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Ana Wanda K, l'élégance d'un autre temps

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Alexandra Banti

Ana Wanda K est une modèle dont la prestance rappelle les muses victoriennes et les femmes de caractère emblêmes de la Belle Epoque. La brune au regard charbonneux se distingue notamment par ses formes pupleuses et harmonieuses, souvent dessinées avec élégance par un simple corset ou serre-taille. Cela nous évade d'un monde où la minceur devient égale de beauté !
Par-delà l'analogie physique, Ana Wanda K semble apprécier ces deux époques, qu'explorent souvent les photos pour lesquelles elle pose. Et c'est qu'Ana a le charisme qui va avec ! L'intensité des regards est nonpareille, dégageant une réelle force. La jeune femme sait se fondre dans les rôles, et varier les expressions et poses !
D'une vingtaine d'années, la jeune femme vit en région parisienne mais se déplace dans la France entière pour son amour de la photographie. Un réel investissement et un réel talent qui méritent d'être amplement connus. Laissons donc la parole à Ana !

Malika Mokadem

~ Bonjour Ana ! Le pseudonyme que tu as choisi t'a été inspiré par un roman que tu apprécies tout particulièrement. Peux-tu nous dire deux mots sur le choix de ce pseudonyme atypique ?

Bonjour ! Oui tout à fait une partie de mon pseudonyme vient d’un roman que j’affectionne. Ana est un diminutif de mon vrai prénom qui est Anaïs. Wanda est un personnage du roman La Vénus à la fourrure de Leopold von Sacher-Masoch. (Wanda von Dunajew). C’est un roman que j’aime beaucoup. J’aimais beaucoup la sonorité d’ « Ana-Wanda ». Voilà pour la petite histoire. J’ai choisi de prendre un pseudonyme plutôt que ma vraie identité car je voulais, d’une part,  différencier mon activité de modèle de mon ancien travail et,  d’autre part, je me suis créée une sorte de « personnage » si je puis dire. On me dit souvent que j’ai l’air froide et distante sur mes photos, que je ne souris jamais (c’est vrai je l’admets) mais que dans la réalité je suis tout autre, souriante etc. J’aime jouer ce rôle de femme un peu «  inaccessible », un deuxième moi en quelque sorte.

Marc Dubord

~ Tu t'investis énormément dans ton activité de modèle, prévoyant souvent plusieurs séances photo par semaine. Qu'est-ce que cela représente pour toi ?

La photo est très importante dans ma vie, c’est vraiment ma passion, je m’investis beaucoup. C’est dans mon tempérament  d’agir ainsi. Quand je fais quelque chose je le fais à fond sinon je ne le fais pas. Il faut savoir se donner les moyens de réussir.
Depuis un peu plus d’un an je n’ai que cette activité dans ma vie donc ce n’est pas difficile de trouver du temps pour poser. Lorsque j’ai commencé en 2010 j’étais étudiante et je travaillais en même temps, c’était plus compliqué je devais poser le soir tard et certains weekends. Aujourd’hui je suis complètement libre donc je peux me permettre de poser plusieurs fois par semaine. C’est un luxe je le reconnais. Je cumule l’activité de modèle photo et de modèle vivant également.

Hélène Halgrand

~ Tu aimes à te renouveler dans tes divers projets, tu as notamment une grande attirance pour la mode. Quelles sont tes sources d'inspirations, pour les projets que tu aides à concevoir tant que pour tes achats en matière d'habillement ?

Ah  il y en a beaucoup ! Comme tu l’as dit en introduction l’époque victorienne m’inspire beaucoup et je pense que ça se voit dans mes photos. Je voue une vraie adoration pour les corsets que je collectionne. Selon moi c’est vraiment l’accessoire féminin par excellence qui met les courbes féminines en valeur. Je parle bien sûr des vrais corsets d’artisan. Le XVIIIe est une époque qui me plait aussi vestimentairement.
J’aime aussi élégance des années 40/50. Je suis assez nostalgique de nature. Je me dis souvent que je ne suis pas née à la bonne époque ! Oui je l’avoue je dépense des fortunes en costumes, corsets et talons hauts (rires).
J’aime les univers sombre et oniriques. La culture gothique  m’inspire, l’iconographie religieuse ainsi que la nature. Souvent  je trouve l’inspiration dans des lieux que je vois, des tenues, c’est assez variable en fait.
J’ai tant d’images dans la tête que j’aimerais réaliser…

Memories of Violette

~ Comment choisis-tu les photographes avec qui tu collabores, qu'est-ce qui est primordial selon toi et accroche ton œil pour que tu désires une collaboration ?

Ce qui m’apporte le plus c’est l’univers du photographe, ce que dégage ses photos, je cherche une certaine originalité, une « patte » comme on dit. Je suis devenue assez exigeante avec le temps et je pense que c’est une bonne chose.
J’ai appris que la qualité valait mieux que la quantité. J’ai fait un grand tri sur mon book pour ne garder que le meilleur selon moi. C’était difficile mais nécessaire.

Lenaïc Sanz

~ Quelles sont tes attentes en tant que modèle, que souhaites-tu transmettre au spectateur ?

Mon premier but c’est d’être expressive sur mes photos, transmettre une émotion. J’essaye de me fondre dans le rôle au maximum. Quant à mes attentes en tant que modèle, j’attends du professionnalisme de la part du photographe. J’ai eu quelques soucis au début où je posais mais depuis je fais attention.

Sydnez Kapuskar

~ As-tu déjà posé pour d'autres arts que la photographie, la peinture ou la sculpture par exemple, ou encore la video ?

Oui tout à fait. Comme je le disais je suis modèle vivant en plus d’être modèle photo. C’est d’ailleurs de cette manière que j’ai commencé le travail de pose. Je posais pour des peintres et dessinateurs et ensuite je suis venue à la photo un peu par hasard en fait… J’ai posé pour un peintre qui faisait également de la photo et c’est comme ça que j’ai commencé à poser en tant que modèle photo. Puis plus tard des photographes m’ont contactée.
Pour ce qui est de la vidéo j’ai eu deux expériences pour l’instant et ça me plait beaucoup ! J’espère que j’aurai l’occasion de retenter l’expérience.

Paul Von Borax

~ Quelles sont tes attentes à long terme dans ton travail de modèle ? De la même manière, conçois-tu quelque part au fond de ton esprit un certain idéal à atteindre ?

J’espère me perfectionner encore plus car rien n’est jamais acquis et je sais que je peux encore m’améliorer. J’aimerais aussi basculer vers le métier de comédienne. Cela fait quelques temps que ça me taraude. Je n’ai pas spécialement d’idéal que je souhaite atteindre, j’avoue ne pas me poser ce genre de questions.

Julien Rico

~ Un petit mot pour la fin ?

Tout d’abord merci de m’avoir accordée cette interview ! J’espère que mes prochains projets prévus en 2014 vous plairont tout autant !

Alexandra Banti



* * *


En découvrir plus :


Taltos, d'Anne Rice

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Quatrième de couverture :

Qui est donc l’étrange Mr Ash, géant calme et d’une infinie douceur, collectionneur de poupées anciennes et philanthrope ? À la tête d’un immense empire financier, est-il vraiment le seul survivant de l’espèce légendaire des Taltos ? Il a toute raison de le croire. Mais bientôt il apprend par un mystérieux informateur que l’on a signalé l’un des siens en Écosse, sur les lieux mêmes où, des siècles plus tôt, avant l’arrivée des Romains, il dirigeait son clan. Ses investigations le propulsent aussitôt dans l’univers de Rowan Mayfair et de sa famille de sorcières, tourmentée de toute éternité par fantômes et démons. Des femmes dotées de tempérament de feu et de pouvoirs exceptionnels, qui ne sont pas sans lien avec l’héritage des Taltos...

Taltos est le troisième et dernier livre de la trilogie formant La Saga Des Sorcières. Si ce tome continue de développer l’histoire de la famille Mayfair, notamment par le biais de Mona, et dans une moindre mesure Rowan, l’intrigue se concentre principalement sur les origines et la vie des Taltos, notamment par le biais d’Ash Templeton, un milliardaire aux mains anormalement longues et collectionneur de poupées.

Contrairement aux volumes précédents, l’histoire de la famille Mayfair est ici reléguée au second plan. En effet, l’intrigue la concernant se limite à une vengeance contre une branche dissidente du Talamasca dont les traîtres sont très vite identifiés. Le roman se concentre quasi exclusivement sur les Taltos – comme son titre l’indique. Ces informations nous seront révélées par Mr. Ash,  un Taltos originel que la Famille rencontrera lors de sa vendetta. Nous y apprenons leurs origines, comment se sont-ils retrouvés dans la lande écossaise, leur connexion avec Saint Ashlar, mais également qui était réellement Lasher, et comment certaines femmes ‘humaines’ peuvent mettre aux mondes des Taltos. Ce dernier point nous amène directement a leur affinité prédisposée avec les Mayfair qui sera aussi expliqué.

Je vous ai dit que les Mayfair étaient relativement effacés de ce livre. Sachez que ce n’est pas totalement vrai. Mona Mayfair tient une part, et un rôle, très important pour le dénouement de cette trilogie. Dénouement qui, soit dit en passant, j’ai trouvé un peu facile,mais qui laisse une fin plus qu’ouverte pour ce couple atypique. Je n’en dirais pas davantage pour ne pas vous gâcher la surprise.

Le style Rice est dans la pure continuité du reste de la trilogie, ce qui est très appréciable. Cependant, Taltos m’a laissé une drôle d’impression. Je ne sais pas vraiment comment la décrire, mais il m’a semblé que ce tome n’avait pour but que d’en écrire davantage et démystifier ce peuple énigmatique que sont les Taltos ; une chose qu’il fait très bien au demeurant. Pourtant, si l’ont met de coté les chapitres ‘Mona’, les parties Mayfair n’ont que très peu d’intérêt, sinon de leur faire rencontrer Mr. Ash, tant leurs péripéties sont prévisibles.

Au final Taltos est un bon roman qui achève la trilogie de La Saga DesSorcières en beauté et qui, malgré quelques lenteurs et de trop longues longueurs, lève toutes les zones d’ombres qu’avaient posées ses prédécesseurs. Il est désormais temps de s’attaquer aux Chroniques des Vampires, monument qui nous fera retrouver très vite nos attachantes Sorcières.

Taltos, Anne Rice – Pocket 2012

Le Trottin : chapitre 14

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Suite du roman de Christian Jannone. Précédent chapitre ici


Joan Fontain


Chapitre quatorzième



« Ah, dame, m’sieur ! C’est que…c’que vous me demandez là ! 
- Vous êtes soumise à ma volonté ! Vous devez obéir à mes ordres. 
- Mais m’sieur…j’ai déjà tout dit à m’sieur le juge, à m’sieur le Curieux. J’ai tué, et pis, après, qu’est c’qu’ça peut vous fiche ? 
- C’était votre propre fils. 
- Mais, dame, j’ai obéi à une envie irrésistible. Savez bien c’que j’veux dire ! 
- Avant de le trucider, cependant, vous avez abusé de lui ! C’est indigne d’une mère ! Sachez qu’en tant que patiente de cette séance, je n’émets aucun jugement de valeur à votre encontre. Je me contente, par l’expérience, de vous faire revivre vos actes. Et toute l’assistance ici présente en cet amphithéâtre goûte à ma démonstration comme à un grand cru. Ce sont des sommités de la médecine qui vous font face. Soyez digne de ces personnes.
- Ah, m’sieur, voilà t’y pas qu’ça me reprend ! Vous v’lez que j’mime l’crime ou…l’reste ? J’veux pas ! se récria la patiente inconnue, le regard vide.
- Messieurs, mes éminents confrères, voyez comme la patiente s’agite. Son esprit malade se remémore son acte ignoble. Regardez-là donc retrousser impudiquement sa chemise et exhiber son corps affreux de rustaude ! C’est une pure sauvage, messieurs mes confrères. C’est un cas générique d’hystérie sexuelle doublée d’un trouble obsessionnel de la juvénilité. Cette folle a commis un inceste contre son propre enfant et l’a occis afin qu’il ne parle pas ! Vous êtes en présence d’une violeuse incestueuse frappée de démence. Une fois de plus, les théories de Monsieur Charcot s’avèrent justes ainsi que sa méthode. » 

A ces mots, l’aliénée infanticide, exhibée sous état hypnotique à un docte public au sein de l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine, fut prise de trémulations. Vêtue d’une simple chemise ample, tavelée de traces de vomissures, cette femme maigre, aux longs cheveux bruns dénoués, si marquée par sa folie meurtrière et érotique infâme qu’on ne pouvait plus déterminer son âge, parut se dérober, fuir l’assistance dans sa crise, refusant, par pleutrerie, d’affronter la réalité médicale. Comme si elle eût été envoûtée, les tremblements de son corps tourmenté, qu’on eût pu assimiler à de l’épilepsie, s’accompagnèrent d’émissions d’une bave d’enragée. Puis, elle hurla, d’un hurlement fauve, telle une louve. Ce spectacle d’une créature déshéritée, quoique monstrueuse, en ces lieux solennels où des mannequins anatomiques de démonstration, qu’ils fussent en bois et provinssent des collections de Felice Fontana, ou qu’ils eussent été modelés dans la cire par Orfila, trônaient comme des monarques surnaturels, n’émouvait nullement un public davantage intéressé par l’exposition d’un cas clinique que par le soulagement des souffrances d’une malade. Tous ces médecins titrés et décorés goûtaient au discours de leur confrère, le grand aliéniste Hégésippe Allard, le meilleur spécialiste français des pathologies criminelles sexuelles de notre temps, auteur de traités exhaustifs traduits dans les plus grandes langues, dont la notoriété internationale n’était plus à prouver.

 Âgé d’une quarantaine d’années, ce savant renommé arborait des favoris châtains qui grisonnaient. L’acuité de son regard d’azur était tempérée par le port de lorgnons dont le cordon n’était pas sans rappeler celui de l’accessoire de lunetterie du compositeur Jacques Offenbach. Il n’avait pas jugé utile de protéger sa jaquette des éventuelles expectorations de la folle par le port d’une blouse blanche et étalait par conséquent, épinglée à son revers gauche, la rosette d’officier de la Légion d’honneur dont s’enorgueillissait ce fervent républicain. La patiente n’avait cure de la communauté médicale fascinée par son cas odieux. Elle avait perdu pudeur et retenue, non seulement sous l’effet de l’hypnose pratiquée par le sieur Allard, mais du fait de son aliénisme même. Elle bavait d’abondance, achevait de souiller sa chemise de pensionnaire de Charenton et, telle une convulsionnaire, se contorsionnait pis qu’une danseuse de cordes de cirque Barnum en émettant des mugissements sauvages. Elle ne cessait d’exhiber son corps d’hystérique dépravée en relevant l’étoffe salie jusqu’à la poitrine afin qu’elle montrât au public avide et troublé par où elle avait péché. Cette créature, du prénom de Julienne, mais dont l’identité exacte et complète était dissimulée sous un matricule – on murmurait en haut lieu qu’il s’agissait de la fille d’un grand entrepreneur du Comité des Forges – crachait sa haine d’une société qui réprimait son penchant, au milieu des faces mortes, momifiées, cireuses ou veinées en leur buis antique, des mannequins physiologiques naturalistes. 

 Hégésippe Allard multipliait sur son visage révulsé les passes cabalistiques, se comportant soit comme un illusionniste, soit comme un exorciste auquel eût manqué le crucifix. La trucideuse érotomane, l’infanticide, la violeuse de progéniture mâle, exorbitait son regard tandis que, de la commissure de ses lèvres tuméfiées par un soif de pépie, coulait une salive mêlée de vomi. Ses extrémités s’innervèrent davantage alors que sa bouche exhalait une haleine putrescente de pyorrhée à moins que cette exhalaison de mort fût causée par la décomposition de quelque omble ou truite. Elle ne cessait d’hurler : 
« J’veux pas ! J’ai pas voulu ! Mon petiot, y s’laissait pas faire ! J’voulais juste l’caresser parce que j’en avais envie ! C’est mignon, les p’tits garçons, surtout l’mien, qu’était blond comme son père, alors que j’suis brune ! Dieu m’est témoin ! Dieu m’est témoin ! »

 Avant le siècle de la Raison, on l’eût qualifiée de possédée du diable et l’on savait que, quelque part en Paris même, des prêtres hérétiques retournés et indignes pratiquaient, comme au temps de la sinistre Voisin, des messes noires où l’on buvait de la liqueur humaine dans des calices, où l’on dégustait des bouillons de chairs de fœtus avortés, où l’on souillait les hosties avant de les consommer en d’affreuses bacchanales où tous et toutes s’unissaient en d’hideux accouplements sous le regard d’un Christ renversé sur lequel on avait exercé les pires traitements outrageants et commis les pis sacrilèges afin qu’Il fût humilié par cette nouvelle soldatesque romaine et revécût son supplice. Les croix spéciales utilisées pour ce rituel représentaient un Jésus entièrement nu et ithyphallique, horrible et tuméfié. Et la rumeur disait que le ministre de l’Intérieur lui-même ne dédaignait pas participer de temps à autre à ce culte démonologique insoutenable. 

 La gestuelle théâtrale de l’aliéniste magnifique s’avéra efficiente : la criminelle, cette Julienne inconnue, presque anonyme, qui parlait vulgairement comme une catin bouffie d’absinthe et piquée de cocaïne alors qu’on la prétendait fille de quelqu’un, sombra avec promptitude dans les bras d’un Morphée charitable. Elle s’affaissa comme une chiffe, sans qu’un coussin ou un matelas amortissent sa chute. Les traits du professeur Allard demeurèrent impavides comme ceux des écorchés factices de l’amphithéâtre, alors qu’on se fût attendu à ce qu’ils affichassent un minimum de pitié ou d’aménité à l’encontre de cette déshéritée damnée. Il se contenta de conclure, laconique : 
« Messieurs, mes éminents confrères, cette séance démonstrative des nouvelles méthodes de la psychiatrie criminelle est terminée. Rendez-vous est lors pris pour une prochaine démonstration, dans un mois. Le cas suivant sera un homme qui a occis six fillettes de sang-froid après avoir abusé d’elles.  Je vous conseille, pour vous faire une idée, de lire ou de relire La petite Roque de Monsieur Guy de Maupassant, mais la réalité dépasse ici la fiction naturaliste. »

 Tandis que les gradins et les travées s’emplissaient du brouhaha habituel des spectateurs prenant congé, alors que quelques docteurs plus âgés, haut-de-forme et canne en main, s’en venaient féliciter leur cher collègue, deux infirmiers firent leur entrée avec une civière et y déposèrent avec précaution la folle désormais inconsciente comme assommée par l’abus de laudanum. 

**************

  Hégésippe Allard venait de rejoindre son bureau à l’impressionnante bibliothèque agrémentée çà et là de bocaux où nageaient des cervelles humaines pathologiques formolées altérées par des tumeurs diverses, lorsqu’il fut dérangé par une paire d’hommes en noir. Visiblement, bien qu’ils fussent en civil, il ne s’agissait nullement de savants. Allard, accoutumé à côtoyer ce type de professionnels, identifia deux inspecteurs diligentés par le Quai des Orfèvres. Ils saluèrent l’aliéniste puis, le plus âgé et sans doute le plus gradé des deux attaqua en motivant cette irruption. 

« Professeur Allard, nous sommes envoyés par Monsieur le Préfet de Police en personne. Notre visite doit demeurer secrète. 
- Bigre ! A quel sujet Monsieur le Préfet sollicite-t-il mon aide ? Car je le devine, il a besoin de mon expertise dans une affaire d’importance. 
- Professeur, lisez-vous la presse quotidienne, et particulièrement, les faits divers criminels ? questionna le second policier. 
- Je ne m’intéresse qu’aux affaires impliquant des crimes à caractère sexuel. C’est ma spécialité de soigner les criminels souffrant de ces pathologies, lorsque la justice, impuissante à les condamner à des peines de prison ou à l’échafaud, lorsqu’elle les a reconnus irresponsables du fait de la folie, me les confie.
- Il ne s’agit point-là, du moins, nous osons l’espérer, point là encore d’assassinats ou de viols. Mais Le Petit Parisien d’hier, si vous l’avez lu, a signalé aux lecteurs un nouvel enlèvement d’enfant dans les quartiers populaires de la capitale. 
- Nouvel enlèvement ? 
- Il y en a eu toute une série, rien qu’à Paris.
- Cela voudrait-il dire qu’ailleurs ? 
- Depuis bientôt dix mois, nous tentons avec nos confrères de province ainsi qu’avec la gendarmerie, de relier plusieurs affaires de rapt, en Normandie, Picardie, Lyonnais, Lorraine, Bretagne, jusqu’à la Salette et Lourdes même. 
- Diable ! 
- Et ce sont exclusivement des petites filles de basse condition qui sont enlevées. Des pauvresses, des mendiantes, des marchandes ambulantes… On ne les retrouve jamais. Pas de cadavre ! 
- Donc, ce ne sont pas des violeurs assassins qui agiraient, reprit le docteur Allard. Vous dites qu’on ne retrouve aucune victime. De plus, s’il s’agit exclusivement de miséreuses…  
- Certaines sont orphelines, d’autres pas.
- Jamais de rançon ?  
- Jamais. Pas de revendication non plus.
- Cela signifierait-il…
- Un trafic, un commerce, une traite de petites filles se mettrait en place en France, pour une destination inconnue, précisa le premier inspecteur. Les victimes sont toutes impubères. Elles sont âgées de sept à douze ans à peu près.
- Avez-vous pensé à l’Afrique du Nord, à la Sublime Porte ? questionna l’aliéniste. 
- Nous y avons songé. Nous travaillons à l’élaboration d’une carte des enlèvements et sur les voies possibles du trafic, mais, curieusement, rien ne s’est produit au niveau des ports.
- Donc…
- Le trafic serait destiné à la France ou à l’Europe sauf l’Angleterre.
 - Il y a peut-être plusieurs bandes qui se concurrencent et même des Teutons au milieu ! s’écria Allard. Quel est le dernier cas dont Le Petit Parisien a parlé ? 
- A Belleville, lors de l’orage d’avant-hier. Un témoin certifie avoir vu un homme porter le corps inanimé d’une fillette jusqu’à un chariot bâché et l’y avoir placé, dit le premier inspecteur. 
- Une disparition a-t-elle été rapportée dans ce quartier ?
- Un certain Pierre Fleuriot, un ébéniste au chômage, est venu signaler celle de sa belle-fille Odile Boiron, onze ans. 
- Peut-être s’agit-il d’une fugue ? L’homme n’était pas le père, n’est-ce pas ?
- Le sergent Urbain, qui a dressé le procès-verbal, m’a dit que l’homme, parâtre de l’enfant et concubin de la mère, dégageait des remugles d’absinthe insupportables. Il a été cuisiné et a avoué qu’il brutalisait Odile Boiron. 
- Donc, c’est une fugue ! réaffirma l’éminent savant. 
- La description de l’enfant portée par l’inconnu correspond en gros au signalement d’Odile Boiron. Brune, maigre, vêtue de haillons noirs misérables… Une fillette inconsciente dans les bras d’un quidam, pensez que c’est louche ! 
- Et il y a plus troublant encore, ajouta l’autre policier. Un second rapt, le même jour, mais le matin.
- Là, je suis ébaudi, messieurs ! s’exclama Allard. 
- Vues la localisation géographique du lieu de la première disparition et l’heure signalée de celle-ci, il est vraisemblable, sinon probable, que les criminels ayant procédé à l’enlèvement d’Odile Boiron, si l’hypothèse de l’enlèvement se voit confirmée par les suites de l’enquête, ont à voir avec l’affaire du matin. 
- Et où cette disparition numéro un a-t-elle eu lieu ?
- Au village de Sainte-Prunille, dans le Vexin normand. 
- Le nom de la victime ?
- Ce sont les parents qui sont allés prévenir les gendarmes. Il s’agit de Bernard et Margote Bougru, de la ferme Gaillard, qui ont signalé que leur fille Marie Bougru, dite la Mariotte, sept ans, avait disparu alors qu’elle gardait des oies. Il y a eu un violent orage puis, elle n’est pas reparue.
- Qu’attendez-vous de moi exactement ?
- Nous soupçonnons une affaire grave. Sachez que Monsieur le Préfet de Police a décidé d’agir de son propre chef, sans que le Ministre de l’Intérieur soit informé de la totalité de l’enquête. Son manque de réaction dans ces affaires multipliées depuis dix mois nous laisse à penser que le cabinet lui-même a intérêt à ce que les criminels demeurent impunis ; comme s’il s’agissait de hautes personnalités, de notables…
- Messieurs, vos assertions sont graves ! s’écria le scientifique. Des notabilités impliquées dans un trafic de petites filles…
- De sept à douze ans, et ce, depuis octobre dernier. Nous avons fait le compte : il y a eu déjà trente enlèvements dans la France entière, ports exceptés. 
- Holà ! Que dois-je faire ? Qu’attendez-vous de ma part ?
- Vous recevrez dans les prochains jours une convocation officieuse de Monsieur le Préfet de Police, en toute discrétion, qui vous exposera ce qu’il espère de vos services. Il soupçonne que ces rapts à répétition sont liés à une très spéciale forme de prostitution portée sur les enfants et non à des meurtres. Il se peut même que des femmes soient compromises là-dedans, et pas forcément dans le milieu populaire. Cela pue, tout ce que nous pouvons vous dire. Nous nous méfions du Ministre lui-même, mais que ceci reste entre nous, car il est trop tôt pour divulguer quoi que ce soit. Monsieur le Préfet a lu votre ouvrage traitant de l’attirance sexuelle que certaines personnes de la gent féminine éprouvent envers des enfants. Vous venez d’en faire tout à l’heure une démonstration convaincante » acheva le plus âgé des inspecteurs du Quai.

******************

  Du fait de l’hospitalisation de Jeanne-Ysoline, Cléore avait ordonné à Sarah de changer Odile-Cléophée de chambre. Elle dut par conséquent partager celle de l’innocente et rubiconde Marie-Yvonne, qui, certes, ne la dérangerait point car ne souffrant d’aucun trouble rédhibitoire si ce n’était la manie de ronfler. Odile, qui tentait de digérer l’humiliation et la mortification subies à cause de Jane Noble avec force pleurs, en fut quitte pour une insomnie cette nuit-là, puis la suivante, n’étant point encore accoutumée à sa camarade de chambrée qui de plus, était souventes fois prise d’accès de somnambulisme et parlait dans son sommeil. L’héroïne de ces aventures hors du commun serait fraîche pour la cérémonie d’attribution des nouveaux grades. Elle ignorait combien de temps la compagnie de cette grasse enfant trop nourrie lui serait imposée, enfant dont les clientes amatrices de rondeurs aimaient à tâter les chairs rebondies. Marie-Yvonne devait généralement se déguiser en porcelet ou en truie et arborer un masque avec un groin et ces dames exigeaient qu’elle ne s’exprimât que par des grognements et des reniflements pour parfaire l’illusion de bestialité. Certaines s’amusaient à la baigner ou plutôt la souiller dans des tubs débordant de lisier et de purin. Stoïque à moins qu’elle fût irrémédiablement stupide, Marie-Yvonne était réputée tout accepter de ces dépravées, jusqu’à l’indicible. Il était fréquent qu’elles barbotassent à deux ou trois dans la même bassine de fange, nues à l’exception de leur chemise, « bain » où elles se livraient sur la fillette à des actes humiliants qu’il vaut mieux taire ici, actes d’amour des bêtes et des pourceaux dont faisait partie le jeu consistant à téter les fausses mamelles du déguisement de la naïve enfant, y compris lorsqu’elles étaient maculées des matières fécales porcines. 

 L’aube se leva. C’était le matin où Odile devait être promue au club des rubans jonquille et recevoir ses galons. Aucun fait notable ne s’était produit ces deux derniers jours ; aucune cliente n’avait réclamé la petite fille, qui en avait profité chaque fois pour renouveler ses visites à Jeanne-Ysoline, qui allait à peine mieux, après le cours et le dîner, qu’elle prenait chichement. 

  Potron-jacquet éveilla les fillettes qui ne tardèrent point à vaquer à leur toilette avant leur coutumière collation du matin. La vie quotidienne des pensionnaires reprenait de plus belle, comme si rien n’eût eu lieu. C’était à croire que leur mémoire était bien courte, à moins que les nourritures spécialement accommodées pour leur souper, toutes savoureuses et riches en nutriments qu’elles fussent, ne jouassent un rôle dans leur conditionnement torpide. Cette matinée-là, bien qu’annonçant une radieuse journée de gustation de plaisirs nourriciers et autres, il y eut trois retardataires : Ysalis, du fait qu’elle venait de passer la nuit avec la comtesse de Cresseville, sans que l’on pût appréhender ce qui s’était passé entre elles, Marie-Ondine, ce qui n’étonna personne, mais, plus étrange, miss Délia elle-même. 

 Grommelant dans sa barbe de vieille sorcière, Sarah chargea Abigaïl, douze ans, de la classe des rubans bleu-barbeau, d’apporter à Délia sa collation jusqu’à sa chambre. Tandis que l’enfant aux yeux gris et au nez tacheté de son disposait croissants, tartines beurrées, confiture et lait chocolaté – servi chaud – sur un plateau, Sarah ajouta, dans son sabir : 
« Abigaïl, mets-en pour deux. L’autre goï, Marie-Ondine, est sûrement demeurée avec miss Adelia comme les nuits précédentes. Son éducation débute à peine. »
 Sarah rajusta les boucles cendrées et les nœuds d’Abigaïl avant de la mettre en garde : 
« Méfie-toi tout de même. Tu es juive, et Délie nous déteste. Sois prudente. Quel que soit ce que tu verras dans la chambre, même si c’est odieux, tais-toi si tu veux éviter une flagellation ou une comparution devant la Mère. Suis bien mon conseil. »

Et Abigaïl de s’éloigner telle une trotte-menu, peinant sous le poids du plateau chargé pour deux personnes dont une jeune ogresse avide et vicieuse.

  Parvenue à l’huis de la chambre de la favorite du harem pour tribades, Abigaïl hésita à frapper. Il lui semblait que des sanglotements juvéniles perçaient l’épaisseur de la porte. Marie-Ondine sans doute. Cette détresse supposée de la benjamine de la Maison contraignit la jeune juive à la compassion. Elle se résolut à pénétrer sans prévenir en la bauge de la huppe. Une fade odeur de sang assaillit ses narines délicates. Des traces rouges sur le parquet et les perses confirmèrent ses soupçons. Elle vit ce qu’il en était et ne put que balbutier :

« Miss Délia, euh…Je suis Abigaïl et Sarah m’a chargée de vous apporter votre déjeuner…
- Pose-le là, sur la table de nuit, et fiche le camp ! » lui jeta sèchement miss O’Flanaghan.
La favorite était jà prête, vêtue de pied en cap. On remarquait sur sa joue gauche une vilaine estafilade. Cette menue blessure n’était rien à côté de celles de la petiote qui gémissait, encore en chemise de nuit, couchée sur un lit malmené et sens dessus dessous. Ce modeste linge était déchiré par endroits et les membres de l’enfant apparaissaient, dévoilés dans toute leur impudicité souffreteuse, meurtris de bleus et de coups. Là n’était pas le pire. Abigaïl n’eut point la berlue de constater qu’en plus des bleuissures, Marie-Ondine arborait sur presque tout son épiderme des traces de pincements sauvages, d’autres occasionnées par des brûlures de cigarettes que la sadique Irlandaise avait dû dérober à Julien. Un rien de reste de fragrance de cendres de tabac, qui achevait de vicier la chambrée, constituait un témoignage olfactif irréfutable de cette torture, tout comme ce cendrier repoussé dans un recoin avec négligence près du vase de nuit débordant d’humeurs infâmes. Mais le pire était ces deux morsures, saignantes encore, et d’abondance, à la joue gauche et à la fesse droite de la petite martyre, comme si Adelia eût happé de ses dents de tigresse un gros morceau de chair. Certes, notre paysanne avait tenté de se défendre contre les assauts barbares de Délia avec ses faibles moyens, d’où la griffure de la joue du jeune monstre, mais ses défenses, dérisoires, avaient promptement succombé. Toute la nuit, le bourreau l’avait tourmentée de ses sévices.

 Le spectacle était insoutenable. Faisant fi des conseils de Sarah, Abigaïl se jeta sur Marie afin de s’en saisir et de la protéger. Ce geste provoqua un cri de douleur chez l’enfant. Délia, telle une furie, voulut s’interposer, ayant compris les intentions de cette nouvelle rivale. Elle tira les cheveux d’Abigaïl, lui arrachant un ruban tout en lui lançant : 
« Sale juive !  Marie-Ondine est à moi, rien qu’à moi ! C’est mon joujou, ma chose ! J’en fais ce que je veux et puis même le casser si ça me chante ! C’est mon esclave ! J’ai sur elle le droit de vie et de mort ! 
- Tu n’en feras rien ! Je vais te dénoncer sur-le-champ à Cléore qui te bannira !
- Jamais ! Moi vivante, nul ne m’enlèvera ma poupée, mon baby, mon Bébé Bru personnel ! Je vous maudis toi et ta race de pleutres qui ont mis Notre Seigneur sur la croix ! »1
  

  Elles culbutèrent au sol et leurs ébats belliqueux, leurs roulades désordonnées, s’en vinrent renverser plusieurs meubles et bibelots, dont une poupée Jumeau dite modèle triste, au doux regard de névrasthénique, qu’on disait inspirée de l’Henri IV enfant de Pourbus. La face de l’enfançon de porcelaine se brisa et les bris s’épandirent sur un tapis que Madame de** avait acquis fort cher au stand de la Perse lors de la dernière exposition universelle. 
« Tu as cassé ma poupée préférée ! Je vais te métamorphoser en descente de lit ! hurla Délie. Mais, auparavant, je vais arracher tes pantalons de broderie et te pourfendre là où je pense avec ma badine ! Petite youtre ! »
  Les deux fillettes, les vêtements en désordre, les rubans défaits, le linge de dessous pantelant, poursuivirent leurs roulements frénétiques jusqu’à ce qu’un second Bébé, un Huret cette fois ci, chût en éparpillant ses membres. Ce poupard femelle aux boucles châtaigne et aux grands yeux bruns langoureux en pâte de verre était adonisé d’une robe remarquable ponceau et amarante, toute brodée ; une exubérance de bolducs multicolores parachevait sa mignardise troublante. Puis, ce fut le plateau qui versa avec son contenu, ces tasses, ces croissants, ces tartines beurrées, ce bock de lait chocolaté qui jà refroidissait, ce liquide qui humecta et imprégna la dernière perse encore propre de la pièce à sommeil et, accessoirement, à supplices. L’imprégnation de la laine du tapis produisit une exaspération, un sourdement d’efflorescence de mouillure fadasse, telle la toison d’un mouton sale parsemé de crottes bleues à la semblance des moisissures d’un fromage des Causses ou d’Auvergne, mouton suri par le suint de sa laine qui eût été détrempée par le Déluge lui-même. 

 Poursuivant ses imprécations vengeresses et ses injures antisémitiques, faisant fi de Marie qui continuait d’émettre ses plaintes, la favorite de Mademoiselle parvint à acculer son ennemie contre un mur tendu d’une tapisserie dont le sujet était Acis et Galatée. Délie s’empara lors d’une cravache appendue près d’une armoire à linge, instrument dont elle cingla plusieurs fois la face d’Abigaïl jusqu’à ce qu’elle en fût jaspée de sang, tentant sciemment de la défigurer avec cet attribut d’amazone qu’aimaient à utiliser maintes anandrynes habituées à se rendre en de fort spéciales maisons de tolérance où le cravachage mutuel des épidermes des créatures faisait partie des rituels sadiques indispensables. En général, les filles, intégralement nues à l’exception du gibus symbolique tout autant qu’emblématique de cavalière au foulard soyeux, devaient se cravacher en couples par devant et par derrière, comme de modernes flagellants fanatiques, jusqu’à ce qu’elles ne fussent plus que des plaies sanglantes. Cette pratique, horrible, extirpée d’un Moyen Age moribond, avivait leurs sens et leur démesure érotique, éveillait leur folie échauffée d’excitées en cela que tout s’achevait en câlins affreux où le lèchement félin des plaies pourprées gouttant de toute part, parachevait l’extase qui devait s’accompagner de miaulements feints les plus authentiques possibles afin de les stimuler. Le sang appelant le sang, ces femelles en devenaient vampires et la morsure, surtout pectorale, finissait par remplacer le cinglement équestre en des jouissances immondes du plus bizarre effet. Ces filles, dont l’hémoglobine était devenue la nourriture exclusive, mouraient généralement d’athrepsie – ce mal des enfançons meurt-de-faim - ou d’anémie. Diaphanes, translucides et crayeuses, elles finissaient par s’éteindre, telles des lampes d’albâtre chlorotiques privées de leur huile vitale.  Dans le milieu, on appelait pudiquement ces établissements clubs d’écuyères. Le marquis de Sade en eût été ravi. Malheureusement, ces clubs n’étaient apparus qu’à l’époque de Lola Montes, la plus célèbre courtisane de ce siècle, lorsque la mode des amazones s’était répandue avec le romantisme.

 Une fois Abigaïl bien prise, la langue avide du monstre juvénile, couturée de cratères d’aphtes dus à l’abus de bonnes choses mal rincées, lapa sans hésiter les coulures nutritives écarlates qui perlaient du visage meurtri. Alors, Délia assena à la figure de son adversaire un discours infernal, qui résonna en sa tête épuisée comme l’aveu de ses turpitudes nocturnes. Son extase fit basculer sa voix dans le zozotement. Les yeux verts brûlants d’une fièvre de véraison, elle dit : 
« Zette nuit, z’ai dégusté l’opercule de vestale de la petite marie-zalope dont Cléore, mon aimée, ma confiée l’éducazion. Z’était un délize ! Imazine, ma chère, un pétale de roze blanche tout tendre, tout mou, tout transparent, à la diaphanéité perlière, au nacre hyalin et adamantin, à l’âcre efflorescence auzzi, lentement, très lentement mâzonné… Après, il faut avaler ze bonbon tendre et tout fin, membraneux, d’un coup, hop !  Tu connais les artizauts, ze crois…
- Je…je…
- N’as-tu vraiment rien à me dire, avant ta mize à mort ? 
- Ça, ça me fait la langue toute noire lorsqu’il m’arrive d’en manger, je…
- Imazine ze pétale trempé dans une onctueuze vinaigrette… mêlé aux gouttelettes de zang cauzées par le prélèvement de la choze… bien que z’aie trouvé que zette gâterie émoustillante manquât quelque peu de zel… Zette membrane, hé bien, elle ressemble aux toutes dernières feuilles de l’artizaut qu’on azève d’effeuiller lorsqu’on le zavoure, zuste avant le cœur…
- Ben, c’est tout duveteux et impropre à la consommation. On peut s’étouffer avec en avalant ces cochonneries et…
- Faux ! Z’est le meilleur ! Z’est comme si on manzait un duvet d’oison ou plutôt, comme zi on ze livrait à un rituel de dévorazion du premier duvet pouzé des zeunes vierges dont on prélèverait comme de juste le pétale unique, zet unique opercule de la pudeur, de l’intégrité, de l’honneur, au mitan de ze que tu zais, comme ze le fis lors…
- Tu es folle, Adelia ! »

 Abigaïl, malgré la souffrance, prit l’Irlandaise par surprise. Levant la jambe, elle la frappa en l’entrecuisse, exactement, ébranlant la fillette qui chuta lourdement, sans toutefois perdre connaissance. Puis, titubant sous la douleur des meurtrissures, elle parvint à empoigner Marie qui sanglotait et saignait encore.
« Vite, mon enfant ! A la chambre de Mademoiselle de Cresseville ! Il faut la prévenir que la favorite a sombré dans la démence ! »

 Marie ne se fit pas prier : elle tint fermement la poigne d’Abigaïl, qui, bien qu’encore étourdie et affaiblie par les coups de cravache, put ouvrir la porte de la chambre et s’éclipser.
« Courons ! Délie n’est pas assommée ! »

 Mademoiselle O’Flanaghan récupérait déjà et se relevait en se frottant le bas-ventre. Son visage se déforma. Un rictus de rage l’enlaidit, suivit d’une bouffée de délire bientôt dégénérée en une crise d’épilepsie, comme tantôt après la flagellation du bourreau de Béthune. Ses hurlements emplirent tout l’étage et firent trembler les autres petites filles qui les entendirent. 

« Maudite ! Maudite Jude ! Fille de Jézabel ! Tu seras châtiée pour ce que tu m’as fait ! Je demanderai à la Mère ta réclusion à vie dans un in-pace où tu ne pourras ni t’asseoir ni te coucher ! Tu porteras le carcan, comme en Chine ! On te nourrira d’abats de charognes verdâtres !  Tu…tu as ébranlé et fêlé le joyau qui obture mon moi intime ! Il me faudra le faire réparer ! Un joaillier ! Qu’on s’enquière d’un joaillier et d’un orfèvre ! Je ne veux pas mourir ! Cette catin juive m’a déshonorée ! »

Julia Margaret Cameron


*******************

  Cependant, la comtesse de Cresseville était fort occupée à coiffer et pomponner Ysalis dont les boucles brunes la fascinaient. Cette opération se prolongeait plus que de raison. C’était à croire que Cléore venait d’instaurer un autre rituel, une sorte de toilettage qu’elle expérimentait sur une nouvelle amie-enfant. Elle goûtait aux délicieux blèsements de satisfaction d’Ysalis et se ravissait aux sonorités subtiles et caressantes de ce babil tandis que son fer à friser modelait avec lenteur les ondulations et arabesques des mèches noires de l’enfant. 

« Sais-tu, mon Ysalis, que je compte faire de toi, un jour, ma nouvelle petite favorite ? Tu es la plus jolie des brunettes…
- Zais-tu, ma Cléore, que ze t’aime plus que ma maman ?
- Ne dis jamais ça, Ysalis ! Nous n’avons qu’une mère ! 
- Et la mienne, elle est au ziel depuis longtemps ! 
- J’aime à voir ton ravissement, ton innocence aussi, mon enfant…
- Z’est ma nature ! 
- Enfant spontanée, ô, ma petite fille ! Fleur de Marie de la passiflore et de la passerose, massif virginal, jonchée d’ombellules qui se gausse des convenances bourgeoises ! Tu entrouvres avec grâce, pour ma seule extase, la fente d’étoffe fine de tes bloomers si doux et ouatés, si délicieux à humer lorsque le pot-pourri qui les imprègne efflore en cette chambre jusqu’en ta couche…et se déverse lors l’ambroisie de ton toi intérieur, ta citronnade alcaline, exsudée de tes petits reins, qu’en offrande à la Bona Dea, j’appose sur cet autel de travertin et de porphyre dédié à la déesse lare qui protège ce toit. J’effectue une libation propitiatoire de ce liquide sacré de vierge. Et je caresse ce dessous longuement, j’en flaire le moindre fragment d’odeur et de tissu, et mon corps vibre de plaisir ainsi que mes narines en humant tout cela… Vois le Tanagra, le tout petit et tout humble Tanagra de terre cuite étrusco-sicilien à l’effigie de la Bonne Déesse, de cette Cybèle si ravissante, ô, mon Dieu, qu’elle instille en moi des transports d’une turbidité rare. Laisse-moi une dernière fois humecter mes lèvres fines du goût exquis de ta lingerie de jeune vierge. Viens, permets-moi de me baisser tandis que je te coiffe et te pare, de retrousser encor ta robe, que je puisse approcher mon humble bouche de tes jolis sous-vêtements d’ouate… quel ravissement ! 
- Ze comprends pas ! 
- Tu es trop jeune, mon Ysalis, mais sache que cela signifie que je t’aime, petit lys de la Vierge de l’Annonciation à la lingerie brodée cotonneuse et floconneuse caressante et parfumée, miellée de sucre candi… 
- Ben…Z’ai eu envie, tantôt.  Quand z’ai un petit bezoin, ze fais… 
- Foin de vulgarité, ma douce enfant ! se révulsa Cléore, élargissant son regard vairon halluciné. J’aime lorsque tu t’accroupis sans façon devant moi, exposant ta vénénosité innocente, que tu te places à croupetons sur le Delft de nuit, toute chemise retroussée, et que sans façon tu te soulages, tel le Roy Soleil, de ces produits fragrants que n’eût point dédaigné de respirer l’académicien Fabio Brûlart de Sillery à l’orée du siècle précédent, lorsque Versailles brûlait de mille feux d’onyx et d’or malgré les excrétions et purgations viciées envahissant ses corridors stuqués. Là…laisse-toi faire…encore une bouclette, un autre tire-bouchon d’obsidienne et d’alabandine. Ysalis, lorsque je scrute les escarboucles de tes iris et que tu me souris, je ressens en tes rieuses dents la lactescence laquée et ivoirine d’un Eden recouvré. Je perçois lors les boutons de rose et de néphéline de ton regard joyeux et je me fais laudative avant qu’un accès de névropathie me prenne, que l’émotion ne me terrasse. Prise de spasmes, je n’ai plus qu’à me pâmer à cette joie édénique, Ysalis. Un jour, je placerai sur un piédestal ou un piédouche ta réjouie statue de chérubin aux joues incarnadines, tout à côté du Tanagra de la Bona Dea.
- Ze zuis ravie, ma Cléore…Dois-ze t’appeler maman ? 
- Je t’ai déjà dit non ! Laisse-moi encore soupeser ton linge, ton jupon de percale et tes pantalons de coton… Ah, que c’est bon, que mes doigts s’extasient, mon Ysalis… Je vais te poudrer de riz, et, avec cette poire, ce flacon, imprégner tes english curls d’ébène moiré d’un parfum de violette. J’ajouterai une mouche, pour parfaire ton ornementation de poupée brunette. Que cette robe virginale te sied, ma petite mie ! »

 Ysalis laissa Cléore exécuter toutes ces opérations qui prirent un temps bien long, comme s’il se fût étiré au sein de l’éther luminifère. Ysalis en était transfigurée alors que Cléore, après l’avoir masquée ainsi que Léonard Marie-Antoinette, parsemait de poudre ces cheveux bruns aussi coruscants que ceux de la Polignac dans un célèbre portrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun. 

« Mienne brunette tu es…Tu as la grâce d’un elfe et d’une biche. Sois mienne, toda !  Tu es une fort jolie petite fille. 
- Que veux-tu dire ? 
- Tu es trop jeune pour tout saisir…tes appas de neuf ans…les transports que tu suscites en moi.  Peut-être lorsque tu auras acquis ton duvet d’agave… Poupée de porcelaine noire…Boucles de jais marmoréennes… Pouzzolane et lapilli pompéiens… Désormais, je penche pour les brunes telle que toi ! Ce soir, sois nue pour moi, et, bien que le règlement l’interdise, enfreins-le pour moi ! Je veux contempler, pour mes seuls yeux, ton corps de poupée offert dans toute sa crudité ! Tu seras le modèle, l’odalisque enfantine d’un peintre orientaliste d’un type nouveau. Tu poseras ! Je te photographierai ce soir dans le plus simple appareil et enverrai une copie de l’épreuve à mon ami anglais, le révérend Dodgson. En récompense, tu abandonneras les rubans orange, bien qu’ils te siéent à ravir… Tu passeras à la classe des padous et nœuds émeraude, jade ou smaragdite. Tu auras lors plus de six mois d’avance. »
 Elle acheva de la peigner, plaça la mouche sur sa joue gauche puis contempla son œuvre. 

« Tu es une merveille, Ysalis ! s’exclama-t-elle. En ton honneur, en souvenir de ton linge longuement caressé, en souvenir des transports tactiles suscités par tous ces dessous brodés enfantins, je vais réciter un poëme… Il s’intitule Puella impudica. Comprends-en ce que pourras. Ce n’est point encor de ton âge, mais le moment de la révélation voluptueuse ultime viendra.

« Tota pulchra es, chanta le madrigal de Bouzignac !
Cantique des Cantiques qu'avec un soin maniaque,
Je disséquais un soir, nue en mon sérail stuqué,
Odalisque lascive par Lesbos marquée !
Surrection de l'Eros, ô bouche voluptueuse !
Baisant le fruit offert, ton intimité vénéneuse !
Ton linge de poupée caressé par mes doigts, je criai : Amica mea !
Respirant l’exhalaison de ta diaphane peau, douce et angélique,
Plus jolie que tous les trésors d'Amérique,
Je hurlai lors de tout mon extatique corps : Formosa mea !
Tu sentais bon, loin de ces venelles affreusement puantes dignes du Satiricon,
Débaptisées par le pudibond Maximilien de Béthune, telle la rue Poil de c**.

Lors s’achèvera le temps de l’innocence,
Le subtil âge d’or de la divine enfance,
Que conta et chanta le Maudit, le Poëte ! 
A moi tu fus offerte en exhalant ton souffle poupin, 
En m’exclamant Columba mea ! , telle l’acheiropoïète
Vénus de Psappha confrontée à mon ovale pourprin, 
En ce monde d’airain… 

 Une main frappa l’huis, comme en un appel de détresse, interrompant la récitation torride par Cléore de cette poësie qu’elle avait eu, en un an, tant de mal à composer et à mener à terme. 
C’étaient Abigaïl et Marie…

************

« Mon Dieu, Abigaïl, ton visage est en sang ! Ne regarde pas, Ysalis ! Ce n’est pas un spectacle pour toi. »
  Ainsi s’exprima Cléore quand les deux fillettes firent irruption dans la chambre. A la vue des enfants pitoyables, la faconde ornementée et ouvragée de la comtesse de Cresseville avait cédé la place à une componction émotionnelle de mélodrame.

 « C’est…c’est Adelia qui nous a mises toutes deux dans cet état… » bredouilla Abigaïl qui fondit à son tour en larmes irrémissibles. 
 Mademoiselle prit un de ses précieux mouchoirs brodés et brochés de son listel et s’agenouilla, essuyant la face blessée de Marie-Ondine puis tentant d’étancher le sang qui encore s’épanchait de ses morsures insanes.
 « Oh, l’odieuse ! Délia n’a plus sa tête ! Ce n’est pas possible ! Ma poupée, ma pauvre petite poupée… reprit Cléore, incrédule. Quelle mouche l’a donc piquée ? J’en rendrai personnellement compte à la Mère qui statuera. »

  Durant ces échanges de mots et cette prodigation de soins élémentaires, Marie avait atténué ses sanglots. La vision de la chambre somptueuse de Mademoiselle fit un ténu instant oublier à la petite fille les meurtrissures multiples qui lui causaient tant de tourments et de gémissements –mais cette ténuité, dans l’esprit d’une enfant encor jeune, peut lui sembler des heures tellement sa perception de l’écoulement du temps diffère de celle d’un adulte. La gamine s’en trouva revivifiée.

 Outre les couvertures damassées grenadines, ce fut le ciel du lit de la comtesse qui étonna le plus les yeux de l’enfant toujours propres à s’émerveiller, elle qui avait pour coutume, jusqu’à trois soirs de cela, de coucher sur la paille crottée par les bêtes. Tissé de fils de soie – on l’eût cru patiemment festonné par une fée tisserande et issu du métier même de la légendaire Arachné - d’une nuance mi violine (complémentaire de la grenadine), mi bleu de cobalt (afin que se créât une évocation de la nuit), ce ciel de lit se constellait d’étoiles qui étincelaient de leur éclat d’or, d’argent, de platine, d’orichalque et d’électrum. Les feux de pierres précieuses stellaires engendrés par le textile subtil constituant ce baldaquin, ce dais de reine antiquisant à la semblance de la voûte céleste de Nout l’Egyptienne, brûlait les rétines non prévenues de ses mille scintillements gemmés. On ignorait le secret de fabrication qui avait permis d’obtenir cette constellation, cette brillance des fils soyeux formant les motifs étoilés, issus de dizaines de cocons de Bombyx dévidés, comme si Dieu lui-même avait œuvré à la conception du meuble. C’était un exemplaire unique de l’école lorraine dont la notoriété montait en arts décoratifs. De plus, ce lit pouvait se clore par d’extraordinaires tentures de velours brodées et gaufrées d’hélianthes, de delphiniums, de népenthès, de narcisses, de lentisques et de gardénias stylisés comme une verrerie moderne de Monsieur Gallé où le végétal se joint au minéral et à l’animal. 

 Cependant, laissions-nous sous-entendre, la vision de cette literie de luxe n’apaisa guère longtemps la petite paysanne. Bientôt, Marie extériorisa de nouveau ses souffrances et ses pleurs reprirent de plus belle bien que Cléore fît tout son possible afin qu’ils s’apaisassent. Balayé fut l’émollient onirisme d’un instant engendré par cette douce couche aux draps d’un blanc de lait, véritables draps-draperies semés d’inflorescences de corymbes et de crassules. Sur la table de nuit en mélèze et acajou marquetée de motifs représentant la légende d’Androclès et du lion, un courlis empaillé reposait et observait tout cela, impavide. Une fragrance suave de sainte endormie incorruptible, aux nuances de styrax officinal, parfum où se mêlait la cire, s’exhalait de tout le mobilier précieux de cette chambrée de plaisirs non pas bachiques mais bilitiens. Sans doute Cléore enduisait-elle son fin épiderme de rousse d’un baume de storax à des fins sensuelles tant cette pièce, nous le savons, était vouée à prodiguer des plaisirs interdits et réprouvés, plaisirs féminins de Gomorrhe qu’elle partageait d’habitude avec Délia. En accueillant Ysalis, qu’elle n’avait cependant pas touchée, se jurant de demeurer chaste, l’admirant et la mirant tout simplement par narcissisme égoïste (était-elle donc son reflet brun juvénile imaginaire, cette mie inventée de toutes pièces par tous les enfants en quête d’affection et de confidence ?), la comtesse de Cresseville venait pour la première fois de rompre le pacte pourtant indéfectible qui la liait à la favorite depuis ce fameux soir de la première consommation. 

 Abigaïl, incommodée par les écorchures qui jaspaient sa face de traînées sanglantes, se faisait plus vindicative.

 « Cléore, ô, Cléore, cela ne peut durer ainsi. Miss Délia doit payer pour ce crime mortifère. Elle peut recommencer. J’ai senti qu’elle me haïssait. Elle a tenté d’abuser de moi ! Elle a…elle a…défloré la petite…
- Qu’est-ce à dire ?
- Délie a avoué…elle a mangé son…son… Ah ! C’est bien trop horrible ! Elle a dégusté sa virginité à la vinaigrette ! Ah, la cannibale ! 
- Il est plus urgent de vous rendre toutes deux à l’infirmerie… Je ne dispose pas de pansements. Seule Jeanne-Ysoline en possédait et… présentement, elle est elle-même confiée aux infirmières de la Maison, suite à ce que vous savez. 
- Cléore, je vous implore, vous qui commandez tout, vous qui êtes la maîtresse de céans ! Agissez ! Réagissez ! Chassez Délia avant qu’elle ne commette d’autres turpitudes ! D’autres…péchés.
- Calme-toi Abigaïl, ta hargne t’emporte… J’aime trop Délia pour…
- Annulez le cours, annulez les promotions prévues ce jour ! Faites fi de votre attachement pour cette grue ! 
- Ce matin, il était convenu que Cléophée reçût les rubans jonquille et Quitterie devait être promue chamois… 
- Repoussez tout, ma Cléore ! 
- Ma ? Pourquoi donc ce possessif ? 
- Parce que je vous adore ! »

 Cet aveu d’Abigaïl consterna la comtesse de Cresseville. Son esprit fut assommé par cette sensuelle révélation. Ainsi, une petite juive extirpée du ruisseau pouvait s’enamourer d’elle ! Cependant, la fillette avait parlé d’adoration, comme on dit dévotion… Son attirance, bien qu’elle fût troublante, torpide et lascive, était dévotionnelle, comme un attachement à une déesse ou à une idole, non point charnelle… Penchants inavoués pour l’hérésie, pour l’idolâtrie… Amour abstrait, non point concret. She never told her love for a Goddess… telle aurait pu être légendée la fameuse photographie chez Madame. Alors, Cléore prit sa résolution.

« Venez toutes deux avec moi. Je vous emmène à l’infirmerie. Après, je contacterai personnellement la Mère et je convoquerai Délie pour lui faire mes remontrances.
- Ne vous contentez pas de lui dire : « que je ne vous y reprenne plus ».
- Je vais lui imposer de rester désormais seule la nuit. Jamais plus je ne lui confierai d’enfant ! »

******************

  Toutes les pensionnaires étaient déjà installées dans la salle d’études, attendant que la cérémonie puis le cours se déroulassent. Sarah, Zorobabel sur son épaule droite, rongeait son frein tandis que Michel, qui tenait le coussin de velours sur lequel étaient posés les rubans des nouveaux grades, ne parvenait plus à réprimer des trépignements d’impatience. Les brouhahas et concetti des gamines croissaient en intensité, rendant l’atmosphère insupportable. Cléore avait désormais une heure de retard. Odile partageait l’étonnement de ses camarades forcées. C’était à croire que la maîtresse de maison était partie en maraude on se savait trop où. Les bavardages qu’Odile percevait sous-entendaient bien des choses.

  Enfin, Cléore arriva, alors qu’on ne l’attendait plus. A la surprise générale, son visage apparut marqué d’un purpura maladif, comme rougi par la tristesse. Cet ovale purpurescent ainsi exposé instilla un profond malaise dans l’assistance. Il était indubitable qu’un événement d’une extrême gravité s’était produit. Mademoiselle peinait à contenir son émotion. Sa voix parvint non sans difficultés à franchir le portail de sa bouche, à surgir, tremblotante, alors que des larmes s’épanchaient sur ses joues. 

« Miss O’Flanaghan ne sera pas des nôtres aujourd’hui…ni demain, ni les jours suivants. »
 Le mot disgrâce fusa comme un éclair sur toutes les lèvres des petites filles modèles. Il voyagea telle une rumeur insane, un bouche à oreille, un bruit d’infamie calomniatrice. C’était un immense soulagement qui se manifestait sans nulle retenue chez ces peu charitables garces, un soulagement lâche aussi, un salut à la chute d’un tyran, à la semblance des cris de joie des libéraux à la dissolution de la Chambre Introuvable. Cléore poursuivit, quoique chacun des mots qu’elle prononçait, peinée, lui arrachât des soupirs doloristes. 

« Miss Délia n’aura plus le droit de partager sa chambre avec quiconque jusqu’à nouvel ordre. Ainsi en avons-nous décidé de concert, la Mère et moi-même. Elle n’assurera pas de cours tant que sa peine ne sera pas purgée ou remise. Elle est astreinte pour deux mois et n’a le droit de ne fréquenter aucune d’entre vous. Ce sont les plus anciennes après elle, Daphné et Phoebé, qui la remplaceront à compter d’aujourd’hui. Je vous avoue, mes filles, que cette décision a été douloureuse à prendre et m’a occasionné mille tourments. Délia s’est rendue coupable d’actes de brutalité inqualifiables à l’encontre de Mademoiselle Abigaïl et d’un manquement à ses devoirs additionné de barbarie envers l’enfant dont je lui avais confié la charge et l’initiation, Mademoiselle Marie-Ondine. Toutes deux séjournent présentement à l’infirmerie et pansent leurs blessures. Le…le châtiment est juste.
- Pourquoi n’est-il donc pas public et corporel comme pour nous toutes quand nous fautons ? Vingt coups de nerf de bœuf assenés par Michel ou Julien, voilà tout ce que cette mijaurée mérite eu égard à tout ce qu’elle nous a fait passer des mois durant ! Qu’on la tonde aussi ! s’écria Quitterie, hypocrite, hargneuse et exaltée…Et ma promotion ?
- Ô, l’égoïste ! jeta Ellénore, choquée.
- Je ne veux point que ma promotion soit remisée au placard ou repoussée aux calendes grecques… Il me faut remplacer Jeanne-Ysoline dans ses fonctions jusqu’à son rétablissement, reprit la petite belette pour se justifier entre deux toussotements. 
- Je…je maintiens la cérémonie, mais elle sera écourtée. Par contre, le cours est ajourné, lui répliqua Cléore. Toi et Cléophée, levez-vous et avancez-vous… »

 Quitterie s’exécuta, satisfaite que ces péripéties, dont elle se réjouissait grandement, assurassent et confortassent son ambition de compétitrice au titre de favorite. Odile s’avéra plus circonspecte. Elle parut tergiverser, puis se ravisa et suivit la boiteuse. Quelque chose venait à jamais d’ébranler la construction du grand dessein des anandrynes. C’était comme si son arrivée et celle de Marie avaient été un grain de sable grippant toute la machine construite patiemment depuis plus d’un an.  La punition, même temporaire, d’Adelia, réveillait et stimulait toutes les rancœurs contenues, toutes les rivalités et les convoitises de ces jeunes perverties qui se disputeraient désormais au grand jour au lieu de le faire sous cape, comme une meute de chiennes assoiffées de sang, l’obtention des rubans fuchsia de l’idole déboulonnée de son piédestal. L’heure de l’hallali avait sonné. Le sang coulerait encore. Les fissures iraient lors s’élargissant dans la demeure….jusqu’à la ruine ultime de cette nouvelle maison Usher. Odile devait se sortir de là, au plus vite, avant qu’il fût trop tard. Elle devait quêter une aide à son évasion…et à celle de Marie. Puis, elles iraient tout raconter aux gendarmes qui procéderaient à l’arrestation de Cléore et de ses complices. On enverrait les autres fillettes au pensionnat, chez les Bonnes Sœurs où on les rééduquerait. Délia finirait dans une maison de correction, ou à Saint-Lazare, nonobstant son jeune âge.

 La main avide de Quitterie se tendit sans retenue afin de s’emparer des rubans tant convoités reposant sur le coussin que Michel tenait.
« Non, pas comme cela ! fit Cléore. Respecte au moins l’étiquette et le cérémonial, ma mie… comme les fois précédentes.  Sois moins hâtive. 
- Je me fiche de ton cérémonial comme de colin-tampon ! Tout ça, c’est du pipeau, de l’os à ronger pour les mouflettes ! » lança, presque en un crachement d’hémoptysie, la fouine bancroche à la figure de sa reine.

  Quitterie était fébrile, comme si un médicament fébrifuge inefficace l’eût rongée de l’intérieur. Afficher ainsi cette fébrilité équivalait à messeoir. Cléore ne la blâma point de sa violence verbale et s’acquitta de son action. Elle défit avec méticulosité tous les rubans bleus de la toilette de la boiteuse puis leur substitua ceux de la nouvelle teinte en tâchant si possible de marquer ses gestes d’une empreinte solennelle. Ceci achevé, Quitterie s’en revint à sa place, guillerette, décidée à mirer ses parures à la première psyché qui se présenterait.

Cléore appela alors Odile dont c’était le tour.
« Avancez, Mademoiselle Cléophée. Point de réserve. »
La réplique cingla.
« Ne m’appelez plus Cléophée. Plus jamais. Je suis Odile Boiron, un point c’est tout.
- Encore une manifestation de votre esprit rebelle ? 
- Je ne vous aime pas et ne vous aimerai jamais, quoique vous fassiez.  Vous et votre amie, cette Américaine se croyant tout permise, m’avez humiliée. 
- Traumatisée ? Que non pas ! C’est le sort commun réservé à toutes ici. 
- Mademoiselle, vous êtes odieuse. J’ai été…violée ! 
- Pleurez, Cléophée, pleurez donc ! Epanchez votre cœur. L’heure de la récompense est venue, pour valoriser votre abnégation. Vous avez fait, comme beaucoup ici, le sacrifice de ce que vous savez.
- Il faut avoir l’âge et être consentante ! 
- Aucune oie blanche n’est consentante. Nous, les anandrynes, sommes des révoltées contre l’ordre classique et millénaire des choses. Allons, approchez. Michel, passez-moi le coussin. 
- Ouaip ! »

 Odile ne sut comment elle parvint à se retenir de se jeter sur la comtesse. Elle feignit une douceur d’agnelle brusquement recouvrée, mais, tandis que les doigts caressants de Mademoiselle de Cresseville la débarrassaient de ses anciens atours de novice afin qu’ils nouassent en lieu et place ses nouvelles faveurs et distinctions de soie et de velours jonquille, sa langue ne put s’empêcher de dégoiser des paroles de réprobation qui se teintèrent de prophétisme. 

« Moi, Odile Boiron, ici présente, je me considère comme prisonnière et esclave de vos caprices dérangés. J’ai pris conscience de ma situation, et je doute que mes quarante autres camarades imposées acceptent encore longtemps leur soumission. Je suis une guenon en cage, oh, je suis encore une petite guenon, mais un jour, toutes les guenons, tous les singes grandissent. 
- Vous n’avez que onze ans, mais vous ne parlez point comme une enfant.
- La rue m’a mûrie, Mademoiselle. Permettez-moi de douter qu’il en va de même pour vous. Car c’est vous, l’enfant, la petite immature, qui jouez avec nous à la poupée, qui cassez vos joujoux et quémandez une cajolerie, un réconfort, un câlin hideux dans les bras de vos amies de débauche égoïste, lorsque le chagrin vous prend.
- Je suis marrie de vos paroles. Retirez-les ou je vous chasse. 
- Vous ne le pourrez pas. Je vous dénoncerai aux gendarmes. Souhaitez-vous finir vos jours à Saint-Lazare et voir vos poupées de biscuit en maison de correction ?
- Partez, Cléophée. 
- Je suis Odile Boiron. Un jour, la rébellion des guenons de ce zoo humain éclatera. Elle sera irrépressible. Il suffira d’une étincelle de trop. A force de vous croire toutes inatteignables, intouchables, barricadées que vous êtes toutes, mesdames les anandrynes, dans votre tour d’ivoire, que dis-je, votre ghetto de privilégiées, de vous penser fortes et supérieures pour toujours, grâce à votre fortune, à vos titres de noblesse, que sais-je encore, vous finirez par en faire trop. Plus l’explosion tardera, plus elle sera violente et plus rien ne pourra l’arrêter. Tout un ordre ancien sera abattu. Mademoiselle Cléore, ne dit-on pas communément tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ?  Connaissez-vous la goutte d’eau qui fait déborder le vase ?
- Juvénile prophétesse de malheur ! Cassandre ! Sibylle de mauvais augure ! 
- Le processus de décomposition de votre Institution a débuté. Vous venez de vous forcer à l’impensable : vous avez disgracié, même temporairement, votre chouchoute, celle qui partage abjectement votre lit…celle qui nous en fait voir des vertes et des pas mûres. La flagellation de Jeanne-Ysoline, quelque reproche que j’aie pu lui faire eu égard à son inconduite de la première nuit, a dessillé mes yeux d’aveugle niaise face à votre attitude lénifiante savamment entretenue. Vous n’êtes que tromperie et forfaiture, et vous avez quarante-et-une victimes à votre actif…pour le moment.
- Je ne vous permets pas, mademoiselle. Retirez ces paroles blessantes ! Sarah, consignez donc Mademoiselle Cléophée dans sa chambre pour la journée !
- Je n’ai pas d’armes. Je n’ai que onze ans. Un jour, les guenons seront armées, crocs dehors, ne se contrôleront plus de toutes ces rancœurs et frustrations accumulées et vous écharperont, vous et tous les puissants de ce monde qui ont tout, auront de plus en plus de ce tout dont ils ne mesureront même plus la quantité alors que tous les autres, laissés pour compte, n’auront rien…et le sang jaillira de toute part. Ce sera leur fin, celle de votre monde, de leur monde de pouvoir, d’esclavage et d’argent, mais non point la fin. »

 Durant tout cet échange, Odile était demeurée étrangement sereine. Elle se laissa ramener dans sa chambre par Sarah qui marmotta quelques mots de malédiction. Alors, Cléore donna congé à toutes comme elle l’avait dit. Les fillettes avaient semblé sans réaction aucune à l’écoute de mots qu’elles ne pouvaient encore saisir.

************

  Parvenue en la place, Odile se vit dans un miroir, une de ces antiques glaces de Venise surchargée de cabochons et de dorures. Encolérée contre elle-même, elle arracha toutes ses parures vénales et les foula au pied en une dégradation expiatoire symbolique. Ne se retenant plus, elle se jeta sur sa couche où elle fondit en larmes.



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  Trois quarts d’heure auparavant, après que Marie et Abigaïl eurent été conduites à l’infirmerie, Cléore avait convoqué expressément Adelia dans son bureau. 

 La fillette fit son entrée, désinvolte et grognonne. Cette désinvolture se traduisait dans sa tenue négligée : Délia avait poussé l’impudence jusqu’à venir vêtue seulement de ses pantalons de lingerie et de sa chemise. Elle s’assit nonchalamment sur le fauteuil capitonné grenat face au bureau, fauteuil d’un capiton assorti à celui de la bergère de la directrice, toutes jambes écartées, impudique. Cléore constata que notre Irlandaise avait sciemment laissé son entrejambes entrouvert, là où brillait la gemme obscène. Cette indécence assumée était destinée à titiller la sensualité de la comtesse, jamais en reste avec Délia, et à l’amadouer. Mademoiselle peina à réfréner un transport trouble. Elle soupira et fut prise d’un spasme temporaire puis se rabroua, non sans mal. Adelia demeurait un poison enivrant qu’il lui fallait combattre. Miss O’Flanaghan s’attendait à ce que Cléore cédât et la prît, là sur le meuble même, où s’enchaîneraient de sauvages et brûlantes étreintes. Il n’en fut rien, à son étonnement. Adelia s’obligea donc à prendre une position acrobatique d’une turpide hardiesse. Arc-boutée au dossier du siège, elle força sa souplesse innée par un écartement tel que chacune de ses jambes dut se poser sur un des accoudoirs, posture en général optée par les catins contorsionnistes en quête de transports hétérodoxes et prohibés. Ses cartilages émirent un ténu craquement et notre équilibriste, ainsi assise, exhiba tout son saoul son origine du monde d’où s’extirpait un tatouage vicieux2. 

  La comtesse, face à cette gestuelle explicite, à cette provocation, se trouva brusquement frappée d’inhibition. Délia lui faisait horreur. Cléore se surprit à abhorrer jusqu’au parfum de ses cheveux. On l’eût crue piquée par une coque de carassol ou par quelque urticante ortie. Par contre, l’extase solitaire de la fillette dépravée et imbue de sa séduction était visible : elle émettait de petits gémissements. Son imagination suffisait à assouvir ses fantasmes malpropres. 

 La bouche de Mademoiselle prononça des paroles propres à abasourdir :
« Je ne veux plus de toi. Tu es indécente, lui dit-elle. Va-t’en te rhabiller et présente-toi à moi correctement vêtue. Toute ton attitude sera jugée à l’aune du scandale qu’elle suscite. Ton comportement constitue pour l’Institution une tache indélébile, une macule de honte et d’opprobre. Tu souilles ce bureau de ton inconvenance de petite putain. »

 Cléore eût préféré la fillette inodore, mais, malgré elle, contre son gré, Adelia exhalait la souillure, la corruption et le pourrissement de l’abus des priapées. Symbole de débauche, elle n’apparaissait plus aux yeux de celle qui l’avait tant portée aux nues que comme un bibelot gluant, empouacré, qu’on eût sacralisé à l’excès, à la semblance d’un chancre vénérien en pleine floraison putride. Cléore s’hébéta brièvement à la vision de cette concupiscente fille en linge refusant de lui obéir. Elle lui apparut fort peu sapide ; cette chair ou viande de petite fille pré-nubile était si corrompue et gâtée de bamboche que l’absence de sapidité trahissait en elle l’extrême délabrement de ses sens. Délie lui sembla puer, et cette puanteur s’épreignait de son intimité, comme si elle eût frotté d’ail cette partie ignoble afin d’incommoder sa mie. Cette indécence crâne la révulsa, cette position obscène, jambes écartées, posées sur chaque accoudoir du fauteuil, ces pantalons ouverts, cette silhouette provocante, tentatrice, souple, ondoyante, telle une plante vénéneuse et vivace aux relents de cadavre. Car désormais, Délia sentait la mort…la mort pour Moesta et Errabunda…la mort du rêve de la comtesse de Cresseville. Cléore ne voulait pas jouer le rôle de la mouche piégée par l’efflorescence cadavérique de la fleur carnivore. Adonc, elle sévit.

« Va te changer. Je ne le répéterai pas une troisième fois. Tu dois te confesser à la Mère qui va fixer ta peine. Il te faut comparaître dans une tenue plus adéquate…plus digne.
- Sophisme, ma Cléore, appuya Délia, agressive. Je ne suis point naïve. La Mère n’est qu’une fiction, un leurre destiné à berner les pécores, leurre que de concert, Madame la vicomtesse et toi avez institué !
- Ainsi, tu sais !
- Je ne suis pas dupe ! Madame de** ne peut pas toujours être là sous ces oripeaux de religieuse à tête de squelette. Dans le confessionnal, il n’y a qu’un mannequin ou un automate avec quelque cylindre Edison ou gramophone de monsieur Berliner reprenant les mêmes paroles chuintantes. 
- C’est un grand savant, un ingénieur hors pair, monsieur Nikola Tesla, qui a mis au point ce système dont je puis m’enorgueillir, fulmina Cléore, courroucée. 
- Un salaud de Serbe ! »

  La comtesse de Cresseville voulut faire davantage peur à une Adelia qui trop crânait. 
 « Tu vois ce petit coffre-fort, dans le recoin ? Je vais l’ouvrir pour toi. Non, ne te récrie pas, il ne renferme aucune somme d’argent. C’est une caisse Bancelle leurre, comme l’est donc la Mère. Tu n’as sans doute pas lu Les Habits noirs de Monsieur Paul Féval. C’est une lecture certes feuilletonnesque mais édifiante, que je te recommande. J’en ai un exemplaire à la bibliothèque, que je t’invite à emprunter. »

  A dessein, Mademoiselle de Cresseville s’agenouilla devant le petit coffre et en composa la combinaison d’ouverture de manière à ce que Délia, observatrice, d’une ouïe fine, et qui en outre jouissait d’une mémoire excellente, la vît, l’entendît et la retînt. La caisse Bancelle, dont les crocs-pièges redoutables avaient été de facto neutralisés par les bons chiffres, offrit son contenu dérisoire : un petit étui de cuir, un seul, tout gaufré et délicat. Cléore s’en saisit et le montra à une Délia dont les yeux d’émeraude s’ébahirent à la délicate beauté de l’objet. 

« Le peaussier nippon qui a fabriqué cela avait du génie. On dirait du chagrin, ou de la peau de poisson, du galuchat, tellement ce cuir est fin. En fait, cet étui, d’après ce que mon ami Elémir de la Bonnemaison m’a raconté par lettre quelques temps après m’avoir fait don de l’objet qu’il renferme, aurait été manufacturé à partir du membre et des parties d’un garçonnet de six ans qu’on aurait châtré pour ce faire.
- Cela ravit mes sens tortus, Cléore ! caqueta Adelia. 
- Cet objet n’est pas du tout à l’usage des petites filles innocentes mais participe d’un rituel de mort…ou de jouissance, comme tu voudras. »

 Et la comtesse d’ôter l’étui et d’expliquer à la fausse candide ce qu’était, ainsi que nos amies lectrices l’auront deviné, le funestement célèbre seppuku de la geisha. Fascinée, Délia buvait les paroles de Cléore et ouvrait tels des fanaux embrasés ses iris pers, obnubilée par la perversité de ce chef-d’œuvre à la sensualité ardente tandis que le bâton s’érigeait et que la lame jaillissait et saillissait dans toute son horreur. 

« Volupté et mort…susurra-t-elle. Volupté puis mort… » Ses prunelles étincelaient de perversion. 
La démonstration achevée et la chose renfermée dans le coffre, la comtesse de Cresseville s’empressa de mettre Adélie en garde.
« Tu es la seule avec moi à connaître l’existence de ce sabre… Je t’interdis d’en parler à quiconque. Si, un jour que je souhaite impensable, tu as besoin des services de la chose – uniquement au cas où nous serions toutes en grand péril et que la capsule que tu sais enfermée dans le chaton de ta bague s’avérait inefficiente – alors, je t’encouragerai à recourir à cette solution…extrême. Je te préviens, n’en use qu’en cas d’impérieuse nécessité et de situation désespérée pour l’Institution et pour notre cause à toutes. Tu souffriras grandement de cela avant que ton âme rejoigne le Créateur, si toutefois Il pardonne tes péchés. Sauf ce cas de force majeure, l’accès de mon bureau t’est désormais fermé du fait que je dois te punir de tes fautes. As-tu retenu la combinaison ?
- Deux à gauche, quatre à droite, cinq à droite, un à gauche, huit à droite, six à gauche, et quatre à droite.
- Fort bien. C’est ma date de naissance. 24 mai 1864. Comme tu le vois, mon narcissisme me poursuit. »

 Après cela, ne comprenant pas cet aveu de Cléore ainsi que ses prévenances incongrues à son égard, Délie, recommençant son nonchaloir de sans-gêne, reprit exactement la même position sulfureuse sur le fauteuil qu’elle avait un temps délaissé. Alors, Mademoiselle s’empourpra, victime d’une de ses sautes d’humeur qui la dévalorisait.

« Sais-tu que tu dépares ce bureau ? Regarde-toi ! Ton…euh joyau est légèrement déchaussé… comme une dent pourrie. Tu salis l’étoffe du fauteuil et le parquet lui-même en te vautrant ainsi, dévêtue de linge sale. C’est toute l’Institution que tu dépares, que tu souilles d’ailleurs. Impure ribaude ! 
- Sois plus éloquente avec moi, ma Cléore. Tu n’as toujours pas détaillé les motifs de ma convocation. 
- Ma petite, je suis mécontente de toi. Tu as fauté trois fois, mon indigne chérie. Primo, en me cachant que tu souffrais d’accès d’extravagations s’apparentant à des crises d’épilepsie. Ne le nie pas ! L’autre jour, après avoir reçu le bourreau de Béthune, tu t’es rendue à l’infirmerie après avoir divagué un moment. Les nurses m’ont tout dit lorsque je leur ai confié tes victimes. Tu es folle, Délie. 
- Secundo ?
- Tu as frappé et meurtri une pensionnaire sans que je t’en aie donné l’ordre. 
- Marie-Ondine, c’était pour l’éduquer ! 
- Tu as failli à ta fonction d’éducatrice en persécutant et en martyrisant plus que de raison la petite Marie-Ondine.
- C’est une bouseuse malapprise bonne à rudoyer ! Il faut la renvoyer ! Elle déshonore La Maison.
- Ce n’est pas en la déshonorant que tu aboutiras à un résultat positif. Tu l’as traumatisée à jamais. Tu t’es comportée en…en violeuse ! Abigaïl m’a conté tes aveux. C’était ignoble. Sale petite…cannibale ! Tu es indigne de ta fonction. Tu mérites que je te rétrograde aux rubans chamois. 
- Tu es trop douce, Cléore ! L’opercule des fillettes est bon et onctueux comme la rose…
- Tertio…puisqu’il me faut le dire… 
- La sale juive qui a tout rapporté, hein ? Je l’ai corrigée, comme je le devais après qu’elle a eu essayé de me reprendre Marie-Ondine. La traîtresse ! Tu l’as bien vu ! Mon bijou est endommagé ! Elle m’a donné un coup de pied.
- Tu ne dois châtier personne sans que je te l’aie ordonné. Tu as fait preuve d’arbitraire. Nous sommes régies, toutes ici, par des lois…que tu as enfreintes. 
- J’aime à faire mal, Cléore, c’est dans ma nature. Le bruit des lanières de cuir cinglant et déchirant les chairs tendres des enfançons est plus doux à mon cœur que le chant des passereaux. 
- Tu as trop lu Sade.  Je vais prendre des mesures drastiques. D’abord, tu te rendras à l’infirmerie t’excuser auprès d’Abigaïl et de Marie-Ondine. Tu leur feras amende honorable et tu leur demanderas pardon. Tu battras ta coulpe. Ensuite, je t’interdis, entends-tu, je t’interdis jusqu’à nouvel ordre d’avoir des partenaires de chambrée. Enfin, je te suspends de tes fonctions de professeur et d’éducatrice et te place sous astreinte pendant deux mois. Tu n’auras le droit de ne fréquenter et de ne recevoir personne. Tu prendras tes repas toute seule et tu n’auras aucun contact avec les autres pensionnaires. Tu porteras le sarrau de bombasin durant toute la purgation de ta peine.
- Et par qui comptes-tu me remplacer ? Par la boiteuse fourbe ? Elle souffre de consomption au dernier degré. Daphné et Phoebé ne s’aiment qu’elles-mêmes et j’ai estropié Jeanne-Ysoline pour un moment. 
- J’ai…j’ai jeté mon dévolu sur Ysalis, quoiqu’elle n’ait que neuf ans. Quant à Daphné et Phoebé, elles assumeront ta charge.
- Cléore la scandaleuse qui s’entiche de tendrons toujours plus verts ! Allons, recouvre ta raison, ma mie. Viens encor t’enivrer avec moi, humer le parfum exhalé par mes cheveux de cuivre, goûter au miellat de mon corps à toi livré, t’ébaudir de ma peau, de mes petons mutins et de mon petit nez…Viens donc là, sur ce bureau, oui, oui… Embarquons toutes deux pour Cythère, pour Sybaris et pour Lesbos… j’ai tant encor envie de toi, de tes transports, Cléore… »

 Alors qu’elle tentait d’ensorceler la comtesse par des paroles fruitées de courtisane tout en faisant mine de s’entièrement dévêtir afin que ses appas bourgeonnants convainquissent Cléore qu’elle demeurait la plus belle en son cœur, Adelia approcha la main gauche du bureau sur lequel était posée une badine, un de ces sticks de bambou qu’aiment à utiliser les officiers de l’armée des Indes contre leurs cipayes récalcitrants. Mais, plus vive, Mademoiselle de Cresseville, qui avait remarqué le manège de celle qu’elle exécrait désormais, s’empara la première de la baguette.

« Rira bien qui rira la dernière, gloussa-t-elle. Tu as tenté d’attenter à ma personne. Reçois en conséquence la correction qui t’a toujours manqué ! »
 Lors, faisant preuve d’une force étonnante sans doute décuplée par l’exaspération, elle culbuta miss O’Flanaghan sur le bureau en renversant tout ce qui s’y trouvait et l’y plaqua sur le ventre. Bien que la huppe se débattît, la comtesse de Cresseville parvint à ses fins et commença à cingler sans retenue les fesses de l’abjecte poupée. Les coups de badine pleuvaient, lacérant le tissu ouaté des pantalons et les chairs de ce fondement impubère trop longtemps apposé en offrande à la concupiscence trouble des anandrynes les plus déréglées. Cléore redoubla les cinglements jusqu’à ce que le sang jaillissant en fontaine hémophile des plaies de la hurlante débauchée jaspât l’acajou du bureau, tandis que les rares pubescences de son intimité en quête d’épanouissement s’engluaient et se poissaient dans cette sanie rougeâtre. Les cris de la victime indifféraient Cléore qui perdit toute notion de temps et de pitié. Lorsqu’elle daigna ressentir un relatif épuisement de son bras droit, elle lâcha la badine gainée d’hémoglobine et la jeta à terre comme si elle eût été un avorton informe. Adelia n’était point morte, même pas évanouie ; sa résistance ébaudit la comtesse. Au contraire, miss O’Flanaghan ne se départit pas de sa perversion extrême en murmurant quelques malvenues insanités dignes d’elle entre deux geignements que lui arrachaient ses écorchures : 
« Lèche donc mes plaies…Cléore…j’en ai tellement envie…je jouis de l’épanchement de mon propre sang…Cléore… Imagine-le comme une défloration sordide…Lape-le dans une jatte comme la chatte que tu es, Cléore. Délecte t’en, Cléore ! Sois empuse pour moi ! Ceci est mon sang Cléore… le sang de notre nouvelle alliance qui point ne sera éternelle. Permets-moi ce blasphème ma mie… Partage mon ivresse torpide… »
  Un hurlement s’arracha de sa bouche lorsque, sans la ménager, Mademoiselle la força à s’asseoir sur cette charpie charnue qui avait été un si tentant postérieur trop souvent exposé dans son linge poupin de coton brodé. 

« Maintenant, tu vas te rendre à l’infirmerie et t’excuser, même si je dois t’y forcer en civière. Je t’interdis de quémander les soins et les pansements tant que tu n’auras pas demandé pardon aux deux innocentes vierges que tu as bletties. Lève-toi, Délia, lève-toi et marche comme Christ te l’ordonne ! »  

  Face à ces injonctions impérieuses, Adelia se leva du bureau. Elle boita, tituba jusqu’à la porte qu’elle ouvrit puis s’éloigna, à peine moins estropiée que Quitterie ou Jeanne-Ysoline. Elle chemina à son rythme de géhenne, son sang de pus, son ichor du péché dégouttant d’elle, larme rouge après larme rouge, sans que nul larmier ne fût là pour recueillir ce liquide sacrificiel, dessinant un ruissellement pourpre, marquant tous les lieux qu’elle parcourait d’une coulure vermeille qui jà exsudait des miasmes, myrte ranci de purulence purpurescente, témoignage de la faute qu’elle expiait. Elle mit une heure à parvenir à destination, à accomplir cette expiation, à gravir ce Golgotha, à parsemer de son sillage pourprin tous ces champs Phlégréens et perdit connaissance au seuil de l’infirmerie, comme si elle eût été exsangue. Lors, elle marmotta ses projets de vengeance.

**********

 Le soir de cette journée à marquer d’une pierre noire, le professeur Hégésippe Allard soupait en bon bourgeois avec son épouse bien aimée, Marthe et ses deux enfants, Victorin, l’aîné, âgé de dix-sept ans et Pauline, quatorze ans. 

 Hégésippe Allard gérait son foyer en bon père de famille, dans le respect scrupuleux des règles édictées par le Code Napoléon. En matière de nourriture, il se refusait à être dispendieux et imposait à toute sa famille sa frugalité hectique d’ascète cénobite espagnol. Il était réputé ne se rendre au restaurant que lorsqu’on l’y invitait. Pater familias sévère, admirateur caché d’Harpagon – aussi caricatural et excessif que fût ce personnage – notre éminent aliéniste alliait son républicanisme à son appartenance à la franc-maçonnerie, sans omettre qu’il était de confession réformée. En républicain opportuniste, il avait soutenu le ministère Ferry jusqu’à ce qu’il tombât sous les coups de l’affaire du Tonkin. Le seul orgueil personnel qu’il eût affiché consistait en ce portrait en pied dû au pinceau de Monsieur Léon Bonnat, d’un hiératisme austère, gâché par ce fond terre de Sienne dont abusait le peintre officiel de la Gueuse, fond qui accentuait le ténébrisme de l’ensemble de la toile. La seule touche de couleur de l’œuvre s’incarnait en la rosette de la Légion d’honneur qui ne quittait jamais le revers de l’illustre savant. 

 Il n’était point exagéré d’affirmer que Marthe Allard et sa progéniture avaient à peine droit à la parole. Monsieur décidait de tout et nul ne pouvait disputer de ses décisions au caractère irrévocable.

  Adonc, ce soir-là, la famille s’attabla en sa salle à manger sombre, récitant une prière préalable au frugal souper digne des puritains du Mayflower. Chacun avait noué sa serviette avec soin à son cou et la bonne Léonie apportait la soupière. Marthe Allard incarnait le type même de ces femmes sans beauté, de ces matrones sans âge épousées pour leur seule dot, bien qu’elle eût cinq ans de moins que le docte mari. Elle était grasse, lourde, aux traits grossiers. Son chignon brun paraissait refuser toute coiffe de fantaisie et s’emprisonnait dans une résille, comme pour prévenir l’unique tentation sensuelle que cette coiffure d’ébène d’Auvergnate eût pu receler. Car Marthe Allard, née Marniat, était native du Cantal, d’Arpajon-sur-Cère plus exactement. Elle avait conservé de ses origines son teint mat, son regard de jais et son accent chuintant. Sa rigueur calviniste atavique du croissant réformé du Midi se traduisait dans sa mise sans recherche ni fanfreluche aucune. Elle n’aimait à porter que des toilettes foncées dignes d’un ministre de Dieu dans l’acception des parpaillots. Elle représentait vis-à-vis de Cléore son contraire absolu. Elle jouait dignement son rôle de mère sévère et la pudeur. On disait que Calas était de ses aïeux, que plusieurs d’entre eux s’étaient illustrés dans la geste des Camisards, que d’autres encore avaient péri à la Michelade, au tumulte d’Amboise ou à la Saint-Barthélemy de coups de pertuisane ou d’escopette, on ne savait. On attribuait dans la tradition familiale le meurtre de Théophraste Marniat, l’ancêtre vénéré, à une décharge d’arquebusade due à Charles IX le maudit en personne, en ce fameux vingt-quatre août de l’an du Seigneur mil cinq cent septante deux. 

 Léonie distribuait avec équité les louchées de potage, prenant soin de servir chacun selon son rang et son âge : c’était signifier que la cadette, Pauline, parce que fille, parce que benjamine, bénéficierait comme à l’habitude de la part la moins conséquente donc la moins rassasiante. Cela retardait son développement et, à quatorze ans, elle en paraissait deux de moins. Elle grommelait sa prière, indifférente en apparence à ce traitement de défaveur pour elle coutumier. Se contentant de ce peu chiche, elle souffrait de tout, sauf de boulimie, avec une abnégation d’anachorète. Elle s’engonçait dans ses robes noires et montantes, fine comme un sarment, au point qu’on l’eût pensée sicilienne ou corse, nonobstant son teint clair, ses yeux bleus et ses cheveux d’un blond cendré foncé, héritage des Allard. Austérité, elle n’était qu’austérité d’oie noire. 

  Cependant, sans que Pauline osât se l’avouer, elle commençait à ressentir, dans le tréfonds de son âme et de sa chair privée de gâteries, sans parler de cette poussée innée de la sève des sens propre à l’adolescence qui survenait – non point sans crier gare car sa mère l’avait en sous-main renseignée sur quelques événements aqueux qui arriveraient tôt ou tard – elle commençait donc à éprouver, disions-nous, un semblant d’attirance pour la catholicité, quels qu’infimes que fussent les avantages d’une conversion. La Réforme refusait de reconnaître la confession comme un des sacrements, aussi, Pauline n’avait personne à qui confier cette tentation de l’abjuration de la foi de ses ancêtres, de s’aboucher avec les curés, et de se convertir peut-être. Elle jalousait sans le dire ses petites camarades bourgeoises toutes roses, rondes et couvertes de falbalas et de rubans parfumés qui, comme elle, suivaient ce nouvel enseignement féminin dans ces institutions scolaires oiseuses établies récemment par messieurs Victor Duruy et Camille Sée. Elle lorgnait avec envie – ô, péché capital – les toilettes des autres fillettes, elle qui devait se contenter de ses vêtures négrides de janséniste crasse et de vieux fesse-mathieu. On la raillait, la surnommait Mademoiselle jésuite, elle, la fille de républicain protestant fervent. Sans le dire, Pauline avait commencé à acquérir en cachette, cassant sa tirelire et emplissant sa modeste aumônière, diverses crèmes et pâtes de beauté ainsi que des flacons d’eau de fleur d’oranger et d’essence de néroli dont elle essayait d’user en tant que dérisoires parfums. Un jour de retour de son collège, elle eut l’audace d’entrer dans une pâtisserie, où, solitaire, car elle n’avait aucune amie du fait de son aspect guindé et rebutant, elle se paya une portion de tarte aux pommes dont elle gava son estomac fermé aux délices de Lucullus. Pour se châtier, elle se purgea le soir même en absorbant des cuillerées de sirop de nerprun. Vomir sa faute culinaire dans une cuvette ne lui suffisant point, elle ajouta à cette purge par le haut un laxatif pour le bas : une bonne tisane de bourdaine. Elle se vida d’abondance comme une diarrhéique victime d’une indigestion au Grand Vefour. 

 Le fils aîné, Victorin, quant à lui, paraissait des plus fades et des plus insignifiants, malgré les espoirs futurs qu’il suscitait pour le barreau. Pour ce, il devait d’abord obtenir son baccalauréat. Aussi brun que sa mère, ses traits juvéniles et ses cheveux bouclés rappelaient Louis XIII en son adolescence. Ses yeux noirs, inexpressifs, se contentaient de fixer son assiette tandis que ses narines s’imprégnaient de l’arôme du potage dont le fumet, fragrant, montait en corolles tièdes tel un bain de vapeur. La carrure du jeune homme manquait de muscles bien qu’une moustache naissante, mal dessinée à la lèvre supérieure, tentât de conférer à sa personne fadasse plus de virilité. Il eût encore porté les lavallières et arboré les cols marins qu’il n’eût étonné nul passant. Sa fréquentation abusive des bibliothèques, son manque de séjour au grand air, que cela fût à Bolbec ou ailleurs, sa propension à toujours demeurer courbé sur quelque ouvrage savant, avaient fini par lui conférer l’allure d’un asthmatique prématurément cagneux à l’incarnat de fleur de lys. Conséquemment, au grand désespoir de ses parents, seuls les antiphysiques semblaient éprouver quelque attirance pour ce frêle fils de bonne famille. 

 Tandis que Victorin s’enivrait de son mets liquide odoriférant à défaut de nourrissant, Marthe et Pauline Allard demeuraient dans l’expectative, attendant que le pater familias exprimât quelque chose et daignât leur adresser la parole. Coites, elles se contentaient de leurs cuillers de potage tout en observant de temps à autre les entours de la salle à manger aux lourdes boiseries, en jetant parfois un coup d’œil furtif à la figure de Monsieur qui achevait sa manducation après avoir dégoisé sa prière hérétique3. Les regards s’attardèrent à la pendule dorée aux nymphes, posée sur une console, au tapis de Smyrne écrasé par ses motifs compliqués et indéchiffrables, au vaisselier ou dressoir massif fleurant trop l’encaustique ou à la cheminée, éteinte en cette saison, avec ses chenets imposants, sa crémaillère rustique et son lot de tisonniers. L’atmosphère se faisait étouffante à force d’attentisme sans que personne ne pût rompre ce silence oppressant. 

 Le potage fini, Léonie débarrassa le service en changeant assiettes et couverts ; l’heure du plat de résistance était venue, cet éternel rôti de veau aux flageolets dont Monsieur Allard ne pouvait se passer, malgré les exhortations et les adjurations feutrées de sa famille à lui substituer une viande plus rouge et plus goûteuse susceptible d’apporter un sang neuf et de l’énergie à sa progéniture qui en manquait tant. Maniaque, Hégésippe Allard émit une remarque à l’adresse de la bonne, lui faisant comprendre que sa fanchon était légèrement de travers. Il savait Léonie catholique et normande et songeait à la congédier. Bien que Marthe lui eût suggéré de la remplacer par une Bretonne simplette et illettrée, plus dévouée encore, et moins regardante si possible au sujet des idées et croyances de ses maîtres, Hégésippe, pour tout l’or du monde, jurait qu’il n’en était pas question et qu’il valait mieux en ce cas une fille du Midi – pourquoi pas une Gasconne bien noiraude tant qu’à faire ? – de la même confession réformée qu’eux. En sous-main, Hégésippe espérait que ce type de servante, bien accorte et pourvue en courbes tentantes, daignerait sur son ordre déniaiser un fils dont il commençait sérieusement à douter de la virilité. Ces femmes du Sud-Ouest au sang ardent aimaient à retrousser leurs jupes pour un rien et l’une d’elles, fort ronde et fort brune, venue de Dax, si Monsieur s’en souvenait bien, avait été engrossée par le fils du procureur M** l’an passé. De toute manière, les Allard appartenaient à cette confrérie élue d’office, à ce petit troupeau protestant guidé par le Bon Pasteur. Ils croyaient dur comme fer à la prédestination et au capitalisme républicain et bourgeois. Avec l’argent, on pouvait faire ce qu’on voulait en demeurant impuni, rédimé d’office puisque Le Seigneur en avait ainsi décidé dès le départ. Le modèle d’Hégésippe Allard était l’Amérique des grands brasseurs d’affaires, des Carnegie, Vanderbilt et Astor. 

 Enfin, Monsieur Allard parla. Tandis que les fourchettes et couteaux qui tintaient s’arrêtaient net, il dit : 
«Un Petit Bleu vient de m’être apporté. Je suis convoqué demain matin par Monsieur le Préfet de Police pour une affaire d’une extrême importance. La République a besoin de mes services dans la résolution d’une intrigue criminelle qui pourrait menacer ses fondations. »

 Marthe Allard, qui n’avait pas le droit de toucher au courrier destiné à son mari, en fut interloquée. Elle ne put que bredouiller : « En aurez-vous pour longtemps ? »
Il répliqua : 
« Je ne sais. Cela dépendra des développements de la chose. Des inspecteurs sont venus me voir hier, comme je vous l’avais dit sans trop insister puisqu’il n’y avait encore rien d’officiel à ce propos. Si vous lisez de temps à autre les journaux – bien que je juge pour ma part cette lecture peu édifiante du fait que la presse fait trop de racolage et se donne en spectacle en jetant en pâture à une populace avide et peu éduquée des personnes qu’il faudrait présumer innocentes avant de les condamner – si donc, vous parcourez en dilettante les pages les moins recommandables de ces journaux – à moins que vous ne préfériez les réclames – vous avez dû constater, ma chère, que les échotiers en mal de copie à cause de l’été ont rapporté l’enlèvement d’une pauvresse en plein Belleville voilà je crois trois ou quatre jours…vous savez, lorsque l’orage a tonné si fort que Victorin s’est cadenassé dans sa chambre, refusant pour une fois de se rendre à L’Arsenal ou à Sainte-Geneviève comme il en a quotidiennement l’habitude. Et cette fillette aurait été précédée par trente autres avant elle…
- Certes, oui, murmura Marthe, laconique, n’osant contredire son tout-puissant mari.
- Ah, quelle réjouissance !  pouffa brusquement Pauline sans qu’elle eût été sollicitée. Je suis venue réconforter mon pauvre frérot qui tremblait comme une feuille.
- Excusez-vous, Pauline, de cette interruption. Vous n’avez pas droit à la parole ! » lui jeta sa mère avec sévérité. 

  Si peu amène que fût Marthe Allard à son encontre, la fluette fillette fit amende honorable. Elle se leva et effectua une courbette en guise de soumission à l’autorité parentale. En son for intérieur, Pauline plaignait sincèrement son frère dont elle saisissait vaguement que quelque chose d’anormal perturbait sa personnalité. Elle ne pouvait appréhender que le jeune homme souffrait d’une inversion refoulée.  Victorin, qui savait son père spécialiste des pathologies mentales sexuelles bien qu’il n’y comprît pas tout, loin de là, n’éprouvait aucune attirance pour les jeunes filles. Par contre, il s’était senti bizarre au Louvre lorsqu’il en avait parcouru la statuaire, s’attardant longuement aux corps nus des éphèbes et héros hellénistiques et romains à moins qu’ils fussent Renaissance. En peinture, il appréciait qu’on représentât le martyre de Saint-Sébastien dont la nudité percée de flèches l’obsédait. Son membre tendait à se dresser devant ces chairs mâles exposées et il se fustigeait le soir après cela. En ce cas, qu’eût-il compris à l’enquête de son père, à cette affaire antinomique, opposée à ses goûts inavouables, à ces anandrynes pédérastes amatrices de gamines ?

 L’instant du dessert arriva. Léonie apporta de la crème anglaise et une corbeille d’abricots et de prunes. Hégésippe Allard consomma un café, donna congé à tout le monde puis se retira au fumoir où il avait coutume de recevoir ses collègues qui lui rendaient des visites de courtoisie. L’éminent docteur savoura un excellent puros. Il pressentait que l’enquête serait délicate et qu’il fallait se méfier par-dessus tout du ministre de l’Intérieur lui-même car, il le devinait, sa passivité était complicité. Etait-il mouillé jusqu’au cou dans ce trafic de petites filles ? Allait-il exercer des pressions sur ceux qu’il avait sous tutelle ? Irait-il jusqu’à le sacquer lui-même, Hégésippe Allard, à compromettre la suite de sa carrière ? Cela puait par trop. Point lâche, l’aliéniste se résolut à aller de l’avant. Il ne lâcherait jamais la proie pour l’ombre, dût-il être le responsable indirect de la mise sous les verrous de hautes personnalités. Demain, il irait à la Préfecture…

Wes Anderson : amours et procédés littéraires

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Wes Anderson est un grand réalisateur américain qui produit des films d'auteur dans le sens où il écrit ses scénari, les réalise et les produit, et où son esthétique si particulière se reconnaît sans peine. La poésie de l'écriture de Wes Anderson est indéniable et l'intérêt de ses films, c'est de déceler le littéraire derrière l'image afin de saisir toute la profondeur et l'intensité des histoires filmées par le cinéaste.


1- Moonrise Kindom : le grandissement par le lyrisme, l'héroï-comique et l'épique

Comment signifier la grandeur des sentiments que peuvent avoir deux pré-adolescents l'un pour l'autre ? On dit souvent que l'amour à cet âge là n'est pas sérieux. Et pourtant, l'histoire d'amour entre Suzy et Sam a tout l'air d'une histoire aussi importante, aussi romantique et aussi sincère que les plus grandes histoires d'amour – on pense à Bonnie and Clyde et Roméo et Juliette pour leur amour tumultueux rudement mis à l'épreuve. Même si toute l'île de New Penzance est contre leur union, eux n'ont jamais douté de leur amour. Tout commence par un coup de foudre : leur amour est évident ; puis par une fugue longuement organisée qui les amène à vivre dans la nature. Au lieu de la forêt de Tristan et Yseult, Suzy et Sam vivent leur idylle cachés sur une plage où ils se sont construits un campement digne d'un chef scout. La scène de la plage, où les jeunes amoureux, vivant d'amour et d'eau fraîche, expriment leurs sentiments à travers les arts, est l'acmé du lyrisme qui résonne tout au long du film.



Pour leur plus grand malheur – et le notre, pauvres spectateurs qui avaient cru à cette rêverie rousseauiste – les adultes qui étaient partis à la recherche des jeunes fugueurs, les retrouvent et les séparent. Une deuxième fuite s'ensuit d'une deuxième poursuite, seulement cette fois-ci s'ajoute un obstacle de plus grande importance : alors que les deux jeunes tentent de nouveau d'échapper au joug parental pour ainsi être ensemble, les éléments naturels, qui furent un temps leurs alliés, se déchaînent pour compliquer leur voyage de noces aux allures de fuite. La romance des deux jeunes est doublée d'un souffle épique qui ajoute au drame une menace mortelle : leur combat pour l'amour devient alors héroïque. Leur histoire est ainsi traitée sous le registre héroï-comique : la relation amoureuse, qui apparaît insignifiante pour les autres, est grandie par ces procédés. On tire le bas vers le haut, soit un amour de vacances vers un amour héroïque qui affronte un déluge  apocalyptique.


2 – The Royal Tenembaums : L'amour c'est comme une cigarette


Une histoire d'amour non-conforme, poétique, et même si on connait la chanson, surprenante. La cigarette comme symbole de l'amour, probablement l'une des métaphores les plus belles et originales.



Margot commence à fumer à 12 ans, elle le cache, puis continue à le cacher. Elle fume beaucoup, c'est son plaisir et elle veut le garder secret. Margot est la fille adoptive des Tenenbaums, elle à deux frères : Chas et Ritchie. Ritchie est amoureux de Margot, probablement depuis toujours, son passe temps favori est de dessiner des portraits de Margot. On apprend la dépression nerveuse de Ritchie après l'annonce du mariage de Margot avec Raleigh St Clair. Ritchie ne s'en remet guère, il finit par faire une tentative de suicide. La famille est réunie à l’hôpital dans une salle, dans l'attente de voir Ritchie. Margot fume une cigarette. Surprise, sa mère lui demande depuis quand elle fume, elle lui répond depuis 22 ans. "Tu devrais arrêter" lui dit-elle. Ritchie quitte l’hôpital pour trouver Margot qui l'attend dans sa chambre, fumant une cigarette. Alors que plus tôt dans le film, Margot faisait tomber son paquet de cigarettes devant Ritchie et reniait son appartenance, elle fume dorénavant devant lui : une déclaration d'amour qui sort du commun. Car on l'a bien compris, l'addiction de Margot pour la nicotine, c'est son amour pour son frère d'adoption qu'elle dissimule depuis ses 12 ans. Le génie de Wes Anderson est tout là, et se confirme au fil de sa filmographie : il sait sublimer les histoires non-conformes et donne de la poésie à l'atypique et au non-conventionnel.

 


Article écrit par Laura, étudiante en master de Lettres.

Ilmatarja, la lithothérapie et les bijoux

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Ilmatarja est une jeune femme d'une vingtaine d'années dont une des passions est la création de bijoux. Mais pas n'importe quels bijoux, car en plus de la dimension esthétique, ceux-ci se veulent en accord avec la lithothérapie, discipline qui étudie les pouvoirs vertueux des différentes pierres et minéraux. Autrement dit, chaque bijou créé par la demoiselle a des propriétés spéciales, et vise à améliorer la vie psychique ou corporelle de son propriétaire. Les créations sont variées : boucles d'oreilles, bracelets, colliers et même pendules. La plupart sont des modèles uniques. De plus, la jeune femme crée pour certaines occasions (fêtes païennes, changement de saison) des parures spéciales, en accord avec les tons et les énergies de celles-ci. Sans oublier qu'il est également possible de créer son propre bijou, et de ce fait, de choisir des pierres adaptées à ses attentes en terme d'énergies... Tout cela pour un prix très raisonnable, et avec des conseils de qualité. Voilà les raisons qui m'ont amenée à vouloir vous faire découvrir les créations de cette talentueuse demoiselle... A qui je laisse maintenant la parole.

Parure "Mabon"


~ Bonjour Ilmatarja, une question d'abord qui n'a pas forcément de rapport avec ton travail de bijoutier mais qui m'intrigue cependant : que signifie ton pseudo ?

Bonjour Inès, Ilmatarja est en fait une combinaison de deux noms propres différents. Ilmatar renvoie au nom de la déesse associée à l'air dans la mythologie Finlandaise. Littéralement, son nom signifie « la Fille de l'Air ». L'autre partie est tout simplement un prénom féminin Finlandais : Tarja, (non, aucune référence à l'ex-chanteuse du groupe Nightwish) c'est un prénom que je trouvais joli et qui me permettait de rendre la référence à la déesse plus « humaine ». Ces références à la Finlande viennent de mon attachement et  de mon intérêt pour cette patrie. L'élément Air est également celui envers lequel je me sens le plus attirée et liée, sa symbolique est forte pour moi. D'ailleurs le nom de famille que j'utilise sur internet [Vindursdóttir : fille de l'hiver]
 renvoie aussi à cet élément ;)



~ Comme je l'ai dit plus haut, un des caractères particuliers de tes bijoux sont leurs propriétés lithothérapiques : comment as-tu découvert cette discipline ?

Tout a commencé il y a 2 ans, lors d'une période de ma vie où tout a été remis en question pour moi. Toutes mes croyances sur la vie, la mort, la condition humaine ont été bouleversées. Après avoir été une jeune femme profondément athée, cartésienne, dans le déni de toute existence « para-normale », je m'ouvrais aux énergies qui m'entouraient de façon assez brutale et douloureuse ; et malgré une certaine résistance j'ai dû finir par accepter ces choses auxquelles je ne voulais pas croire.

Mon amie Sarah, à l'époque, m'a emmenée dans une boutique ésotérique où j'ai pu rencontrer un medium qui m'a conseillé une pierre pouvant m'aider en rapport avec ma trop grande empathie et la fatigue qui en résultait. Et voilà, je venais d'adopter ma première pierre : une labradorite montée en pendentif ! Je ne connaissais rien de la lithothérapie mais j'étais fascinée par la beauté des pierres, et me réfugiant sous le prétexte qu'après tout, c'était joli, je me connectais et m'ouvrait lentement à leurs énergies.

Et puis vint la curiosité de connaître d'autres pierres, leur aspect, leurs propriétés... Petit à petit j'apprenais de plus en plus de noms, j'expérimentais de plus en plus de pierres et j'y associais les propriétés, un véritable apprentissage, en autodidacte. C'est ainsi que tout a commencé, et depuis, c'est devenu un véritable centre d'intérêt et une passion.

Parure "Harmonie de la Terre"


~ Quelles sont les vertus des pierres que tu trouves les plus intéressantes ? As-tu des préférences de pierres, certaines que tu utilises plus que d'autres ?


C'est une question difficile ! Toutes les pierres me fascinent mais il y a des périodes où je suis plus attirée par certaines que d'autres. Je pense qu'il existe une harmonie ou une complémentarité entre nos propres énergies et celles des minéraux. Cela expliquerait qu'à certains moments je préfère travailler avec certaines pierres plutôt que d'autres. C'est un véritable échange, je ne peux pas considérer les pierres comme un matériel inerte à exploiter, elles m'appellent, je leur donne de l'énergie, elles m'en renvoient et vice-versa... En ce moment je travaille beaucoup avec la labradorite blanche, par exemple. Ses propriétés sont peu connues car on a tendance à se focaliser sur sa cousine (la variété grise aux reflets bleus/verts) et travailler avec elle par la création de bijoux me permet de mieux la découvrir.

Leurs possibilités d'action sont vraiment nombreuses et plus on en découvre, plus on est étonné ! La fluorite bleue, par exemple, m'a un jour aidée à soulager un mal de gorge assez pénible. La rhodocrosite m'a fait faire de la bradycardie ( ≠ tachycardie) en ralentissant mon rythme cardiaque et ma tension... La kunzite m'a rendue malade un jour, aussi, pendant une méditation profonde, car il fallait que mes émotions sortent et cela s'est manifesté sur un plan purement physique. L'amethyste m'a aidée à soulager des maux de tête, elle m'a beaucoup aidée à m'endormir également...  J'ai également vu des personnes très timides, inhibées, se mettre à dire tout haut ce qu'elles pensaient tout bas de façon assez impulsive en portant de la calcédoine ! On ne s'attend pas toujours à ces effets quand on utilise une pierre pour d'autres propriétés à la base, c'est assez surprenant !

Si je devais te confier le nom des pierres qui m'ont peut être le plus surprise... je dirais la Kunzite ; l'Obsidienne arc-en-ciel ; l'Amethyste ; l'Ambre ; l'Opale Rose ; le Cristal de Roche, l'Oeil de Tigre... chaque travail et rencontre avec une pierre est une découverte.

Pendule

~ D'où tes inspirations esthétiques pour la création de tes bijoux te viennent-elles ? Que veux-tu qu'ils représentent au niveau esthétique ?

Tu trouveras peut être ça étrange mais je procède de façon inverse. D'abord me vient une idée (des couleurs, des sensations, un thème, des paysages, des textures, des pierres à mettre en relation dans un but commun, etc...) et seulement après peut venir une certaine visualisation du rendu final.

Mais la plupart du temps mes idées de rendus sont d'abord inconscientes. Il m'arrive aussi souvent de rêver d'un bijou terminé ou de rêver du matériel que je vais utiliser qui s'assemble (pierres, bois, nacre, porcelaine, métal etc). Ces idées s'imposent à ma conscience et je les note aussi vite que je le peux quand je me réveille ou quand l'idée me vient si je suis réveillée. Et c'est là que parfois je peux être déçue car au moment de la création il peut arriver que les dimensions réelles ou le rendu final ne soient pas exactement comme ce que j'ai pu imaginer, l'idée se heurte à la réalité, alors j'improvise !

C'est assez pulsionnel dans le fond et je crée avec beaucoup d'intuition en recherchant l'harmonie entre les matériaux, parfois aussi dans le désir de recréer une image ou des sensations (paysage forestier, du vent, la chaleur de la braise, la profondeur d'un lac, une mer déchaînée, la douceur et l'apaisement, etc...).




~ Quelles sont les propriétés qui t'inspirent le plus pour la création de bijoux ? Quelles sont les plus demandées ?

En ce qui concerne les propriétés des pierres, j'ai tendance à dire que la lithothérapie n'est absolument pas une potion magique, ni un médicament. On ne va pas prescrire une pierre comme une pilule dans le but de « soigner ».
Par exemple, si quelqu'un se casse la jambe, il ira chez le médecin qui lui prodiguera les soins nécessaires, lui mettra un plâtre pour soutenir sa jambe et lui confiera une béquille. Pour moi la lithothérapie ce sera à la fois ce plâtre et cette béquille sur laquelle on peut s'appuyer, un véritable soutien plus qu'une cure.

C'est pour cela que je crée plutôt en fonction des propriétés qui pourraient aider d'un point d­e vue psychologique et émotionnel car la guérison passe aussi par le mental avant de descendre et de s'appliquer au physique, au corps.
Par conséquent on me demande beaucoup de pierres pour tout ce qui est stress, angoisse, problèmes psychologiques divers, manque de confiance en soi, aide à la concentration, blocages divers, mais peu pour les maux physiques.
On me demande également des pierres pour la protection, selon le besoin je ne conseillerai pas les mêmes pierres mais la nature est bien faite, il y a quand même assez de choix.

Enfin, on me commande souvent un bijou sans savoir quelle pierre choisir à la base. Donc en fonction des besoins de la personne j'essaie de trouver ce qui pourrait lui correspondre et l'aider. L'aspect esthétique joue également beaucoup donc le challenge est d'arriver à allier un bijou qui plaise esthétiquement à la personne (matériaux, couleurs, composition, dimensions) à l'utilité qu'il peut avoir pour elle grâce aux pierres choisies.
En tout cas le travail avec les pierres est un fondement pour moi dans la création de bijoux, je ne produis que des bijoux comprenant au moins une petite partie faite de pierres.

Boucles d'oreilles : "Les corbeaux d'Odin, Muninn et Huginn"

~ J'ai pu remarquer que tu observes attentivement les changement de saison / cycles lunaires. Quelles sont selon toi les périodes les plus importantes de l'année, les périodes de transition importantes ? Peux-tu nous parler un peu de ce sujet ?

Tout à fait ! Et mes créations suivent également ces influences... En fait, je crois que j'ai vraiment besoin de vivre en harmonie avec la nature et les énergies qui m'entourent pour me sentir bien. Le fait de connaître ces changements de saison, les périodes de transition, les impacts que la lune peut avoir sur nous à un moment donné, permet peut être une meilleure compréhension de nos comportements, de nos émotions et de ceux des autres. En quelque sorte cela permet aussi de mieux s'y préparer et s'y adapter.

Les périodes les plus importantes énergétiquement de l'année je dirais que ce sont celles autour des deux solstices (le jour de passage à l'été, le jour de passage à l'hiver), parfois celles des équinoxes (printemps, automne) sans oublier Samhain (le 31 octobre), période à la laquelle le voile entre le monde des entités et nous est plus fin... Quand on prend le temps de se poser lors de ses périodes et de noter nos impressions sur nos ressentis, sur le comportement des autres ou les événements qui peuvent se produire en tenant par exemple un petit journal, c'est intéressant de constater l'impact que ces périodes peuvent avoir sur nous et sur le monde en général. On peut à la fois en profiter et à la fois s'en protéger.

Pour en revenir à la création, je crois que malgré moi l'influence se fait ressentir en ce moment ! En pleine période hivernale, je travaille énormément des pierres aux tons froids, même si je peux faire l'effort de choisir exprès des matériaux et couleurs plus chaudes, ça se fait naturellement, sans que j'y pense !

Pendentif "La fiole de la Völva"

~ Pareillement, quelles sont les fêtes païennes auxquelles tu accordes le plus d'importance, et pourquoi ?

Peut être est-ce une question d'affinités, mais j'adore Ostara, l'equinoxe du printemps où la nature revit, cette renaissance est extraordinaire, j'y ressens vraiment une impression de fraîcheur, de renouveau, de jeunesse, de légèreté et d'espoir. En revanche j'aime beaucoup moins Beltaine (le 1er mai) par exemple, où je trouve qu'il y a une trop forte tension, d'énergies et pulsions sexuelles pouvant même mener à un peu trop d'agressivité. Samhain est une période assez lourde parfois aussi, nous sommes plus vulnérables aux énergies négatives...

Mais quand on connait bien ces périodes et ces fêtes on peut tout à fait en tirer le meilleur. Cela dépend de notre façon de ressentir les énergies à ces périodes, certaines personnes y seront déjà plus sensibles que d'autres et je pense que nous avons tous nos préférences liées à des souvenirs associés à ces dates également. N'oublions pas que la St Jean n'est autre que l'adaptation chrétienne du Solstice d’Été et que Noël n'est que l'adaptation chrétienne aussi du Solstice d'Hiver. Ces périodes peuvent nous rappeler de bons ou mauvais souvenirs de fêtes de notre enfance, par exemple. Qu'on le veuille ou non, notre esprit s'en souvient et ce sont des influences inconscientes qui peuvent également exister et avoir un impact sur nous.

Chaque fête païenne nous rappelle que nous faisons partie de la nature, déjà par l'impact que leurs énergies peuvent avoir sur nous, mais aussi car elles nous permettent de passer chaque année en harmonie avec la nature. Ainsi, le passage se fait de façon symbolique par le rituel et nous permet d'accéder au changement, de laisser aller ce qui n'a plus d'intérêt pour notre progression, afin d'accueillir des énergies et une force nouvelles pour aller de l'avant.

J'ai tendance à considérer une année rythmée par ces fêtes comme symbolisant la vie d'un Homme aussi. Au printemps (20 mars) on peut aisément s'imaginer la naissance du nouveau-né qui découvre la Lumière du jour, promesse de bien de projets à venir. Beltaine (1er mai) comme la puberté avec ses pulsions, ses premiers amours... Le Solstice d'été (21 juin) comme l'âge adulte où l'on vit pleinement dans le feu de l'action, la vie active, la production. Lughnasad (1er août) où l'on récolte le fruit de notre labeur, de notre travail, où l'on peut aussi fonder une famille avec la possibilité de subvenir à ses besoins. Mabon (21 septembre) l'équilibre, où l'on commence à se recueillir et à faire le deuil de la vie passée, balayer derrière soi sa jeunesse et d'autres choses qui nous lient au passé. Samhain (31 octobre) où l'on se retrouve plongé dans l'obscurité, où l'on fait le point sur ce que l'on a fait, sur ce qu'on a été. Cette période assez longue (sur deux semaines) peut représenter la retraite et l'homme qui se recueille, fait le point sur sa vie avant la Mort. Le Solstice d'hiver (21 décembre) comme la fin, la mort au moment de l'année où l'obscurité est la plus longue avec la promesse de renouveau, d'une nouvelle vie, avec l'arrivée d'Imbolc le 1er février... Le cycle sans fin :)

Nous pouvons également trouver ces représentations avec la lune, notamment la triple lune où la lune croissante symbolise la jeune femme vierge ; la pleine lune la mère, la femme ; et la lune décroissante la femme âgée.
Toutes ces symbolisations nous permettent d'avancer, de savoir où l'on en est et de suivre le rythme de la vie.

Bracelet "Cycle lunaire"

~ Un mot pour la fin ?

Merci à toi de m'avoir consacrée cette interview, tes questions étaient pertinentes et intéressantes ! J'espère que cela pourra permettre à certaines personnes de découvrir les bienfaits des minéraux ou peut être de commencer à s'y intéresser :)

Porte-clef / bijou de sac "Protection draconique"


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La photographie post-mortem et autres arts macabres à l'époque victorienne

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Aux XVIIe et XIXe siècles, la vision de la mort est toute différente de celle que nous possédons aujourd’hui. Premièrement, la mortalité est autrement plus importante que de nos jours et il est loin d’être rare de croiser une famille qui n’ait pas perdu l’un de ses enfants. Aussi le sujet est-il beaucoup moins tabou. Par exemple, l’une des promenades phares, entre amis ou en famille, et d’aller visiter la morgue. Les corps des personnes non identifiées y sont exposés dans des vitrines. Il ne s’agit pas d’une pratique marginale, bien au contraire, la morgue de Paris est à cette époque l’un des endroits les plus visités de la capitale. Les corps de personnes non identifiées y sont exposés dans des vitrines. Cette exposition a premièrement pour but que les corps soient identifiés par les visiteurs, mais l’on ne peut se douter qu’un certain goût du frisson et du spectacle ne soit pas étranger à la grande affluence de public à la morgue. D’autant plus qu’il s’agissait très souvent de morts violentes, qu’il s’agisse de meurtres ou de maladies. Ainsi, un petit garçon décapité dont la dépouille fut exposée eut énormément de succès auprès des visiteurs, et la direction de la morgue décida de conserver ce corps au succès sensationnel en l’embaumant. Le succès des morgues est également due à la moins fréquente exécution en public des condamnés à mort, la morgue devenant alors le seul lieu où l’on pouvait contempler des morts. Dernière raison à cette affluence, bien qu’elle semble glauque au possible : la morgue était le seul endroit où l’on pouvait « respectablement » contempler des corps nus à cette époque où la pudibonderie était reine. Effectivement, les corps exposés n’étaient pas voilés, même au niveau des parties intimes. Les morgues ne furent fermées au public qu’en l’an 1907.

La première photographie connue à caractère mortuaire est l’œuvre d’un des inventeurs de la photographie, Hippolyte Bayard. Intitulée Autoportrait en noyé, il s’agit d’une photographie mise en scène. Son auteur entend par le biais de ce cliché exposer son mécontentement face à l’oubli de son apport à l’invention de la photographie par le gouvernement. En effet, Daguerre (cf inventeur du daguerréotype) fut le seul inventeur retenu par le gouvernement, et celui-ci lui octroya une rente à vie alors que Hippolyte Bayard ne toucha rien du tout et que l’on oublia de faire mention de ses découvertes. Plusieurs différences entre les procédés photographiques de Daguerre et Bayard sont notables. La technique de Daguerre, bien que nécessitant un tant de pose longue, donne un résultat contrasté et précis. La technique de Bayard quand à elle, nécessite un temps de pose plus court mais donne un résultat plus flou et moins contrasté. Une différence de support également : la technique de Bayard produit des impressions sur verre, donnant au final des plaques de verre très lourdes, alors que la technique de Bayard produit des positifs directs sur papier.

Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé (1863)

Par la suite, au fur et à mesure que se répand la photographie se répandent les portraits post-mortem. Notons cependant que dans un premier temps, la photographie est réservée aux milieux les plus aisés et le coût pour faire réaliser un portrait de soi ou d’un membre de sa famille est évaluable comparément à un tableau de maître : les portraits qu’ils soient post-mortem ou non sont de ce fait ceux de milieux bourgeois.
Bien qu’une date précise soit difficile à avancer, nous pouvons dater l’essor du portrait photographique aux années 1840-1850. On peut également noter que le portrait post-mortem apparaît naturellement à la naissance de la photographie.

La photographie mortuaire parait au premier abord sinistre et malsaine. Il est important de la replacer dans son contexte pour comprendre ce phénomène. Notons d’abord les divers points mentionnés en introduction (mortalité infantile importante, promenades à la morgue…) qui montrent que la mort est un sujet moins tabou dans la vie de l’époque étant donné que c’est une composante omniprésente de la vie quotidienne.
Il faut aussi comprendre que le XIXe siècle est celui de grands bouleversements dans de nombreux domaines. L’industrie prend une part de plus en plus importante dans l’économie alors que la religion perd en popularité. Les logements eux aussi changent puisqu’il est maintenant coutume d’attribuer à chaque pièce de la maison une fonction particulière et de ne plus tout faire dans la même pièce. De ce fait, la place de l’intimité devient également plus importante. Les parents commencent à dormir sans les enfants, et les enfants commencent à être considérés comme des individus à part entière.
Latéralement, tous ces changements aux niveaux économique, politique, religieux et social bouleversent grandement les repères de la population. Cela a pour conséquence de donner le plus ample désir à celle-ci de garder des souvenirs. D'autre part, les cimetières s'éloignent du centre des villes pour s'installer en périphérie. On ne passe donc plus au cimetière presque chaque jour comme on en avait l'habitude, mais occasionnellement et pour des visite plus longues. Cela explique également l'essor des portraits post-mortem. Il s'agit réellement du désir de garder un souvenir du défunt, et cela avec d'autant plus d'ardeur quand on ne possède pas de portrait du disparu.



La photographie post mortem comporte plusieurs modèles. Premièrement, les yeux du corps sont le plus souvent fermés : la personne est représentée comme endormie, assoupie ou clignant des yeux dans une pose détendue.
Un premier style de photographie présente les défunts allongés seuls sur leur lit ou dans leur berceau, les présentant comme simplement endormis.

Portrait de Victor Hugo défunt, par Nadar





L'idée de mort peut également être plus forte via la présence de cierges à côté ou autour du défunt, de fleurs fanées symbolisant la vanité de la vie ou bien de crucifix tenu par les défunts.




Un autre modèle de photos consiste à mettre en scène les défunts avec leurs familles. Dans ce cas-là, les portraits sont agencés comme ceux d'une famille ordinaire. Les défunts s'il s'agit d'enfants sont souvent portés sur les genoux de l'un de leurs parents ou d'un autre membre de leur famille (frère et sœurs…), mais il peuvent aussi être assis sur une chaise, donnant la main à un proche. Enfin, l'enfant peut être couché par terre, dans un couffin, l'air endormi.
Les personnes adultes sont elles la plupart du temps présentées assise sur une chaise ou un fauteuil.


On peut noter qu'ici, l'image a été peinte au niveau des pomettes pour donner un aspect vivant à l'enfant.




Enfin, un autre modèle, le plus perturbant d'entre tous, a pour but de mettre en scène les morts dans des positions de vivants.Ainsi, grâce a un dispositif faisant tenir les corps debout, les défunts sont présentés comme vivants dans des photographies de famille ou encore (plus rarement) sur leur lieu de travail.



Dispositif pour tenir les corps debout.

La photographie à cette époque ne met pas en scène le corps de défunts ... mais sert aussi aux portraits des ectoplasmes de ceux-ci ! En effet, le spiritisme est très à la mode à cette époque. Plus qu'une marginalité, il est très pratiqué, notamment dans les milieux de la bourgeoisie et de la célébrité, l'esprit cultivé n'empêchant pas cette superstition. Le spiritisme, pratiqué seul ou bien en complément d'une religion, est considéré comme un véritable art de vivre. On fait des conférences ainsi que des soirées entre adeptes, pendant lesquelles on fait appels à des médiums.
Ceux-ci proposent aux adeptes des théories spiritistes les portraits d'êtres chers disparus, ou bien pour les plus férus et les plus croyants, des portraits accompagnés d'ectoplasmes de trépassés mêmes inconnus.
Les médiums prétendent faire appel aux esprits des défunts. Bien entendu, ils sont les seuls à pouvoir discerner leur ectoplasmes, en plus d'un complice de leurs tours et qui s'en fait les témoins. Cela dit, les ectoplasmes apparaissent sur les photographies, et les clients peuvent donc se faire tirer le portrait avec leur proches disparus. Il s'agit bien sûr d'un simple procédé de superposition photographique, mais qui attire énormément de monde à cette époque.




La photographie n'est pas le seul procédé visuel visant à garder un souvenir des personnes décédées. Ainsi, au XIXe siècle le masque funéraire était également très populaires. Ils étaient moulés directement sur le visage du corps et pouvaient être reproduits à maints exemplaires. Par exemple, la mort de Victor Hugo qui fut spectaculairement célébrée suscita la production de nombreux masques posthumes à son effigie, permettant à ses admirateurs de conserver un souvenir de l'homme.
Un des masques funéraire qui eut un grand succès fut celui d'une jeune fille repêchée noyée dans la seine (le masque sera intitulé L'inconnue de la Seine). La raison en est que son visage avait gardé l'expression d'un sourire. L'anecdote et le masque inspirèrent d'ailleurs de nombreux artistes.




Enfin, d'autres petits objets sont consacrés au souvenir des défunts. Il était coutume par exemple de se faire fabriquer des bijoux avec les cheveux des trépassés. Nombres de parents portaient par exemple en bracelet les cheveux de leurs enfants vivants, mais il n'était pas rare que les cheveux des personnes décédées soient récupérés pour créer des barrettes, bracelets, colliers pour les proches de leur famille.
Un autre procédé, moins répandu, était d'intégrer au développement chimique les cendres du défunt !





Les Contrées du rêve, d’H.P. Lovecraft

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Quatrième de couverture :

Avant le célèbre Mythe de Chtulhu, H.P. Lovecraft a créé tout un univers onirique inspiré des oeuvres de Lord Dunsany, une contrée sauvage et magique peuplée de démons et de merveilles, de rêveurs perdus au milieu de leurs cauchemars dont son héros, Randolph Carter en tête. Cet univers est devenu l’une des oeuvres fondatrices de la Fantasy.

Les Contrées du rêven’est pas un roman, c’est un recueil, regroupant toutes les nouvelles issues de ce que l’on pourrait nommer  « l’arc onirique » de Lovecraft. Si ce dernier est nettement moins connu que celui de Cthulhu (qui lui est postérieur, certaines des nouvelles présentées ici en posent d’ailleurs certaines bases), il n’en demeure pas moins très intéressant, notamment pour sa "fraîcheur" dans l’œuvre plutôt sombre et tourmentée de l’auteur. Ne faites cependant pas l’erreur de penser que ces nouvelles seront joyeuses et finiront bien. Ce n’est que très rarement – pour ne pas dire jamais – que cela arrive.

Le recueil se compose de la façon suivante :

I - La Quête d’Iranon
II - Polaris
III - La Malédiction qui s’abattit Sarnath
IV- Hypnos
V - L’Étrange maison haute dans la brume
VI - Le Bateau blanc
VII - Celephais
VIII - Les Chats d’Ulthar
IX - Les Autres Dieux
X - Le Témoignage de Randolph Carter
XI - La Quête onirique de Kadath l’Inconnue
XII - La Clé d’argent
XIII - À Travers les Portes de la clé d’argent
XIV - Azatoth

Les chapitres X – XIII sont tirés de Démons et Merveilles, publiés par 10/18 ; les autres font partie du recueil Dagon, publié par J’ai Lu.

Comme à l’accoutumée, la logique voudrait que je résume et commente chaque nouvelle. Je ne le ferais pas ici pour une raison simple : j’envisage ce recueil comme un roman. S’il est évident que les chapitres X – XIII sont liés, ne serait-ce  que par leur protagoniste, les nouvelles gravitant autour de cette base ne sont pas ici pour rien. Bien qu’elles soient à priori sans rapport avec l’épopée de Randolphe Carter – le héros des chapitres sus mentionnés – et que celles-ci peuvent se lire dans n’importe quel ordre en étant compréhensibles, il faut savoir qu’elles prennent tout leur sens dans la globalité de l’œuvre. L’ordre choisi par l’auteur est également intéressant, car si celui-ci ne suit pas l’ordre chronologique d’écriture, il suit l’ordre chronologique du récit. Un paradoxe type des Les Contrées du rêve, si vous voyez là où je veux en venir.

Sachez néanmoins que le pinacle de cette aventure se trouve dans le chapitre XI, La Quêteonirique de Kadath l’Inconnue. En dépit du fait que cette nouvelle soit la plus longue du recueil, c’est également dans celle-ci que tous les éléments et personnages introduits dans le reste de l’ouvrage trouvent leur place et leur sens. L’intrigue pourrait se résumer de la sorte : « Randolphe Carter rêve par trois fois d’une fabuleuse cité, mais se réveille toujours brutalement avant d’en savoir plus. Suite à cela il invoque les dieux des rêves pour leur prier de le laisser en voir davantage. En plus de leur silence, ses rêves disparaissent. Il décide donc de se rendre en personne à Kadath, demeure des dieux, pour leur parler en personne. Sauf que personne ne sait où elle se trouve et ne s’y est jamais rendu. »

Pour ceux qui se poserait la question, le Randolphe Carter est bien celui dont il est mention dans ma précédente critique du même auteur : L’Affaire Charles Dexter Ward.

Lovecraft a toujours eu un rapport particulier aux rêves – que beaucoup qualifieront de cauchemars dans son cas. "Tout ce que j'ai écrit, je l'ai d'abord rêvé" est une citation qui lui est attribuée et qui résume parfaitement le concept de ce recueil. En plus du rêve, c’est le devenir de l’homme, par le biais de son passé, qui est ici traité. À travers les lignes, il parait évident – ou en tout cas très vraisemblablement  – que Lovecraft a puisé dans et s’est inspiré des civilisations passées pour nous offrir ces textes merveilleux et envoûtants. En un mot : oniriques.

Dans sa préface, David Camus explique le challenge qu’a été de retrouver la totalité, et l’intégrité, des textes tant les sources sont multiples et souvent altérées. Les Éditions Mnémos nous livrent donc une nouvelle traduction intégrale d’une qualité irréprochable. Et surtout, inédite en France.

Les Contrées du rêve est ce genre de livre qui, une fois terminé, vous laisse une drôle d’impression. Une impression encore plus marquée dans notre société où le rêve n’a plus guère de place. Mais je vous laisserai la découvrir par vous-même…

Les Contrées du rêve, H.P. Lovecraft - Editions Mnémos 2010

Les Saintes d'Isaure Anska

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Isaure Anska est une artiste photographe dont l'univers m'a tout de suite happée. Ses modèles sont magnifiés, les photographies pleines de grâce, évanescentes, comme sorties d'un rêve. Les décors sont toujours épurés ou naturels et les lumières contrastées, donnant un effet pictural aux images. La mystérieuse Isaure (quel prénom plein de grâce !) lève quelque peu le voile lors de cette interview...



~ Vous êtes bien mystérieuse Isaure Anska, peut-être consentiriez-vous à lever un peu le voile ? Qui êtes-vous ?

Je ne sais si Isaure Anska est si mystérieuse que cela. Peut-être est-ce l'image qu'elle donne et elle sourit, non d'un sourire moqueur, mais d'un sourire mystérieux et emprunt d'une immense curiosité lorsqu'autrui prend le temps de s'interroger sur elle…Alors c'est avec un immense plaisir qu'elle conçoit d'en raconter un  peu plus sur elle.
Isaure Anska découvre la photographie en 2006, se définissant comme un personnage extérieur au monde réaliste qui est le monde actuel et qu'elle n'aime guère. Elle préférera ne montrer que ces propres visions. Elle débute son travail par des séries d'autoportraits dans lesquelles elle se met en scène, apportant, pour chacune d’elle, un univers théâtral et surréaliste, racontant une histoire, une époque, un jour, avec un sens obsessionnel de la rigueur pour une vision plus juste de ses rêves , de ses songes et peurs. Abandonnant un peu plus ses autoportraits mais tout en continuant à y puiser de nouvelles inspirations, dans la manière de les recréer sans cesse, et afin d’élargir ses visions photographiques, elle commence à travailler avec des modèles, filles ou garçons, tout en les intégrant continuellement  à l’intérieur de ses propres songes, ses propres visions.


~ Depuis quand êtes-vous passionnée de photographie et pourquoi ?

Passionnée je ne sais réellement depuis quand, on ne peut pas vraiment parler d'une passion, qui est venue pour ma part dès le début de ma compréhension du monde de l'image, mais plutôt d'un amour certain de ce monde, de son expression, qui s'est installé depuis l'enfance. Une fascination certaine et lointaine de ce que l'image représente, de comment  nous pouvons la façonner à volonté, la créer avec nos rêves, nos vies à chacun,  comment les images que nous avons au fond de nous peuvent se transformer en une certaine réalité, toutes ces questions ont constamment hanté mon esprit…
Le pourquoi du comment, je ne me suis jamais posée réellement la question, cela est venu comme une évidence, sans contrainte, sans condition. J'ai suivi cette voie qui comme une grâce du ciel m' est apparue...


~ Êtes-vous professionnelle depuis longtemps ?

Je ne pense pas encore être professionnelle à ce jour et peut être ne le serai-je jamais. Je crois que je ne cherche pas à le devenir au bout du compte. J'ai appris au fil des années, toutes ces longues années de quête, de recherche depuis ma découverte du monde de l'image jusqu'à maintenant, à faire ce que j'avais envie de faire : essayer de montrer au sein de mon imagerie, dans une rigueur certaine et voulue, et dans un contexte très proche, les visions que je possède en moi.
Le but de devenir un jour professionnelle m'échappe de plus en plus, je préfère, à l' instant où je vous parle, être encore et encore et sans limite dans mes recherches, dans la découverte, dans l'apprentissage, et rester dans l'émerveillement de ce que je vois tout autour de moi à chaque instant et à chaque jour qui passe, et prendre des fragments pour m'en inspirer dans la réalisation de mes photographies.


~ Vous faites beaucoup d'autoportraits, qu'est-ce que cela vous apporte ?

Il est vrai que l'autoportrait est un grand sujet au sein de mes images. Il y a maintenant 6 ans, voire plus, je ne compte plus réellement les années, que j'ai découvert le monde de l'image par ce procédé. L'autoportrait m'a beaucoup aidé à une certaine époque à savoir qui j'étais, à comprendre mon corps et son fonctionnement. Cela m'a également aidé à me libérer de beaucoup de choses, et puis bien plus tard, l'autoportrait a pris une toute autre dimension psychologique : le fait de me montrer sous diverses manières, de ne pas me montrer réellement, devenir un autre personnage, etc. C'est un pouvoir inépuisable de raconter sans contraintes ce que l'on a au fond de soi, de plus intime, et comme je sais exactement ce que je veux rendre en image, le procédé de l'autoportrait prend alors tout son sens.
C'est un état d'esprit très complexe, je le conçois parfaitement, et c'est aussi complexe de l'exprimer à l'écrit, de le faire comprendre à autrui. Mais je pense que lorsque l'on prend le temps de le voir et de l'analyser, certaines choses deviennent plus compréhensibles.


~ Il y a très peu de paysages dans votre travail, mais beaucoup de portraits et de silhouettes, pourquoi ?

Il est vrai le paysage ne fait pas partie de mon territoire photographique. Pour simplement répondre à cette question très intéressante au sein de mon travail photographique, je dirais que je ne sais pas rendre les dimensions lumineuses et mystérieuses, éléments  auxquels je tiens profondément et que j'essaye de  retranscrire dans mes autoportraits et portraits. Pour moi les visages et silhouettes sont importantes car ils permettent de faire évoluer mes histoires, il y a la possibilité de raconter même avec un seul et unique visage de nombreuses choses, même sans paysage.


~ Nombre de vos autoportraits et portraits ont un aspect marial : voile blanc et couronne de fleurs, l'esthétique chrétienne vous inspire-t-elle ? Qu'est-ce qui vous inspire en général ?

Mes inspirations, comme vous l'avez si bien dit, viennent de l'imagerie Sainte : les icônes religieuses. J'ai toujours eu une fascination pour toutes ces images, avec ces visages implorant le ciel, ces mains jointes, ces corps abandonnés. Mais aussi tout l'esthétisme de celles-ci, la richesse, la lumière…
J'ai débuté il y a quelques mois tout un travail là-dessus. J'étais curieuse de savoir comme j'allais réussir à pourvoir interpréter les icônes religieuses par mes propres moyens et mes propres visions comme toujours.
De nombreuses inspirations viennent aussi de la peinture, notamment des peintres préraphaélites que j'affectionne et que je découvre un peu plus ces temps ci…entre réalité, rêves, visions d'autres mondes poétiques, tout en gardant mes propres visions religieuses, qui ne possèdent pas, bien entendu, les traits d'une ferveur exemplaire. La vision d'une parfaite martyre de la vie fait partie aussi des mes inspirations, une sorte de Mater Dolorosa .


~ Y'a-t-il des artistes que vous admirez ?

Il y a beaucoup d'artistes que j'admire et qui ont contribué à ma progression, à mes recherches, à ma découverte de la photographie, et à qui je dois beaucoup dans la manière de faire mes images. Je pense notamment à Sarah Moon, j'ai une admiration inconditionnelle pour cette personne au talent incroyable, que j'ai eu l'immense chance de rencontrer il y a quelques années. J'affectionne aussi d'autres artistes comme Irina Ionesco, même si plus tard ses images ont été sources de polémiques diverses, j'aime son sens de l'esthétisme, ses diverses mises en scène toujours très recherchées et rigoureuses ; Julia Margaret Cameron, qui est toujours une source d'inspiration, notamment pour ma série sur les icônes religieuses ; il y a aussi Salgado pour ses paysages incroyables mêlant réalité et rêve, d'une lumière très rare ; et encore bien d'autres. Mais ceux cités ont été et sont encore fondamentaux pour moi, ils me permettent de progresser encore et encore.


~ Vous exprimez-vous via d'autres media ?

Peut-être un jour la vidéo, mais il me faudrait apprendre toute la rigueur et la technique de cette très belle matière, avec laquelle je pense apporter encore bien de nouvelles visions, et emprunter de nouveaux chemins au sein de mon travail.
Pour l'instant seul mon appareil photo est mon seul et unique complice, le regard intime de mes périples dans mon avancement.


~Que souhaitez-vous transmettre à travers votre travail photographique ?

Je n'ai pas la prétention de pouvoir transmettre quoi que ce soit. Ce que je vais dire peut paraître bien mystique mais j'ose. Souvent des personnes qui sont devenues très chères à mon cœur m'ont dit que mes photographies éclairaient les cœurs de part leur poésie, qu'elles consolaient de la triste réalité de la vie en montrant de la beauté et de l'émotion, qu'elles permettaient l'évasion hors du réel… C'est peut-être alors ce qu'elles transmettent pour ceux qui veulent bien voir et comprendre tous les messages que j'essaye d'apporter au sein de mes photographies...


~ Que conseillerez-vous à quelqu'un qui veut se lancer dans la photographie ?

Parmi les nombreux conseils que je pourrais donner, c'est de regarder tous les jours autour de soi. La vie est une grande source d'inspiration, nombre de mes images ont été faites à partir des visions de l'extérieur.  Puis il faut voir des choses, apprendre, découvrir d'autres artistes, des peintres, des sculpteurs, et s'en servir dans le cheminement photographique.
Mais je pense à un conseil, plus particulièrement, qui m' a été enseigné dès mes tous débuts : c'est la rigueur. La rigueur dans le travail photographique est fondamentale, sans celle-ci il est difficile de faire. Il faut accepter ses faiblesses et recommencer encore et encore, faire, refaire avec un certain acharnement. Au fil du temps le résultat sera présent.



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Flickr de la photographe



Miscellanées photographiques [4] : De la sorcellerie et du chamanisme !

La gardienne : partie I, chapitre 3

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Crédit photo  Miss Claire


Chapitre 3 : Niels


La semaine qui précédait noël fut bien chargée. Lucia avait déjà acheté, en cachette, les jouets et les surprises qu’elle comptait disposer dans les souliers impatients des enfants sages : pour dépenser peu, il fallait chercher avec soin et non à la dernière minute. Mais il était à présent question de pourvoir au sapin. Un moment, elle avait pensé décorer celui qui faisait face à la fenêtre de la tour, planté devant la maison. Mais l’odeur de la sève et les brillances chatoyantes des boules lui manquerait trop à l’intérieur. Alors, armée de sa hache, dans le brouillard mouillé de ce petit matin de vacances, alors que ses deux têtes blondes sommeillaient encore, elle s’avança dans les trois centimètres de neige qui gelaient au sol. Elle rit toute seule en s’imaginant comme une meurtrière sanguinaire à l’affût de quelque sordide et sanglant forfait… Au bout du fond du jardin, trois épicéas d’un beau vert vif. C’est le plus imposant que la jeune femme courageuse visait. Charles Ingalls ne lui avait pas tout appris et ce n’est qu’une bonne heure plus tard qu’elle put traîner derrière elle le tronc coupé de son arbre de noël, son trophée de bûcheronne, acclamée par Swann et Solal, rieurs, échevelés, derrière la fenêtre de la salle à manger.

‑ Bravo maman ! C’est le plus beau sapin de la terre !

‑ Le plus super de l’univers et des étoiles, maman…

Alors qu’ils unissaient tous trois leurs efforts pour le redresser, au milieu du grand hall d’entrée, au mépris des paquets de neige glacée qui leur tombaient en pleine figure et dans les rires, un jeune bras secourable et vigoureux vint soutenir le tronc vacillant.

‑ Merci, murmura Lucia. Et, bonjour…

‑ Bonjour, je suis Niels. Je viens pour l’annonce, dit une tête parmi les aiguilles. La chambre est-elle encore libre ?

‑ Oh ! l’annonce… oui, oui, elle est libre, je… enfin la chambre. Vous voulez la voir tout de suite ?

‑ J’ai le temps …pour tenir le sapin, répondit le sympathique et dégingandé Niels.

Il était artiste. Inscrit à l’université, il jouait surtout du piano dans un club tous les soirs et graffait plus ou moins licitement en vue d’en faire son métier. Peu de logeurs traditionnels lui avaient fait confiance. Pourtant, avec les pourboires et le petit fixe de la boîte de jazz, il pouvait allonger un loyer honorable. Lucia avait pris le temps de briquer les chambres du deuxième. Elle avait jugé que ses locataires seraient plus à leur aise s’ils ne vivaient pas à l’étage de la famille ; Et puis, avec l’escalier de service, on allait aussi bien de bas en haut indépendamment, sans devoir déranger les petits.

‑ Mais quels sont vos horaires ?

‑ Je n’en ai pas. Est-ce un problème… ?, répondit Niels du tac au tac.

‑ Non, sans doute. Je vous demanderai seulement de ne pas faire de bruit la nuit, pour les petits.

‑ C’est évident. Alors, vous me prenez ?

Les deux enfants regardaient d’une pupille curieuse ce grand maigre chevelu à travers les branches basses du sapin. Solal lui trouvait une ressemblance évidente avec Linguini et n’osait pas demander s’il avait un rat cuisinier, sous son bonnet mal enfoncé. Swann fut suspicieux à la vue de la poignée de main qu’il échangea avec sa mère et il lui emboîta le pas quand elle l’entraîna à sa suite dans les étages.

Niels s’installa avec discrétion et bonne humeur. Les trois habitants du Manoir ne le croisaient qu’à l’occasion, débouchant de l’escalier de service au moment le plus inattendu ou franchissant la porte d’entrée à des heures incongrues pour rentrer chez soi. Il était scrupuleusement respectueux de sa parole et ne faisait aucun bruit. Il fut même surpris, lui-même, quand Solal courut lui sauter dessus sans gène, au petit matin de noël, pour lui claquer un bisou à la brioche et au chocolat, et exhiber d’un air de fierté triomphale l’hélicoptère en métal rouge dont une petite clef pouvait faire tourner l’hélice « à toute toute vitesse ». Cadeau du Père Noël… Ooh oh oh ! D’un geste las mais amusé, Niels salua la famille attablée dans la salle à manger et monta se coucher en ébouriffant la tignasse rebelle de Solal.

Lucia dormait plus sereinement, de pouvoir compter sur la contribution bienvenue de ce musicien fantomatique. Elle pouvait voir venir la Nouvelle Année sans craindre la famine. Il avait insisté pour donner deux mois de loyer d’avance, comme c’est l’usage et ne s’alarmait pas de ne disposer que d’une chambre vétuste, au simple vitrage, et d’un lavabo. A dire vrai, la pièce était de belle taille et la jeune femme n’avait pas ménagé sa peine pour la nettoyer et la rendre accueillante : des rideaux propres, un parquet brossé et huilé, une colonie d’araignées délogées et une belle épaisseur de poussière sombre évacuée. Avec quelques touches de peinture rouge, de la lessive Saint-Marc et le reste de l’huile pour parquet, elle avait rendu son éclat à un lit ancien, au bois ouvragé, son cadre et son sommier, dénichés dans une autre pièce, ainsi qu’une commode, un guéridon et deux chaises.

Niels trouva cela parfait, il apporterait son matelas.

L’étage des locataires était presque inconnu des enfants. Ils en avaient peur. L’éclairage sommaire du pallier qui allongeait les ombres, et une « grosse bête qui court vite », aperçue peu après leur emménagement, les avaient dissuadés de l’explorer. Lucia, elle, n’avait que partiellement remis en état ce niveau. Un tapis, en arrivant et une brassée de houx enrubannée d’or, posée sur une console, témoignaient qu’elle espérait louer les deux premières chambres, dont celle de Niels. Mais elle ne voulait quand même pas de toute une tripotée de gêneurs sous son toit. Le reste était encore tel qu’elle l’avait trouvé : un petit grenier chapeautait la tourelle, mais ses parois pentues étaient si mal isolées qu’un froid vif vous glaçait les os dès la porte franchie. On y trouvait des piles de journaux, dans des caisses en bois, des valises en cartonnage, comme celles d’antan, un ou deux paniers d’osier défoncés et une chaise à trois pattes, plus une dame-jeanne et un gros bocal verdâtre, dans la sous-pente. Deux assez vastes pièces restaient encore : communiquant entre elles, elles formaient une petite suite mal éclairée qui n’ouvrait que de pâles lucarnes vers l’extérieur. Les chambres de bonnes, pensa Lucia. Il n’y avait d’ailleurs presque plus de mobilier : des armoires en pitchpin, des cartons, un fauteuil recouvert d’un drap douteux, placés ça et là, le tout disparaissant dans la grisaille de la saleté. Enfin, au bout, avant l’escalier de service, en face de l’œil de bœuf opaque de condensation grasse, on trouvait un débarras. Sa surface était difficile à déterminer car il était à ce point encombré de vieilleries enchevêtrées, posées et retombées les unes sur les autres qu’on n’y entrait guère plus qu’un pied. C’est avec un grand soupir de découragement que Lucia avait refermé la porte, la toute première fois qu’elle y avait jeté un coup d’œil. Elle n’y était revenue que dans l’espoir d’y trouver un escabeau, pour accrocher ses rideaux sans devoir monter la longue échelle depuis le rez-de-chaussée. Elle avait éternué au premier cadre dont elle avait fait voler la poussière. Elle avait aperçu un carton à chapeaux, un buste de couturière, des ferrures pour balconnières et ce qui devait être un vieux vison mité. Sur la pointe des pieds, elle avait cherché du regard ce qu’il lui fallait, sans parvenir à percer l’obscurité, au fond, au-delà du paravent déchiré et du cheval à bascule décapité. Peut-être ce fatras continuait-il sur toute la longueur du pallier ? Il faudrait le vider, un jour, ce cagibi…

Le repas de noël fut à la fois simple et animé. Manu, leur ancien propriétaire et Babette Delongui étaient les seules convives en plus de Lucia et des garçons. Une vraie fête pour Swann et Solal qui couraient partout et ne tenaient pas en place entre les plats. Manu les regardait avec amusement, lui qui n’avait pas de famille, et leur grand-mère ne cessait de multiplier les ordres courts inutiles, la tête dévissée comme une chouette :

‑ Solal ? Solal ! ne saute pas ! ‑ Solal ! ne court pas ! ‑ Swann ? montre l’exemple à ton frère ! ‑ Solal, regarde comme Swann obéit à mamie ! ‑ Swann ! ne lui tire pas la langue, il est petit ! ‑ Solal ! ne crie pas ! Viens voir mamie ! – Tu n’es pas beau, quand tu fais des grimaces…

Chaque entrée de la cuisinière recevait des acclamations méritées : Lucia avait tiré le diable par la queue et le pâté de campagne avait un goût de foie gras, le canard de la voisine Adèle et les pommes du vieux Georges, qui tenait l’étal du marché, faisaient chanter des cantiques aux papilles, les croquettes de purée, les champignons : tout était exquis. Quand arriva la bûche au chocolat et aux châtaignes, les petits battirent des mains de plaisir.

‑ Lucia, ma fille, ça jase, alentour, confia Babette entre deux cuillerées. Une mère célibataire qui héberge un jeune homme seul… C’est inconvenant !

‑ Divorcée, maman ! Je suis divorcée !

La grincheuse grand-mère ne savait pas tenir sa langue critique, même le temps de la trêve des confiseurs. Les enfants étaient partis jouer et Manu ne demandait pas mieux que de participer à la conception très élaborée de leur circuit de train, sur le grand tapis du premier étage « On va faire trois ponts ! Tu vas voir, Manu, c’est trop faç’ de faire des ponts très grands !! »

‑ Qui, si ce n’est toi, m’a conseillé de louer mes chambres ?, rétorqua Lucia agacée.

Rien ne lui convenait jamais.

‑ C’est que… Je voyais davantage… un vieux représentant de commerce à la retraite, une femme d’un certain âge… ou une jeune étudiante de bonne famille…

‑ Parce qu’aucun de ceux-là ne pourraient être de dangereux psychopathes ? Maman ! On ne lit pas la droiture sur le visage des gens…

‑ Mais, ce Nell, là…

‑ Niels !

‑ Oui. Il n’est pas très comme-il-faut. Il peint… et il est rentré à huit heures du matin, tu dis ?

‑ Mais il est musicien ! Et puis, je m’en fiche. Je ne suis pas sa mère, ni un flic, ni le curé, je suis sa propriétaire. Il paie, il est discret et poli. Il me convient. Apporte-moi plutôt les verres dans la cuisine, tu seras utile !

Lucia connaissait par cœur ces jérémiades stériles et ces commérages taillés au bon sens du café de la gare. Quand on n’a pas de jugeote, on tourne en boucle celle des autres dans sa bouche ! C’était quand même curieux qu’une femme soit aussi à cheval sur la moralité et la bienséance alors qu’elle s’était fait faire un enfant par un inconnu, voici trente ans. Bien malin de reprocher à sa fille bâtarde, sans père, d’héberger un pauvre pianiste qui rentre à potron minet !

Babette n’avait sacrifié aux exigences de sa réputation que quand Lucia avait quelques années : la fille-mère s’était enfin mariée. « Delongui » était le nom du gentil homme qui avait adopté Lucia, qui avait bruité le moteur d’avion avec les cuillerées de soupe et qu’elle avait appelé « papa » avec joie, mais il n’avait pas planté la petite graine…

‑ Tu prends toujours les garçons, la semaine prochaine, maman ? Ils s’en font une joie, tu sais…

‑ Bien sûr ! Mais ils annoncent de la neige… nous ne partirons en voiture que si le temps est sec ! Ou nous prendrons le train.

Babette emmenait ses petit-fils réveillonner dans la famille. Lucia ne voulait plus avoir de raisons de frayer avec ces gens-là, qui lui avaient fermé la porte comme à une pestiférée quand elle avait eu des problèmes conjugaux, mais elle n’était pas obtuse au point de priver ses enfants de jeux avec leurs petits cousins. Plus tard, ils choisiraient eux-mêmes avec qui ils voulaient entretenir des liens.

‑ Swann adore le froid, cela ne lui fera que davantage plaisir. Je couvrirai bien Solal et il sera ravi de monter dans le TGV… Merci et joyeux noël.

Lucia embrassa tendrement sa mère. Elle avait ses défauts, mais elle ne manquait ni d’amour ni de dévouement.

‑ Tiens, ce n’est pas grand-chose… je l’ai fait pour toi.

Babette ouvrit les bras pour prendre le grand paquet plat emballé de kraft et de ficelle que lui offrait sa fille. Elle ne s’attendait à rien, la sachant dans le besoin, aussi fut-elle émue en voyant le beau tableau à l’encre de chine sous le papier. Lucia avait recopié avec talent le cygne du blason qui ornait la pièce de la tour. Sur le papier de riz, les gracieuses courbes de l’animal se détachaient sur un fond grisé, rehaussées de peinture d’or, pleines de majesté. Des petits détails japonisants comme de délicates fleurs de cerisier ou le profil suggéré d’un dragon et d’une grue apparaissaient à l’arrière-plan. L’ensemble était superbe. La petite pagode gracile que portait l’oiseau en guise de couronne donnait à son port de tête une grandeur insolente.

‑ J’ai trouvé l’encadrement et le verre dans le cagibi du deuxième. Cela te plaît-il, dis ?

‑ Tu as beaucoup de goût et un don évident pour ces choses-là, Lulu. C’est époustouflant, vraiment ! Attends de voir la tête de Fanny, quand elle viendra chercher son linge : elle sera verte d’envie !

La grand-mère comblée et fière partit d’un bon rire. Elle vivait de repassage et de menus travaux de couture. Son intérieur modeste mais arrangé avec soin et harmonie faisait sa fierté, face à ses clientes aisées.

‑ As-tu pu tirer quelques sommes de ce pingre de Clothaire, l’autre fois ?, enchaîna-t-elle, passant mentalement d’un sujet d’argent à un autre.

‑ Oui. Il était, je crois, content des objets que je lui ai vendus. Certains ont déjà trouvé preneur. Je le solliciterai encore, dès que j’aurai eu le courage de m’atteler à toutes les antiquités des étages.

‑ Ne cède pas toutes les belles choses, Lucia. Je crois que Monsieur Franck n’aurait pas aimé ça…

Le Vent se lève, ou l'envolée du maître

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Dans le Japon des années trente, Jirô Horikoshi est un petit garçon aux rêves grands comme le ciel : plus tard, il voudrait devenir pilote aérien et sillonner les cieux. Sa mauvaise vue le contraint cependant à changer d'optique et il décide, à défaut de pouvoir les conduire, de fabriquer les avions qui peuplent ses songes et de devenir ingénieur, comme l'italien Caproni qui lui apparaît une fois la nuit venue. Démarre alors l'aventure d'une vie d'obsession pour ces créatures volantes, entrecroisement de l'histoire du véritable Jirô Horikoshi et de celle du cinéaste, Hayao Miyazaki.

Le Vent se lève, Kaze Tachinu en japonais,
film d'adieu de l'immense Miyazaki
Pour tous les amateurs de l'univers du maître de l'animation japonaise, dans lequel les protagonistes sont habituellement des enfants se retrouvant projetés dans des mondes oniriques au contact d'entités tout aussi chimériques, Le Vent se lève sera indubitablement source d'étonnement, voire de désappointement. Pour la première fois dans la carrière de Miyazaki, le film se déroule dans un Japon et une temporalité bien réels, en témoignent le séisme de Kanto de 1923 ou encore la menace planante de la guerre, et les seuls monstres présents, en tout point semblables à ceux qui conduisent les bombardiers aériens du Chateau Ambulant, n'apparaissent que dans le tout premier rêve de Jirô pour ne jamais revenir. Le film a en effet une teneur bien plus biographique, et même autobiographique, que tous les précédents : le cinéaste a nourri son personnage d'éléments de sa vie personnelle. Si son intérêt pour les engins volants était déjà bien visible dans Porco Rosso ou encore Le Chateau dans le ciel, il est souligné, sublimé et transcendé par Jirô, qui ne vit que pour la construction de ces machines, faisant écho au père de Miyazaki qui travaillait également pour Mitsubishi et a élaboré certaines pièces des fameux Chasseurs Zéros mis au point par Horikoshi. L'amitié, mêlée d'une rivalité complice, de Jirô et Honjô peut également être assimilée à celle de Miyazaki et Isao Takahata, réalisateur du Tombeau des Lucioles et co-fondateur du studio Ghibli.

Jirô pilotant un avion fantasmagorique dans ses rêves d'enfant
Plus que par un simple changement de lieu et de temporalité, Le Vent se lève romp avec le reste de l'oeuvre du cinéaste aussi et surtout par son surprenant héros. Celui-ci est l'archétype du "type bien", comme s'attèlent à le répéter tous les personnages qu'il rencontre au long du film, pourtant c'est à travers lui que se met en place la rhétorique de l'aveuglement qui domine l'oeuvre : Jirô est physiquement myope, mais il est surtout psychologiquement aveugle. Tout ce qui compte à ses yeux est de construire les meilleurs avions possibles dans une innocence malsaine, qu'importe si son employeur Mitsubishi les envoie voler vers l'Ouest chargés de bombes meurtrières, qu'importe si sa femme meurt à petit feu à côté de son bureau, qu'importe si aucun pilote ne reviendra jamais vivant, tant qu'il réalise son rêve de petit garçon. Dans un pays pauvre souhaitant atteindre le niveau d'expansion des puissances occidentales, Jirô participe intégralement de cette révolution industrielle du progrès qui mènera à la guerre contre les Etats-Unis. Enveloppée dans une bande-son légère et guillerette signée Joe Hisaishi, dans des tons printanniers oscillant sans cesse du vert prairie au bleu azur et entrecoupée de scènes de séduction bucoliques, l'obsession maladive du personnage passe presque pour une ode à l'enfance et au génie créateur, laissant un bien étrange malaise au sortir de la salle.

La magnifique scène où Jirô fait la cour à sa future femme Nahoko,
toujours vécue en trio avec l'aviation
Au Japon, Miyazaki reçut de nombreuses critiques défavorables vis-à-vis de ce héros ambigu fumant cigarette sur cigarette, aussi gentil et intelligent qu'incapable de s'inquiéter de la réalité du monde qui l'entoure, de la tuberculose de sa femme Nahoko à la situation de crise de son pays ; au point qu'on a reproché au cinéaste d'avoir fait une apologie de la guerre. C'est bien simplifier cette ultime oeuvre, qui, sous ses airs de biopic apolitique, livre plusieurs messages. Le personnage seul de Castorp (inspiré du héros de la Montagne magique de Thomas Mann) rencontré brièvement dans un hôtel alors que Jirô fait la cour à Nahoko, est un contre-argument à cela : allemand en fuite, il annonce que "le Japon va éclater" et dit qu'il faut faire quelque chose "pour les arrêter". Jirô, fidèle à lui-même et toujours aussi aveugle face au monde, ne relance pas la conversation, mais cela n'annule pas pour autant la présence de ce personnage politisé, qui marque la jonction entre la première partie du film où Jirô est en apprentissage et la seconde, où il va "tenter de vivre" avec Nahoko. Ce qui fait l'intérêt réel du personnage, c'est que malgré ses multiples citations des vers de Valéry "le vent se lève, il faut tenter de vivre", il oublie de rêver comme de vivre, uniquement habité par la volonté de construire ses avions. C'est finalement à la mort de sa femme (qui fait également écho à la mort de la mère de Miyazaki, souffrante comme Nahoko de la tuberculose), alors que ses Chasseurs sont tous partis sans revenir, et sur les cendres d'un Japon dévasté par la guerre, que ces deux vers prononcés par Jirô trouvent leur signification.

La fin symbolique du Chasseur Zéro, avion de chasse inventé
par le réel Jirô Horikoshi

Le Vent se lève constitue un au revoir magistral, rétrospective lourde de sens sur l'oeuvre du maître où la tentative de vivre se lie intimement au rêve et à l'évasion : ce que lui, Miyazaki, n'aura jamais oublié.
"Le Vent se lève, il faut tenter de vivre"

Dante Gabriel Rossetti, l'Italien d'Angleterre

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Dante Gabriel Rossetti est un peintre-poète très connu depuis le XIXe, comme étant le fondateur du mouvement préraphaélite qui fait une des nombreuses fiertés de l'Angleterre, et aussi comme étant un poète des plus remarquables. Toutefois, face au poète, c'est le peintre que nous connaissons le plus outre-Manche, et les expositions de ces dernières années qui ont eu lieu à Paris (on peut penser à "Beauté, morale et volupté dans l'Angleterre d'Oscar Wilde", qui a eu lieu en 2011-2012 au musée d'Orsay, ou encore "Désirs et Volupté à l'époque victorienne", qui était il y a peu au musée Jacquemart-André) ont fait davantage connaître son trait et sa palette de couleurs au plus grand nombre. Sa peinture et sa poésie  inspirées à la fois de la Renaissance italienne et des romantiques anglais, les couleurs flamboyantes, l'apologie d'un type de beauté féminin particulier, sa curiosité envers les sciences occultes, son addiction au chloral, et son histoire passionnée et presque maudite avec Lizzie Siddal, tout ceci participe de sa légende. Il a révolutionné la peinture anglaise, qui était alors coincée dans un XVIIIe siècle fleurant bon la poussière, rigidifiée par les codes strictes de la Royal Academy, et insufflé dans la poésie une certaine exubérance. Ce petit article rendra compte de la double identité de l'artiste, qui ne fut jamais vraiment à sa place.

The Blue Bower


Petite biographie :

Dante Gabriel Rossetti, de son vrai nom Gabriel Charles Dante Rossetti, est né en 1828 à Londres, d'un père italien : Gabriele Rossetti, exilé de Naples, et d'une mère d'origine italienne mais née en Angleterre : Frances Polidori. Il eut trois frères et sœur : Maria, William Michael et Christina (qui deviendra par la suite une célèbre poétesse). Le jeune Gabriel montra très tôt un vif intérêt pour la Littérature, en particulier pour le sombre et le dramatique. Il lut ainsi Shelley, Maturin, Shakespeare, Goethe, Byron, etc. Il se passionnera à l'adolescence pour William Blake et Dante Alighieri, comme son père, et ces deux poètes alimenteront sa fascination pour l'occulte. Il intégra la Cary's Academy à l'âge de treize ans, afin de se préparer pour la Royal Academy, dans laquelle il fut accepté en 1862. Il y rencontra William Holman Hunt et John Everett Millais, avec qui il fonda la Pre-Raphaelite Brotherhood en 1843. Son frère, Michael, en devint le secrétaire. Leur association acquit vite une certaine reconnaissance, notamment grâce à leur courte revue The Germ, dans laquelle Rossetti publia The Blessed Demozel, et à l'exposition de deux de ses toiles importantes : Ecce Ancilla Domini et The Girlhood of Mary Virgin en 1849. Il rencontra Elizabeth Siddal quelques temps après, et elle devint son unique modèle. Rousse, de constitution fragile, cultivée et douée, elle incarnait sa muse, devint à la fois son élève et son amante (chaste cependant). Leurs fiançailles durèrent huit bonnes années et ils se marièrent en 1865. Durant ces huit années, Rossetti eut pourtant l'occasion de s'adonner au plaisir de la chair aux cotés de Fanny Cornforth, dont il fit également le modèle de plusieurs peintures. Sa relation avec elle durera jusqu'à sa mort. Après la mort de son épouse en 1862, il eut une liaison avec Jane Burden, mariée à William Morris, avec laquelle il vécut. Cette dernière incarna la deuxième saison du Préraphaélisme, plus sombre et mystique. Rossetti se vit appuyé par John Ruskin, et sa côte s'accentua au fil du temps. Il était un homme charmeur avec un tempérament de feu, et possédait un coté excentrique qu'il aimait entretenir : il collectionnait les animaux exotiques dans son jardin de Chayne Walk, et aimait s'habiller en dandy. Cependant, au fur et à mesure des années, il se mit à souffrir d'insomnies sévères, et de dépression. Il plongea alors dans l'alcool et le chloral, conseillé au départ pour lutter contre l'insomnie. Il finit par mourir en 1882, juste avant le publication de son dernier recueil Ballads and Sonnets.

Beata Beatrix


L'Italien d'Angleterre :

Dante Gabriel Rossetti ne fut jamais vu comme un Anglais véritable. Tout au long de sa vie, à cause de son art et de son caractère, il fut catalogué comme un étranger, un Italien en terre saxonne. Sa personnalité intimiste, affectueuse, joueuse et son culte de la "Femme totale" (pas de distinction entre la mère et la prostituée) penchent vers le coté latin. De même, sa peinture, flamboyante de couleurs, inspirée par l'art florentin, sa maîtrise parfaite de l'italien et son adoration envers Dante Alighieri font de lui un digne successeur de son père, un digne italien. Ford Madox Hueffer dans Rossetti, a critical essay on his art (p185), dit de lui : « [he] was an Italian in England, his one great gift was purely Italian, his great keeness of sight -of insight into life, of power to catch the character of externals. He was essentially Italian, and pagan as Italians are, in his delight at things they are, at life as it is. »1, ainsi que « He had in perfection, both in his personality and in his art, that marvellous Italian power of acting, dramatically, so as to charm his companions. » Pourtant, il fut également élevé dans l'amour de la littérature anglaise, et se comportait en vrai gentleman. Ses goûts poétiques sont très tournés vers le romantisme anglais, vers le gothique, et il est féru de légendes arthuriennes. Il adopta de plus la mode du dandysme, et ne quitta jamais Londres, malgré ses amis qui le poussèrent tant bien que mal à découvrir l'Italie.
Rossetti est issu de deux mondes : l'Italie du XVe siècle et une sorte d'Angleterre médiévale fantasmée. Béatrice Laurent, dans son article "The Dream of a Victorian Quattrocento: D.G. Rossetti's answer to the Dilemma of his Anglo-Italian Identity", nous faire part du rêve rossettien qui est de concilié ces deux mondes1, qu'il réussit à faire de mieux en mieux à la fin de sa vie. Il réussit ainsi à mêler ses deux modèles : Dante et Blake. Il n'a jamais éprouvé le besoin de voyager car il peignait ses visions intérieures. Mais il s'enferma de plus en plus dans ce monde de l'esprit, bien après la mort de sa femme, à Chayne Walk. La misanthropie, l’alcoolisme et la toxicomanie lui permirent un dépassement du réel et les visions hallucinatoires, oryctoniques : les peintures se parent de couleurs précieuses, le cou des femmes s'allonge sous la « double-pesée de l'Au-Delà et de la drogue » (le cou est d'ailleurs, dans l'occultisme orphique, le point ou s'opère l'extase mystique) selon Jacques Savarit dans Tendances mystiques et ésotériques chez Dante Gabriel Rossetti (p352)... C'est pourquoi Rossetti fut si difficile à classer et critiquer, et qu'il ne trouva jamais sa place dans l'Angleterre du XIXe.

Ghirlandata


Les femmes de sa vie :

Rossetti laissa un idéal de beauté féminine qui eut une énorme influence sur tous les artistes préraphaélites et à la suite sur les symbolistes, ainsi que sur le public. La femme préraphaélite est mince, blanche, possède un visage aux traits ciselés, des lèvres bien rouges et ourlées, un regard de sphinx, immobile aux paupières tombantes et étirées, un profil grec et des cheveux épais, longs et ondulés, de préférence roux. Ce portrait fait surtout penser à Elizabeth Siddal. L'on peut dire de Rossetti qu'il fut l'homme de trois femmes, qui avaient toutes des qualités distinctes, et qu'il n'élevait pas au même rang les unes par rapport aux autres : Lizzie, Fanny Cornforth et Jane Morris. Lizzie était quelqu'un de dépressif, parfois hystérique, d'une constitution fragile, avec des cheveux roux et des yeux toujours semi-clos dus à sa maladie. Elle incarnait, aux yeux de Rossetti, l'idéal de pureté, une sorte de « fiancée céleste », puisqu'à cause de leurs longues fiançailles et de sa maladie ils n'ont pu profité beaucoup charnellement l'un de l'autre. C'est pour elle que Rossetti a écrit The Blessed Demozel, cette angoisse charnelle a permis une grande période de création chez l'artiste. 
Bien avant leur mariage, le peintre rencontra Fanny Cornforth, qu'il peignait comme une prostituée. A l'inverse de Lizzie qui était cultivée, Fanny était une femme simple, dont Rossetti semblait avoir un peu honte. Alors que Lizzie incarnait l'esprit, l'amour platonique, Fanny était la chair. Davantage pulpeuse, Rossetti s'adonnait au plaisir avec cette dernière, et l'a également peintre de nombreuses fois : elle est la Bocca Bacciata, Lady Lilith, l'amante représentait la femme dangereuse, celle qui appelle le désir masculin. Même lors de son mariage, Rossetti continuait sa relation avec elle, la sexualité étant avec Elisabeth chose difficile puisque la santé de cette dernière déclinait. A sa mort, Fanny épaula l'artiste, et leur relation durera jusqu'à la mort de ce dernier. 
Jane Morris, née Burden, n'était pas heureuse en mariage, et eut une liaison avec Dante Gabriel. Elle est une sorte de symbiose entre les deux rousses : à la fois sensuelle et spirituelle, et succéda à Lizzie en tant que Demoiselle Elue. Elle incarne, selon Savarit, la femme de l'Art Nouveau, mais aussi le coté sombre du Préraphaélisme. Elle n'est pas la Béatrice de Dante, mais Proserpine (voir le tableau Proserpina). De ces trois types de femmes, et de beauté, on ne retiendra surtout que la première. Rossetti, tout au long de sa vie, lutta contre deux des cotés de son caractère : la coté sensuel, italien, et le coté spirituel, chaste, victorien. Cette dualité n'aura de cesse d'exister dans l'esprit des artistes dans toute la fin du XIXe. Et durant toute cette période, on observera une avalanche de femmes rousses dans la peinture : les Préraphaélites tardifs comme John William Waterhouse, John William Godward, Walter Crane, Arthur Hughes, des Symbolistes comme Gustave Moreau, Félicien Rops, ou encore Jean Delville, des artistes Art Nouveau et comme Gustav Klimt, Alphonse Mucha, et l'on retrouve également des rousses dans le Modernisme catalan, avec des artistes comme Alexandre de Riquer, etc.

Voici quelques autres illustrations de l'artiste ainsi que des poèmes :

Astarte Syriaca

Astarte Syriaca

MYSTERY: lo! betwixt the sun and moon 
Astarte of the Syrians: Venus Queen 
Ere Aphrodite was. In silver sheen 
Her twofold girdle clasps the infinite boon 
Of bliss whereof the heaven and earth commune: 
And from her neck's inclining flower-stem lean 
Love-freighted lips and absolute eyes that wean 
The pulse of hearts to the spheres' dominant tune.
Torch-bearing, her sweet ministers compel 
All thrones of light beyond the sky and sea 
The witnesses of Beauty's face to be: 
That face, of Love's all-penetrative spell 
Amulet, talisman, and oracle,— 
Betwixt the sun and moon a mystery. 


Aspecta Medusa

Aspecta Medusa

Andromeda, by Perseus sav'd and wed,
Hanker'd each day to see the Gorgon's head:
Till o'er a fount he held it, bade her lean,
And mirror'd in the wave was safely seen
That death she liv'd by.

Let not thine eyes know
Any forbidden thing itself, although
It once should save as well as kill: but be
Its shadow upon life enough for thee.


Bocca Baciata

The Kiss

What smouldering senses in death's sick delay
Or seizure of malign vicissitude
Can rob this body of honour, or denude
This soul of wedding-raiment worn to-day?
For lo! even now my lady's lips did play
With these my lips such consonant interlude
As laurelled Orpheus longed for when he wooed
The half-drawn hungering face with that last lay.
I was a child beneath her touch,—a man
When breast to breast we clung, even I and she,—
A spirit when her spirit looked through me,—
A god when all our life-breath met to fan
Our life-blood, till love's emulous ardours ran,
Fire within fire, desire in deity. 

True Detective, série

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True Detective, nouvelle série HBO

True detective est la dernière série proposée par HBO, à qui l’on doit notamment Game of Thrones, The Wire ou True Blood. Elle met en scène deux enquêteurs à la poursuite d’un tueur (en série ?), au cœur de la Louisiane. Je vous propose de découvrir avec moi cette nouvelle production.

Le Pitch :

True Detective, c’est l’histoire de deux inspecteurs, Marty (Woody Harrelson)  et Rust (Matthew McConaughey), chargés de faire la lumière sur le meurtre rituel d’une jeune femme, Dora Lange. Le pitch paraît au premier abord convenu, mais le spectateur non averti risque pourtant une bonne claque télévisuelle. La construction narrative est originale : on part du présent (Marty et Rust sont interrogés par des inspecteurs dans le cadre de l’affaire Dora Lange, des années après). L’enquête n’est donc qu’une succession de flashbacks. Petit tour de force : des interrogatoires au présent ont l’air de dépendre le futur : on apprend très vite que les inspecteurs qui interrogent les protagonistes ont un nouveau cas similaire à régler. Passé, présent et futur sont ici enlacés.

Les protagonistes :
Un duo d'acteurs des plus impressionnants.

Eh bien, on ne choisit pas ses parents, et on ne choisit pas son partenaire nous dit Marty au sujet de Rust. Marty, solide gaillard au crâne un peu dégarni, s’exprime avec calme et simplicité ; son accent du sud est à couper au couteau. Néanmoins, il semble hésitant au moment d’évoquer son collègue, Rust. Entre eux, ce n’était visiblement pas l’amour courtois. Rust, lui, est un homme à l’allure négligée, qui défie immédiatement l’autorité en s’autorisant une cigarette malgré les avertissements des policiers. Très vite, on comprend que la série suit un trope très classique de la littérature et de la cinématographie policière : les deux agents que tout oppose  et qui sont forcés de collaborer. Rust semble avoir été nourri à la pensée nihiliste, il est fantasque, nerveux. C’est un ancien consommateur de drogues et alcoolique, tandis que Marty est un chrétien à l’esprit plus pragmatique, pour ne pas dire plus obtus. L’échange qu’ils auront dans la voiture au sujet du monde, « un caniveau géant dans l’espace » selon Rust, marquera les esprits. On y retrouvera un peu de Lawrence Block, l’auteur de polars et romans noirs. Leurs interactions seront évidemment une des clefs de la réussite ou non de la série.

Quelques particularités ? 
Des promesses pleines de joie de vivre.

Une série qui se caractérise aussi par une succession de tableaux. Les plans sont travaillés, l’image léchée, parfois jusqu’à la caricature. Mais le résultat est là, c’est magnifique. La réalisation retranscrit à merveille l’atmosphère lourde et poisseuse de la Louisiane. La découverte du corps de la victime, au tout début de l’épisode pilote, se rapproche du pictural : une jeune femme nue, courbée dans une attitude de prière, la tête posée sur la souche d’un arbre, des bois de cerf posés sur ses cheveux roux, à la manière d’une couronne. Outre la qualité de l’écriture, de la mise en scène, la série semble proposer une vision assez sombre et adulte, à des lieux de la plupart des séries américaines.

Last but not least, les aficionados du corpus lovecraftien remarqueront certainement quelques références directes au Mythe…

TRUE DETECTIVE est disponible en toute légalité via OCS.

Triumff, héros de sa majesté, de Dan Abnett

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Quatrième de couverture :

Nous sommes en l’an de grâce 2010, sous le règne de la sainte Elizabeth XXX, reine de l’empire anglo-espagnol. De retour après un périple en Australie, Sir Rupert Triumff, aventurier, duelliste et débauché notable, tente d’éviter les pièges et les complots de la cour, alors que chacun essaie d’obtenir de lui les droits d’exploration de ce nouveau territoire. Mais dans les couloirs du pouvoir, Triumff met à jour un sombre complot ourdi contre Sa Majesté. N’écoutant que son courage, accompagné de son épée Victorinox, d’une bonne bouteille et d’un improbable compagnon, Triumff va tenter de sauver la reine, l’empire et peut-être même le monde !

Nous sommes au XXIe siècle. L’Angleterre et l’Espagne forment l’Unité et ont la main mise sur le monde connu. La Magye, contrôlée par le Clergé, joue un rôle prépondérant dans ce monde. Cependant, c’est la Reine Élisabeth XXX, aussi appelée Triple X, qui gouverne l’Unité. L’Espagne, se sentant en retrait, va, aidée de hauts traîtres anglais, fomenter un complot dans le but d’assassiner la Reine et prendre le contrôle du monde. Sir Rupert Triumff, ‘tout juste’ rentré et remis de sa découverte de l’Australie va se retrouver malgré lui impliqué dans cette trahison, et devra user de tout son talent pour sauver la Couronne et l’Unité.

Triumff est un roman un peu étrange. Car si le scénario est d’une banalité sans nom, l’intrigue est montée d’une façon pour le moins originale. Sur la forme, le récit alterne narration à la troisième personne et à la première personne. Si cela peut paraître déroutant, cette dernière se justifie par le fait que certaines parties sont directement racontées par un personnage secondaire. Ces passages apportent également un détail amusant concernant les noms de certains personnages, mais je vous laisse découvrir cela par vous-même. Sur le fond, Dan Abnett nous livre ici un univers original cohérent et surtout fouillé. Le mélange Renaissance, magie, espionnage sur une chronologie contemporaine fonctionne, à mon sens, très bien. Le roman peut également se voir comme une critique de la société, avec son obscurantismecaractérisé, ses Institutions ancestrales n’ayant aucune volonté de changement alors que le monde, lui, change, le peuple dépassé et gouverné par des élites en rupture totale avec lui. Mais aussi des dérives liées à la colonisation, notamment comme le scénario qu’imagine Rupert pour protéger l’Australie. Je ne sais pas si cela est voulu, ou même assumé, mais c’est une impression que j’ai eu tout au long de ma lecture.

Si Triumff, héros de sa majesté s’inspire de nombreux styles littéraires, il puisse également dans la littérature et le cinéma contemporain. Le passage lors du ‘recrutement’ de Triumff rappellera aux plus vieux d’entre vous les scènes d’équipement d’un célèbre espion britannique. Le vice étant poussé jusqu’au nom du maître des lieux. Sachez cependant que les clins d’œil divers et variés sont présents tout au long du roman ; les digressions et précisions humoristiques ainsi que les notes de l’auteur complètement loufoques sont aussi de la partie.

Quelques points viennent pourtant un peu gâcher la lecture. L’humour est parfois un peu trop présent, et ce, au détriment de l’intrigue. J’ai bien conscience que tout dans cet univers est prétexte au gag, mais comme toutes les bonnes choses, il faut savoir en user avec modération.
Les personnages secondaires sont nombreux, mais parfois sous-exploités. Je pense notamment à Doll, qui malgré son rôle dans le dénouement, porte également l’étiquette d’amante potiche de Sir Triumpff. Je pourrais également citer Uptil, qui n’est là que comme faire-valoir et n’apporte que peu de choses à l’histoire, sinon à casser les préjugés sur les ‘indigènes’. On regrettera également le manque de liens et de précisions concernant toutes les Institutions et Corps présentés. Les noms s’enchaînent, et j’avoue avoir été parfois un peu perdu pour resituer les différents ‘camps’.

Si Dan Abnett est surtout connu pour ses romans de Science Fiction liés aux licences Games Workshop – sujet qu’il maîtrise, disons-le, à la perfection –, il nous livre ici un roman fantastique qui, malgré les détails mentionnés plus haut, reste très bon et pour le moins original à tout point de vue. Notez que le dernier chapitre nous laisse entrevoir une suite prochaine.

Une mention spéciale pour Dame Nathalie Huet, la traductrice de l’ouvrage, qui a dû passer pas mal de temps à adapter certains dialogues et à traduire certains néologismes. Cela dit, après les Trilogies de l’Inquisition du même auteur, celui-ci a dû être une partie de plaisir à traduire.

Triumff, héros de sa majesté, Dan Abnett – Eclipse 2013

Ouvrages en cheveux au XIXe siècle : un engouement au delà du morbide.

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Conséquemment à l'article intitulé La photographie post-mortem et autres arts macabres à l'époque victorienne, j'ai pris l'initiative d'approfondir le sujet des bijoux en cheveux. Au fil de mes recherches et des échanges avec d'autres bloggers, j'ai appris que l'art de tisser les chevelures ne se résumait pas à de simples hommages morbides. 
Curieux petits objets d'apparats emblématiques des toilettes de deuil du XIXe siècle, les bijoux en cheveux se présentaient à l'époque comme d’authentiques symboles d'affection envers un défunt ou un intime éloigné. Véritables  preuves d'attachement à un être cher, ces bijoux étaient très populaires en France durant les campagnes Napoléoniennes. Porter ce genre de bijoux symbolisait un lien très fort avec la personne à qui appartenaient les cheveux ornant les parures, un lien plus fort que la mort ou la distance. Il était donc logique qu'en temps de guerre, les bijoux en cheveux fussent populaires. Il étaient également en vogue au Royaume-uni et en Suisse, majoritairement dans les milieux ruraux. Populaire au point de devenir un passe temps au même titre que le tricot, le tissage capillaire à des fins ornementales est à l'origine d'un large commerce de chevelures initialement dédiées à la fabrication de perruques et autres extensions, nécessaire à la prospérité de l'artisanat qu'il a engendré. La demande de cheveux fut telle que certaines femmes firent commerce de leur chevelure. Voilà donc un exemple attestant de l'importance de la mode des bijoux en cheveux, dépassant le principe de bijoux de deuil, confectionnés avec les cheveux du défunt regretté.
Le plus souvent ces parures aux origines organiques se présentaient  sous la forme de petits médaillons renfermant quelques mèches de cheveux, et ce, jusqu'en 1840. Passé cette date, on pouvait également trouver des colliers, anneaux ou bracelets entièrement faits de cheveux tressés. Ostensible marque d'une affection profonde envers un mari, un parent ou un enfant, les bijoux en cheveux étaient également portés par simple désir de matérialiser l'amour qu'une personne portait pour une autre. 






Mais l'engouement pour l'artisanat du cheveux ne s'arrête pas aux bijoux et dépasse même le contexte du deuil pour se révéler dans toute sa splendeur et sa minutie au travers de cadres à cheveux contenant des mèches savamment arrangées, la plupart du temps en motif floraux et ce, dans un but ornemental. Pour travailler puis incorporer le cheveux au cadre on utilisait différentes techniques. On pouvait par exemple rouler les mèches dans la cendre avant de les protéger avec une sorte de laque.
De part leur fragilité, bijoux et cadres à cheveux sont aujourd'hui des objets rares, et ont donc une valeur certaine. De nos jours, ce genre d'objet peut inspirer le dégout, étant fait de cheveux humains et souvent perçus comme objets morbides. Pourtant à l'époque, toutes ces créations n'étaient pas forcément liées à un deuil et pouvaient revêtir un aspect purement esthétique.

Je vous conseille de jeter un œil sur l'incroyable collection du Leila's Hair Museum, seul musée au monde à être entièrement consacré aux ouvrages en cheveux, à cette adresse : http://www.leilashairmuseum.net/

De Samson et Dalila à La chevelure de Maupassant, le cheveu s’érige depuis toujours  en symbole de séduction, mais également de pouvoir et de puissance, notamment parce qu'il continue de pousser après la mort et la défie donc en quelque sorte. A travers ces pièces d'ornements, aujourd'hui rares et coûteuses, c'est donc tout un symbolisme de force et d'éternité des sentiments affectifs qui est exhorté et il est, à mon sens, dommage que ces véritables petits chef- d’œuvres de l'artisanat puissent à notre époque inspirer un certain dégoût de part ses macabres origines. Origines qui d'ailleurs, étaient parfois largement dépassées au XIXe siècle, au profit d'un aspect plus esthétique.

Un grand merci à Marc Faygen pour m'avoir autorisée à illustrer mon article avec ses clichés : http://www.bijouxregionaux.fr/fr/contenu.php?idcontenu=7

 Pour plus d'information je vous invite à consulter les sites suivants:

La figure de l'homme ordinaire : le comique chez Quentin Tarantino et les frères Coen.

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Bien que leur style soit totalement différent, on rapproche souvent Quentin Tarantino et les frères Coen ensemble. Là où l'on peut les associer sans peur de faire une bourde, c'est sur le fait que nombreux de leurs films sont devenus des grands classiques du cinéma moderne : on pense notamment à Pulp Fiction et The Big Lebowski qui sont des films de référence de la pop-culture marqués par des images désopilantes marquantes (The Dude et son look combo "lunette de soleil-caleçon-peignoir") et des républiques cultes ("Say What one more time, I dare you, I double dare you motherfucker" de Jules Winnfield). Dans les médias, les cinéastes sont souvent comparés, mais qu'ont-ils en commun ? Nous proposons dans cet article de voir leur traitement de l'humour et du comique par la figure de l'homme ordinaire.

1. Tarantino

Les personnages de Tarantino ont presque tous une chose en commun : que ce soit dans Reservoir Dogs, Pulp Fiction, Jackie Brown, Kill Bill,Inglorious Bastards, ou encore Django Unchained, les héros sont des malfrats ou des hors-la-lois. Les personnages sont en marge de la société et bénéficient d'une image de gangster qui inspire le respect, et ceci souvent par la peur : on associe généralement les gangsters aux plus grands tels que Tony Montana, Al Capone ou encore Michael Corleone. Les personnages sont construits de telle sorte que, face à eux, nous avons guère le choix que de se soumettre.

Francis Ford Coppola, The Godfather, 1972.

1.1. Pulp Fiction

L'humour chez Tarantino, c'est justement de renverser cette image du malfrat terrifiant : le film Pulp Fiction est une parfaite représenttaion de cette déconstruction du personnage de gangster, notamment avec le duo formé par John Travolta (Vincent Vega) et Samuel L. Jackson (Jules Winnfield). Vincent et Jules ont la classe : ils portent des costumes, menacent de leurs armes et font preuve d'une éloquance propre à de belles mises en scènes (on pense à Jules qui récite son passage préféré de la Bible avec de grands effets dramatiques à voir ici). Seulement ces grands bandits sont aussi des hommes ordinaires, et c'est quand cette part d'eux-même est exploitée par le cinéaste que l'humour prend place. Prenons la scène où Vincent tire accidentellement sur Marvin et recouvre la voiture et eux-mêmes de sang et de morceaux de cervelle. Ils doivent faire appel au nettoyeur professionel TheWolf pour faire disparaître le sang et le corps.


Alors que The Wolf leur dit rapidement quoi faire pour réparer leur erreur car le temps leur est compté, Vincent, en tentant de s'accrocher à son image de dur à cuir face aux ordres qu'il reçoit par The Wolf, lui rétorque « un merci serait sympa ». Déjà que leur prise en charge diminue l'aspect du rebel hors-la-loi, le fait que The Wolf lui remonte les bretelles en soulignant sa bourde montre finalement les deux bandits comme deux gamins qui se font gronder pour avoir fait une bêtise et pour avoir été insolent. Alors que depuis le début du film s'est instauré chez le spectateur une image du malfrat classique qui fascine (on est partagé entre peur et admiration), cette image est dorénavant anéantie, et ceci définitivement lorsque Vincent et Jules troquent leur costard pour des tenues de touristes en vacances. Les deux personnages sont frappés de ridicule et le spectateur perçoit alors l'homme ordinaire derrière le malfrat, on voit au delà de l'image que Jules et Vincent veulent donner d'eux-mêmes. L'humour est bien là, dans le contraste entre l'image voulue et la réalité.


1.2. Django Unchained


Ce même procédé est utilisé dans Django Unchained, notamment dans la scène du Klu Kux Klan. Le KKK jouit d'une réputation certaine, on associe le culte à un racisme aigu accompagné d'actes atroces. Outre leurs agissements babares, leur costume accentue l'effroie qu'ils évoquent : on associe mentalement le costume, et notamment cette cagoule blanche pointue (appelé capirote) à des scènes de sauvagerie sadique, voire à des scènes occultes troublantes.

Réunion Ku Klux Klan à Gainesville en Floride, le 31 décembre 1922.

Or, la scène du KKK de Tarantino nous offre la vision d'une bande d'hommes cagoulés qui ont plus l'air d'épouvantails paumés que de grands chevaliers de la race blanche. Le film se déroule autour de 1858, le KKK (officiellement fondé en 1865) n'est pas encore très au point au niveau du costume : le chef se plaint de ne pas y voir à travers sa cagoule, il n'est pas le seul, commence alors un brouhaha entre les membres à propos des cagoules et chacun essaie de l'ajuster. Le comique réside dans la vitesse d'enchaînement entre le discours projetant des actions atroces et l'attention portée sur la mauvaise ergonomie des cagoules. Le comique de la situation, c'est de voir avec quelle délicatesse le chef remercie le travail de la femme de Wilard pour la fabrique des cagoules et prend soin de ne vexer personne : on est loin du grand chef de Klan impressionnant qui inspire le respect par la peur. Une fois encore, l'image traditionnelle est détruite pour laisser place à l'homme derrière le masque, soit l'homme ordinaire. La masse de chevalier cagoulée impressionne et terrifie, mais individuellement et sans costume, ils sont plutôt ridicules. Il faut aussi rajouter que la soudaine douceur du chef de Klan, après son discours de tortionnaire sanguinaire, rend complètement absurde sa haine pour le peuple noir. Et c'est avec une simple histoire de cagoule mal trouée que Tarantino fait passer, en quelques secondes, l'organisation meurtrière pour la suprématie blanche pour une bande de bras cassés, gentillets mais insensés.



2. Les frères Coen


Les frères Coen ont une approche inverse et font de l'homme ordinaire des personnages principaux. Les cinéastes sont des Barton Fink accomplis, leur projet d'écrire sur le « common man » s'est réalisé, et ceci en plusieurs film : en effet, la figure de l'homme ordinaire – qui s'apparente parfois au loser – se décline en plusieurs film, on peut citer Raising Arizona, Fargo, The Big Lebowski, Burn After Reading, O'Brother, ...

2.1. The Big Lebowski


Si Taratino montre le looser derrière la stature, soit indirectement, les frères Coen, eux, exploitent complètement cette figure en en faisant des héros : The Dude du film The Big Lebowski est probablement le personnage principale le plus improbable qu'il soit. Qui aurait cru que tant de choses aussi extraordinaires puissent arriver à cet homme aux plaisirs simples. The Dude, antihéros en chef, détonne par sa fainéantise aiguë et son manque totale de perspective d'avenir ; il est bien trop paresseux pour quoi que ce soit, même répondre à une insulte ou une provocation est trop d'effort. On pense à la scène du bowling où Jésus annonce à The Dude qu'il va se prendre une grosse raclée (« we're gonna fuck you up »), sur quoi The Dude peine à répondre « Well that's just your opinion ». La pire des réparties, par son manque certain de panache et son incohérence totale.


Non seulement les personnages principaux sont une bande de loosers fanatiques du bowling, mais en plus, l'intrigue de l'histoire est motivée par la décision de The Dude de demander réparation parce qu'une bande de malfrats a uriné sur son tapis. Là est toute l'intrigue initiale. The Dude n'est même pas secoué d'avoir été violenté et a demi-noyé dans la cuvette de ses toilettes, tout ce qui l’intéresse, c'est son tapis, parce qu'il accessoirisait bien son salon. Si toutE une histoire désopilante se déroule autour des personnages, l'objet principal du film est bien le bowling qui est sacralisé et fortement érotisé. Les frères Coen ont pris tout un univers pour tirer leur histoire vers le haut, un genre d'héroï-comique qui ferait du personnage type du loser le héros d'une histoire incroyable et complètement farfelue. Le tout raconté par un cowboy qui fait du récit un conte du far-west....mais de Los Angeles. Absurdité est ici le maître-mot.


[Note à part : Après un énième visionnage de The Big Lebowski, une ressemblance certaine avec le film Very Bad Cop (The Other Guys) d'Adam McKay est à noter : le même procédé est utilisé, le film passe outre les figures de policiers héros de la ville pour laisser le champ à deux marginaux. Le duo The Dude/Walter se retrouve dans le duo Allen/Terry avec la combinaison du grand relaxé et du petit nerveux agressif. Beaucoup de choses se recoupent entre les deux films, affaire à suivre !]

2.2.  O Brother, Where art thou ?

Cette tonalité héroï-comique se retrouve dans le film O Brother, Where art thou ? mais cette fois-ci avec un arrière fond culturel qui réhausse nettement l'histoire de trois évadés de prison en la transformant en une véritable odyssée. Une fois encore, c'est à des personnages tout à fait improbable que l'on attribue une histoire extraordinaire. Dans ce film, les trois fuyards analphabètes affrontent le cyclope métamorphosé vendeur d'encyclopédies borgne et assassin, ils se font en outre envoûter par des sirènes, jeunes lavandières cupides, ils rencontrent Tirésias, un animateur de radio aveugle, etc. Leurs aventures sont grandies par un souffle épique qui transforme les antihéros en véritables héros (bien qu'un peu simplets pour deux des trois du trio !)


C'est donc dans le jeu crée sur les attentes du public que les cinéastes peuvent être associés : si Tarantino nous montre progressivement le loser derrière le gangster, les frères Coen, eux, font du loser le héros d'une folle histoire à base de complots ou d'êtres mythiques. L'originalité de Tarantino, c'est de maltraiter ses personnages au point de les montrer tels qu'ils sont sans l'apparat propre à leur rôle. Pour les frères Coen, c'est de prendre comme figure de prou des personnages aussi insolites et si peu enviable et de les mettre à l'épreuve.

Pour sceller cette analogie, une vidéo de Leandro Copperfield, cinéphile aguerri, qui réunit dans un mash-up des scènes cultes des films de Quentin Tarantino et de Ehtan & Joel Coen.


Volute Corsets, l'art des courbes

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Caroline, c'est la très talentueuse créatrice de la marque Volute Corsets. Rousse, lumineuse, créative, perfectionniste, on en a dit un jour que pour faire entrer autant de qualités dans une si petite personne, il fallait que ce soit une fée, et je pense que c'est vrai. La fermeture de sa boutique parisienne avait plongé tous ses fidèles dans le désarroi le plus total, mais après un an et demi de pause, elle rouvre un atelier à Orléans, où elle pourra à nouveau recevoir les commandes des futures mariées et nourrir les rêves des amoureux du corset.



~ Pour commencer, la question que tout le monde redoute : Qui es-tu ? Peux-tu nous parler un peu de toi ?

Ah oui, redoutable en effet ! Que dire qui soit pertinent dans ce cadre précis ? J’ai 35 ans, et je suis fascinée depuis la prime adolescence par l’Histoire en général, et l’histoire du costume en particulier. J’utilisais mon argent de poche surtout pour m’acheter des livres, quantité de livres, dont beaucoup d’essais et de beaux livres sur l’Histoire. Après un intérêt plus marqué pour le Moyen-Âge, surtout les XIIe et XIIIe siècles, période riche, florissante et stimulante, je me suis peu à peu sentie plus attirée vers les XVIIIe et XIXe siècles. Sociologiquement, culturellement, politiquement parlant, ce sont des périodes fascinantes. Ce sont aussi les deux siècles où ont été écrits presque tous mes romans favoris. Je pense que je ne pourrais pas vivre sans Voltaire et Zola, Baudelaire et Flaubert ; bon, mettons du moins que je serais une personne un peu différente… Mes études en prépa (hypokhâgne et khâgne) m’ont permis d’approfondir mes connaissances à partir de la Révolution industrielle, et de cultiver une passion coupable et multiforme pour le Second Empire, qui depuis ne m’a jamais quittée…
A côté de ces intérêts un peu sérieux et formels, je n’ai jamais dédaigné une approche plus légère, plus fantaisiste. Je ne parle pas seulement d’un goût prononcé pour les arts décoratifs de ces époques, et les frous-frous (qui sont tous deux, d’ailleurs, matières très sérieuses), mais aussi d’une façon d’accepter joyeusement ce qui a été produit de nos jours en utilisant cette riche « matière », cette base plus ou moins vaguement historique, en la renouvelant, en la récréant, sans complexes. Je pense à certains aspects du mouvement gothique par exemple (plus le mouvement « ancien » qui se réclame de Baudelaire, Poe, et de tenues d’inspiration victorienne, que du néon-cyber-emo, bien sûr) mais aussi, plus récemment, du steampunk, dont je suis une fan de la première heure, du moins depuis ses premiers frémissements en France, il y a une dizaine d’années !
Ma façon d’envisager la création est un peu la même : je ne fais en aucun cas de la reconstitution pure et dure, il s’agit de réinterprétation très libre, très joueuse. Mes créations ressemblent à peu près autant à de vrais costumes d’époque que La Belle Hélène d’Offenbach ressemble au mythe grec : il y a l’idée de base et une certaine « matière » qui parle fortement à l’imaginaire collectif, mais le traitement est très personnel, moderne…


~ Depuis combien de temps crées-tu des robes de mariée ? Qu’est-ce qui t’a poussée dans cette voie, et particulièrement dans l’aspect corseté ?

Au départ mon intérêt pour les costumes historiques n’était que purement livresque. Je n’imaginais pas une seconde de pouvoir, ni même de vouloir, en fabriquer ! J’avais un job dans l’édition, durement obtenu après des années de galère, stages, chômage et piges… Curieusement mon intérêt s’arrêtait là où commençait le corset, sur lequel j’avais alors les mêmes clichés que tout le monde (elles suffoquaient, côtes cassées, quelle horreur, oppression de la femme, qu’est-ce qu’on est bien contentes aujourd’hui…). C’est par un biais totalement différent que j’ai abordé le corset, il y a une grosse dizaine d’années : celui du corset « contemporain », en découvrant sur le net, cette merveilleuse source de perdition, les œuvres de corsetiers modernes, en particulier aux USA et en Angleterre, qui fabriquaient pour quelques centaines de dollars ou de livres de superbes pièces sur mesure pour n’importe quel particulier. Presque personne ne faisait ça en France à cette époque : un ou deux travaillaient de façon ultra-confidentielle pour la haute couture – et encore le plus célèbre d’entre eux, Mr Pearl, était-il anglais ! – d’autres faisaient, sous le nom de « corseterie », de la lingerie souple et molle en résille façon guêpière. Il n’y avait, là non plus, encore aucune formation scolaire à la corseterie (la vraie, pas la lingerie, qui a longtemps porté et porte encore ce nom, mais n’a rien à voir au niveau des techniques et des matières) : je les ai vues fleurir dans les écoles de couture ces toutes dernières années seulement, pour répondre à une demande croissante de la part des jeunes apprenties couturières...
Je mourais d’envie de m’offrir une de ces magnifiques œuvres d’art sculptées sur le corps et le sculptant à la fois ; mais je n’avais pas un sou, et j’ai toujours été une fille raisonnable… J’ai alors songé à l’impossible : tenter de m’en coudre un ! Je venais d’une famille où ma mère, ma grand-mère, ma tante, m’avaient depuis toute petite appris à coudre à la main, à la machine, à broder, à tricoter… J’avais évidemment envoyé bouler tout ça à l’adolescence : c’était ringard, voyons. Eh oui, ce n’était pas encore la grand mode du Do It Yourself… J’ai décidé de battre le rappel de toutes ces compétences enfouies. J’ai cherché avec acharnement sur le net, lui encore, pendant des dizaines d’heures, et trouvé quelques rares forums de corsetières amatrices, tous en anglais évidemment, et composés je dirais à 70% d’Américaines, 20 % d’Anglaises et 10% d’Allemandes… Ça semble inouï aujourd’hui où c’est la grande fashieune, mais à l’époque quasiment personne en France ne s’intéressait à ça… La seule française corsetière que j’ai rencontrée à cette époque héroïque c’était Joëlle/spiggy, qui a depuis créé l’Atelier Sylphe Corset. J’ai un immense respect pour elle, je suis bluffée par son travail, on est encore en contact occasionnellement (trop rarement !). Je ne saluerai jamais assez son travail exceptionnel, sa gentillesse, sa créativité débordante. Depuis j’ai rencontré beaucoup d’autres corsetières mais je garde un souvenir ému de mes rencontres, virtuelles ou réelles, de cette époque.
Avec toutes les forumeuses, on a échangé des tonnes de conseils, d’encouragements, d’idées, de « et toi, comment tu fais ça ? », d’adresses de fournisseurs de matériel spécifique (aucun en France bien sûr, il fallait tout commander par correspondance). J’ai fait beaucoup de R & D… J’ai un peu réinventé la roue toute seule dans mon coin, et découvert par la suite en riant que beaucoup d’entre nous avaient abouti aux mêmes solutions – comme quoi elles étaient de bon sens ! J’ai continué à apprendre au fil des années, à tester de nouveaux fournisseurs, à améliorer mes capacités de patronage, les matériaux, les détails de finitions…
Quand je regarde aujourd’hui mes premières réalisations, j’ai envie de m’enfouir sous terre. Heureusement qu’à l’époque je les avais trouvées jolies (hem !), ce qui m’a donné le virus pour m’en faire encore, et encore, puis à des copines, puis j’ai créé un petit site internet pour en fabriquer sur mesure à mes premières clientes…
La toute première robe de mariée complète que j’ai faite, c’est… la mienne, en 2005 ! A l’origine je pensais l’acheter dans un magasin, faire mes petits essayages, me faire bichonner… J’ai vite déchanté en voyant que, comme le diront de nombreuses mariées, on ne se fait que très rarement bichonner dans ces magasins-là, c’est même souvent désagréable, mais aussi et surtout je ne trouvais rien qui me plaisait : atypique, corseté, coloré… J’ai donc soupiré, retroussé mes manches, et me suis colletée au total avec plus de 10 mètres de soie et près de 80 heures de travail, essais ratés compris ! J’ai beaucoup aimé le résultat, mais aussi le travail que cela impliquait, au point que quand j’ai ouvert boutique à Paris, trois ans plus tard, j’ai tout de suite proposé en plus des seuls corsets, des robes de mariées et costumes historiques complets.

 

~ Tu habilles de futures mariées pour le jour le plus important de leur vie, ou pas loin, ce qui doit générer un rapport à l’autre particulier. Comment se déroule une commande type ?

Aujourd’hui, où je rouvre mon atelier à domicile, sur Orléans, je souhaite en effet ne plus me spécialiser que dans ces robes de mariées très particulières, à la fois pour des raisons pratiques (je suis désormais seule sans employées, donc je peux fournir beaucoup moins, il faut que je me spécialise ; par ailleurs il y a depuis peu d’années une vraie éclosion de corsetières sur mesure tout-à-fait compétentes en France qui permettront à chacune de trouver son bonheur !) et par goût.
Car, oui, j’aime ces projets de longue haleine, très chargés émotionnellement, qui me permettent de créer un vrai lien avec chacune de mes clientes, une relation riche et intéressante. Parfois je joue un peu à la « grande sœur » déstressante, quand je vois que le besoin s’en fait sentir… Dans mes rendez-vous, il y a toujours du thé et du rire. Mes clientes sortent généralement ravies de l’aspect humain de notre relation, elles me disent que ça aussi c’est un service très, très différent d’une boutique de prêt-à-porter… Je suis restée amie avec certaines, d’ailleurs.


J’aime aussi l’impression de créer quelque chose d’encore plus beau, plus grand, qu’un « simple » corset seul (même si c’est déjà quelque chose d’extraordinaire en soi !), et j’aime avoir beaucoup plus de libertés qu’avec un projet de costume historique, très contraignant à tous points de vue. Le milieu de la reconstitution historique costumée en France n’est notoirement pas que paix et amour et je laisse à d’autres bonnes âmes le soin de mettre les doigts dans ce panier de crabes, je me sais trop perméable et sensible aux conflits et critiques pour en sortir indemne… C’est dommage parce qu’il comprend aussi de très belles personnes. Mais tant pis ! Vive les mariées !
Pour le déroulement pratique des opérations, cela peut beaucoup varier en fonction des disponibilités de la personne pour les essayages, du délai (un an et demi ou un mois et demi avant le mariage, on voit de tout !), mais en général on se voit une première fois pour parler du projet tranquillement, je prends le temps qu’il faut, au moins deux heures. On voit ce que la cliente veut, elle sait plus souvent ce qu’elle ne veut surtout pas ! Je la guide en suggérant en fonction de ses goûts et dégoûts, de sa morphologie, en montrant toutes les possibilités, mais je n’impose jamais rien (ce serait un comble : la pauvre, il y a déjà assez de belle-maman…). On regarde et touche des tissus, des échantillons, si j’ai un prototype qui s’approche de ses envies à la fois par la forme et par la taille on l’essaie ; je finis en faisant un croquis récapitulant toutes nos idées et la silhouette générale, avec des échantillons de tissu à côté s’ils sont déjà choisis, et je prends les mesures. Ensuite commencera mon travail « seule », de création du patron papier du corset (je crée pour chaque cliente et chaque projet un patron unique, sur mesure), de coupe et de couture.
On se revoit pour peaufiner le projet (les idées ont souvent un petit peu évolué !) et en général déjà essayer la toile, c’est-à-dire le brouillon en grosse toile de coton du corset, tout simple, sans finitions. Je note toutes les corrections à apporter, que je reporterai plus tard sur le patron papier, à partir duquel je repartirai de zéro pour construire le vrai corset définitif dans les bons tissus – ou parfois une seconde toile, si besoin est ! Je commencerai la jupe en même temps, ainsi que les éventuels autres éléments (boléro, capeline, manchettes, jupon/faux-cul…)
Le nombre total d’essayages peut varier en fonction de la complexité du projet, d’éventuelles difficultés morphologiques (scoliose, soudaine variation de poids…), mais généralement il est de 3 à 5, avec à chaque fois la robe un peu plus avancée ; ce qui permet de la voir évoluer au fur et à mesure, de corriger le tir si besoin est, et non d’avoir une surprise, bonne ou mauvaise, le jour de la livraison… Le dernier essayage est normalement une simple vérification, on met tout ensemble, on voit si tout est nickel, je fais un petit cours de laçage de corset à la maman de la mariée ou aux témoins, on prend des photos… et il ne reste plus qu’à repartir avec ! L’aventure n’est pas tout-à-fait finie pour moi car j’attends encore avec impatience les photos du Jour J et les retours et commentaires…


~ On sent des inspirations à la fois féériques, oniriques, historiques… dans tes pièces. As-tu une période de prédilection dans la mode ? Hormis les tenues d’époque, de quoi aimes-tu t’inspirer ?

Ça me fait très plaisir ce que tu me dis, si c’est ainsi que cela se ressent, car ce sont exactement les mots que j’aurais choisis pour définir mes inspirations ! Eh bien, comme je l’ai déjà mentionné, XVIIIe et XIXe siècle sont vraiment mes périodes de choix… ce qui ouvre un éventail de silhouettes très très large ! Entre les robes à crinoline ronde façon 1860, assez « classiques » pour une mariée contemporaine, les silhouettes plus étroites et plus projetées en arrière des années 1870, celles des tournures (faux-culs) des années 1880, les silhouettes typiques de la Belle Epoque, ou les robes à la polonaise du milieu du XVIIIe, le choix est plus que vaste ! A peu près toutes les silhouettes possibles ou presque sont présentes dans ces époques réunies… Ça me permet de piocher dans un répertoire très vaste tout en gardant un univers cohérent.
Sinon ce sont souvent les tissus eux-mêmes qui m’inspirent. Une matière, une façon de se draper, un toucher crissant ou souple sous les doigts… Une couleur, une nuance, qui fera rêver de la robe de Lune, de Temps ou de Soleil de Peau d’Âne… Comme toutes les couturières, je suis un peu fétichiste des tissus. J’ai un coup de cœur tout particulier pour le doupion de soie, ou soie sauvage… Le taffetas de soie est trop lisse à mon goût, trop parfait, un peu « mort » ; le shantung est un peu trop rugueux, trop cannelé, trop brut. Le doupion a cet entre-deux qui me ravit, une matière raffinée, mais vivante, subtile, mais sensuelle… Mais je sens que je m’égare !
Je peux trouver de l’inspiration dans des films. Ah, la mythique robe rouge de Mina dans le Dracula de Coppola ! Les tenues fraîches et somptueuses à la fois (et pas 100% historiques, vous diront les puristes…) de Marie-Antoinette ! Des mouvements comme le steampunk sont aussi une très riche source d’inspiration. J’ai très, très envie de faire des robes de mariée steampunk. S’il-vous-plaît, demandez-moi ce type de projet !
En ce moment j’ai aussi envie de puiser de l’inspiration dans les contes. Contes de Grimm, de Perrault, d’Andersen, non pas pour faire des « cosplays » trop évidents, des déguisements de Petit Chaperon Rouge ou de Blanche-Neige, que personne ne voudrait mettre pour son mariage ; mais pour trouver l’idée, la nuance… Une silhouette de robe « sirène » pour la Petite sirène où la dentelle évoque très subtilement l’écume, mais seulement pour qui veut le voir ; une robe « de Lune », justement… Peut-être irai-je aussi puiser aux mythes et légendes arthuriens. Quelle serait la robe évoquant Viviane, quelle autre Morgane… Toujours une inspiration livresque au fond, on ne se refait pas !


~ Si le corset a longtemps été perçu comme un instrument de torture imposé par le patriarcat, il fait ces dernières années un retour en force et fait désormais figure de symbole de la délicatesse et de la féminité. Comment expliques-tu ce changement de vision ?

Ah ah, cela doit faire la 237e fois (environ) que je réponds à cette question. Mais je ne m’en lasse pas… Déjà, je pense que tout élément de vêture imposé socialement à toutes les femmes, dans toute situation, quel que soit son âge, sa morphologie, ses envies ou non du moment, n’est pas une très bonne chose, pour le dire poliment… Imagine-t-on aujourd’hui à quel point le corset, du moins au XIXe siècle (c’est-à-dire finalement sous la forme qu’on imagine le plus spontanément aujourd’hui), était porté par toutes les femmes, tout le temps ? Pas seulement la bourgeoisie et l’aristocratie, mais aussi par les femmes du peuple, les ouvrières, les paysannes. Le développement de l’industrialisation et de la production à la chaîne ont permis la diffusion à bas prix de modèles de base à prix modique. A la fin du XIXe siècle le corset a cette ambivalence très spéciale qui fait qu’il est impossible, socialement inenvisageable, de ne pas en porter un, ; il est le garant rigide de la bonne moralité et de la droiture de toute femme, seule une folle dans un asile n’en porte pas, et encore ; et en même temps, il a ce côté un peu sulfureux, symbole de séduction, de sexualité, déjà fétichisé à l’époque, arme féminine, objet de fantasmes masculins comme féminins…
Il faudrait une thèse et non quelques lignes pour aborder un objet sociologiquement aussi complexe (et pourtant je suis déjà très longue !), et trop résumer les choses ne peut conduire qu’à se faire mal comprendre, à risquer le faux-pas, le contresens. Mais disons que ça n’a jamais été vécu comme (et jamais été, tout court), une obligation imposée par les vilains hommes aux femmes renâclantes. C’était une obligation universellement intériorisée, par les femmes aussi ; mais aussi un choix volontaire, une envie. La toute jeune fille rêvait de pouvoir enfin porter les corsets qui marqueraient son accession à la féminité, au statut d’adulte, comme aujourd’hui on peut pour certaines rêver de ses premiers soutien-gorge… La jeune et moins jeune femme appréciait souvent vivement cet outil de séduction, comme aujourd’hui on peut désirer porter des talons, ou un jean slim, une petite robe étroite… pas toujours confortables et pourtant ardemment voulus, et avec lesquels on se trouve belle, forte et fière. Beaucoup, beaucoup plus forte et fière, en pleine possession de soi-même, qu’en jogging, devant la télé sur le canapé… pourtant ce dernier est beaucoup plus confortable ! Comme quoi tout n’est pas si simple… De plus, on ignore souvent que très peu de femmes se serraient vraiment, à part quelques fashionistas. Il y avait des corsets peu contraignants pour la vie de tous les jours, les robes de matinée ou d’après-midi pour recevoir les amies, des corsets très peu couvrants et très souples pour faire du sport (équitation et plus tard, bicyclette, tennis). Le corset « qui serre » n’était porté qu’en soirée, au bal, à l’opéra, de même qu’aujourd’hui on s’habille différemment en fonction des circonstances, et pour reprendre la comparaison avec les chaussures, on mettra des baskets pour faire du sport, des talons plats pour se promener ou aller voir une copine, et des escarpins en soirée… Elles n’étaient pas plus sottes que nous et fonctionnaient exactement de la même façon !
Certaines utilisaient même le corset ultra-serré comme… moyen abortif, contre les grossesses non désirées. Une façon de se réapproprier un droit sur son propre corps… Les adversaires les plus farouches du corset étaient le clergé dans sa frange la plus extrémiste et les médecins pro-natalistes : tous deux tonnaient que la femme ne devaient pas « déformer l’œuvre de Dieu », ni contrôler les naissances à sa guise, et rester un corps disponible sans discuter pour porter et mettre au monde les futurs soldats de la France, histoire d’aller récupérer l’Alsace-Lorraine et de rester les mamelles de la nation, comme elles auraient toujours dû le rester, ces débauchées. Pas vraiment très féministes les anti-corsets, n’est-ce pas ?... Comme quoi tout n’est jamais tout blanc ou tout noir…
Toujours est-il qu’aujourd’hui, après une phase d’oubli qui était probablement nécessaire pour repartir sur des bases saines, un « purgatoire » entre les années 1920 et les années 1980, une timide mais vite oubliée réapparition avec le New Look des années 1950, le corset est de retour depuis vingt ou trente ans. D’abord confidentiellement, par le biais des milieux goth et fetish, puis des podiums de haute couture (Jean-Paul Gaultier, Vivienne Westwood, plus tard Mugler…). Jusqu’à ce que les stars et chanteuses s’en emparent, que les films historiques en costumes commencent à nouveau à être produits avec un succès massif, que des corsetiers amateurs un peu fous s’y mettent un peu partout dans le monde vers 2000, que les Chinois en produisent des très cheap en masse à très bas prix et donc le démocratisent, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise chose. Car ne soyons pas bégueules, c’est bien qu’il soit enfin connu, répandu, démocratisé, ailleurs que dans les cercles confidentiels des divers milieux alternatifs ! Tout le monde ne peut pas s’en payer à plusieurs centaines d’euros, et c’est très bien qu’il y en ait des pas chers du tout ! Après, c’est dommage si plein de filles ne sont pas conscientes que ce ne sont pas de vrais corsets, en aucun cas, juste une façon accessible de mettre le pied à l’étrier… Il faudrait donc juste que l’achat de faux corsets ultra-cheap, parfaitement légitime en soi, aille de pair avec des lectures, une éducation, une conscience, un recul, qui devraient aller de soi quand on se prétend « trop passionnée » par les corsets, mais que je vois avec un amer désespoir parfaitement absents quand il me prend la très mauvaise idée d’aller parcourir un forum mainstream quelconque sur ce thème…
Mais la Bonne Parole est en marche ! Depuis environ 5 ans, les écoles de couture ont presque toutes une section Corsets. Il n’existait aucun livre sur le sujet en français il y a dix ans quand j’ai constitué toute ma bibliothèque, à 80% en anglais (le reste en français étant des généralités sur le costume), maintenant c’est une vraie éclosion… Au milieu de laquelle j’ai parfois le très grand amusement de retrouver mot pour mot des phrases copiées du gros article que j’ai écrit presque seule pour Wikipédia il y a 6 ou 7 ans, effarée par sa maigreur et sa nullité, dans un grand élan de prosélytisme… Tant mieux ! J’ai l’impression qu’on entend quand même un petit peu moins de bêtises aujourd’hui. Un tout petit peu…



~ Tes robes sont des pièces uniques qui te placent dans une limite très floue entre l’artisan et l’artiste. Forme, matières, couleurs, ornements, chaque détail est soigneusement passé en revue. Peux-tu nous parler d’une de tes créations en particulier et nous raconter son histoire ?

Merci. Ça me fait toujours un peu bizarre quand on me parle d’ « artiste ». Moi je me considère vraiment comme un artisan… Bon, peut-être plus comme un ébéniste que comme un poseur de fenêtre ou un plombier, certes. C’est sans doute pour ça que le terme « artisan d’art » a été créé, avec par exemple les luthiers, les souffleurs de verre, les bijoutiers… et les corsetiers.
Il m’est sincèrement très difficile de choisir une création plutôt qu’une autre… Avec le type de relation forte que je tisse avec chaque cliente, et le côté unique et important de chaque  projet, c’est très dur ! Mettons, une des robes de mariée qui me tient le plus à cœur est une des toutes premières que j’ai pu créer après l’ouverture de la boutique parisienne en 2008. La jeune femme m’avait téléphoné, un peu en détresse, deux ou trois mois avant son mariage. Elle était très, très ronde, avec une très mauvaise image d’elle-même, et redoutait tellement l’épreuve des essayages qu’elle les avait repoussés au-delà du raisonnable, alors que tout le reste (salle, traiteur, faire-part, déco…) avait été soigneusement planifié et réalisé. N’attendant rien de sa robe, ne l’ayant jamais rêvée, « investie », n’en espérant pas être belle, elle voulait juste un « déguisement officiel de mariée » basique en prêt-à-porter. Mais elle s’était fait jeter de la plupart des boutiques pour des questions de délai, ou s’était fait lancer des regards de la tête aux pieds avec dédain avant de s’entendre répondre que, peut-être, au fond du magasin, ils avaient un petit portant « femmes enceintes » où elle pourrait trouver quelque chose, mais ce n’était pas sûr… Elle était ressortie en pleurs. Cette même histoire, avec des variantes et à des degrés moindres, m’a été racontée par tant et tant d’autres futures mariées par la suite…


Cherchant, en panique et au fond du trou, une créatrice pour lui réaliser en urgence quelque chose sur mesure, elle était tombée sur mon site et tentait le coup. Je l’ai rassurée, lui ai confirmé qu’on se débrouillerait dans les délais, et qu’on ne la laisserait pas tomber. On s’est rencontrées très vite, on a bien accroché. J’ai essayé de lui faire prendre conscience, le plus respectueusement possible, qu’elle pourrait tout-à-fait être jolie dans sa robe, j’ai essayé de l’accompagner en ne me plaçant pas en gros mentor lourdingue, en coach bien pontifiant, mais en amie bienveillante et discrète. Et elle qui n’avait jamais rien imaginé, voilà que quitte à se faire faire sur mesure la robe qu’elle voudrait, elle a commencé à rêver… Elle s’était toujours sentie sous le signe de la lune, de la nuit. Sur le forum qu’elle fréquentait elle portait le joli pseudo de Luna. Ensemble nous avons imaginé sa robe sur ce thème, une robe unique, merveilleuse, qui l’enthousiasmait autant que moi, une robe qu’elle n’aurait trouvée nulle part et qui était elle. Nous avons plongé nos mains dans les tissus, nous avons cherché et réfléchi, et je suis allée acheter pour elle quelque chose que je n’avais encore jamais travaillé en robe : du beau velours de soie frappé, épais (avec un effet un peu froissé, texturé, mais rien à voir avec de la panne de velours !), couleur bleu nuit. Associé avec un peu de blanc et une touche d’argenté très discret, pas clinquant, c’était magnifique… Pour mettre en valeur ses belles épaules et cacher ses bras qu’elle détestait, je lui ai fait des manchettes lacées, d’esprit vaguement médiéval, finies par un long voile blanc évasé en large manche qui donnait de la légèreté et un côté rêve, conte de fées… à la tenue. Le contraste entre clair et sombre, comme une lune dans le ciel, était magnifique. Celui entre le velours épais et le voile léger aussi, à la fois noble, riche, et léger, féérique.
A l’époque je faisais aussi des masques en cuir, des pièces uniques à la main, très ouvragées et peintes, et avec la même technique je lui ai fabriqué un croissant de lune filigrané, stylisé, grand comme la main, qui venait se fixer en haut du drapé de sa jupe de velours bleu nuit, dévoilant un peu de tulle blanc dessous. Evidemment, le corset, bleu nuit sur les côtés et le dos, blanc argenté au centre, avec une cascade de rubans blancs qui lui tombaient sur les reins, mettait bien sa silhouette en valeur, comme à toutes les femmes rondes, donnant de plantureux et séduisants rapports poitrine-taille-hanches. Dès l’essayage de la toile elle n’en croyait pas ses yeux. J’ai vu à chaque essayage, au fur et à mesure que la robe se construisait, son visage et sa confiance en elle rayonner de plus en plus. Elle était belle, et elle était elle. A l’ultime essayage, celui où elle allait emporter la robe, peu avant son mariage, elle a finalement pleuré. Doucement, en silence. Elle m’a dit pudiquement de très, très belles choses. Et moi j’avais beaucoup d’eau dans les yeux…
La couture, c’est pas que des histoires de tissu.


~ Tu as tenu une boutique dans le 3ème arrondissement de Paris près de cinq ans et, après une pause d’un an et demi, tu rouvres ton atelier dans le centre historique d’Orléans. Que peux-tu dire sur la vie en tant que créatrice-corsetière ? Un conseil peut-être pour des créatrices plus jeunes ou en devenir ?

Fuyez, pauvres fous !, comme dirait Gandalf… Plus sérieusement : ne faites surtout pas ça si vous pensez gagner un minimum syndical de sous chaque mois… Toute couturière vous répétera ça, ça semble un peu convenu, mais c’est vrai. Ce n’est pas un hasard si j’ai fermé ma boutique parisienne, chacun sait que c’était là le nerf du problème. Aussi improbable que cela puisse sembler malgré les sommes demandées, il est très, très difficile de s’en sortir. Parfois je me dis que j’aurais dû garder mon travail de bureau en CDI dans l’édition… Et puis, zut ! On n’a qu’une vie ! On mangera plus tard !
Mais ce n’est pas drôle de ne pas pouvoir ne serait-ce que, par exemple, partir en voyage, même pas très loin, un petit peu de temps en temps… Je vois beaucoup de mes contacts partir chaque année costumés au carnaval de Venise, c’est mon rêve, je peux me faire les costumes mais je n’ai pas de quoi partir… hi hi, un peu de crowdfunding peut-être ? Sans rire, que je doive en arriver à ce type de plaisanterie vous prouve que ce que vous vous apprêtez à faire est une bêtise. Mais je sais que rien ne vous en empêchera, alors…




~ Et le mot de la fin…

Merci beaucoup pour cette interview, ça m’a fait du bien de me replonger dans le bain, de reverbaliser un peu tout ça ! Et je me rends compte avec effarement que je suis beaucoup trop bavarde… Ça se passe de la même façon pendant mes rendez-vous avec des clientes, remarque, je n’économise pas mon temps… mais j’espère juste ne pas vous avoir fait perdre le vôtre ! Difficile de se freiner quand on parle de sa passion… Mais je te laisse, j’ai des prototypes de robes à réaliser et tu viens de me faire ressurgir plein d’idées…


* * *


La gardienne : partie I, chapitre 5 et 6

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Comme j'ai un peu tardé, je vous propose 2 chapitres, cette fois-ci… Les autres chapitre sont encore visible sur le site, il suffit de cherche un peu ;-)



Chapitre 5 : Les espaces et les filles perdus

crédit photo

‑ Gnaa… et Gna, et hiiinn… pfff cet-te neigeeuh… ! Han… et gnnnnnaaA ! Lucia passait sa rage et son inquiétude sur la masse blanche qui encombrait l’allée. L’outil pesait des tonnes à chaque pelletage. Elle ne progressait pas et s’esquintait les reins.
‑ Quelle saleté ! je… n’en… viendrai… pas… hhhnn… à … bout ! Rooh !

Sa colère se reportait contre la neige molle et lourde et gorgée d’eau, puis couverte d’une poudreuse voletant, accumulée contre le vantail forgé, qui ne se décidait pas à fondre. Aucun autre moyen d’ouvrir la grille ni de libérer la voiture que de la charrier ailleurs à la force des biceps. Mais Lucia, au bout d’une heure infructueuse dut se rendre à l’évidence : c’était un supplice infernal. Sisyphe et son rocher sans cesse retombé, autant vider la mer avec une cuiller. Quelle galère !
Elle pensa un instant aux garçons, espéra qu’ils passaient de bonnes vacances, remplies de rires et de jeux joyeux. Elle roula une boule de neige dans ses gants déjà humides et la projeta contre le pylône du portail. Une belle tache blanche en relief éclata et arracha à la trentenaire un sourire bienvenu. Elle se détendait enfin. C’était bon de retomber en enfance ! Le montant de pierre en fit les frais !
Balançant sa pelle au loin, Lucia redevint une petite fille et érigea un fier gardien-de-neige, aux gros yeux de cailloux, devant la porte d’entrée. Les flocons collants étaient parfaits pour former d’énormes boules, comme dans les bandes dessinées. Son bonhomme était impressionnant de volume et elle avait eu toutes les peines à soulever sa monumentale tête pour la placer sur le dessus. Un seau en guise de couvre-chef et armé de la pelle inutile, ce soldat daignerait-il effectuer la corvée de neige à laquelle Lucia renonçait ?

En riant, elle fit le tour du jardin, imprimant ses pas dans les étendues inviolées. Ni elle ni son golem glacé ne libèreraient le portail avant la fonte du redoux. Tant mieux ?
Tant pis ! On ne bougerait pas ! Au diable la civilisation !

La maison était jolie, dans toute cette blancheur lumineuse. Les fenêtres renvoyaient des carrés de ciel bleu et des glaçons translucides ourlaient élégamment la toiture d’un gai galon. C’était vraiment une imposante demeure. Lucia n’en revenait toujours pas d’en être l’habitante et la propriétaire. Une chômeuse dans un château ! Quelle ironie ! Remarquez, avec tous ces carreaux à astiquer, elle n’était pas demandeuse d’emploi, elle débordait plutôt de travail ! Une-deux-trois-quatre…-seize-dix-sept-… vingt-six… Et encore ! Elle ne comptait pas les soupiraux des cuisines ni les lucarnes qui perçaient la toiture et qu’elle n’apercevait pas ! Très surprenante, la disposition architecturale… La jeune infirmière n’avait jamais été douée en géométrie dans l’espace. Les volumes n’étaient pas ses amis, tout comme les cartes routières. Un parallélépipède plus un cylindre… côtés, aires, rayons, périmètres et mètres carrés en petits cubes se bousculaient en un imbroglio affreux. Alors, il lui fallut plusieurs tours de sa maison, à s’en dévisser la tête, des comptes abrutissants de mètres approximatifs et de fenêtres pour en arriver à la conclusion étrange : il y avait des « espaces perdus ». Ou bien les murs étaient extraordinairement épais par endroits, ou bien certaines des ouvertures étaient fausses, mais en tout cas, la symétrie parfaite de l’apparence extérieure, quelles que soient les faces depuis lesquelles on la considérait, ne se retrouvait pas à l’intérieur. Aucun doute.


Perplexe, elle rentra se chauffer les phalanges auprès du feu.
Il y en avait marre, des sales surprises ! D’abord ce squelette, et à présent des possibles pièces cachées… Sa vie allait-elle se simplifier un jour ?

Niels était parti raccompagner sa blonde. La demoiselle dénudée et effrayée de la nuit précédente s’était réveillée, au petit jour, avec une insoutenable migraine, la gueule de bois et… aucun souvenir ! Elle avait eu l’air étonnée de se trouver au salon, dans une couverture. Pas un mot sur sa macabre découverte, rien sur la terreur qui l’avait fait hurler. « La belle n’avait déjà pas grand-chose dans le ciboulot, et voilà qu’il y avait un trou noir de plus », avait pensé Lucia, peu amène.
On est cynique, quand on n’a pas dormi !
Etait-ce une chance, cette amnésie ? Niels n’en avait pas demandé davantage et ils étaient sortis, dès qu’ils avaient été prêts à marcher dans la neige. Mais Lucia n’en était pas restée là : dans le débarras du deuxième, dans la lumière crue du matin, elle avait voulu vérifier le mirage.
Et elle s’était trouvée nez à nez avec une morte, toute en ossements, bien (trop) réelle !
Contrairement à la petite amie de Niels, Lucia n’avait pas eu peur, non, cela n’avait mise en colère : quoi ? on lui fourguait une bicoque en héritage, sans qu’elle n’ait rien demandé à personne, et il y avait une macchabée dedans ? un squelette en jupe, là, sous son toit, à deux pas de la chambre de ses fils ? et personne ne lui avait rien dit ? N’avait-elle pas assez de mal à joindre les deux bouts comme ça ? Il fallait encore lui compliquer la vie ? Que dirait la police quand elle viendrait ?
Visiblement, la dame n’était pas une trépassée de la dernière neige ! Le squelette, bien conservé, presque momifié dans cette atmosphère confinée, au sec dans son placard, portait encore des vêtements de femme d’un autre âge et des touffes de cheveux noirs. Il devait être là depuis des années…

Que dirait la police quand elle viendrait ? Si elle venait ! parce qu’avec toute cette neige… oui, si elle venait !

Le premier mouvement de Lucia avait été de déneiger l’allée, de dégager sa voiture et de foncer au commissariat. Mais ensuite ? Elle ne voulait pas que sa demeure devienne une scène de crime, on les chasserait, on détruirait les lieux en analyse, en recherches, on fouillerait la maison… Les doutes lui avaient coupé les bras presque autant que le poids de la besogne. Peut-être même l’accuserait-on… Lucia n’aimait pas les flics. « La justice est injuste », disait son beau-père. Il était plein de bon sens. De toute manière, la neige avait décidé pour elle : pas de police. Niels n’avait rien vu, la folle amnésique ne serait pas crédible avec ce qu’elle avait dans le sang la nuit dernière, si par hasard la mémoire lui revenait, et puis voilà.
Il serait encore temps de reconsidérer ce choix une fois les routes praticables…
Lucia se cherchait de bonnes raisons de taire sa découverte.
Sans doute serait-il utile de savoir qui était cette femme momifiée dans le cagibi, avant d’agir. Si son identité permettait de ne pas être inquiétée, on pourrait la signaler aux autorités. La question des espaces perdus obnubilaient également la jeune femme, même si elle n’avait rien à voir… à moins que…


Lucia n’était pas mal à l’aise face à la mort. Refermer la porte sur ce cadavre et se coucher le soir même à l’étage du dessous ne lui causerait pas de cauchemars. Envisager de la transporter dans sa propre chambre n’était pas exclu. Elle avait travaillé pour les services de secours, sur les autoroutes et aux urgences, aussi. Un pauvre bougre incarcéré dans sa voiture, mêlant si étroitement sa chair avec la tôle qu’on avait le plus grand mal à rendre à chacun ses muscles et son tableau de bord, voilà ce qui pouvait faire frémir. La mort en soi, n’est qu’un arrêt cardiaque. Les relations de cause à effet qui conduisent à cette fatale conclusion sont souvent révoltantes, parfois évitables et certains gestes peuvent briser la chaîne de réactions pour sauver la vie. Mais un cadavre, ce n’est rien. C’est la cruauté des meurtriers ou la tristesse des survivants qui font peur. La peine, ça, la jeune maman en avait eu son lot, sans jamais être capable de comprendre quelle artère il fallait comprimer afin d’en interrompre l’écoulement hémorragique…

Pour chasser le souvenir ineffaçable qui revenait devant ses yeux, Lucia fit venir Clothaire. L’antiquaire, désœuvré par la faute de la neige, coincé loin de sa boutique, avait, sans difficultés, accepté de passer estimer ses futures acquisitions, parmi les nouvelles pièces mises au jour. Chaussé de bottes en poil très seventies et muni d’improbables raquettes, il brava la blancheur des rues.
Sur le pallier du deuxième et dans l’entrée, le débarras s’était comme dilaté : pichets, tableaux, paniers, miroirs, vêtements, bagages anciens, lustres et dentelles, vaisselle et verroteries. C’était incroyable qu’on ait relégué ainsi des objets aussi divers, sans rangement aucun, sans soin ni logique. Il était évident que la plupart de ces choses valaient un bon prix. A l’heure de sa grandeur, le Manoir devait être absolument magnifique !
Plusieurs meubles assez élégants avaient été trouvés également. Mais Lucia ne comptait pas s’en séparer. Pas plus que du joli berceau en bois, avec sa flèche et ses côtés sculptés de fleurs et d’oiseaux…
On ne jette pas un berceau, ça porte malheur.
Elle passa la paume de sa main sur le bois rosé. Dire qu’elle avait presque eu une petite fille… Oh ! quelle idiote ! Un squelette de rien du tout et voilà qu’elle se mettait à ressasser ses malheurs, irrépressiblement. Ou bien était-ce l’absence de ses fils, qui ravivait ce manque éternel dans les entrailles meurtries de la maman ? Heureusement, ils revenaient bientôt. La fausse-couche qu’elle avait faite six ans plus tôt était comme une plaie qui se rouvrait sans prévenir.


‑ Je suis heureux que vous fassiez une nouvelle fois appel à moi, Mademoiselle Delongui. Votre maison recèle des trésors… Si vous me laissiez la visiter de fond en comble vous vous…
‑ Non, merci, monsieur. Je préfère procéder à mon rythme, avait coupé Lucia, soucieuse depuis peu de garder pour elle les squelettes de ses placards. Elle enchaîna : Certaines pièces sont rares, alors ?
‑ Certainement ! Cette pendule empire et son socle en marbre sont numérotés, voyez… et ici, sur cette théière qui n’a l’air de rien, vous trouvez le sceau d’une grande maison. Quel dommage que la ménagère ne soit pas entière.
‑ J’aurais peut-être d’autres pièces de vaisselle. Je n’ai pas encore tout inventorié…
Le vieil expert ressemblait à un enfant devant la hotte du père noël. Contrairement à la dernière fois, il ne chercha pas à minimiser la valeur de ce qu’il voyait. Il fut même assez honnête et déconseilla la vente de certains objets dépareillés dont la valeur décuplerait si la jeune femme dénichait leur complément. Une petite horloge dorée retint particulièrement son attention. Elle était très jolie, avec son mécanisme apparent, dont les roues de différents métaux s’articulaient finement au gré du temps qui passe, rendant comme un mouvement animal, une sorte de cœur mécanique qui bat et tremble de vie. Sur le dessus, surplombant le cadran et ses aiguilles travaillées comme de délicates dentelles, un valeureux chevalier semblait prêt au combat et une frêle jeune femme couronnée retenait de sa main tendre la lame du guerrier. Touchante représentation des instincts des deux sexes.
‑ Vous ne devriez pas vendre cette pendule, affirma respectueusement l’antiquaire, après l’avoir admirée. Elle est inestimable, unique, sans doute. Je n’en ai jamais vu de semblable. Personne ne pourra l’apprécier en dehors de ses véritables héritiers. Il faudrait connaître son histoire.
‑ Je ne comptais pas vous laisser repartir avec elle, Monsieur Clothaire, je l’aime beaucoup ; mais je voulais vous la montrer pour avoir votre avis. Est-elle encore en état de marche ?
‑ Elle me semble très bien entretenue. Ce globe la protège efficacement : la poussière et la rouille sont ses deux ennemis. Laissez-là dans une pièce à vivre quelques jours, que ses rouages se dilatent. Ensuite, je reviendrai et nous la remonterons. Il ne faut pas la brusquer, c’est de la mécanique de précision.

Il fut également intéressé par une série de gravures encadrées. Leur valeur n’était pas grande, par contre. Mais elles méritaient attention : chacune représentait le manoir à différentes époques, au fur et à mesure des transformations architecturales et des aléas qu’il avait subis. Lucia ne s’en était pas rendu compte. Elle n’avait pensé garder que les deux qui montraient la demeure telle qu’elle était aujourd’hui. Les autres lui semblaient tellement différentes qu’elle avait cru qu’il s’agissait pas du même château. Clothaire la détrompa et il avait raison : effectivement, une fois alignées dans l’ordre chronologique, sur le sol de l’entrée, les eaux-fortes firent le récit muet de l’histoire du manoir. C’était amusant, sans plus… à moins que… ?


La poignée de main entre Clothaire et Lucia fut sincère et chaleureuse. Il ne lui avait pas seulement promis une somme rondelette, mais elle avait passé un moment instructif et agréable qui avait été pour lui un véritable plaisir. Sans doute n’était-il pas le vieux pingre obséquieux dont il avait l’air.


La porte une fois refermée, les méninges de la jeune femme reprirent leur cours interrompu. Elle en était à « A moins que… »
Si Lucia parvenait à découvrir une de ces pièces insoupçonnées, dissimulées dans les recoins oubliés de la demeure, elle pourrait y cacher le squelette de cette pauvre femme. Ce serait sûrement mieux que de transporter la penderie qui lui servait de bière dans sa propre chambre. Les gravures des transformations devaient être précisément étudiées : elles dévoileraient les secrets ancestraux de la demeure. Ce Manoir qu’elle n’avait pas même reconnu avait tellement changé, au fil des ans… La chasse au trésor était excitante ! Même si elle avait pour but de dissimuler un cadavre… Oh ! Ce n’était pas pour abandonner à nouveau, la morte oubliée, non. Mais… elle ne pouvait pas rester .
Lucia protégerait sa famille avant tout et elle devait gagner le temps nécessaire à comprendre la mort de cette inconnue à l’âme perdue.

Il y avait huit croquis en tout. Ils n’étaient pas datés, mais avec l’aide de Clothaire qui savait reconnaître les traces de vétusté sur le papier, l’ancienneté du verre et la logique des reconstructions, l’ordre avait pu être retrouvé. La première maison était beaucoup plus modeste : la tourelle était le centre de l’habitation. Monsieur Franck ne s’était pas trompé en affirmant qu’il s’agissait de la partie la plus ancienne. De part et d’autre, s’étendaient de petites longères basses, au toit de chaume qui s’apparentait plus à la paysannerie qu’aux fastes de la haute société. Peu d’ouvertures s’ajoutaient à celles de la tour et elles n’étaient pas toutes vitrées. Cette dernière avait un toit identique au reste de la maison. Bien différent de celui qui la coiffait actuellement, d’ardoises taillées en arrondis. La deuxième gravure était sinistre : la demeure apparaissait calcinée, réduite en un amas noirci par le feu. Lucia s’étonna qu’on veuille garder le souvenir d’un tel drame au point d’en faire faire le dessin. Autre époque. La tour de pierre et une grande cheminée surmontée de son conduit étaient seules debout. Des poutres enchevêtrées et un tracé sombre délimitaient l’ancien emplacement de la maison disparue. Sans surprise, la troisième gravure montrait une toute nouvelle habitation. Cette fois, elle pouvait mériter le nom de « Manoir », avec ses hautes fenêtres, ses deux étages et sa surface imposante. Les toitures étaient représentées incomplètes : des échafaudages de bois témoignaient des travaux en cours. C’était surprenant à quel point cette maison était différente de celle qui avait brûlé ! Avait-elle été rachetée par des propriétaires plus fortunés ?
Cette nouvelle construction n’eut cependant pas davantage de chance : l’image suivante la montrait éventrée, en partie effondrée. Même la tour semblait avoir souffert, cette fois : son sommet était écroulé. Il n’y avait pas de trace de feu, mais de tels dommages avaient pu être causés par un bombardement, ou bien un séisme. Quel dommage de n’avoir aucune date pour vérifier…
‑ Pourquoi des gens ont-ils cette idée de faire faire un tableau de leur maison en ruine ?
A moins que ces représentations n’aient été faites ultérieurement, pour raconter…
Les quatre dernières gravures étaient très minutieuses, moins sommaires. Deux représentaient principalement l’arrière de la maison, raison pour laquelle Lucia n’avait pas reconnu sa propriété. La tourelle caractéristique se retrouvait à gauche, percée d’une seule ouverture et elle était même reléguée au fond de l’angle de vue, sur le dessin numéro six. Mais on pouvait y observer précisément les pièces, à travers les fenêtres, tant le peintre, architecte dans l’âme, avait voulu rendre fidèlement ce qu’il voyait. Enfin, les deux derniers tableaux se ressemblaient comme des frères. Un jeu des sept différences : sur l’un, des volets étaient fermés qui ne l’étaient pas sur l’autre ; le plus récent montrait davantage la toiture et ses lucarnes, alors que le précédent avait une focalisation plus basse. On voyait à travers le bâtiment principal, limpide et laissant traverser la lumière, sur celui-là, alors que les vitres étaient opaques, sur le dernier.
A bien y regarder, la gravure finale semblait montrer le manoir endormi, les yeux clos, tournés vers l’intérieur. C’était plus lugubre…

Demain, quand il ferait bien clair, la jeune femme prendrait quelques photographies, en essayant de reproduire les angles du cadrage des gravures ; Ainsi, ce serait la suite du jeu des erreurs.


La nuit était vite tombée, malgré la réverbération des lueurs lunaires sur la neige.

La jolie pendule ornée du chevalier belliqueux et de sa belle pacifiste n’avait qu’une place possible : au centre du manteau de la cheminée du salon ! Le socle s’y encastrait absolument parfaitement et l’effet de ses dorures dans la pièce était saisissant, lumineux comme un soleil. Tellement mieux que le noir Pantalon bedonnant que Lucia avait posé là auparavant ! Il irait dans la salle à manger, le vieux barbon.




Chapitre 6 : Chacun sa vieille et le passé sera bien gardé

crédit photo

La neige, ça finit par fondre et le printemps s’installe avec ses petits bagages feuillus, fripés, vert tendre. Les vacances prennent fin quand vient la rentrée. Une bonne nuit de sommeil peut effacer la fatigue et les poches bleutées, sous les yeux.
Mais la mère de Lucia, elle… rien ne la faisait changer, jamais !

‑ Lucia, ma chérie, voici une vieille amie de ma sœur. Oui, je sais que tu ne veux plus rien avoir à faire avec ma famille, mais il n’est pas question de cela ici, écoute ta mère, commença-t-elle sans laisser quiconque l’interrompre. Voilà, donnez, Gisèle, c’est lourd. Ma fille va le prendre. Donc, Gisèle Coudoux a besoin de se loger et elle est également dépendante de la venue quotidienne de son infirmière, pour son diabète et son hypertension. Alors… Voyez, Gisèle ! Ne vous avais-je pas dit que cette maison était magnifique ? Alors, Lulu, tu es la femme de la situation ! Logeuse et piqueuse, deux en une ! Je suis sûre, que Lucia sera enchantée de vous avoir chez elle, elle prendra grand soin de vos menus équilibrés, bien sûr…

Le retour des garçons avait été une joie, des cris, des récits endiablés, sans fin et sans respiration, où les enthousiasmes de l’un se mêlaient aux détails égrenés par l’autre. Swann et Solal avaient passé un excellent séjour qui ressemblait fort à une semaine aux sports d’hiver. A les écouter, ils revenaient d’une expédition arctique.
‑ … et un igloo, maman, tout en blocs de glace…
‑ … oui, comme les ‘Squimaux du pôle du Nord ! Maman !, surenchérissait Solal.
‑ … tellement grand qu’on y était à trois, à genoux, plus le chien !
‑ Mais non, une fois, on était quatre ! Je sais compter, moi…
‑ Tu veux dire quand tu l’as démoli ? Laisse-moi raconter ! Et, et… ET ! Maman ? Et tu sais, la luge de Martin…, elle s’est brisée quand je me suis retourné. Je n’ai rien senti.
Le courageux et intrépide Swann vantait des mérites de survie extrême que démentait le plâtre qui faisait un enrobage blanc autour de son tibia : Lucia n’avait vu que cela, à leur descente de voiture :
‑ Quoi ? Swann ? Tu es blessé ? tu t’es cassé la jambe ? Comment est-ce arrivé ? Maman… !

Il était fier, à la vérité, et se débrouillait comme un chef, sur ses béquilles. Le grand blessé héroïque arborait de multiples dessins sur sa jambe raide. Solal lui servait de valet de pied et le petit s’acquittait de sa tache avec tout le zèle gentil et la maladresse de son jeune âge.
Mais puisqu’une vieille dame avait également posé un pied hasardeux devant le Manoir, introduite par cette mêle-tout de Babette, la maîtresse de maison, mise devant le fait accompli, dut se montrer polie:
‑ Vous êtes la bienvenue, Madame. Je vous laisse vous installer, je dois prendre soin de mes fils qui reviennent après plus d’une semaine d’absence…

Lucia enrageait ! N’y avait-il pas assez de vieux débris humains, dans cette bicoque ? Ne pouvait-elle s’abandonner toute à la joie de retrouver ses petits garçons ? Babette ne perdait rien pour attendre…
Ah ça, ça lui ressemblait bien de remplir la pension de famille de ses rêves de personnes du troisième âge, plus convenables, à ses yeux, qu’un jeune artiste comme Niels ! De quoi je me mêle ???

‑ Alors ? N’est-ce pas que ta maman est géniale ?, lança la manipulatrice en chef, en donnant un coup de coude à Lucia qui défaisait les bagages des enfants. Et un loyer de plus ! Chuchota-elle pour conclure, triomphale.
Aaargh ! Maman !, ne sut que répondre sa fille, la mâchoire crispée.
Ses yeux lançaient des éclairs et ses mains tordaient le cou à une pile de sous-pulls froissés. Elle maîtrisait son emportement, devant les garçons et à portée de voix de ses locataires (puisqu’il fallait les désigner au pluriel, à présent). Lui demander son avis, peut-être ?Craignant de perdre son sang froid, elle préférait se taire et serrer les dents. Elle engouffra la tête dans la penderie pour y ranger les blousons. Une parole malheureuse est si vite arrivée…
‑ Ce n’est rien, ma chérie, on en causera plus tard. Je dois filer. Tu remercieras ta maman demain ?
Feignant la bonne humeur et jouant celle qui ne voit rien, la grand-mère fuyait devant l’orage qui la menaçait de ses lourds nuages sombres, sur le visage de sa fille. Les enfants sont ingrats, elle le savait.

‑ Ah ! et les garçons ont été a-do-ra-bles ! De vrais petits anges, comme leur mère…, trouva-t-elle nécessaire d’ajouter, en revenant sur ses pas, un index en l’air, à l’horripilante façon de l’inspecteur Colombo.
Quand elle tourna enfin les talons, il ne resta plus derrière elle que l’odeur de son eau de Cologne mêlée au savon bon marché qu’elle se frottait quotidiennement derrière les oreilles.



Madame Gisèle Coudoux, une soixantaine si bien sonnée qu’on y ajoutait aisément une dizaine, des cheveux déjà d’un blanc pur, toujours relevés en un chignon lâche tenu avec des peignes d’ivoire, s’avéra une hôtesse tout à fait charmante.
Lucia ne l’aurait jamais admis devant sa mère, même sous la torture, mais au bout de quelques jours, elle s’aperçut du grand plaisir qu’elle ressentait à l’avoir chez elle.
Solal avait repris le chemin de la maternelle, mais Swann et son plâtre colorié au feutre restaient pour plusieurs semaines à la maison. Ordres du médecin. La vieille dame avait élevé six garçons, dans une autre vie, et passer ses après-midi à jouer aux cartes, aux dés ou aux échecs avec ce mignon petit blond estropié lui fut naturel. Lucia les regardait d’un air attendri. Swann, enfant d’intérieur, ne souffrait pas de son repos forcé. Il faisait ses devoirs, chaque matin, grâce aux cahiers que sa maman rapportait de l’école la veille au soir. Et ensuite, il découvrait le bonheur des liens intergénérationnels. Captivé, il écoutait la voix tendre de Gisèle qui décrivait son enfance, la guerre, les jeux de l’ancien temps, le Mongy, les briques au fond du lit, dans du journal, pour se chauffer les pieds…

Entre Lucia et Gisèle, une complicité et un respect mutuel s’étaient établis dès le premier coup d’œil échangé, après le départ de Babette.
« Désolée de cette intrusion » avaient semblé dire les yeux de la septuagénaire.
« Pardon pour ma mère, c’est à elle que j’en veux et non à vous », avaient répondu les iris doux de Lucia.

Les soins dont Madame Coudoux avait besoin n’étaient pas lourds : vérifier sa glycémie et sa tension régulièrement, être attentif aux horaires des repas, compenser avec l’Insuline nécessaire. Lucia, infirmière aguerrie, pratiquait ces gestes tout aussi simplement que si chacun au monde s’y soumettait. Son professionnalisme et sa gentillesse avaient conquis sa pensionnaire. La vieille dame qui n’aimait pas les milieux médicaux blancs, pleins de machines et de tuyaux hostiles, se retrouvait dans une ambiance familiale qu’elle n’aurait jamais voulu quitter mais dont la cruauté de l’existence l’avait privée. Cette vie était derrière elle, elle ne se retournerait plus. Elle ne sortait jamais au-delà du portail, heureuse de ce quotidien reclus et chaleureux, trouvant, à l’intérieur du parc grillé, une paix éternelle.
Le soir, quand les petits étaient couchés, les deux femmes devisaient agréablement devant une tasse fumante de tisane.
Elles semblaient seules au monde, au bout de leur cuiller tournante, au milieu des bibelots du salon de Monsieur Franck.
Le temps avait pris de la lenteur.
Les moments se savouraient plus doucement.
La pendule d’or faisait son petit cliquetis délicat, régulier, rassurant, depuis que Clothaire l’avait remontée, en chirurgien respectueux de ce cœur mécanique au grand âge.
La madone, de son alcôve, penchait sur ces femmes un regard attendri, présidant cette réunion de mères.
Elles pliaient du linge, recousaient quelques boutons ou remédiaient aux trous que les genoux des petits garçons font toujours apparaître sur les pantalons, quelle que soit l’époque. Le temps se radoucissait. La saison était à l’heure. Il avait plu, hier. Tant mieux pour le potager.

Devant l’âtre rougeoyant, le Manoir paraissait avoir remonté les âges.



« …Grand-père travaillait aux Chemins de Fer. Une fort bonne place. C’était un métier très dur, il fallait charrier du charbon et des cailloux, porter des poutres sur ses épaules… Tu savais, Swann, que les trains fonctionnaient au charbon, autrefois ? oui, comme la cuisinière de ta maman. Il tait si fier de participer au progrès du rail ! Quand il rentrait, le soir, on entendait son pas, dans l’allée ; il passait la porte, toussait un coup et s’asseyait à table. Alors, Grand-mère plaçait les pieds de son mari sur son tablier blanc, debout devant lui, pour lui enlever ses chaussures toutes crottées. Elle les frottait et les cirait, en crachant dessus... On mangeait de la soupe, tous les jours. Grand-père faisait du bruit avec chaque cuillerée et il restait toujours un peu de potage, ou un vermicelle, pris dans sa grosse moustache, ensuite… Il n’était pas permis de parler à table ; nous attrapions des fous-rires et Grand-père nous faisait des grimaces avec les yeux et la langue, dès que Grand-mère tournait le dos…
Il n’était pas méchant et ne savait pas nous gronder. Devant sa femme, il nous menaçait d’un coup de casquette sur les fesses. Mais jamais il ne nous le donnait : « Allez ! File ! », disait-il tout bas pour ne pas qu’elle entende son indulgence…
Le soir, si l’un de nous quittait la pièce, il emportait la lampe à pétrole et tous les autres restaient plongés dans l’obscurité… Il n’y avait pas du tout d’électricité, tu sais. La nuit noire était vraiment noire. Au goûter, quand tous les cousins étaient là, Grand-mère faisait d’interminables piles de tartines à la confiture. Elle les coupait toutes fines et elle étirait bien la gelée de groseille… Au fond du jardin, dans le terrain vague, nous jouions au volley. Tu connais, le volley, Swann ? Mais nous n’avions pas de filet. Alors, en cachette, on volait la serpillère de la Grand-mère et on l’attachait entre deux arbres… Le trou à charbon nous faisait peur : on devait y descendre pour remplir le broc. Bien souvent, l’un de nous tombait et ressortait noir des pieds à la tête… Dans le jardin, il y avait un abricotier et de l’oseille. On jouait au diabolo et on était drôlement fortes, ma sœur et moi !
Le matin, Grand-mère nous grondait parce qu’on s’éveillait toujours trop tôt, dans nos chambres sans volets. Alors, on emportait notre laine et nos aiguilles et on tricotait sous les couvertures, en cachette. Tu sais tricoter, toi ? Mais Grand-mère, quand on se levait, nous regardait en face et puis elle disait, en roulant les mots dans son accent slave : « Tes yeux y sont bien ouverrrts ! C’est depuis combien de temps que t’es rrréveillée ? ». On portait des « cols » et des « poignets » amovibles, qu’on plaçait sous nos gilets : ainsi, on pouvait les laver séparément quand ils jaunissaient. La lessive pendait au milieu du jardin, comme un rideau, en été. L’hiver, c’est la cuisine qui devenait le pont d’un navire, encombré de toutes ces voiles. Nos chemises et nos culottes pendaient au dessus du poêle.
Quand on faisait nos devoirs d’école, comme toi, Grand-mère nous regardait d’un œil soupçonneux. Elle ne savait ni lire, ni écrire, alors cela lui paraissait toujours suspect. Elle posait son fer à repasser, mis à chauffer sur la cuisinière et nous accusait : « Mais je le vois bien d’mes yeux, que tu trrrravailles point, disait-elle. Tu lis ! » Moi, je ramassais toujours toutes sortes de petites bêtes, des insectes, des papillons et j’en garnissais tous ses pots à confiture vides. Ma sœur, elle, avait une peur bleue de ce qui volait ou rampait. Je la faisais hurler et courir partout dans la maison, en la poursuivant avec mes bocaux grouillants… »

Lucia écoutait le ronronnement sans fin des récits pittoresques de Gisèle. Jouant aux dominos, au nain jaune ou tricotant, sa pensionnaire peignait à Swann le portrait de sa jeunesse, dans un monde exotique qui n’avait plus cours. Le petit garçon buvait ses paroles, voyait les scènes se dérouler sous ses yeux, redemandait ses épisodes préférés et questionnait sur des détails candides. Pas une seconde il ne s’ennuyait.

Rangeant, pliant, astiquant, la jeune maman tournait en cercles de plus en plus larges autour du duo de causeurs. Les vitres étincelaient sous le soleil frais du printemps nouveau né, le linge propre s’empilait en petits tas nominatifs, la vaisselle à sa place. Sans se l’avouer, Lucia repoussait adroitement le moment de devoir reprendre sa besogne dans les étages. Les soins à apporter à la chambre de Gisèle l’amenaient quotidiennement au second.
Mais elle évitait soigneusement le cagibi mortuaire.
Clothaire, en plusieurs voyages, avait délesté la maison de la plupart des trouvailles intéressantes, moyennant un joli pécule placé à la banque. Celles que Lucia avait souhaité conserver avaient pris des places de choix dans un intérieur de plus en plus coquet et le palier était dégagé, à présent.
Aucune raison de repousser de nouvelles investigations dans les débarras... Une, peut-être… :
Une très très très vieille dame dormait pour toujours dans une belle armoire en cerisier.


Lucia s’était longtemps accrochée à l’espoir de pouvoir glisser cette squelettique pensionnaire derrière une cloison escamotable ou sous un plancher creux. Ainsi débarrassée du problème, elle aurait pu l’oublier. Mais peine perdue. Elle avait eu beau suspendre en face de son lit les huit gravures qui représentaient le manoir, rien ne lui avait sauté au visage. Et, quand elle avait punaisé en neuvième position, une photographie développée et agrandie de la maison actuelle, aucune révélation fulgurante n’était apparue. Elle avait tremblé, appréhendé, redouté, espéré, cherché, et cherché encore, cherché à s’en rendre aveugle et folle, mais aucun éclair de génie, pas le moindre indice d’une logique de passages secrets, pas le plus petit déclic qui indique le mur à double fond.
Chaque matin, elle avait pesté contre son déplorable sens des volumes et de l’orientation, marchant de long en large devant la bande-dessinée passée du Manoir. Elle la suppliait de lui parler, mais les vignettes restaient muettes.
C’était étrange, cette certitude qu’il y avait quelque chose à trouver, finalement… Presque inquiétant, car Lucia ne savait pas si elle souhaitait de nouvelles découvertes : qui lui garantissait qu’une pièce secrète ne renfermerait pas un nouvel occupant trépassé et qui dévoilerait ironiquement ses ossements ?
Si cela continuait, Babette l’aurait, sa pension de famille pleine de vieux, digne d’Agatha Christie !

Niels se faisait très discret.
Lucia ne savait pas précisément si ce comportement plus distant avait débuté après la découverte du cadavre ou bien suite à l’arrivée de Gisèle. Pourtant, le constat n’était pas subjectif : le jeune musicien évitait soigneusement de croiser la petite famille. Il partait tôt et rentrait tard (ou l’inverse ? Allez savoir…), ne demandait aucun service de linge ou de ménage, et ne ramenait plus aucune conquête. Sans doute n’était-il pas totalement dupe du silence que sa logeuse avait fait autour de la fameuse nuit de la découverte… Feignait-il seulement de croire que sa copine dénudée avait tout imaginé sous l’effet de l’alcool ? Ou bien la simple idée d’une proximité possible avec un squelette lui dictait-elle de prendre ses distances… ?
Lucia ne le retenait pas. Elle avait de l’argent devant elle. Inutile de forcer les gens à rester.
Sans se l’avouer, elle tait un peu vexée. Elle pensait une forme d’amitié s’était installée entre eux. Il ne lui manquait pas, mais elle appréciait peu de n’être que la concierge du jeune homme.
Enfin… On ne retient pas les gens contre leur gré.
La chanson Hotel California lui trottait dans la tête…

‑ Pardonnez-moi mais… Depuis quand êtes-vous là ?...
La voix de Lucia avait sonné, haute et claire. Peut-être plus forte qu’elle ne l’aurait pensé. Elle –même sursauta, puis reprit :

-… Je… Vous permettez que je vous questionne un peu… ? Ma curiosité n’est pas dénue de respect. Je vous demande de le croire. Vos réponses seraient les bienvenues, même si vous préférez garder tous vos secrets… Je peux comprendre ça… après tout, que vous reste-t-il d’autre ? Que vous est-il arrivé ?... Avez-vous seulement vu venir les choses ?... Que faisiez-vous là ? N’est-ce pas une chambre incongrue ?... Vous cachiez-vous ? Votre décès était-il accidentel ou souhaité ? Et souhaité…par vous-même ou par un meurtrier ?... Vous a-t-on cachée ? …Je vous en prie, Madame… vous seriez bien aimable de m’apporter votre concours ! Ces questions m’empêchent de dormir !
Non. Lucia ne perdait pas la tête.
Elle avait pris son courage dans les deux mains que la vaisselle, la lessive et le ménage n’occupaient plus, et elle avait franchi la porte du cagibi. Sous prétexte d’un nouveau nettoyage, pendant que Swann et Gisèle discutaient dans la salle à manger, la jeune femme entreprenait un étrange entretien avec une muette. Interview with bones… Chacun sa vieille. Elle était plantée devant les portes ouvertes de la penderie en cerisier. La momie décharnée devait bien avoir des réponses à lui apporter, même sans desserrer le rictus de sa mâchoire figée à tout jamais. Quel dommage que l’infirmière n’ait jamais travaillé avec le légiste !
Lucia ouvrit un petit carnet et elle nota les réponses tacites de son invitée :
- femme brune (une belle poignée de cheveux lui restait)
- âgée de 35 à 45 ans (les plis de son visage étaient post-mortem. Peu de rides sur ses mains)
- vêtements passés de mode depuis vingt ans, peut-être plus (une robe, une ceinture, un gilet fin)
- chaussures plates
- tenue de demi-saison
- aucun bijou apparent sauf une bague en or

‑ Qu’est-ce que vous me dites-là ? Vous êtes décédée à l’automne, il ne faisait pas encore très froid. Vous aviez la quarantaine, vous étiez brune, les cheveux assez longs, attachés. Vous ne portiez pas de lunettes et peu de bijoux. Cette bague est originale. Me permettez-vous de l’examiner de plus près ?
Pour la première fois, Lucia toucha la morte.
Rien ne se passa.
La bague était très belle, très fine. L’anneau était ouvragé et une pierre d’un bleu sombre, sertie d’un cercle d’or, la garnissait. Cette femme ne devait pas être corpulente : le diamètre de la bague était très étroit.


Durant plusieurs jours, elle collecta des indices sur le cadavre, en procédant de la même manière : en parlant avec la momie. Ainsi, l’impression d’effectuer une besogne morbide était moins forte. Le respect qu’elle devait à cette pensionnaire passait au moins par là, se disait-elle.
Quand le corps n’eut plus rien à lui apprendre. L’idée lui vint de réfléchir à la raison de se trouver dans une penderie, enfermée.
Mais elle n’eut pas le temps de chercher.

Célène Opalune, une artiste nature

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Sous le pseudonyme de Célène Opalune, se cache Céline, une jeune femme habitant Dijon, rêveuse qui puise son énergie et son imagination dans la contemplation de la nature. J'ai découvert son univers il y a plus d'un an maintenant, et découvre à chaque visite sur ses différentes plateformes virtuelles une âme sensible et créative. Célène a donc plusieurs casquettes artistiques : peinture, photographie, graphisme et écriture. Curieuse de tout, aimant le partage, c'est tout naturellement qu'elle a créé un blog, sur lequel elle poste ses coups de cœur, ses travaux et ses pensées. Elle a eu également la gentillesse de m'interviewer au sujet des Editions du Faune il y a quelques temps. La douceur de ses photos, la délicatesse de ses petits sujets ne peuvent que charmer. Récemment elle s'est mise aux portraits, avis donc aux modèles dijonnais... 

Pour présenter Célène de façon plus personnelle et en profondeur, j'ai décidé d'opter pour une forme différente d'article, mêlant interview et l'illustration d'un texte choisi par l'artiste par ses propres travaux. En espérant que cette formule plaise !

White path

Ode - le deuil



* * *


~ Qu'est-ce qui t'a amené à la pratique de la peinture et de la photographie ?

J'ai commencé d'abord par la peinture. La création artistique me suit depuis toute jeune, j'ai tout de suite été très à l'aise avec. Dans ma famille nous sommes nombreux à nous débrouiller plutôt bien de ce côté, toutefois pour en revenir à moi je pense avoir très vite trouvé dans l'art plastique un refuge et également un mode de communication. Ce fut exacerbé au moment de l'adolescence puis après, où j'ai vraiment commencé à créer mon propre chemin.

Il y a plus de dix ans maintenant, c'est l'artiste qui intervenait dans un atelier auquel je participais qui m'a poussée à tenter la peinture à l'huile. Les débuts furent assez difficile, cependant je me suis vite laissée conquérir par celle-ci. Tellement, que désormais, je ne peins presque qu'avec elle, seulement.

La peinture à l'huile avait pour moi une connotation fortement noble, je craignais ne pas pouvoir la maîtriser, puisque je n'avais qu'en tête des peintures de grands maîtres. Mais la tentation fut trop grande. Je me souviens avoir intitulé ma première peinture à l'huile « Cheminement ».

J'ai participé à ces ateliers jusqu'à la fin de mes études et j'ai par la suite dû malheureusement arrêter à cause de mon activité professionnelle et surtout le fait que j'ai dû déménager sur Paris. À l'époque je n'ai pas réfléchi aux conséquences que pouvait avoir ce changement de vie, car pendant pas mal de temps je ne faisais plus rien... C'est à ce moment là qu'est venue la photographie, je pense pour palier à ce manque.

Au début, je n'avais qu'un bridge et la ville de Paris. Très vite j'ai commencé à fréquenter plus souvent les parcs à la recherche de petits coins de nature, mais aussi la capitale de nuit qui a quand même son charme, je l'admets. Je l'amenais systématiquement en concert également. Puis vers la fin de 2010, j'ai eu l'occasion d'une rentrée d'argent qui m'a motivée à investir dans un reflex. J'y pensais depuis un certain temps, mais je n'osais pas franchir le pas, principalement à cause du prix.

C'est bien beau d'avoir un reflex, mais insuffisant quand on ne connaît rien des réglages. J'ai passé pas mal de temps ensuite à observer le monde photographique sur Internet et plus particulièrement sur facebook, pour tomber sur des artistes, tel qu'Alexandre Deschaumes (pour ne citer que lui)... Mine de rien ses travaux me parlaient et ma curiosité m'a poussée à en savoir plus.

J'avais l'intuition que je devais faire un stage auprès de lui pour connaître les « secrets » de la photographie, telle que je la perçois. Je n'avais pas encore le déclic. Il est venu lors du stage, lorsque immergée en pleine nature je me suis pris plein de lumières naturelles dans les yeux, des instants colorés, des énergies vraiment positives et une manière d'aborder la chose qui me plaisait.

C'était au début de l'automne 2011, à cette même époque où bien des choses ont changé pour moi.

Depuis, j'ai appris à écouter mon intuition et à profiter de l'instant présent. Je suis allée en Islande (c'est comme si c'était un autre monde littéralement) et j'ai abandonné ma vie parisienne complètement, pour le meilleur.

J'ai fait une grosse pause dans ma vie, qui m'a permis également de reprendre la peinture de plus belle, preuve que cela m'avait manqué. Et aujourd'hui, j'aime utiliser les deux pour m'exprimer...

Spirit


~ Ton travail en amont est-il différent pour chaque medium ?

C'est une très bonne question, car ce n'est que récemment que j'ai commencé à prendre du recul sur ce que je fais et ma manière de faire, alors je vais profiter de cette question pour tenter d'y répondre.

Je crois que les deux sont différents mais aussi intiment liés.

Pour la photographie, je cherche la lumière, les petits détails, la douceur, un sentiment songeur ou bien l'atmosphère générale qui va me plaire. J'aime me promener sans véritable but et me laisser surprendre par des instants. C'est à ce moment que la « beauté » prend tout son sens à mes yeux. Je n'apporte jamais un très gros travail en post-traitement, finalement, car j'aime laisser la nature telle qu'elle apparaît dans l'objectif, et puis je ne suis pas très avancée niveau retouche, je dois bien l'avouer.

Quant à la peinture, je m'inspire d'une photographie bien souvent et sans chercher à la reproduire telle quelle, je lui donne une autre interprétation. Je pense faire plus un travail sur les couleurs pour les contrastes et les ombres, finalement j'utilise rarement du noir et du blanc. J'ai le sentiment que la peinture m'a aidée à me libérer et m'identifier réellement car je suis capable de partir dans une interprétation véritablement personnelle.

Mon style en peinture évolue en ce moment, puisqu'il m'arrive de m'affranchir de tout modèle de base, pour vraiment créer quelque chose issu de ma propre imagination.

Sacrament of Wilderness


~ Quelles sont tes influences artistiques ?

Je crois qu'elles sont nombreuses. Dans l'art de manière générale, cela peut aller du peintre impressionniste (j'aurais même envie de citer Monet, dont l’œuvre me fascine), à l'écrivain maudit (les courants Romantique et Réaliste en majorité), aux musiciens (pagan/folk metal, neo-folk, dark wave, musique celtique ou tribale, trip-hop, etc...), la mythologie et autres légendes qui ont forgées notre monde.

J'ai mis quelques temps à réaliser combien j'étais empathique et que certaines belles âmes que j'ai eu la chance de croiser sur mon chemin m'ont inspirée également, énormément. Cela ne peut être qu'un détail, mais ressentir une bonne énergie est comme une pile que l'on recharge, l'inspiration est renforcée.

Parmi tout cela, je pense que ma principale source d'inspiration reste néanmoins la nature, notre mère à tous. Je n'ai pas l'âme d'une revendicatrice, et ne souhaite pas l'avoir, mais j'aime penser qu'à travers mes créations je la sublime et lui rends hommage. Quelque part, il y a peut-être ce message caché, que la nature est primordiale, qu'il est important de ne pas l'abîmer...

Naïade


~ Peut-on dire que tu es une artiste complète ? Écris-tu ?

Complète, je ne sais pas... je n'oserais utiliser ce mot, je crois, et d'une certaine manière en tant qu'artiste, que je me découvre un peu chaque jour. J'aime découvrir, je suis assez « touche à tout » et très curieuse aussi. « L’Art est long et le Temps est court. » comme il est dit. Une vie n'est sans doute pas suffisante pour ce que l'art nous permet de créer.

J'écris oui, mais pas assez à mon goût malheureusement. J'ai un manuscrit dactylographié qui est en phase de correction d'ailleurs. J'aimerais trouver plus de temps pour l'écriture, mais je fais cela par phase il me semble. En ce moment, cela me manque et comme j'ai une idée d'histoire qui fleurit doucement en tête, peut-être que je vais m'y remettre, mais quand ? Ça je suis bien incapable de prévoir.

Swamp


~ Quels sont tes projets pour 2014 ?

Cette année verra éclore un gros projet, puisque j'ai obtenu l'autorisation d'exposer par le service culturel de ma ville. Rien n'est encore fixé, mais je suis déjà ravie que mes travaux aient plu. Exposer n'est pas chose simple, cela m'angoisse un peu puisque je ne suis vraiment pas douée en communication, toutefois cela reste un beau défi à relever !
J'aimerais également continuer les collaborations et éventuellement ne pas me cantonner à ma ville, mais cela dépendra vraiment de ma situation financière, au jour le jour !

Pour terminer, j'aimerais remercier Faunerie de m'avoir consacré cet interview, j'en suis réellement touchée.

Fuoco


* * *


Célène a choisi d'illustrer Soleils Couchants (V), poèmes du recueil "Les Feuilles d'Automne" de Victor Hugo :

Quelquefois, sous les plis des nuages trompeurs,
Loin dans l’air, à travers les brèches des vapeurs
Par le vent du soir remuées,
Derrière les derniers brouillards, plus loin encor,
Apparaissent soudain les milles étages d’or
D’un édifice de nuées ;

Et l’œil épouvanté, par delà tous nos cieux,
Sur une île de l’air au vol audacieux,
Dans l’éther libre aventurée,
L’œil croit voir jusqu’au ciel monter, monter toujours,
Avec ses escaliers, ses ponts, ses grandes tours,
Quelque Babel démesurée.




* * *


En découvrir plus :

La Mécanique du Coeur

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La mécanique du cœur, c'est d'abord le troisième roman de Mathias Malzieu, paru en 2007. Mathias Malzieu est aussi le chanteur du groupe Dionysos, dont l'album éponyme, sorti la même année, constituait alors une sorte de bande originale du livre, qui, de l'aveu même de son auteur, avait été écrit dan l'optique d'une adaptation cinématographique. Adaptation qui s'est fait attendre mais qui ne nous a pas déçus, puisqu'en début d'année sortait le film d'animation Jack et la mécanique du cœur, avec, au scénario... Mathias Malzieu. Bande-annonce.



Le livre et l'album m'ayant particulièrement touchée au sortir de l'adolescence, j'attendais beaucoup du film lorsque j'ai vu l'affiche dans le métro parisien. Pour le synopsis : l'histoire commence dans l’Édimbourg de 1874, le jour le plus froid du monde. Jack, le héros, naît avec le cœur gelé et est confié par sa mère à Madeleine, une sage-femme qui lui installe une horloge à coucou à la place du cœur. Ce substitut de cœur est fragile et Jack doit absolument respecter trois règles pour le préserver:

"Premièrement ne touche pas à tes aiguilles

Deuxièmement ta colère tu devras maîtriser

Et surtout ne jamais oublier quoi qu'il arrive
Ne jamais se laisser tomber amoureux"


Il grandit loin du monde la majeure partie de son enfance, mais le jour où Madeleine l'emmène en ville pour la première fois, il tombe amoureux d'une petite chanteuse myope qui se cogne partout, qui disparaît par la suite. A l'école, il rencontre son rival, Joe, lui aussi amoureux de Miss acacias, qui lui mènera la vie dure jusqu'à ce que Jack finisse par s'enfuir après lui avoir "collé la gueule contre son cœur" et crevé l’œil. Notre héros part alors pour l'Andalousie afin de retrouver son amoureuse, et rencontrera lors de son périple un guide initiatique en la personne de Georges Méliès, mais également des personnages issus de l'imaginaire collectif tels que Jack l'éventreur...


Sans vous spoiler, le film est fidèle au livre jusqu'au bout des ongles, hormis les quelques dernières minutes de fin qui sont un peu différentes, créant ainsi un final plus féerique qu'il ne l'était dans l'oeuvre d'origine. C'est un choix qui peut facilement s'expliquer, à mon sens, par une volonté de rendre le film vraiment tout-public : l'histoire et l'écriture faussement enfantine de Mathias Malzieu pourraient facilement faire passer La mécanique du cœur pour de la littérature jeunesse.



Pour autant, les thèmes abordés sont tout sauf innocents: au travers d'un character-design qui fait penser à des petites poupées et des constants jeux de mots employés -la bande originale du film est une version très légèrement remixée de l'album de 2007 et les doubleurs des personnages sont les mêmes que ceux qui les chantaient alors-, on nous parle d'exclusion sociale: celle de Madeleine que tout le monde dit folle parce qu'elle répare les gens dont la société ne veut pas (prostituées, sans-abri, mères-filles), celle de Jack, persécuté à l'école en raison de sa différence, qui finalement trouvera sa place au sein d'un cirque de l'étrange, non sans avoir enduré les humiliations jusqu'à en venir à crever l’œil de son tortionnaire. La peine amoureuse aussi est traitée au travers d'un œil adulte, puisqu'elle conduit Jack à s'arracher le cœur après avoir parcouru toute l'Europe tel un Don Quichotte pour retrouver sa dulcinée.



Côté visuel, l'affiche l'annonçait déjà, on est sur du très très beau. Aucun détail n'est laissé au hasard, la moitié du film est chantée et ce faisant l'image s'envole au rythme de la voix des protagonistes, les métaphores sont mises en images au point qu'on ne sait plus si l'on suit l'aventure d'un jeune garçon ou bien son rêve, il y a des détails dans les détails des détails de chaque élément... J'ai particulièrement aimé la façon qu'avait Miss Acacias de se couvrir de ronces à chaque fois qu'elle se rétractait et devenait méfiante à l'endroit du pauvre Jack qui n'aspire qu'à la conquérir. Clairement, on sent une inspiration steampunk dans l'univers visuel du film - mais comment en serait-il autrement avec tous ces rouages !

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