitraillent, une voiture qui passe, un tas de déchets qui trainent ou besoin de dire "Bonjour!" tous les dix mètres. Que l'homme n'ait pas encore touché et pollué ou détruit les endroits que je visite...
J'ai besoin d'être immergée, en quelque sorte c'est peut être un type de retour aux élémentaires, une fuite de la technologie qui s'empare petit à petit de tout et tout le monde. Je ne m'imagine vraiment pas passer le reste de ma vie dans un appartement citadin.



~ A 21 ans, tu as déjà énormément vécu, te sens-tu en décalage par rapport aux gens de ton âge ?

Inévitablement... Et ce n'est pas nouveau, du tout. Je dirais même que ce décalage commence légèrement à s'estomper après qu'il ait été particulièrement flagrant quand je fréquentais des établissements scolaires, collège, lycée ou fac. J'étais bien la seule à aller passer mes récréations dans un noyer, hum. Je m'entendais souvent mieux avec les professeurs qu'avec les élèves, ce qui ne faisait qu'accentuer le décalage, forcément.
Dans un sens j'ai toujours été trop mature, trop responsable, trop... adulte, je crois. Des choses positives avec un "trop" devant. On m'a souvent dit que je ne savais pas m'amuser, et souvent quand bien même j'essaye de faire comme, ce que l'on attend de moi, d'une fille de mon âge, je me retrouve dans mon coin au bout d'un moment. Des fois j'ai presque l'impression d'être la vieille rabat-joie de service, même si je ne suis pas vraiment vieille et que je ne fais pas exprès. Il y a des choses qui devraient me plaire selon les euh, critères de normalité actuels, et dont je n'ai absolument rien à faire. J'entends des fois les étudiants parler de sortir faire la fête, souvent, les soirées entre amis font partie du quotidien conventionnel, mais quand je suis chez moi je ne sors presque jamais, je ne suis encore jamais allée en boîte (ma chambre est une boite, c'est déjà un point commun, non ? A quoi bon changer de boîte), il y a des blagues que je ne comprends pas ; enfin du coup, bon, il y a un décalage évident. 

~ Qu'est-ce que la photographie de portraits et d'événements à de différent avec la photographie de paysage ? Où te sens-tu le plus à l'aise ?

C'est très différent. Un paysage, ce n'est pas réellement immobile, mais ça ne bouge pas vraiment non plus, ça ne parle pas, ça n'a pas d'attentes spécifiques, de volonté de voir le résultat ou d'incapacité de se mettre à tel endroit. Le paysage, je le vois à ma façon et c'est ce que j'essaye d'illustrer, il n'y a que ma vision, mes capacités (monter à un endroit, y rester même s'il fait froid ou préférer aller boire un chocolat, trépied en état de fonctionnement (ou pas)...) qui entre en compte. Si je n'ai pas le courage de sortir de la tente, je n'aurai pas ma photo, tant pis pour moi, de même avec la météo. D'ailleurs pour la photo de paysage, il faut essayer d'être au bon moment au bon endroit, et ça implique souvent d'être prêt à rester à cet endroit là, quitte à y passer la nuit.
Avec les personnes, déjà, être timide, ça n'aide pas, même si les choses vont en s'arrangeant. Mais une personne espère toujours qu'il y aura un résultat qui lui plaira, et on ne peut pas la mettre dans n'importe quelle situation non plus. Genre "Tu peux monter sur l'arbre là bas ? -Euh, non." ou "Tu peux secouer l'arbre pour qu'il y ait de la neige qui tombe ? -Ca  a intérêt à être joli !" D'autant plus si on n'est pas sûr que ça donnera quelque chose. Un évènement, c'est encore bien pire, là le résultat est obligatoire vu que l'évènement est unique. Il y a beaucoup plus de pression, et les gens attendent de toi que tout soit parfait (et quel photographe ne connait pas la hantise du déclencheur qui résonne dans l'église...)
Je suis bien plus à l'aise pour les paysages. Et ça concorde plus avec mes envies de voyages et de grands espaces, même si je me retrouve aussi dans les portraits dans la nature et les mises en scène, maintenant.


    
~ Après les calendriers, projettes-tu de créer un livre sur tes photographies de voyage ?

J'aimerais bien, mais plutôt publier des journaux de bord illustrés qu'un réel livre photo, pour l'instant, je pense...

~ Tu as récemment passé un examen pour être accompagnatrice en montagne, qu'est-ce qui t'y a décidé ?

Je me suis décidée il y a deux ans et demi. La première fois, j'ai raté mon inscription, l'an passé j'ai raté une épreuve du probatoire, en février je n'ai pas trouvé de dates avant qu'il ne soit trop tard pour s'inscrire et en septembre j'ai (enfin) eu l'examen probatoire et très dernièrement j'ai validé la partie "tronc commun".
C'est l'idée de pouvoir faire découvrir la montagne, et d'allier l'encadrement d'un groupe dans un milieu que j'adore et la photo qui m'ont décidée. Il y avait aussi des projets avec Alexandre, à élucider. En tout cas, sans être accompagnateur, on n'a théoriquement pas le droit d'emmener des gens à plus de 1200 mètres d'altitude, je crois.
Avant, j'ai eu pendant un moment l'idée folle de vouloir devenir guide. Mais ce n'est pas simple et si on veut préparer la liste de sorties en prenant un guide pour chacune, je crois qu'il y en a pour environ 100 000€, donc, comment dire... non. J'ai abandonné l'idée pendant un moment, et puis, finalement, je me suis dit qu'accompagnateur, ce n'était pas si mal.



~ Enfin, as-tu des projets particuliers pour l'année à venir ?

Vu que je suis dans le flou, ça rejoint la question d'où j'aimerais aller. Je ne sais pas trop ce qui pourra se faire, car je suis censée encadrer un certain nombre de sorties l'été prochain avec cette formation, du coup la période de départ en voyage est limitée. Mais j'aimerais au moins repartir en Norvège en fin d'hiver, ou peut être en début d'automne prochain. A vrai dire c'est surtout le budget qui me limite pour l'instant. A voir !




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Joyeux Noël 2013

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Les rédacteurs de Faunerie, des Editions du Faune, vous souhaites à tous et à toutes un joyeux Noël ! Voici pour l'occasion une photographie de Avril S., qui a si bien su montrer la magie de cette fête de fin d'année...

La Femme Fatale : de blanc et d'or

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Pourquoi prendre comme sujet la réunion du jaune et du blanc ? Il m'est apparu dans une étude de la femme fatale chez Franz Von Stuck qu'une symbolique forte se manifeste dans l'alliance de la blancheur de la peau, à une touche d'éclat dans les tonalités jaunes. Il faut cependant spécifier cette blancheur, il ne s'agit pas de n'importe laquelle, mais celle provenant de l'éclat hypnotisant de la poitrine. Que ce soit chez la femme fatale biblique, mythologique ou contemporaine, la poitrine se veut comme point de focus premier : elle est l'instrument de fascination qui va attirer l'homme. Perverses manipulatrices, les femmes fatales tentent les hommes pour les avoir à leur coupe et se servir d'eux à des fins funestes. Qu'elles soient descendantes de Lilith, reines des Succubes, ou de Ève tentatrice, son origines est incertaine, l'important pour le peintre, c'est qu'elle est le moyen de représenter les dangers de la Beauté, ce fléau envoyé des dieux pour punir l'humanité de ses affronts.

Le Péché, Franz Von Stuck

Le Péché, peint en 1893, est probablement l’œuvre la plus représentative de cette alliance de tonalités. Le focus est instantanément porté sur la nitescence du corps de la jeune Ève. On y décèle en outre quelques légères tonalités safran, rappelées plus expressément en arrière plan, en point lumineux. Que représentent donc ces deux couleurs ? La blancheur de la poitrine est d'une grande importance, elle brille et émet une force d'attraction si saisissante qu'elle éclipse le visage dans la pénombre. Cette blancheur brille tel un phare pour attirer les navires, mais au lieu de les guider jusqu'aux rivages, les mènent à leur perte : si l'on se laisse fasciner par cet objet miroitant, on devra alors tâter des crocs du serpent qui habille la jeune femme. Le blanc aveuglant est un appât à pécheurs ; le safran en arrière plan ne fait que souligner la duplicité de cette Ève perverse, car en effet, depuis le Moyen Âge, les tonalités jaunes représentent la trahison et la fourberie. Avant ces connotations péjoratives, le jaune, dans l'Antiquité, représentait la richesse, la jouissance et divulguait donc des valeurs positives ; or cette tonalité connaît une rupture au niveau de ses représentation dans l'imaginaire collectif pour ne symboliser que la dureté et la froideur de l'or.

Hylas and the Nymphs, John William Waterhous

Cette même thématique se retrouve dans le tableau de John William Waterhouse, descendant du mouvement préraphaélite, intitulé Hylas and the Nymphs (1896). Tout d'abord, un court rappel sur le mythe d'Hylas : la légende raconte qu'Hylas a été attiré par des nymphes au bord d'une rivière, celles-ci  l'ont emporté sous l'eau. La tableau accentue clairement la blancheur captivante des poitrines des nymphes qui se conçoivent alors comme des appâts propres à piéger celui qui pose les yeux dessus. Les nymphes sont coiffées de petites fleurs jaunes dont la luminescence semble aussi fonctionner comme un appât par leur aspect doré. Pauvre fou qui pensait trouver richesse et volupté ! Car c'est bien là toute l'essence de la femme fatale : elles font naître des désirs qu'elles n'ont aucune intention de satisfaire. 

Jeune femme nue sur un canapé, Guillaume Seignac

Du symbolisme de Franz Von Stuck, au pré-raphaélite Waterhouse, nous voici chez les académistes avec Guillaume Seignac et son tableau Jeune femme nue sur un canapé (1914) : Guillaume Seignac est connu pour peindre dans un décor prosaïque des nymphes hors de leur élément. La perversité de la femme captieuse est représentée par la symbolique des couleurs. Une fois encore, le jeu des tonalités et couleurs supposent une duplicité dissimulée sous cette pose alanguie. On retrouve en effet la blancheur d'un corps captivant accentuée sur la poitrine éclatante, un visage dans la pénombre et des touches de jaune vif. Cette nonchalance quelque peu provocatrice semble représenter la femme comme un test pour l'homme qui doit alors se contenir devant tant de promesse de jouissance et résister à la tentation.

Article écrit par Laura Boisset.

La gardienne : partie I, chapitre 4

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Illustration de Marel

Chapitre 4 : Bonhomme, neige, eau et os


Babette ne s’était pas trompée sur la météo. Il tomba des flocons serrés et gorgés d’eau pendant soixante-douze heures. Le Manoir fut isolé, privé de courant, revenu au XIXe siècle pendant plusieurs jours. Quelques quatre-vingt centimètres d’un épais manteau lourd formaient des congères, paralysaient la circulation, coupaient les câbles de leur poids et défendaient de manœuvrer la lourde grille de fer forgé. Le marron affreux de la vieille guimbarde de Lucia n’apparaissait qu’à peine, dans l’allée, sous toute cette blancheur : il ne fallait pas songer à bouger !

Un bon feu ronronnait dans la cheminée du salon. Lucia avait quitté un instant la douceur réconfortante de cette pièce pour aller gaver ses pupilles de lumière blanche, en jetant son regard par les grandes fenêtres de la salle à manger, une tasse fumante à la main. Ses fils avaient eu beaucoup de chance de partir avant les intempéries. Le train n’avait pas eu de retard, le trajet s’était bien passé. Elle imaginait leurs jeux, à la campagne, et elle sourit.
Chacun trouverait son bonheur, en cette fin d’année. Les rayons matinaux illuminaient les petits cristaux glacés et ravissaient la jeune maman comme si elle avait contemplé une rivière de diamants.


Solal, le bien nommé, était depuis toujours un véritable héliotrope. Petit lézard attiré par la chaleur du soleil au zénith, il ne résistait pas à une sortie dès que des rayons dorés perçaient la brume matinale. Chaque année, il sautait de joie quand la nature reprenait vie après les mois mornes de l’hiver, se prélassait comme un chat dans la tiédeur des fins d’après-midi d’été et il pleurait ensuite de devoir rentrer, quand le crépuscule venait lui voler la vigueur solaire qui le caractérisait. Il était frileux. C’était un enfant de l’été, né à treize heures, un beau et gai jour de juillet. Quand ils se promenaient, les rais brillants tamisés par les feuilles des arbres jouaient joliment dans ses yeux irisés de vert, mais la grisaille les rendait presque opaques. Il était jovial et rondelet, tendre et optimiste. Une petite fiole de bonheur photovoltaïque.
A l’inverse, Swann ne pouvait nier qu’il appartenait au glacial matin blanc de janvier qui l’avait vu naître. Sec, rude et parfois même sombre, il n’avait jamais froid, quand il s’élançait dans la neige fraiche, les cheveux parsemés de flocons et les joues rougies par la morsure de l’air vif du nord qu’il ne ressentait pas. Son sang régénérait de lui-même sa chaleur, il ne se couvrait jamais, ne connaissait pas la chair-de-poule ni les dents qui claquent. Nul doute qu’il exulterait, cette semaine ! Et les cache-cache sans fin le couronneraient encore en vainqueur : ses yeux perçants de chat lui permettaient de progresser dans l’obscurité avec l’assurance d’un aveugle aguerri. C’était l’aîné et Lucia avait cru, avant d’avoir Solal, que les garçons étaient tous ainsi : distants et ombrageux, rustiques, taciturnes et peu démonstratifs. Il ne manifestait pas facilement sa tendresse et affectionnait la solitude. Swann était un petit garçon de l’hiver. Il dormait peu, recherchait les longues soirées et les matins de nuit noire encore. Le soleil trop vif, par contre, lui faisait plisser les yeux d’éblouissement. Aux beaux jours, il rentrait à la première chaleur et transpirait beaucoup. Mais il courait dehors par moins dix, riait devant une stalactite, croquait des glaçons à pleines dents ou voulait sortir jouer dans l’obscurité d’un soir d’hiver. Il ne comprenait jamais sa mère qui arguait la nuit froide et noire pour justifier son retour à la maison.


C’était étourdissant d’opposition, et pourtant, ces deux frères étaient inséparables. Comme toujours, pendant son séjour avec sa grand-mère, Swann nouerait amoureusement l’écharpe au cou de son frère, lui enfilerait ses gants et le coifferait de son bonnet pour l’entraîner construire un igloo ou élever un bonhomme de neige. L’aîné enfoncerait ses mains nues dans les flocons mais veillerait à ce que Solal n’oublie pas de fermer son manteau ou le ramènerait auprès du feu dès que ses petites lèvres bleuiraient.
Solal lèverait des yeux admiratif vers ce roc, son grand frère. Il lui enviait habituellement la vivacité de son esprit, sa dureté au mal et sa ténacité. Le matin, à son lever, il trouvait toujours Swann déjà affairé, semblant avoir quitté son lit depuis des heures. « C’est un surhomme qui ne dort jamais », lisait-on dans les yeux ensommeillés du plus jeune.

Lucia était impatiente de vivre un été dans cette belle maison et surtout dans le magnifique jardin :
Quand il ferait beau et chaud, Swann regarderait par la fenêtre le petit reptile Solal courir dans l’herbe, pieds nus, s’allonger pour observer les colonnes de fourmis qui charrieraient des morceaux de feuilles et des brindilles, dorer sa peau qui prendrait une odeur de vacances, planter des légumes avec sa mère. Dès qu’un nuage passerait ou quand, vers seize heures, la fraicheur arriverait avec les premiers souffles du vent du soir, le petit rentrerait à toute vitesse raconter ses découvertes. Le grand frère poserait la bande-dessinée qu’il serait en train de lire et questionnerait avec un intérêt non feint pour connaître tous les détails de cette vie au soleil qui ne l’attirait pas. Il respirerait à plein nez ces odeurs inconnues qui émaneraient de Solal quand ce dernier lui sauterait au cou, tout à sa joie de l’embrasser.
C’était beau à voir, cette complémentarité, ce duo improbable qu’unissait un amour fraternel indéfectible.
Lucia avait hâte de partager les différentes activités que proposaient ces lieux. Avec Solal la tonte du gazon et l’entretien du potager, à Swann la coupe du bois, dans la bise mordante de novembre. Le petit l’accompagnait dans la chaleur du salon, près des flammes jaunes et dansantes, le grand s’asseyait près d’elle dans les coins sombres de la maison, ou quand elle secouait les draps, la fenêtre ouverte. C’est Swann qu’elle envoyait chercher du lait, le soir, chez la voisine, ou des pommes de terre à la cave ; C’est à Solal qu’elle confierait la mission de cueillir les fraises sucrées, à la chaleur d’un bon soleil.
Seules leurs boucles identiques, du même blond aux multiples tons, unissaient leur apparence, indubitablement. Leurs chevelures étaient si semblables qu’une fois mêlées, tête contre tête, pour lire un Tintin sur le canapé de vieux cuir, même leur mère n’aurait pu rendre à chacun ses mèches !

Rien ne leur restait physiquement de leur hérédité paternelle. La jeune femme soupira et but une gorgée de son thé. Depuis le divorce, Lucia se réjouissait de ne pas retrouver le visage de Mat sous les traits de ses fils ; elle n’en voyait que de très fugaces manifestations, reconnaissables d’elle seule : un pli vertical sur le front de Swann, un air de malice dans le regard de Solal, et puis, peut-être, la forme pointue de leurs oreilles. Rien que de très vague, par chance. D’elle, en revanche, ils avaient la douceur des courbes, la couleur changeante des iris, les lèvres charnues et rosées, les mains fines et agiles ; Ils avaient sa beauté et son intelligence pratique, ils recevaient souvent des remarques sur leur ressemblance frappante avec leur maman. Sans doute les passants se demandaient-ils si un homme avait un jour participé à ce clonage quasi parfait de deux petits blonds rieurs et bien élevés, nés d’une belle blonde joviale et polie. Ils seraient grands comme elle ; elle espérait qu’ils auraient son honnêteté et sa bonté, qu’ils ne reproduiraient pas la goujaterie de leur père.
Allez, assez rêvassé, Lucia, au travail !


Dans son inhabituelle solitude, sans enfants, Lucia avait entrepris de découvrir les trésors et les vieilleries que contenait le premier étage, à commencer par la « chambre bleuets », la sienne, où elle pouvait enfin passer un peu de temps. Il ne fallait pas traîner : sans électricité, les heures de jour devaient être exploitées. Une grande bibliothèque bleu victorien, encastrée dans les boiseries de la tête de lit et de la penderie contenait beaucoup de livres anciens qu’elle voulait épousseter et trier depuis longtemps. Perchée sur un petit escabeau de peintre, fragile, Lucia fredonnait en tendant chaque ouvrage relié dans le rayon clair qui tombait de la fenêtre : La Comtesse de Ségur, Jules Vernes, Kipling, Alexandre Dumas, Lewis Caroll, Poe… La sélection était intéressante et aventureuse. Lucia se réjouissait de pouvoir proposer la plupart de ces œuvres à son grand Swann, excellent lecteur.
Après tout, ne rentrerait-il pas en sixième l’an prochain ? La sixième… déjà…
La jeune femme tendait un bras vers l’étagère la plus haute, afin d’en extraire « le Général Dourakine » qui devait prendre place auprès de « l’Auberge de l’ange Gardien », au moment où elle aperçut cette tâche suspecte sur le plafond tapissé : une auréole humide apparaissait. Oubliant Madame de Ségur et ses saines lectures, Lucia tourna son escabeau pour observer de plus près cette marque. Elle était récente, pas de doute ! Jamais encore, en allant se coucher, elle n’avait remarqué de trace d’humidité à cet endroit. Sur la pointe des pieds, prudente, elle effleura l’endroit et, comme si elle avait plaqué une feuille de buvard sur une flaque d’encre, le papier peint se teinta davantage, révélant un dessin rectiligne, au milieu des fleurettes. Cela semblait gorgé d’eau. Une nouvelle pression, à quelques centimètres, et un rectangle mouillé apparut distinctement. Une trappe se trouvait-elle là ? Pour quelle raison déversait-elle de l’eau ?

Vaguement inquiète, la jeune femme supposa que la neige, en fondant par le dessous, sous l’effet de la chaleur de cette belle journée et des feux de la maison, avait endommagé la toiture. Mais sa chambre n’était pas sous les toits : quelle pièce la surplombait ? Cette dernière était-elle inondée ? Lucia n’était pas très douée pour s’orienter et concevoir en volume les espaces de la demeure. Il lui fallut monter, compter ses pas, réfléchir à la disposition des lieux avant de comprendre que sa chambre se trouvait juste en dessous du fameux cagibi encombré.
De retour sous l’auréole, elle constata que le lai de papier se détachait déjà : il fallait agir. La fuite était sérieuse.
Tant bien que mal, elle apporta la longue échelle depuis le rez-de-chaussée et put grimper jusqu’à la trappe qui se dessinait clairement, d’une teinte vaguement marron. Elle la dégagea. Il s’agissait d’une ouverture, comme on en pratique pour accéder aux combles. Elle était suintante, son bois était gorgé d’eau et, quand elle la fit basculer, au moyen d’un petit verrou plat, un escalier escamotable en métal, replié comme un accordéon, se montra. Surprise, Lucia le déploya et elle le gravit pour s’introduire à travers le rectangle ouvert.

Oui, elle se trouvait dans le fond du cagibi, derrière l’amas informe d’objets et de meubles qu’elle avait précédemment aperçu depuis la porte. Environ un mètre carré était dégagé, autour de la trémie, une fenêtre très sale donnait une pâle lumière : on voyait le toit goutter avec régularité sur un vieux tapis persan imbibé, au sol. L’infiltration n’était pas trop sérieuse. Une réparation sommaire serait possible, sans engager de frais. Il s’agissait de replacer une tuile et de mastiquer la lucarne. Rien de grave.



Lucia fit un cauchemar désagréable.
Depuis deux jours elle vidait le débarras, encombrant les paliers et les couloirs. Ses bras tiraient de fatigue. La trappe restée béante en face de son lit avait-elle influencé négativement son humeur ? L’odeur du mastic frais lui rappelait-elle sa besogne de vitrière amateure ? Elle rêva d’un déluge, d’un dégât des eaux, de champignons malfaisants infestant sa charpente et de dépenses sans fins…
Sans doute cette histoire onirique ne se serait-elle pas inscrite dans sa mémoire si le déplaisant rêve n’avait été brusquement interrompu par un non moins déplaisant cri déchirant l’air de ses accents terrifiés :
‑ AAAaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahh !
Lucia fut debout avant d’avoir compris qu’elle ne dormait plus. Une lanterne allumée à la main, pour vaincre l’obscurité totale du quartier toujours plongé dans la nuit de la panne, elle gravit l’escalier en direction de la chambre de Niels.

‑ Que se passe-t-il ? J’ai cru mourir d’effroi !
‑ Je suis désolé, Lucia, s’excusait le jeune homme, je crois que c’est ma copine qui a crié… Mais je ne sais pas pourquoi…
‑ Où est-elle ?
Lucia ne savait même pas qu’une autre jeune femme dormait sous ce toit. Elle n’était pas à cheval sur les principes de moralité et Niels invitait qui il voulait, dans la mesure de la discrétion convenue (ce qu’il respectait fort bien) ; Mais, pour le coup, elle aurait aimé être avertie, si quelqu’un devait hurler à la mort en pleine nuit… Quelle chance que les petits ne soient pas dans leurs lits !


La demoiselle devait avoir un prénom, mais quand Lucia la trouva, livide, en string et jarretelles, à la porte du cagibi, celui-ci s’effaça immédiatement de sa mémoire immédiate. Elle avait vu la partie fessue de cette blonde éthérée à la voix de crécelle hystérique et ne connaissait même pas son visage. Niels, sur ses talons, crut devoir expliquer :
‑ Oui… euh… nous jouions à cache-cache… enfin… à « si-je-te-trouve-je-te… »
‑ Merci, ça va !, coupa Lucia sèchement, en fermant les yeux. Pouvez-vous donner à votre amie un peignoir, s’il vous plaît ? Je crains qu’elle n’ait froid et elle a l’air choquée.
Le jeune homme penaud s’exécuta. Il prit la blonde contre lui, dans une couverture et elle fondit en larmes. Dans son hoquet, on ne comprenait que deux mots : « des os ! des os ! »


‑ Pourquoi as-tu crié ?
Niels lui parlait comme à une enfant. Tremblante, même après le verre d’alcool de poire qu’elle avait avalé avec une grimace, son amie répondit d’une voix blanche, sans timbre :
‑ Il y a un mort dans le placard.
Ses deux interlocuteurs se regardèrent, plus interrogatifs que terrifiés. Lucia ne la croyait pas, elle avait l’air d’une parfaite idiote et pourrait sans doute confondre un mannequin avec un cadavre ou bien prendre quelques ossements d’un rongeur pour des restes humains. Le jeune musicien ne savait quoi penser.
‑ Je veux quitter cette maison tout de suite ! Niels, c’est affreux !
‑ Mademoiselle, nous allons attendre le matin, afin de vérifier ce que vous avez cru voir à la lumière du jour. Vous serez rassurée, j’en suis certaine et nous rirons tous de cette mésaventure absurde, avança Lucia, sans humour.
‑ Je vois bien que vous ne me croyez pas ! C’est votre maison, pourtant…
Elle jetait un regard vide sur la logeuse et Niels haussa les épaules, en guise d’excuses impuissantes.

La fin de la nuit s’étira dans les braises rougeoyantes du feu, dans le salon. La tremblante aguicheuse s’était endormie comme une petite fille, la tête sur les genoux de son amoureux, et Lucia avait chuchoté une conversation avec son locataire. Cette blonde était une choriste qu’il voyait de temps en temps (au moins, ce n’était pas une professionnelle du string !). Il se confondait en excuses, pour cette escapade dans le cagibi, il pensait qu’elle n’irait guère plus loin que le pallier, déjà assez encombré par le débarrassage en cours pour s’y dissimuler… Lucia lui fit promettre qu’en la présence des enfants, plus aucune demoiselle en sous-vêtements ne déambulerait hors de sa chambre. Avaient-ils bu ? Oui… Cette découverte macabre pouvait-elle être une chimère apparue dans l’obscurité et les brumes d’un reste de soirée arrosée ? Oui.
Ils avaient fumé, aussi, un peu… ça pouvait expliquer...


A suivre...

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