Suite du roman de Christian Jannone. Précédent chapitre ici.
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Joan Fontain |
Chapitre quatorzième
« Ah, dame, m’sieur ! C’est que…c’que vous me demandez là !
- Vous êtes soumise à ma volonté ! Vous devez obéir à mes ordres.
- Mais m’sieur…j’ai déjà tout dit à m’sieur le juge, à m’sieur le Curieux. J’ai tué, et pis, après, qu’est c’qu’ça peut vous fiche ?
- C’était votre propre fils.
- Mais, dame, j’ai obéi à une envie irrésistible. Savez bien c’que j’veux dire !
- Avant de le trucider, cependant, vous avez abusé de lui ! C’est indigne d’une mère ! Sachez qu’en tant que patiente de cette séance, je n’émets aucun jugement de valeur à votre encontre. Je me contente, par l’expérience, de vous faire revivre vos actes. Et toute l’assistance ici présente en cet amphithéâtre goûte à ma démonstration comme à un grand cru. Ce sont des sommités de la médecine qui vous font face. Soyez digne de ces personnes.
- Ah, m’sieur, voilà t’y pas qu’ça me reprend ! Vous v’lez que j’mime l’crime ou…l’reste ? J’veux pas ! se récria la patiente inconnue, le regard vide.
- Messieurs, mes éminents confrères, voyez comme la patiente s’agite. Son esprit malade se remémore son acte ignoble. Regardez-là donc retrousser impudiquement sa chemise et exhiber son corps affreux de rustaude ! C’est une pure sauvage, messieurs mes confrères. C’est un cas générique d’hystérie sexuelle doublée d’un trouble obsessionnel de la juvénilité. Cette folle a commis un inceste contre son propre enfant et l’a occis afin qu’il ne parle pas ! Vous êtes en présence d’une violeuse incestueuse frappée de démence. Une fois de plus, les théories de Monsieur Charcot s’avèrent justes ainsi que sa méthode. »
A ces mots, l’aliénée infanticide, exhibée sous état hypnotique à un docte public au sein de l’amphithéâtre de la Faculté de Médecine, fut prise de trémulations. Vêtue d’une simple chemise ample, tavelée de traces de vomissures, cette femme maigre, aux longs cheveux bruns dénoués, si marquée par sa folie meurtrière et érotique infâme qu’on ne pouvait plus déterminer son âge, parut se dérober, fuir l’assistance dans sa crise, refusant, par pleutrerie, d’affronter la réalité médicale. Comme si elle eût été envoûtée, les tremblements de son corps tourmenté, qu’on eût pu assimiler à de l’épilepsie, s’accompagnèrent d’émissions d’une bave d’enragée. Puis, elle hurla, d’un hurlement fauve, telle une louve. Ce spectacle d’une créature déshéritée, quoique monstrueuse, en ces lieux solennels où des mannequins anatomiques de démonstration, qu’ils fussent en bois et provinssent des collections de Felice Fontana, ou qu’ils eussent été modelés dans la cire par Orfila, trônaient comme des monarques surnaturels, n’émouvait nullement un public davantage intéressé par l’exposition d’un cas clinique que par le soulagement des souffrances d’une malade. Tous ces médecins titrés et décorés goûtaient au discours de leur confrère, le grand aliéniste Hégésippe Allard, le meilleur spécialiste français des pathologies criminelles sexuelles de notre temps, auteur de traités exhaustifs traduits dans les plus grandes langues, dont la notoriété internationale n’était plus à prouver.
Âgé d’une quarantaine d’années, ce savant renommé arborait des favoris châtains qui grisonnaient. L’acuité de son regard d’azur était tempérée par le port de lorgnons dont le cordon n’était pas sans rappeler celui de l’accessoire de lunetterie du compositeur Jacques Offenbach. Il n’avait pas jugé utile de protéger sa jaquette des éventuelles expectorations de la folle par le port d’une blouse blanche et étalait par conséquent, épinglée à son revers gauche, la rosette d’officier de la Légion d’honneur dont s’enorgueillissait ce fervent républicain. La patiente n’avait cure de la communauté médicale fascinée par son cas odieux. Elle avait perdu pudeur et retenue, non seulement sous l’effet de l’hypnose pratiquée par le sieur Allard, mais du fait de son aliénisme même. Elle bavait d’abondance, achevait de souiller sa chemise de pensionnaire de Charenton et, telle une convulsionnaire, se contorsionnait pis qu’une danseuse de cordes de cirque Barnum en émettant des mugissements sauvages. Elle ne cessait d’exhiber son corps d’hystérique dépravée en relevant l’étoffe salie jusqu’à la poitrine afin qu’elle montrât au public avide et troublé par où elle avait péché. Cette créature, du prénom de Julienne, mais dont l’identité exacte et complète était dissimulée sous un matricule – on murmurait en haut lieu qu’il s’agissait de la fille d’un grand entrepreneur du Comité des Forges – crachait sa haine d’une société qui réprimait son penchant, au milieu des faces mortes, momifiées, cireuses ou veinées en leur buis antique, des mannequins physiologiques naturalistes.
Hégésippe Allard multipliait sur son visage révulsé les passes cabalistiques, se comportant soit comme un illusionniste, soit comme un exorciste auquel eût manqué le crucifix. La trucideuse érotomane, l’infanticide, la violeuse de progéniture mâle, exorbitait son regard tandis que, de la commissure de ses lèvres tuméfiées par un soif de pépie, coulait une salive mêlée de vomi. Ses extrémités s’innervèrent davantage alors que sa bouche exhalait une haleine putrescente de pyorrhée à moins que cette exhalaison de mort fût causée par la décomposition de quelque omble ou truite. Elle ne cessait d’hurler :
« J’veux pas ! J’ai pas voulu ! Mon petiot, y s’laissait pas faire ! J’voulais juste l’caresser parce que j’en avais envie ! C’est mignon, les p’tits garçons, surtout l’mien, qu’était blond comme son père, alors que j’suis brune ! Dieu m’est témoin ! Dieu m’est témoin ! »
Avant le siècle de la Raison, on l’eût qualifiée de possédée du diable et l’on savait que, quelque part en Paris même, des prêtres hérétiques retournés et indignes pratiquaient, comme au temps de la sinistre Voisin, des messes noires où l’on buvait de la liqueur humaine dans des calices, où l’on dégustait des bouillons de chairs de fœtus avortés, où l’on souillait les hosties avant de les consommer en d’affreuses bacchanales où tous et toutes s’unissaient en d’hideux accouplements sous le regard d’un Christ renversé sur lequel on avait exercé les pires traitements outrageants et commis les pis sacrilèges afin qu’Il fût humilié par cette nouvelle soldatesque romaine et revécût son supplice. Les croix spéciales utilisées pour ce rituel représentaient un Jésus entièrement nu et ithyphallique, horrible et tuméfié. Et la rumeur disait que le ministre de l’Intérieur lui-même ne dédaignait pas participer de temps à autre à ce culte démonologique insoutenable.
La gestuelle théâtrale de l’aliéniste magnifique s’avéra efficiente : la criminelle, cette Julienne inconnue, presque anonyme, qui parlait vulgairement comme une catin bouffie d’absinthe et piquée de cocaïne alors qu’on la prétendait fille de quelqu’un, sombra avec promptitude dans les bras d’un Morphée charitable. Elle s’affaissa comme une chiffe, sans qu’un coussin ou un matelas amortissent sa chute. Les traits du professeur Allard demeurèrent impavides comme ceux des écorchés factices de l’amphithéâtre, alors qu’on se fût attendu à ce qu’ils affichassent un minimum de pitié ou d’aménité à l’encontre de cette déshéritée damnée. Il se contenta de conclure, laconique :
« Messieurs, mes éminents confrères, cette séance démonstrative des nouvelles méthodes de la psychiatrie criminelle est terminée. Rendez-vous est lors pris pour une prochaine démonstration, dans un mois. Le cas suivant sera un homme qui a occis six fillettes de sang-froid après avoir abusé d’elles. Je vous conseille, pour vous faire une idée, de lire ou de relire La petite Roque de Monsieur Guy de Maupassant, mais la réalité dépasse ici la fiction naturaliste. »
Tandis que les gradins et les travées s’emplissaient du brouhaha habituel des spectateurs prenant congé, alors que quelques docteurs plus âgés, haut-de-forme et canne en main, s’en venaient féliciter leur cher collègue, deux infirmiers firent leur entrée avec une civière et y déposèrent avec précaution la folle désormais inconsciente comme assommée par l’abus de laudanum.
Hégésippe Allard venait de rejoindre son bureau à l’impressionnante bibliothèque agrémentée çà et là de bocaux où nageaient des cervelles humaines pathologiques formolées altérées par des tumeurs diverses, lorsqu’il fut dérangé par une paire d’hommes en noir. Visiblement, bien qu’ils fussent en civil, il ne s’agissait nullement de savants. Allard, accoutumé à côtoyer ce type de professionnels, identifia deux inspecteurs diligentés par le Quai des Orfèvres. Ils saluèrent l’aliéniste puis, le plus âgé et sans doute le plus gradé des deux attaqua en motivant cette irruption.
« Professeur Allard, nous sommes envoyés par Monsieur le Préfet de Police en personne. Notre visite doit demeurer secrète.
- Bigre ! A quel sujet Monsieur le Préfet sollicite-t-il mon aide ? Car je le devine, il a besoin de mon expertise dans une affaire d’importance.
- Professeur, lisez-vous la presse quotidienne, et particulièrement, les faits divers criminels ? questionna le second policier.
- Je ne m’intéresse qu’aux affaires impliquant des crimes à caractère sexuel. C’est ma spécialité de soigner les criminels souffrant de ces pathologies, lorsque la justice, impuissante à les condamner à des peines de prison ou à l’échafaud, lorsqu’elle les a reconnus irresponsables du fait de la folie, me les confie.
- Il ne s’agit point-là, du moins, nous osons l’espérer, point là encore d’assassinats ou de viols. Mais Le Petit Parisien d’hier, si vous l’avez lu, a signalé aux lecteurs un nouvel enlèvement d’enfant dans les quartiers populaires de la capitale.
- Nouvel enlèvement ?
- Il y en a eu toute une série, rien qu’à Paris.
- Cela voudrait-il dire qu’ailleurs ?
- Depuis bientôt dix mois, nous tentons avec nos confrères de province ainsi qu’avec la gendarmerie, de relier plusieurs affaires de rapt, en Normandie, Picardie, Lyonnais, Lorraine, Bretagne, jusqu’à la Salette et Lourdes même.
- Diable !
- Et ce sont exclusivement des petites filles de basse condition qui sont enlevées. Des pauvresses, des mendiantes, des marchandes ambulantes… On ne les retrouve jamais. Pas de cadavre !
- Donc, ce ne sont pas des violeurs assassins qui agiraient, reprit le docteur Allard. Vous dites qu’on ne retrouve aucune victime. De plus, s’il s’agit exclusivement de miséreuses…
- Certaines sont orphelines, d’autres pas.
- Jamais de rançon ?
- Jamais. Pas de revendication non plus.
- Cela signifierait-il…
- Un trafic, un commerce, une traite de petites filles se mettrait en place en France, pour une destination inconnue, précisa le premier inspecteur. Les victimes sont toutes impubères. Elles sont âgées de sept à douze ans à peu près.
- Avez-vous pensé à l’Afrique du Nord, à la Sublime Porte ? questionna l’aliéniste.
- Nous y avons songé. Nous travaillons à l’élaboration d’une carte des enlèvements et sur les voies possibles du trafic, mais, curieusement, rien ne s’est produit au niveau des ports.
- Donc…
- Le trafic serait destiné à la France ou à l’Europe sauf l’Angleterre.
- Il y a peut-être plusieurs bandes qui se concurrencent et même des Teutons au milieu ! s’écria Allard. Quel est le dernier cas dont Le Petit Parisien a parlé ?
- A Belleville, lors de l’orage d’avant-hier. Un témoin certifie avoir vu un homme porter le corps inanimé d’une fillette jusqu’à un chariot bâché et l’y avoir placé, dit le premier inspecteur.
- Une disparition a-t-elle été rapportée dans ce quartier ?
- Un certain Pierre Fleuriot, un ébéniste au chômage, est venu signaler celle de sa belle-fille Odile Boiron, onze ans.
- Peut-être s’agit-il d’une fugue ? L’homme n’était pas le père, n’est-ce pas ?
- Le sergent Urbain, qui a dressé le procès-verbal, m’a dit que l’homme, parâtre de l’enfant et concubin de la mère, dégageait des remugles d’absinthe insupportables. Il a été cuisiné et a avoué qu’il brutalisait Odile Boiron.
- Donc, c’est une fugue ! réaffirma l’éminent savant.
- La description de l’enfant portée par l’inconnu correspond en gros au signalement d’Odile Boiron. Brune, maigre, vêtue de haillons noirs misérables… Une fillette inconsciente dans les bras d’un quidam, pensez que c’est louche !
- Et il y a plus troublant encore, ajouta l’autre policier. Un second rapt, le même jour, mais le matin.
- Là, je suis ébaudi, messieurs ! s’exclama Allard.
- Vues la localisation géographique du lieu de la première disparition et l’heure signalée de celle-ci, il est vraisemblable, sinon probable, que les criminels ayant procédé à l’enlèvement d’Odile Boiron, si l’hypothèse de l’enlèvement se voit confirmée par les suites de l’enquête, ont à voir avec l’affaire du matin.
- Et où cette disparition numéro un a-t-elle eu lieu ?
- Au village de Sainte-Prunille, dans le Vexin normand.
- Le nom de la victime ?
- Ce sont les parents qui sont allés prévenir les gendarmes. Il s’agit de Bernard et Margote Bougru, de la ferme Gaillard, qui ont signalé que leur fille Marie Bougru, dite la Mariotte, sept ans, avait disparu alors qu’elle gardait des oies. Il y a eu un violent orage puis, elle n’est pas reparue.
- Qu’attendez-vous de moi exactement ?
- Nous soupçonnons une affaire grave. Sachez que Monsieur le Préfet de Police a décidé d’agir de son propre chef, sans que le Ministre de l’Intérieur soit informé de la totalité de l’enquête. Son manque de réaction dans ces affaires multipliées depuis dix mois nous laisse à penser que le cabinet lui-même a intérêt à ce que les criminels demeurent impunis ; comme s’il s’agissait de hautes personnalités, de notables…
- Messieurs, vos assertions sont graves ! s’écria le scientifique. Des notabilités impliquées dans un trafic de petites filles…
- De sept à douze ans, et ce, depuis octobre dernier. Nous avons fait le compte : il y a eu déjà trente enlèvements dans la France entière, ports exceptés.
- Holà ! Que dois-je faire ? Qu’attendez-vous de ma part ?
- Vous recevrez dans les prochains jours une convocation officieuse de Monsieur le Préfet de Police, en toute discrétion, qui vous exposera ce qu’il espère de vos services. Il soupçonne que ces rapts à répétition sont liés à une très spéciale forme de prostitution portée sur les enfants et non à des meurtres. Il se peut même que des femmes soient compromises là-dedans, et pas forcément dans le milieu populaire. Cela pue, tout ce que nous pouvons vous dire. Nous nous méfions du Ministre lui-même, mais que ceci reste entre nous, car il est trop tôt pour divulguer quoi que ce soit. Monsieur le Préfet a lu votre ouvrage traitant de l’attirance sexuelle que certaines personnes de la gent féminine éprouvent envers des enfants. Vous venez d’en faire tout à l’heure une démonstration convaincante » acheva le plus âgé des inspecteurs du Quai.
Du fait de l’hospitalisation de Jeanne-Ysoline, Cléore avait ordonné à Sarah de changer Odile-Cléophée de chambre. Elle dut par conséquent partager celle de l’innocente et rubiconde Marie-Yvonne, qui, certes, ne la dérangerait point car ne souffrant d’aucun trouble rédhibitoire si ce n’était la manie de ronfler. Odile, qui tentait de digérer l’humiliation et la mortification subies à cause de Jane Noble avec force pleurs, en fut quitte pour une insomnie cette nuit-là, puis la suivante, n’étant point encore accoutumée à sa camarade de chambrée qui de plus, était souventes fois prise d’accès de somnambulisme et parlait dans son sommeil. L’héroïne de ces aventures hors du commun serait fraîche pour la cérémonie d’attribution des nouveaux grades. Elle ignorait combien de temps la compagnie de cette grasse enfant trop nourrie lui serait imposée, enfant dont les clientes amatrices de rondeurs aimaient à tâter les chairs rebondies. Marie-Yvonne devait généralement se déguiser en porcelet ou en truie et arborer un masque avec un groin et ces dames exigeaient qu’elle ne s’exprimât que par des grognements et des reniflements pour parfaire l’illusion de bestialité. Certaines s’amusaient à la baigner ou plutôt la souiller dans des tubs débordant de lisier et de purin. Stoïque à moins qu’elle fût irrémédiablement stupide, Marie-Yvonne était réputée tout accepter de ces dépravées, jusqu’à l’indicible. Il était fréquent qu’elles barbotassent à deux ou trois dans la même bassine de fange, nues à l’exception de leur chemise, « bain » où elles se livraient sur la fillette à des actes humiliants qu’il vaut mieux taire ici, actes d’amour des bêtes et des pourceaux dont faisait partie le jeu consistant à téter les fausses mamelles du déguisement de la naïve enfant, y compris lorsqu’elles étaient maculées des matières fécales porcines.
L’aube se leva. C’était le matin où Odile devait être promue au club des rubans jonquille et recevoir ses galons. Aucun fait notable ne s’était produit ces deux derniers jours ; aucune cliente n’avait réclamé la petite fille, qui en avait profité chaque fois pour renouveler ses visites à Jeanne-Ysoline, qui allait à peine mieux, après le cours et le dîner, qu’elle prenait chichement.
Potron-jacquet éveilla les fillettes qui ne tardèrent point à vaquer à leur toilette avant leur coutumière collation du matin. La vie quotidienne des pensionnaires reprenait de plus belle, comme si rien n’eût eu lieu. C’était à croire que leur mémoire était bien courte, à moins que les nourritures spécialement accommodées pour leur souper, toutes savoureuses et riches en nutriments qu’elles fussent, ne jouassent un rôle dans leur conditionnement torpide. Cette matinée-là, bien qu’annonçant une radieuse journée de gustation de plaisirs nourriciers et autres, il y eut trois retardataires : Ysalis, du fait qu’elle venait de passer la nuit avec la comtesse de Cresseville, sans que l’on pût appréhender ce qui s’était passé entre elles, Marie-Ondine, ce qui n’étonna personne, mais, plus étrange, miss Délia elle-même.
Grommelant dans sa barbe de vieille sorcière, Sarah chargea Abigaïl, douze ans, de la classe des rubans bleu-barbeau, d’apporter à Délia sa collation jusqu’à sa chambre. Tandis que l’enfant aux yeux gris et au nez tacheté de son disposait croissants, tartines beurrées, confiture et lait chocolaté – servi chaud – sur un plateau, Sarah ajouta, dans son sabir :
« Abigaïl, mets-en pour deux. L’autre goï, Marie-Ondine, est sûrement demeurée avec miss Adelia comme les nuits précédentes. Son éducation débute à peine. »
Sarah rajusta les boucles cendrées et les nœuds d’Abigaïl avant de la mettre en garde :
« Méfie-toi tout de même. Tu es juive, et Délie nous déteste. Sois prudente. Quel que soit ce que tu verras dans la chambre, même si c’est odieux, tais-toi si tu veux éviter une flagellation ou une comparution devant la Mère. Suis bien mon conseil. »
Et Abigaïl de s’éloigner telle une trotte-menu, peinant sous le poids du plateau chargé pour deux personnes dont une jeune ogresse avide et vicieuse.
Parvenue à l’huis de la chambre de la favorite du harem pour tribades, Abigaïl hésita à frapper. Il lui semblait que des sanglotements juvéniles perçaient l’épaisseur de la porte. Marie-Ondine sans doute. Cette détresse supposée de la benjamine de la Maison contraignit la jeune juive à la compassion. Elle se résolut à pénétrer sans prévenir en la bauge de la huppe. Une fade odeur de sang assaillit ses narines délicates. Des traces rouges sur le parquet et les perses confirmèrent ses soupçons. Elle vit ce qu’il en était et ne put que balbutier :
« Miss Délia, euh…Je suis Abigaïl et Sarah m’a chargée de vous apporter votre déjeuner…
- Pose-le là, sur la table de nuit, et fiche le camp ! » lui jeta sèchement miss O’Flanaghan.
La favorite était jà prête, vêtue de pied en cap. On remarquait sur sa joue gauche une vilaine estafilade. Cette menue blessure n’était rien à côté de celles de la petiote qui gémissait, encore en chemise de nuit, couchée sur un lit malmené et sens dessus dessous. Ce modeste linge était déchiré par endroits et les membres de l’enfant apparaissaient, dévoilés dans toute leur impudicité souffreteuse, meurtris de bleus et de coups. Là n’était pas le pire. Abigaïl n’eut point la berlue de constater qu’en plus des bleuissures, Marie-Ondine arborait sur presque tout son épiderme des traces de pincements sauvages, d’autres occasionnées par des brûlures de cigarettes que la sadique Irlandaise avait dû dérober à Julien. Un rien de reste de fragrance de cendres de tabac, qui achevait de vicier la chambrée, constituait un témoignage olfactif irréfutable de cette torture, tout comme ce cendrier repoussé dans un recoin avec négligence près du vase de nuit débordant d’humeurs infâmes. Mais le pire était ces deux morsures, saignantes encore, et d’abondance, à la joue gauche et à la fesse droite de la petite martyre, comme si Adelia eût happé de ses dents de tigresse un gros morceau de chair. Certes, notre paysanne avait tenté de se défendre contre les assauts barbares de Délia avec ses faibles moyens, d’où la griffure de la joue du jeune monstre, mais ses défenses, dérisoires, avaient promptement succombé. Toute la nuit, le bourreau l’avait tourmentée de ses sévices.
Le spectacle était insoutenable. Faisant fi des conseils de Sarah, Abigaïl se jeta sur Marie afin de s’en saisir et de la protéger. Ce geste provoqua un cri de douleur chez l’enfant. Délia, telle une furie, voulut s’interposer, ayant compris les intentions de cette nouvelle rivale. Elle tira les cheveux d’Abigaïl, lui arrachant un ruban tout en lui lançant :
« Sale juive ! Marie-Ondine est à moi, rien qu’à moi ! C’est mon joujou, ma chose ! J’en fais ce que je veux et puis même le casser si ça me chante ! C’est mon esclave ! J’ai sur elle le droit de vie et de mort !
- Tu n’en feras rien ! Je vais te dénoncer sur-le-champ à Cléore qui te bannira !
- Jamais ! Moi vivante, nul ne m’enlèvera ma poupée, mon baby, mon Bébé Bru personnel ! Je vous maudis toi et ta race de pleutres qui ont mis Notre Seigneur sur la croix ! »1
Elles culbutèrent au sol et leurs ébats belliqueux, leurs roulades désordonnées, s’en vinrent renverser plusieurs meubles et bibelots, dont une poupée Jumeau dite modèle triste, au doux regard de névrasthénique, qu’on disait inspirée de l’Henri IV enfant de Pourbus. La face de l’enfançon de porcelaine se brisa et les bris s’épandirent sur un tapis que Madame de** avait acquis fort cher au stand de la Perse lors de la dernière exposition universelle.
« Tu as cassé ma poupée préférée ! Je vais te métamorphoser en descente de lit ! hurla Délie. Mais, auparavant, je vais arracher tes pantalons de broderie et te pourfendre là où je pense avec ma badine ! Petite youtre ! »
Les deux fillettes, les vêtements en désordre, les rubans défaits, le linge de dessous pantelant, poursuivirent leurs roulements frénétiques jusqu’à ce qu’un second Bébé, un Huret cette fois ci, chût en éparpillant ses membres. Ce poupard femelle aux boucles châtaigne et aux grands yeux bruns langoureux en pâte de verre était adonisé d’une robe remarquable ponceau et amarante, toute brodée ; une exubérance de bolducs multicolores parachevait sa mignardise troublante. Puis, ce fut le plateau qui versa avec son contenu, ces tasses, ces croissants, ces tartines beurrées, ce bock de lait chocolaté qui jà refroidissait, ce liquide qui humecta et imprégna la dernière perse encore propre de la pièce à sommeil et, accessoirement, à supplices. L’imprégnation de la laine du tapis produisit une exaspération, un sourdement d’efflorescence de mouillure fadasse, telle la toison d’un mouton sale parsemé de crottes bleues à la semblance des moisissures d’un fromage des Causses ou d’Auvergne, mouton suri par le suint de sa laine qui eût été détrempée par le Déluge lui-même.
Poursuivant ses imprécations vengeresses et ses injures antisémitiques, faisant fi de Marie qui continuait d’émettre ses plaintes, la favorite de Mademoiselle parvint à acculer son ennemie contre un mur tendu d’une tapisserie dont le sujet était Acis et Galatée. Délie s’empara lors d’une cravache appendue près d’une armoire à linge, instrument dont elle cingla plusieurs fois la face d’Abigaïl jusqu’à ce qu’elle en fût jaspée de sang, tentant sciemment de la défigurer avec cet attribut d’amazone qu’aimaient à utiliser maintes anandrynes habituées à se rendre en de fort spéciales maisons de tolérance où le cravachage mutuel des épidermes des créatures faisait partie des rituels sadiques indispensables. En général, les filles, intégralement nues à l’exception du gibus symbolique tout autant qu’emblématique de cavalière au foulard soyeux, devaient se cravacher en couples par devant et par derrière, comme de modernes flagellants fanatiques, jusqu’à ce qu’elles ne fussent plus que des plaies sanglantes. Cette pratique, horrible, extirpée d’un Moyen Age moribond, avivait leurs sens et leur démesure érotique, éveillait leur folie échauffée d’excitées en cela que tout s’achevait en câlins affreux où le lèchement félin des plaies pourprées gouttant de toute part, parachevait l’extase qui devait s’accompagner de miaulements feints les plus authentiques possibles afin de les stimuler. Le sang appelant le sang, ces femelles en devenaient vampires et la morsure, surtout pectorale, finissait par remplacer le cinglement équestre en des jouissances immondes du plus bizarre effet. Ces filles, dont l’hémoglobine était devenue la nourriture exclusive, mouraient généralement d’athrepsie – ce mal des enfançons meurt-de-faim - ou d’anémie. Diaphanes, translucides et crayeuses, elles finissaient par s’éteindre, telles des lampes d’albâtre chlorotiques privées de leur huile vitale. Dans le milieu, on appelait pudiquement ces établissements clubs d’écuyères. Le marquis de Sade en eût été ravi. Malheureusement, ces clubs n’étaient apparus qu’à l’époque de Lola Montes, la plus célèbre courtisane de ce siècle, lorsque la mode des amazones s’était répandue avec le romantisme.
Une fois Abigaïl bien prise, la langue avide du monstre juvénile, couturée de cratères d’aphtes dus à l’abus de bonnes choses mal rincées, lapa sans hésiter les coulures nutritives écarlates qui perlaient du visage meurtri. Alors, Délia assena à la figure de son adversaire un discours infernal, qui résonna en sa tête épuisée comme l’aveu de ses turpitudes nocturnes. Son extase fit basculer sa voix dans le zozotement. Les yeux verts brûlants d’une fièvre de véraison, elle dit :
« Zette nuit, z’ai dégusté l’opercule de vestale de la petite marie-zalope dont Cléore, mon aimée, ma confiée l’éducazion. Z’était un délize ! Imazine, ma chère, un pétale de roze blanche tout tendre, tout mou, tout transparent, à la diaphanéité perlière, au nacre hyalin et adamantin, à l’âcre efflorescence auzzi, lentement, très lentement mâzonné… Après, il faut avaler ze bonbon tendre et tout fin, membraneux, d’un coup, hop ! Tu connais les artizauts, ze crois…
- Je…je…
- N’as-tu vraiment rien à me dire, avant ta mize à mort ?
- Ça, ça me fait la langue toute noire lorsqu’il m’arrive d’en manger, je…
- Imazine ze pétale trempé dans une onctueuze vinaigrette… mêlé aux gouttelettes de zang cauzées par le prélèvement de la choze… bien que z’aie trouvé que zette gâterie émoustillante manquât quelque peu de zel… Zette membrane, hé bien, elle ressemble aux toutes dernières feuilles de l’artizaut qu’on azève d’effeuiller lorsqu’on le zavoure, zuste avant le cœur…
- Ben, c’est tout duveteux et impropre à la consommation. On peut s’étouffer avec en avalant ces cochonneries et…
- Faux ! Z’est le meilleur ! Z’est comme si on manzait un duvet d’oison ou plutôt, comme zi on ze livrait à un rituel de dévorazion du premier duvet pouzé des zeunes vierges dont on prélèverait comme de juste le pétale unique, zet unique opercule de la pudeur, de l’intégrité, de l’honneur, au mitan de ze que tu zais, comme ze le fis lors…
- Tu es folle, Adelia ! »
Abigaïl, malgré la souffrance, prit l’Irlandaise par surprise. Levant la jambe, elle la frappa en l’entrecuisse, exactement, ébranlant la fillette qui chuta lourdement, sans toutefois perdre connaissance. Puis, titubant sous la douleur des meurtrissures, elle parvint à empoigner Marie qui sanglotait et saignait encore.
« Vite, mon enfant ! A la chambre de Mademoiselle de Cresseville ! Il faut la prévenir que la favorite a sombré dans la démence ! »
Marie ne se fit pas prier : elle tint fermement la poigne d’Abigaïl, qui, bien qu’encore étourdie et affaiblie par les coups de cravache, put ouvrir la porte de la chambre et s’éclipser.
« Courons ! Délie n’est pas assommée ! »
Mademoiselle O’Flanaghan récupérait déjà et se relevait en se frottant le bas-ventre. Son visage se déforma. Un rictus de rage l’enlaidit, suivit d’une bouffée de délire bientôt dégénérée en une crise d’épilepsie, comme tantôt après la flagellation du bourreau de Béthune. Ses hurlements emplirent tout l’étage et firent trembler les autres petites filles qui les entendirent.
« Maudite ! Maudite Jude ! Fille de Jézabel ! Tu seras châtiée pour ce que tu m’as fait ! Je demanderai à la Mère ta réclusion à vie dans un in-pace où tu ne pourras ni t’asseoir ni te coucher ! Tu porteras le carcan, comme en Chine ! On te nourrira d’abats de charognes verdâtres ! Tu…tu as ébranlé et fêlé le joyau qui obture mon moi intime ! Il me faudra le faire réparer ! Un joaillier ! Qu’on s’enquière d’un joaillier et d’un orfèvre ! Je ne veux pas mourir ! Cette catin juive m’a déshonorée ! »
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Julia Margaret Cameron |
Cependant, la comtesse de Cresseville était fort occupée à coiffer et pomponner Ysalis dont les boucles brunes la fascinaient. Cette opération se prolongeait plus que de raison. C’était à croire que Cléore venait d’instaurer un autre rituel, une sorte de toilettage qu’elle expérimentait sur une nouvelle amie-enfant. Elle goûtait aux délicieux blèsements de satisfaction d’Ysalis et se ravissait aux sonorités subtiles et caressantes de ce babil tandis que son fer à friser modelait avec lenteur les ondulations et arabesques des mèches noires de l’enfant.
« Sais-tu, mon Ysalis, que je compte faire de toi, un jour, ma nouvelle petite favorite ? Tu es la plus jolie des brunettes…
- Zais-tu, ma Cléore, que ze t’aime plus que ma maman ?
- Ne dis jamais ça, Ysalis ! Nous n’avons qu’une mère !
- Et la mienne, elle est au ziel depuis longtemps !
- J’aime à voir ton ravissement, ton innocence aussi, mon enfant…
- Z’est ma nature !
- Enfant spontanée, ô, ma petite fille ! Fleur de Marie de la passiflore et de la passerose, massif virginal, jonchée d’ombellules qui se gausse des convenances bourgeoises ! Tu entrouvres avec grâce, pour ma seule extase, la fente d’étoffe fine de tes bloomers si doux et ouatés, si délicieux à humer lorsque le pot-pourri qui les imprègne efflore en cette chambre jusqu’en ta couche…et se déverse lors l’ambroisie de ton toi intérieur, ta citronnade alcaline, exsudée de tes petits reins, qu’en offrande à la Bona Dea, j’appose sur cet autel de travertin et de porphyre dédié à la déesse lare qui protège ce toit. J’effectue une libation propitiatoire de ce liquide sacré de vierge. Et je caresse ce dessous longuement, j’en flaire le moindre fragment d’odeur et de tissu, et mon corps vibre de plaisir ainsi que mes narines en humant tout cela… Vois le Tanagra, le tout petit et tout humble Tanagra de terre cuite étrusco-sicilien à l’effigie de la Bonne Déesse, de cette Cybèle si ravissante, ô, mon Dieu, qu’elle instille en moi des transports d’une turbidité rare. Laisse-moi une dernière fois humecter mes lèvres fines du goût exquis de ta lingerie de jeune vierge. Viens, permets-moi de me baisser tandis que je te coiffe et te pare, de retrousser encor ta robe, que je puisse approcher mon humble bouche de tes jolis sous-vêtements d’ouate… quel ravissement !
- Ze comprends pas !
- Tu es trop jeune, mon Ysalis, mais sache que cela signifie que je t’aime, petit lys de la Vierge de l’Annonciation à la lingerie brodée cotonneuse et floconneuse caressante et parfumée, miellée de sucre candi…
- Ben…Z’ai eu envie, tantôt. Quand z’ai un petit bezoin, ze fais…
- Foin de vulgarité, ma douce enfant ! se révulsa Cléore, élargissant son regard vairon halluciné. J’aime lorsque tu t’accroupis sans façon devant moi, exposant ta vénénosité innocente, que tu te places à croupetons sur le Delft de nuit, toute chemise retroussée, et que sans façon tu te soulages, tel le Roy Soleil, de ces produits fragrants que n’eût point dédaigné de respirer l’académicien Fabio Brûlart de Sillery à l’orée du siècle précédent, lorsque Versailles brûlait de mille feux d’onyx et d’or malgré les excrétions et purgations viciées envahissant ses corridors stuqués. Là…laisse-toi faire…encore une bouclette, un autre tire-bouchon d’obsidienne et d’alabandine. Ysalis, lorsque je scrute les escarboucles de tes iris et que tu me souris, je ressens en tes rieuses dents la lactescence laquée et ivoirine d’un Eden recouvré. Je perçois lors les boutons de rose et de néphéline de ton regard joyeux et je me fais laudative avant qu’un accès de névropathie me prenne, que l’émotion ne me terrasse. Prise de spasmes, je n’ai plus qu’à me pâmer à cette joie édénique, Ysalis. Un jour, je placerai sur un piédestal ou un piédouche ta réjouie statue de chérubin aux joues incarnadines, tout à côté du Tanagra de la Bona Dea.
- Ze zuis ravie, ma Cléore…Dois-ze t’appeler maman ?
- Je t’ai déjà dit non ! Laisse-moi encore soupeser ton linge, ton jupon de percale et tes pantalons de coton… Ah, que c’est bon, que mes doigts s’extasient, mon Ysalis… Je vais te poudrer de riz, et, avec cette poire, ce flacon, imprégner tes english curls d’ébène moiré d’un parfum de violette. J’ajouterai une mouche, pour parfaire ton ornementation de poupée brunette. Que cette robe virginale te sied, ma petite mie ! »
Ysalis laissa Cléore exécuter toutes ces opérations qui prirent un temps bien long, comme s’il se fût étiré au sein de l’éther luminifère. Ysalis en était transfigurée alors que Cléore, après l’avoir masquée ainsi que Léonard Marie-Antoinette, parsemait de poudre ces cheveux bruns aussi coruscants que ceux de la Polignac dans un célèbre portrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun.
« Mienne brunette tu es…Tu as la grâce d’un elfe et d’une biche. Sois mienne, toda ! Tu es une fort jolie petite fille.
- Que veux-tu dire ?
- Tu es trop jeune pour tout saisir…tes appas de neuf ans…les transports que tu suscites en moi. Peut-être lorsque tu auras acquis ton duvet d’agave… Poupée de porcelaine noire…Boucles de jais marmoréennes… Pouzzolane et lapilli pompéiens… Désormais, je penche pour les brunes telle que toi ! Ce soir, sois nue pour moi, et, bien que le règlement l’interdise, enfreins-le pour moi ! Je veux contempler, pour mes seuls yeux, ton corps de poupée offert dans toute sa crudité ! Tu seras le modèle, l’odalisque enfantine d’un peintre orientaliste d’un type nouveau. Tu poseras ! Je te photographierai ce soir dans le plus simple appareil et enverrai une copie de l’épreuve à mon ami anglais, le révérend Dodgson. En récompense, tu abandonneras les rubans orange, bien qu’ils te siéent à ravir… Tu passeras à la classe des padous et nœuds émeraude, jade ou smaragdite. Tu auras lors plus de six mois d’avance. »
Elle acheva de la peigner, plaça la mouche sur sa joue gauche puis contempla son œuvre.
« Tu es une merveille, Ysalis ! s’exclama-t-elle. En ton honneur, en souvenir de ton linge longuement caressé, en souvenir des transports tactiles suscités par tous ces dessous brodés enfantins, je vais réciter un poëme… Il s’intitule Puella impudica. Comprends-en ce que pourras. Ce n’est point encor de ton âge, mais le moment de la révélation voluptueuse ultime viendra.
« Tota pulchra es, chanta le madrigal de Bouzignac !
Cantique des Cantiques qu'avec un soin maniaque,
Je disséquais un soir, nue en mon sérail stuqué,
Odalisque lascive par Lesbos marquée !
Surrection de l'Eros, ô bouche voluptueuse !
Baisant le fruit offert, ton intimité vénéneuse !
Ton linge de poupée caressé par mes doigts, je criai : Amica mea !
Respirant l’exhalaison de ta diaphane peau, douce et angélique,
Plus jolie que tous les trésors d'Amérique,
Je hurlai lors de tout mon extatique corps : Formosa mea !
Tu sentais bon, loin de ces venelles affreusement puantes dignes du Satiricon,
Débaptisées par le pudibond Maximilien de Béthune, telle la rue Poil de c**.
Lors s’achèvera le temps de l’innocence,
Le subtil âge d’or de la divine enfance,
Que conta et chanta le Maudit, le Poëte !
A moi tu fus offerte en exhalant ton souffle poupin,
En m’exclamant Columba mea ! , telle l’acheiropoïète
Vénus de Psappha confrontée à mon ovale pourprin,
En ce monde d’airain…
Une main frappa l’huis, comme en un appel de détresse, interrompant la récitation torride par Cléore de cette poësie qu’elle avait eu, en un an, tant de mal à composer et à mener à terme.
C’étaient Abigaïl et Marie…
« Mon Dieu, Abigaïl, ton visage est en sang ! Ne regarde pas, Ysalis ! Ce n’est pas un spectacle pour toi. »
Ainsi s’exprima Cléore quand les deux fillettes firent irruption dans la chambre. A la vue des enfants pitoyables, la faconde ornementée et ouvragée de la comtesse de Cresseville avait cédé la place à une componction émotionnelle de mélodrame.
« C’est…c’est Adelia qui nous a mises toutes deux dans cet état… » bredouilla Abigaïl qui fondit à son tour en larmes irrémissibles.
Mademoiselle prit un de ses précieux mouchoirs brodés et brochés de son listel et s’agenouilla, essuyant la face blessée de Marie-Ondine puis tentant d’étancher le sang qui encore s’épanchait de ses morsures insanes.
« Oh, l’odieuse ! Délia n’a plus sa tête ! Ce n’est pas possible ! Ma poupée, ma pauvre petite poupée… reprit Cléore, incrédule. Quelle mouche l’a donc piquée ? J’en rendrai personnellement compte à la Mère qui statuera. »
Durant ces échanges de mots et cette prodigation de soins élémentaires, Marie avait atténué ses sanglots. La vision de la chambre somptueuse de Mademoiselle fit un ténu instant oublier à la petite fille les meurtrissures multiples qui lui causaient tant de tourments et de gémissements –mais cette ténuité, dans l’esprit d’une enfant encor jeune, peut lui sembler des heures tellement sa perception de l’écoulement du temps diffère de celle d’un adulte. La gamine s’en trouva revivifiée.
Outre les couvertures damassées grenadines, ce fut le ciel du lit de la comtesse qui étonna le plus les yeux de l’enfant toujours propres à s’émerveiller, elle qui avait pour coutume, jusqu’à trois soirs de cela, de coucher sur la paille crottée par les bêtes. Tissé de fils de soie – on l’eût cru patiemment festonné par une fée tisserande et issu du métier même de la légendaire Arachné - d’une nuance mi violine (complémentaire de la grenadine), mi bleu de cobalt (afin que se créât une évocation de la nuit), ce ciel de lit se constellait d’étoiles qui étincelaient de leur éclat d’or, d’argent, de platine, d’orichalque et d’électrum. Les feux de pierres précieuses stellaires engendrés par le textile subtil constituant ce baldaquin, ce dais de reine antiquisant à la semblance de la voûte céleste de Nout l’Egyptienne, brûlait les rétines non prévenues de ses mille scintillements gemmés. On ignorait le secret de fabrication qui avait permis d’obtenir cette constellation, cette brillance des fils soyeux formant les motifs étoilés, issus de dizaines de cocons de Bombyx dévidés, comme si Dieu lui-même avait œuvré à la conception du meuble. C’était un exemplaire unique de l’école lorraine dont la notoriété montait en arts décoratifs. De plus, ce lit pouvait se clore par d’extraordinaires tentures de velours brodées et gaufrées d’hélianthes, de delphiniums, de népenthès, de narcisses, de lentisques et de gardénias stylisés comme une verrerie moderne de Monsieur Gallé où le végétal se joint au minéral et à l’animal.
Cependant, laissions-nous sous-entendre, la vision de cette literie de luxe n’apaisa guère longtemps la petite paysanne. Bientôt, Marie extériorisa de nouveau ses souffrances et ses pleurs reprirent de plus belle bien que Cléore fît tout son possible afin qu’ils s’apaisassent. Balayé fut l’émollient onirisme d’un instant engendré par cette douce couche aux draps d’un blanc de lait, véritables draps-draperies semés d’inflorescences de corymbes et de crassules. Sur la table de nuit en mélèze et acajou marquetée de motifs représentant la légende d’Androclès et du lion, un courlis empaillé reposait et observait tout cela, impavide. Une fragrance suave de sainte endormie incorruptible, aux nuances de styrax officinal, parfum où se mêlait la cire, s’exhalait de tout le mobilier précieux de cette chambrée de plaisirs non pas bachiques mais bilitiens. Sans doute Cléore enduisait-elle son fin épiderme de rousse d’un baume de storax à des fins sensuelles tant cette pièce, nous le savons, était vouée à prodiguer des plaisirs interdits et réprouvés, plaisirs féminins de Gomorrhe qu’elle partageait d’habitude avec Délia. En accueillant Ysalis, qu’elle n’avait cependant pas touchée, se jurant de demeurer chaste, l’admirant et la mirant tout simplement par narcissisme égoïste (était-elle donc son reflet brun juvénile imaginaire, cette mie inventée de toutes pièces par tous les enfants en quête d’affection et de confidence ?), la comtesse de Cresseville venait pour la première fois de rompre le pacte pourtant indéfectible qui la liait à la favorite depuis ce fameux soir de la première consommation.
Abigaïl, incommodée par les écorchures qui jaspaient sa face de traînées sanglantes, se faisait plus vindicative.
« Cléore, ô, Cléore, cela ne peut durer ainsi. Miss Délia doit payer pour ce crime mortifère. Elle peut recommencer. J’ai senti qu’elle me haïssait. Elle a tenté d’abuser de moi ! Elle a…elle a…défloré la petite…
- Qu’est-ce à dire ?
- Délie a avoué…elle a mangé son…son… Ah ! C’est bien trop horrible ! Elle a dégusté sa virginité à la vinaigrette ! Ah, la cannibale !
- Il est plus urgent de vous rendre toutes deux à l’infirmerie… Je ne dispose pas de pansements. Seule Jeanne-Ysoline en possédait et… présentement, elle est elle-même confiée aux infirmières de la Maison, suite à ce que vous savez.
- Cléore, je vous implore, vous qui commandez tout, vous qui êtes la maîtresse de céans ! Agissez ! Réagissez ! Chassez Délia avant qu’elle ne commette d’autres turpitudes ! D’autres…péchés.
- Calme-toi Abigaïl, ta hargne t’emporte… J’aime trop Délia pour…
- Annulez le cours, annulez les promotions prévues ce jour ! Faites fi de votre attachement pour cette grue !
- Ce matin, il était convenu que Cléophée reçût les rubans jonquille et Quitterie devait être promue chamois…
- Repoussez tout, ma Cléore !
- Ma ? Pourquoi donc ce possessif ?
- Parce que je vous adore ! »
Cet aveu d’Abigaïl consterna la comtesse de Cresseville. Son esprit fut assommé par cette sensuelle révélation. Ainsi, une petite juive extirpée du ruisseau pouvait s’enamourer d’elle ! Cependant, la fillette avait parlé d’adoration, comme on dit dévotion… Son attirance, bien qu’elle fût troublante, torpide et lascive, était dévotionnelle, comme un attachement à une déesse ou à une idole, non point charnelle… Penchants inavoués pour l’hérésie, pour l’idolâtrie… Amour abstrait, non point concret. She never told her love for a Goddess… telle aurait pu être légendée la fameuse photographie chez Madame. Alors, Cléore prit sa résolution.
« Venez toutes deux avec moi. Je vous emmène à l’infirmerie. Après, je contacterai personnellement la Mère et je convoquerai Délie pour lui faire mes remontrances.
- Ne vous contentez pas de lui dire : « que je ne vous y reprenne plus ».
- Je vais lui imposer de rester désormais seule la nuit. Jamais plus je ne lui confierai d’enfant ! »
Toutes les pensionnaires étaient déjà installées dans la salle d’études, attendant que la cérémonie puis le cours se déroulassent. Sarah, Zorobabel sur son épaule droite, rongeait son frein tandis que Michel, qui tenait le coussin de velours sur lequel étaient posés les rubans des nouveaux grades, ne parvenait plus à réprimer des trépignements d’impatience. Les brouhahas et concetti des gamines croissaient en intensité, rendant l’atmosphère insupportable. Cléore avait désormais une heure de retard. Odile partageait l’étonnement de ses camarades forcées. C’était à croire que la maîtresse de maison était partie en maraude on se savait trop où. Les bavardages qu’Odile percevait sous-entendaient bien des choses.
Enfin, Cléore arriva, alors qu’on ne l’attendait plus. A la surprise générale, son visage apparut marqué d’un purpura maladif, comme rougi par la tristesse. Cet ovale purpurescent ainsi exposé instilla un profond malaise dans l’assistance. Il était indubitable qu’un événement d’une extrême gravité s’était produit. Mademoiselle peinait à contenir son émotion. Sa voix parvint non sans difficultés à franchir le portail de sa bouche, à surgir, tremblotante, alors que des larmes s’épanchaient sur ses joues.
« Miss O’Flanaghan ne sera pas des nôtres aujourd’hui…ni demain, ni les jours suivants. »
Le mot disgrâce fusa comme un éclair sur toutes les lèvres des petites filles modèles. Il voyagea telle une rumeur insane, un bouche à oreille, un bruit d’infamie calomniatrice. C’était un immense soulagement qui se manifestait sans nulle retenue chez ces peu charitables garces, un soulagement lâche aussi, un salut à la chute d’un tyran, à la semblance des cris de joie des libéraux à la dissolution de la Chambre Introuvable. Cléore poursuivit, quoique chacun des mots qu’elle prononçait, peinée, lui arrachât des soupirs doloristes.
« Miss Délia n’aura plus le droit de partager sa chambre avec quiconque jusqu’à nouvel ordre. Ainsi en avons-nous décidé de concert, la Mère et moi-même. Elle n’assurera pas de cours tant que sa peine ne sera pas purgée ou remise. Elle est astreinte pour deux mois et n’a le droit de ne fréquenter aucune d’entre vous. Ce sont les plus anciennes après elle, Daphné et Phoebé, qui la remplaceront à compter d’aujourd’hui. Je vous avoue, mes filles, que cette décision a été douloureuse à prendre et m’a occasionné mille tourments. Délia s’est rendue coupable d’actes de brutalité inqualifiables à l’encontre de Mademoiselle Abigaïl et d’un manquement à ses devoirs additionné de barbarie envers l’enfant dont je lui avais confié la charge et l’initiation, Mademoiselle Marie-Ondine. Toutes deux séjournent présentement à l’infirmerie et pansent leurs blessures. Le…le châtiment est juste.
- Pourquoi n’est-il donc pas public et corporel comme pour nous toutes quand nous fautons ? Vingt coups de nerf de bœuf assenés par Michel ou Julien, voilà tout ce que cette mijaurée mérite eu égard à tout ce qu’elle nous a fait passer des mois durant ! Qu’on la tonde aussi ! s’écria Quitterie, hypocrite, hargneuse et exaltée…Et ma promotion ?
- Ô, l’égoïste ! jeta Ellénore, choquée.
- Je ne veux point que ma promotion soit remisée au placard ou repoussée aux calendes grecques… Il me faut remplacer Jeanne-Ysoline dans ses fonctions jusqu’à son rétablissement, reprit la petite belette pour se justifier entre deux toussotements.
- Je…je maintiens la cérémonie, mais elle sera écourtée. Par contre, le cours est ajourné, lui répliqua Cléore. Toi et Cléophée, levez-vous et avancez-vous… »
Quitterie s’exécuta, satisfaite que ces péripéties, dont elle se réjouissait grandement, assurassent et confortassent son ambition de compétitrice au titre de favorite. Odile s’avéra plus circonspecte. Elle parut tergiverser, puis se ravisa et suivit la boiteuse. Quelque chose venait à jamais d’ébranler la construction du grand dessein des anandrynes. C’était comme si son arrivée et celle de Marie avaient été un grain de sable grippant toute la machine construite patiemment depuis plus d’un an. La punition, même temporaire, d’Adelia, réveillait et stimulait toutes les rancœurs contenues, toutes les rivalités et les convoitises de ces jeunes perverties qui se disputeraient désormais au grand jour au lieu de le faire sous cape, comme une meute de chiennes assoiffées de sang, l’obtention des rubans fuchsia de l’idole déboulonnée de son piédestal. L’heure de l’hallali avait sonné. Le sang coulerait encore. Les fissures iraient lors s’élargissant dans la demeure….jusqu’à la ruine ultime de cette nouvelle maison Usher. Odile devait se sortir de là, au plus vite, avant qu’il fût trop tard. Elle devait quêter une aide à son évasion…et à celle de Marie. Puis, elles iraient tout raconter aux gendarmes qui procéderaient à l’arrestation de Cléore et de ses complices. On enverrait les autres fillettes au pensionnat, chez les Bonnes Sœurs où on les rééduquerait. Délia finirait dans une maison de correction, ou à Saint-Lazare, nonobstant son jeune âge.
La main avide de Quitterie se tendit sans retenue afin de s’emparer des rubans tant convoités reposant sur le coussin que Michel tenait.
« Non, pas comme cela ! fit Cléore. Respecte au moins l’étiquette et le cérémonial, ma mie… comme les fois précédentes. Sois moins hâtive.
- Je me fiche de ton cérémonial comme de colin-tampon ! Tout ça, c’est du pipeau, de l’os à ronger pour les mouflettes ! » lança, presque en un crachement d’hémoptysie, la fouine bancroche à la figure de sa reine.
Quitterie était fébrile, comme si un médicament fébrifuge inefficace l’eût rongée de l’intérieur. Afficher ainsi cette fébrilité équivalait à messeoir. Cléore ne la blâma point de sa violence verbale et s’acquitta de son action. Elle défit avec méticulosité tous les rubans bleus de la toilette de la boiteuse puis leur substitua ceux de la nouvelle teinte en tâchant si possible de marquer ses gestes d’une empreinte solennelle. Ceci achevé, Quitterie s’en revint à sa place, guillerette, décidée à mirer ses parures à la première psyché qui se présenterait.
Cléore appela alors Odile dont c’était le tour.
« Avancez, Mademoiselle Cléophée. Point de réserve. »
La réplique cingla.
« Ne m’appelez plus Cléophée. Plus jamais. Je suis Odile Boiron, un point c’est tout.
- Encore une manifestation de votre esprit rebelle ?
- Je ne vous aime pas et ne vous aimerai jamais, quoique vous fassiez. Vous et votre amie, cette Américaine se croyant tout permise, m’avez humiliée.
- Traumatisée ? Que non pas ! C’est le sort commun réservé à toutes ici.
- Mademoiselle, vous êtes odieuse. J’ai été…violée !
- Pleurez, Cléophée, pleurez donc ! Epanchez votre cœur. L’heure de la récompense est venue, pour valoriser votre abnégation. Vous avez fait, comme beaucoup ici, le sacrifice de ce que vous savez.
- Il faut avoir l’âge et être consentante !
- Aucune oie blanche n’est consentante. Nous, les anandrynes, sommes des révoltées contre l’ordre classique et millénaire des choses. Allons, approchez. Michel, passez-moi le coussin.
- Ouaip ! »
Odile ne sut comment elle parvint à se retenir de se jeter sur la comtesse. Elle feignit une douceur d’agnelle brusquement recouvrée, mais, tandis que les doigts caressants de Mademoiselle de Cresseville la débarrassaient de ses anciens atours de novice afin qu’ils nouassent en lieu et place ses nouvelles faveurs et distinctions de soie et de velours jonquille, sa langue ne put s’empêcher de dégoiser des paroles de réprobation qui se teintèrent de prophétisme.
« Moi, Odile Boiron, ici présente, je me considère comme prisonnière et esclave de vos caprices dérangés. J’ai pris conscience de ma situation, et je doute que mes quarante autres camarades imposées acceptent encore longtemps leur soumission. Je suis une guenon en cage, oh, je suis encore une petite guenon, mais un jour, toutes les guenons, tous les singes grandissent.
- Vous n’avez que onze ans, mais vous ne parlez point comme une enfant.
- La rue m’a mûrie, Mademoiselle. Permettez-moi de douter qu’il en va de même pour vous. Car c’est vous, l’enfant, la petite immature, qui jouez avec nous à la poupée, qui cassez vos joujoux et quémandez une cajolerie, un réconfort, un câlin hideux dans les bras de vos amies de débauche égoïste, lorsque le chagrin vous prend.
- Je suis marrie de vos paroles. Retirez-les ou je vous chasse.
- Vous ne le pourrez pas. Je vous dénoncerai aux gendarmes. Souhaitez-vous finir vos jours à Saint-Lazare et voir vos poupées de biscuit en maison de correction ?
- Partez, Cléophée.
- Je suis Odile Boiron. Un jour, la rébellion des guenons de ce zoo humain éclatera. Elle sera irrépressible. Il suffira d’une étincelle de trop. A force de vous croire toutes inatteignables, intouchables, barricadées que vous êtes toutes, mesdames les anandrynes, dans votre tour d’ivoire, que dis-je, votre ghetto de privilégiées, de vous penser fortes et supérieures pour toujours, grâce à votre fortune, à vos titres de noblesse, que sais-je encore, vous finirez par en faire trop. Plus l’explosion tardera, plus elle sera violente et plus rien ne pourra l’arrêter. Tout un ordre ancien sera abattu. Mademoiselle Cléore, ne dit-on pas communément tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ? Connaissez-vous la goutte d’eau qui fait déborder le vase ?
- Juvénile prophétesse de malheur ! Cassandre ! Sibylle de mauvais augure !
- Le processus de décomposition de votre Institution a débuté. Vous venez de vous forcer à l’impensable : vous avez disgracié, même temporairement, votre chouchoute, celle qui partage abjectement votre lit…celle qui nous en fait voir des vertes et des pas mûres. La flagellation de Jeanne-Ysoline, quelque reproche que j’aie pu lui faire eu égard à son inconduite de la première nuit, a dessillé mes yeux d’aveugle niaise face à votre attitude lénifiante savamment entretenue. Vous n’êtes que tromperie et forfaiture, et vous avez quarante-et-une victimes à votre actif…pour le moment.
- Je ne vous permets pas, mademoiselle. Retirez ces paroles blessantes ! Sarah, consignez donc Mademoiselle Cléophée dans sa chambre pour la journée !
- Je n’ai pas d’armes. Je n’ai que onze ans. Un jour, les guenons seront armées, crocs dehors, ne se contrôleront plus de toutes ces rancœurs et frustrations accumulées et vous écharperont, vous et tous les puissants de ce monde qui ont tout, auront de plus en plus de ce tout dont ils ne mesureront même plus la quantité alors que tous les autres, laissés pour compte, n’auront rien…et le sang jaillira de toute part. Ce sera leur fin, celle de votre monde, de leur monde de pouvoir, d’esclavage et d’argent, mais non point la fin. »
Durant tout cet échange, Odile était demeurée étrangement sereine. Elle se laissa ramener dans sa chambre par Sarah qui marmotta quelques mots de malédiction. Alors, Cléore donna congé à toutes comme elle l’avait dit. Les fillettes avaient semblé sans réaction aucune à l’écoute de mots qu’elles ne pouvaient encore saisir.
Parvenue en la place, Odile se vit dans un miroir, une de ces antiques glaces de Venise surchargée de cabochons et de dorures. Encolérée contre elle-même, elle arracha toutes ses parures vénales et les foula au pied en une dégradation expiatoire symbolique. Ne se retenant plus, elle se jeta sur sa couche où elle fondit en larmes.
Trois quarts d’heure auparavant, après que Marie et Abigaïl eurent été conduites à l’infirmerie, Cléore avait convoqué expressément Adelia dans son bureau.
La fillette fit son entrée, désinvolte et grognonne. Cette désinvolture se traduisait dans sa tenue négligée : Délia avait poussé l’impudence jusqu’à venir vêtue seulement de ses pantalons de lingerie et de sa chemise. Elle s’assit nonchalamment sur le fauteuil capitonné grenat face au bureau, fauteuil d’un capiton assorti à celui de la bergère de la directrice, toutes jambes écartées, impudique. Cléore constata que notre Irlandaise avait sciemment laissé son entrejambes entrouvert, là où brillait la gemme obscène. Cette indécence assumée était destinée à titiller la sensualité de la comtesse, jamais en reste avec Délia, et à l’amadouer. Mademoiselle peina à réfréner un transport trouble. Elle soupira et fut prise d’un spasme temporaire puis se rabroua, non sans mal. Adelia demeurait un poison enivrant qu’il lui fallait combattre. Miss O’Flanaghan s’attendait à ce que Cléore cédât et la prît, là sur le meuble même, où s’enchaîneraient de sauvages et brûlantes étreintes. Il n’en fut rien, à son étonnement. Adelia s’obligea donc à prendre une position acrobatique d’une turpide hardiesse. Arc-boutée au dossier du siège, elle força sa souplesse innée par un écartement tel que chacune de ses jambes dut se poser sur un des accoudoirs, posture en général optée par les catins contorsionnistes en quête de transports hétérodoxes et prohibés. Ses cartilages émirent un ténu craquement et notre équilibriste, ainsi assise, exhiba tout son saoul son origine du monde d’où s’extirpait un tatouage vicieux2.
La comtesse, face à cette gestuelle explicite, à cette provocation, se trouva brusquement frappée d’inhibition. Délia lui faisait horreur. Cléore se surprit à abhorrer jusqu’au parfum de ses cheveux. On l’eût crue piquée par une coque de carassol ou par quelque urticante ortie. Par contre, l’extase solitaire de la fillette dépravée et imbue de sa séduction était visible : elle émettait de petits gémissements. Son imagination suffisait à assouvir ses fantasmes malpropres.
La bouche de Mademoiselle prononça des paroles propres à abasourdir :
« Je ne veux plus de toi. Tu es indécente, lui dit-elle. Va-t’en te rhabiller et présente-toi à moi correctement vêtue. Toute ton attitude sera jugée à l’aune du scandale qu’elle suscite. Ton comportement constitue pour l’Institution une tache indélébile, une macule de honte et d’opprobre. Tu souilles ce bureau de ton inconvenance de petite putain. »
Cléore eût préféré la fillette inodore, mais, malgré elle, contre son gré, Adelia exhalait la souillure, la corruption et le pourrissement de l’abus des priapées. Symbole de débauche, elle n’apparaissait plus aux yeux de celle qui l’avait tant portée aux nues que comme un bibelot gluant, empouacré, qu’on eût sacralisé à l’excès, à la semblance d’un chancre vénérien en pleine floraison putride. Cléore s’hébéta brièvement à la vision de cette concupiscente fille en linge refusant de lui obéir. Elle lui apparut fort peu sapide ; cette chair ou viande de petite fille pré-nubile était si corrompue et gâtée de bamboche que l’absence de sapidité trahissait en elle l’extrême délabrement de ses sens. Délie lui sembla puer, et cette puanteur s’épreignait de son intimité, comme si elle eût frotté d’ail cette partie ignoble afin d’incommoder sa mie. Cette indécence crâne la révulsa, cette position obscène, jambes écartées, posées sur chaque accoudoir du fauteuil, ces pantalons ouverts, cette silhouette provocante, tentatrice, souple, ondoyante, telle une plante vénéneuse et vivace aux relents de cadavre. Car désormais, Délia sentait la mort…la mort pour Moesta et Errabunda…la mort du rêve de la comtesse de Cresseville. Cléore ne voulait pas jouer le rôle de la mouche piégée par l’efflorescence cadavérique de la fleur carnivore. Adonc, elle sévit.
« Va te changer. Je ne le répéterai pas une troisième fois. Tu dois te confesser à la Mère qui va fixer ta peine. Il te faut comparaître dans une tenue plus adéquate…plus digne.
- Sophisme, ma Cléore, appuya Délia, agressive. Je ne suis point naïve. La Mère n’est qu’une fiction, un leurre destiné à berner les pécores, leurre que de concert, Madame la vicomtesse et toi avez institué !
- Ainsi, tu sais !
- Je ne suis pas dupe ! Madame de** ne peut pas toujours être là sous ces oripeaux de religieuse à tête de squelette. Dans le confessionnal, il n’y a qu’un mannequin ou un automate avec quelque cylindre Edison ou gramophone de monsieur Berliner reprenant les mêmes paroles chuintantes.
- C’est un grand savant, un ingénieur hors pair, monsieur Nikola Tesla, qui a mis au point ce système dont je puis m’enorgueillir, fulmina Cléore, courroucée.
- Un salaud de Serbe ! »
La comtesse de Cresseville voulut faire davantage peur à une Adelia qui trop crânait.
« Tu vois ce petit coffre-fort, dans le recoin ? Je vais l’ouvrir pour toi. Non, ne te récrie pas, il ne renferme aucune somme d’argent. C’est une caisse Bancelle leurre, comme l’est donc la Mère. Tu n’as sans doute pas lu Les Habits noirs de Monsieur Paul Féval. C’est une lecture certes feuilletonnesque mais édifiante, que je te recommande. J’en ai un exemplaire à la bibliothèque, que je t’invite à emprunter. »
A dessein, Mademoiselle de Cresseville s’agenouilla devant le petit coffre et en composa la combinaison d’ouverture de manière à ce que Délia, observatrice, d’une ouïe fine, et qui en outre jouissait d’une mémoire excellente, la vît, l’entendît et la retînt. La caisse Bancelle, dont les crocs-pièges redoutables avaient été de facto neutralisés par les bons chiffres, offrit son contenu dérisoire : un petit étui de cuir, un seul, tout gaufré et délicat. Cléore s’en saisit et le montra à une Délia dont les yeux d’émeraude s’ébahirent à la délicate beauté de l’objet.
« Le peaussier nippon qui a fabriqué cela avait du génie. On dirait du chagrin, ou de la peau de poisson, du galuchat, tellement ce cuir est fin. En fait, cet étui, d’après ce que mon ami Elémir de la Bonnemaison m’a raconté par lettre quelques temps après m’avoir fait don de l’objet qu’il renferme, aurait été manufacturé à partir du membre et des parties d’un garçonnet de six ans qu’on aurait châtré pour ce faire.
- Cela ravit mes sens tortus, Cléore ! caqueta Adelia.
- Cet objet n’est pas du tout à l’usage des petites filles innocentes mais participe d’un rituel de mort…ou de jouissance, comme tu voudras. »
Et la comtesse d’ôter l’étui et d’expliquer à la fausse candide ce qu’était, ainsi que nos amies lectrices l’auront deviné, le funestement célèbre seppuku de la geisha. Fascinée, Délia buvait les paroles de Cléore et ouvrait tels des fanaux embrasés ses iris pers, obnubilée par la perversité de ce chef-d’œuvre à la sensualité ardente tandis que le bâton s’érigeait et que la lame jaillissait et saillissait dans toute son horreur.
« Volupté et mort…susurra-t-elle. Volupté puis mort… » Ses prunelles étincelaient de perversion.
La démonstration achevée et la chose renfermée dans le coffre, la comtesse de Cresseville s’empressa de mettre Adélie en garde.
« Tu es la seule avec moi à connaître l’existence de ce sabre… Je t’interdis d’en parler à quiconque. Si, un jour que je souhaite impensable, tu as besoin des services de la chose – uniquement au cas où nous serions toutes en grand péril et que la capsule que tu sais enfermée dans le chaton de ta bague s’avérait inefficiente – alors, je t’encouragerai à recourir à cette solution…extrême. Je te préviens, n’en use qu’en cas d’impérieuse nécessité et de situation désespérée pour l’Institution et pour notre cause à toutes. Tu souffriras grandement de cela avant que ton âme rejoigne le Créateur, si toutefois Il pardonne tes péchés. Sauf ce cas de force majeure, l’accès de mon bureau t’est désormais fermé du fait que je dois te punir de tes fautes. As-tu retenu la combinaison ?
- Deux à gauche, quatre à droite, cinq à droite, un à gauche, huit à droite, six à gauche, et quatre à droite.
- Fort bien. C’est ma date de naissance. 24 mai 1864. Comme tu le vois, mon narcissisme me poursuit. »
Après cela, ne comprenant pas cet aveu de Cléore ainsi que ses prévenances incongrues à son égard, Délie, recommençant son nonchaloir de sans-gêne, reprit exactement la même position sulfureuse sur le fauteuil qu’elle avait un temps délaissé. Alors, Mademoiselle s’empourpra, victime d’une de ses sautes d’humeur qui la dévalorisait.
« Sais-tu que tu dépares ce bureau ? Regarde-toi ! Ton…euh joyau est légèrement déchaussé… comme une dent pourrie. Tu salis l’étoffe du fauteuil et le parquet lui-même en te vautrant ainsi, dévêtue de linge sale. C’est toute l’Institution que tu dépares, que tu souilles d’ailleurs. Impure ribaude !
- Sois plus éloquente avec moi, ma Cléore. Tu n’as toujours pas détaillé les motifs de ma convocation.
- Ma petite, je suis mécontente de toi. Tu as fauté trois fois, mon indigne chérie. Primo, en me cachant que tu souffrais d’accès d’extravagations s’apparentant à des crises d’épilepsie. Ne le nie pas ! L’autre jour, après avoir reçu le bourreau de Béthune, tu t’es rendue à l’infirmerie après avoir divagué un moment. Les nurses m’ont tout dit lorsque je leur ai confié tes victimes. Tu es folle, Délie.
- Secundo ?
- Tu as frappé et meurtri une pensionnaire sans que je t’en aie donné l’ordre.
- Marie-Ondine, c’était pour l’éduquer !
- Tu as failli à ta fonction d’éducatrice en persécutant et en martyrisant plus que de raison la petite Marie-Ondine.
- C’est une bouseuse malapprise bonne à rudoyer ! Il faut la renvoyer ! Elle déshonore La Maison.
- Ce n’est pas en la déshonorant que tu aboutiras à un résultat positif. Tu l’as traumatisée à jamais. Tu t’es comportée en…en violeuse ! Abigaïl m’a conté tes aveux. C’était ignoble. Sale petite…cannibale ! Tu es indigne de ta fonction. Tu mérites que je te rétrograde aux rubans chamois.
- Tu es trop douce, Cléore ! L’opercule des fillettes est bon et onctueux comme la rose…
- Tertio…puisqu’il me faut le dire…
- La sale juive qui a tout rapporté, hein ? Je l’ai corrigée, comme je le devais après qu’elle a eu essayé de me reprendre Marie-Ondine. La traîtresse ! Tu l’as bien vu ! Mon bijou est endommagé ! Elle m’a donné un coup de pied.
- Tu ne dois châtier personne sans que je te l’aie ordonné. Tu as fait preuve d’arbitraire. Nous sommes régies, toutes ici, par des lois…que tu as enfreintes.
- J’aime à faire mal, Cléore, c’est dans ma nature. Le bruit des lanières de cuir cinglant et déchirant les chairs tendres des enfançons est plus doux à mon cœur que le chant des passereaux.
- Tu as trop lu Sade. Je vais prendre des mesures drastiques. D’abord, tu te rendras à l’infirmerie t’excuser auprès d’Abigaïl et de Marie-Ondine. Tu leur feras amende honorable et tu leur demanderas pardon. Tu battras ta coulpe. Ensuite, je t’interdis, entends-tu, je t’interdis jusqu’à nouvel ordre d’avoir des partenaires de chambrée. Enfin, je te suspends de tes fonctions de professeur et d’éducatrice et te place sous astreinte pendant deux mois. Tu n’auras le droit de ne fréquenter et de ne recevoir personne. Tu prendras tes repas toute seule et tu n’auras aucun contact avec les autres pensionnaires. Tu porteras le sarrau de bombasin durant toute la purgation de ta peine.
- Et par qui comptes-tu me remplacer ? Par la boiteuse fourbe ? Elle souffre de consomption au dernier degré. Daphné et Phoebé ne s’aiment qu’elles-mêmes et j’ai estropié Jeanne-Ysoline pour un moment.
- J’ai…j’ai jeté mon dévolu sur Ysalis, quoiqu’elle n’ait que neuf ans. Quant à Daphné et Phoebé, elles assumeront ta charge.
- Cléore la scandaleuse qui s’entiche de tendrons toujours plus verts ! Allons, recouvre ta raison, ma mie. Viens encor t’enivrer avec moi, humer le parfum exhalé par mes cheveux de cuivre, goûter au miellat de mon corps à toi livré, t’ébaudir de ma peau, de mes petons mutins et de mon petit nez…Viens donc là, sur ce bureau, oui, oui… Embarquons toutes deux pour Cythère, pour Sybaris et pour Lesbos… j’ai tant encor envie de toi, de tes transports, Cléore… »
Alors qu’elle tentait d’ensorceler la comtesse par des paroles fruitées de courtisane tout en faisant mine de s’entièrement dévêtir afin que ses appas bourgeonnants convainquissent Cléore qu’elle demeurait la plus belle en son cœur, Adelia approcha la main gauche du bureau sur lequel était posée une badine, un de ces sticks de bambou qu’aiment à utiliser les officiers de l’armée des Indes contre leurs cipayes récalcitrants. Mais, plus vive, Mademoiselle de Cresseville, qui avait remarqué le manège de celle qu’elle exécrait désormais, s’empara la première de la baguette.
« Rira bien qui rira la dernière, gloussa-t-elle. Tu as tenté d’attenter à ma personne. Reçois en conséquence la correction qui t’a toujours manqué ! »
Lors, faisant preuve d’une force étonnante sans doute décuplée par l’exaspération, elle culbuta miss O’Flanaghan sur le bureau en renversant tout ce qui s’y trouvait et l’y plaqua sur le ventre. Bien que la huppe se débattît, la comtesse de Cresseville parvint à ses fins et commença à cingler sans retenue les fesses de l’abjecte poupée. Les coups de badine pleuvaient, lacérant le tissu ouaté des pantalons et les chairs de ce fondement impubère trop longtemps apposé en offrande à la concupiscence trouble des anandrynes les plus déréglées. Cléore redoubla les cinglements jusqu’à ce que le sang jaillissant en fontaine hémophile des plaies de la hurlante débauchée jaspât l’acajou du bureau, tandis que les rares pubescences de son intimité en quête d’épanouissement s’engluaient et se poissaient dans cette sanie rougeâtre. Les cris de la victime indifféraient Cléore qui perdit toute notion de temps et de pitié. Lorsqu’elle daigna ressentir un relatif épuisement de son bras droit, elle lâcha la badine gainée d’hémoglobine et la jeta à terre comme si elle eût été un avorton informe. Adelia n’était point morte, même pas évanouie ; sa résistance ébaudit la comtesse. Au contraire, miss O’Flanaghan ne se départit pas de sa perversion extrême en murmurant quelques malvenues insanités dignes d’elle entre deux geignements que lui arrachaient ses écorchures :
« Lèche donc mes plaies…Cléore…j’en ai tellement envie…je jouis de l’épanchement de mon propre sang…Cléore… Imagine-le comme une défloration sordide…Lape-le dans une jatte comme la chatte que tu es, Cléore. Délecte t’en, Cléore ! Sois empuse pour moi ! Ceci est mon sang Cléore… le sang de notre nouvelle alliance qui point ne sera éternelle. Permets-moi ce blasphème ma mie… Partage mon ivresse torpide… »
Un hurlement s’arracha de sa bouche lorsque, sans la ménager, Mademoiselle la força à s’asseoir sur cette charpie charnue qui avait été un si tentant postérieur trop souvent exposé dans son linge poupin de coton brodé.
« Maintenant, tu vas te rendre à l’infirmerie et t’excuser, même si je dois t’y forcer en civière. Je t’interdis de quémander les soins et les pansements tant que tu n’auras pas demandé pardon aux deux innocentes vierges que tu as bletties. Lève-toi, Délia, lève-toi et marche comme Christ te l’ordonne ! »
Face à ces injonctions impérieuses, Adelia se leva du bureau. Elle boita, tituba jusqu’à la porte qu’elle ouvrit puis s’éloigna, à peine moins estropiée que Quitterie ou Jeanne-Ysoline. Elle chemina à son rythme de géhenne, son sang de pus, son ichor du péché dégouttant d’elle, larme rouge après larme rouge, sans que nul larmier ne fût là pour recueillir ce liquide sacrificiel, dessinant un ruissellement pourpre, marquant tous les lieux qu’elle parcourait d’une coulure vermeille qui jà exsudait des miasmes, myrte ranci de purulence purpurescente, témoignage de la faute qu’elle expiait. Elle mit une heure à parvenir à destination, à accomplir cette expiation, à gravir ce Golgotha, à parsemer de son sillage pourprin tous ces champs Phlégréens et perdit connaissance au seuil de l’infirmerie, comme si elle eût été exsangue. Lors, elle marmotta ses projets de vengeance.
Le soir de cette journée à marquer d’une pierre noire, le professeur Hégésippe Allard soupait en bon bourgeois avec son épouse bien aimée, Marthe et ses deux enfants, Victorin, l’aîné, âgé de dix-sept ans et Pauline, quatorze ans.
Hégésippe Allard gérait son foyer en bon père de famille, dans le respect scrupuleux des règles édictées par le Code Napoléon. En matière de nourriture, il se refusait à être dispendieux et imposait à toute sa famille sa frugalité hectique d’ascète cénobite espagnol. Il était réputé ne se rendre au restaurant que lorsqu’on l’y invitait. Pater familias sévère, admirateur caché d’Harpagon – aussi caricatural et excessif que fût ce personnage – notre éminent aliéniste alliait son républicanisme à son appartenance à la franc-maçonnerie, sans omettre qu’il était de confession réformée. En républicain opportuniste, il avait soutenu le ministère Ferry jusqu’à ce qu’il tombât sous les coups de l’affaire du Tonkin. Le seul orgueil personnel qu’il eût affiché consistait en ce portrait en pied dû au pinceau de Monsieur Léon Bonnat, d’un hiératisme austère, gâché par ce fond terre de Sienne dont abusait le peintre officiel de la Gueuse, fond qui accentuait le ténébrisme de l’ensemble de la toile. La seule touche de couleur de l’œuvre s’incarnait en la rosette de la Légion d’honneur qui ne quittait jamais le revers de l’illustre savant.
Il n’était point exagéré d’affirmer que Marthe Allard et sa progéniture avaient à peine droit à la parole. Monsieur décidait de tout et nul ne pouvait disputer de ses décisions au caractère irrévocable.
Adonc, ce soir-là, la famille s’attabla en sa salle à manger sombre, récitant une prière préalable au frugal souper digne des puritains du Mayflower. Chacun avait noué sa serviette avec soin à son cou et la bonne Léonie apportait la soupière. Marthe Allard incarnait le type même de ces femmes sans beauté, de ces matrones sans âge épousées pour leur seule dot, bien qu’elle eût cinq ans de moins que le docte mari. Elle était grasse, lourde, aux traits grossiers. Son chignon brun paraissait refuser toute coiffe de fantaisie et s’emprisonnait dans une résille, comme pour prévenir l’unique tentation sensuelle que cette coiffure d’ébène d’Auvergnate eût pu receler. Car Marthe Allard, née Marniat, était native du Cantal, d’Arpajon-sur-Cère plus exactement. Elle avait conservé de ses origines son teint mat, son regard de jais et son accent chuintant. Sa rigueur calviniste atavique du croissant réformé du Midi se traduisait dans sa mise sans recherche ni fanfreluche aucune. Elle n’aimait à porter que des toilettes foncées dignes d’un ministre de Dieu dans l’acception des parpaillots. Elle représentait vis-à-vis de Cléore son contraire absolu. Elle jouait dignement son rôle de mère sévère et la pudeur. On disait que Calas était de ses aïeux, que plusieurs d’entre eux s’étaient illustrés dans la geste des Camisards, que d’autres encore avaient péri à la Michelade, au tumulte d’Amboise ou à la Saint-Barthélemy de coups de pertuisane ou d’escopette, on ne savait. On attribuait dans la tradition familiale le meurtre de Théophraste Marniat, l’ancêtre vénéré, à une décharge d’arquebusade due à Charles IX le maudit en personne, en ce fameux vingt-quatre août de l’an du Seigneur mil cinq cent septante deux.
Léonie distribuait avec équité les louchées de potage, prenant soin de servir chacun selon son rang et son âge : c’était signifier que la cadette, Pauline, parce que fille, parce que benjamine, bénéficierait comme à l’habitude de la part la moins conséquente donc la moins rassasiante. Cela retardait son développement et, à quatorze ans, elle en paraissait deux de moins. Elle grommelait sa prière, indifférente en apparence à ce traitement de défaveur pour elle coutumier. Se contentant de ce peu chiche, elle souffrait de tout, sauf de boulimie, avec une abnégation d’anachorète. Elle s’engonçait dans ses robes noires et montantes, fine comme un sarment, au point qu’on l’eût pensée sicilienne ou corse, nonobstant son teint clair, ses yeux bleus et ses cheveux d’un blond cendré foncé, héritage des Allard. Austérité, elle n’était qu’austérité d’oie noire.
Cependant, sans que Pauline osât se l’avouer, elle commençait à ressentir, dans le tréfonds de son âme et de sa chair privée de gâteries, sans parler de cette poussée innée de la sève des sens propre à l’adolescence qui survenait – non point sans crier gare car sa mère l’avait en sous-main renseignée sur quelques événements aqueux qui arriveraient tôt ou tard – elle commençait donc à éprouver, disions-nous, un semblant d’attirance pour la catholicité, quels qu’infimes que fussent les avantages d’une conversion. La Réforme refusait de reconnaître la confession comme un des sacrements, aussi, Pauline n’avait personne à qui confier cette tentation de l’abjuration de la foi de ses ancêtres, de s’aboucher avec les curés, et de se convertir peut-être. Elle jalousait sans le dire ses petites camarades bourgeoises toutes roses, rondes et couvertes de falbalas et de rubans parfumés qui, comme elle, suivaient ce nouvel enseignement féminin dans ces institutions scolaires oiseuses établies récemment par messieurs Victor Duruy et Camille Sée. Elle lorgnait avec envie – ô, péché capital – les toilettes des autres fillettes, elle qui devait se contenter de ses vêtures négrides de janséniste crasse et de vieux fesse-mathieu. On la raillait, la surnommait Mademoiselle jésuite, elle, la fille de républicain protestant fervent. Sans le dire, Pauline avait commencé à acquérir en cachette, cassant sa tirelire et emplissant sa modeste aumônière, diverses crèmes et pâtes de beauté ainsi que des flacons d’eau de fleur d’oranger et d’essence de néroli dont elle essayait d’user en tant que dérisoires parfums. Un jour de retour de son collège, elle eut l’audace d’entrer dans une pâtisserie, où, solitaire, car elle n’avait aucune amie du fait de son aspect guindé et rebutant, elle se paya une portion de tarte aux pommes dont elle gava son estomac fermé aux délices de Lucullus. Pour se châtier, elle se purgea le soir même en absorbant des cuillerées de sirop de nerprun. Vomir sa faute culinaire dans une cuvette ne lui suffisant point, elle ajouta à cette purge par le haut un laxatif pour le bas : une bonne tisane de bourdaine. Elle se vida d’abondance comme une diarrhéique victime d’une indigestion au Grand Vefour.
Le fils aîné, Victorin, quant à lui, paraissait des plus fades et des plus insignifiants, malgré les espoirs futurs qu’il suscitait pour le barreau. Pour ce, il devait d’abord obtenir son baccalauréat. Aussi brun que sa mère, ses traits juvéniles et ses cheveux bouclés rappelaient Louis XIII en son adolescence. Ses yeux noirs, inexpressifs, se contentaient de fixer son assiette tandis que ses narines s’imprégnaient de l’arôme du potage dont le fumet, fragrant, montait en corolles tièdes tel un bain de vapeur. La carrure du jeune homme manquait de muscles bien qu’une moustache naissante, mal dessinée à la lèvre supérieure, tentât de conférer à sa personne fadasse plus de virilité. Il eût encore porté les lavallières et arboré les cols marins qu’il n’eût étonné nul passant. Sa fréquentation abusive des bibliothèques, son manque de séjour au grand air, que cela fût à Bolbec ou ailleurs, sa propension à toujours demeurer courbé sur quelque ouvrage savant, avaient fini par lui conférer l’allure d’un asthmatique prématurément cagneux à l’incarnat de fleur de lys. Conséquemment, au grand désespoir de ses parents, seuls les antiphysiques semblaient éprouver quelque attirance pour ce frêle fils de bonne famille.
Tandis que Victorin s’enivrait de son mets liquide odoriférant à défaut de nourrissant, Marthe et Pauline Allard demeuraient dans l’expectative, attendant que le pater familias exprimât quelque chose et daignât leur adresser la parole. Coites, elles se contentaient de leurs cuillers de potage tout en observant de temps à autre les entours de la salle à manger aux lourdes boiseries, en jetant parfois un coup d’œil furtif à la figure de Monsieur qui achevait sa manducation après avoir dégoisé sa prière hérétique3. Les regards s’attardèrent à la pendule dorée aux nymphes, posée sur une console, au tapis de Smyrne écrasé par ses motifs compliqués et indéchiffrables, au vaisselier ou dressoir massif fleurant trop l’encaustique ou à la cheminée, éteinte en cette saison, avec ses chenets imposants, sa crémaillère rustique et son lot de tisonniers. L’atmosphère se faisait étouffante à force d’attentisme sans que personne ne pût rompre ce silence oppressant.
Le potage fini, Léonie débarrassa le service en changeant assiettes et couverts ; l’heure du plat de résistance était venue, cet éternel rôti de veau aux flageolets dont Monsieur Allard ne pouvait se passer, malgré les exhortations et les adjurations feutrées de sa famille à lui substituer une viande plus rouge et plus goûteuse susceptible d’apporter un sang neuf et de l’énergie à sa progéniture qui en manquait tant. Maniaque, Hégésippe Allard émit une remarque à l’adresse de la bonne, lui faisant comprendre que sa fanchon était légèrement de travers. Il savait Léonie catholique et normande et songeait à la congédier. Bien que Marthe lui eût suggéré de la remplacer par une Bretonne simplette et illettrée, plus dévouée encore, et moins regardante si possible au sujet des idées et croyances de ses maîtres, Hégésippe, pour tout l’or du monde, jurait qu’il n’en était pas question et qu’il valait mieux en ce cas une fille du Midi – pourquoi pas une Gasconne bien noiraude tant qu’à faire ? – de la même confession réformée qu’eux. En sous-main, Hégésippe espérait que ce type de servante, bien accorte et pourvue en courbes tentantes, daignerait sur son ordre déniaiser un fils dont il commençait sérieusement à douter de la virilité. Ces femmes du Sud-Ouest au sang ardent aimaient à retrousser leurs jupes pour un rien et l’une d’elles, fort ronde et fort brune, venue de Dax, si Monsieur s’en souvenait bien, avait été engrossée par le fils du procureur M** l’an passé. De toute manière, les Allard appartenaient à cette confrérie élue d’office, à ce petit troupeau protestant guidé par le Bon Pasteur. Ils croyaient dur comme fer à la prédestination et au capitalisme républicain et bourgeois. Avec l’argent, on pouvait faire ce qu’on voulait en demeurant impuni, rédimé d’office puisque Le Seigneur en avait ainsi décidé dès le départ. Le modèle d’Hégésippe Allard était l’Amérique des grands brasseurs d’affaires, des Carnegie, Vanderbilt et Astor.
Enfin, Monsieur Allard parla. Tandis que les fourchettes et couteaux qui tintaient s’arrêtaient net, il dit :
«Un Petit Bleu vient de m’être apporté. Je suis convoqué demain matin par Monsieur le Préfet de Police pour une affaire d’une extrême importance. La République a besoin de mes services dans la résolution d’une intrigue criminelle qui pourrait menacer ses fondations. »
Marthe Allard, qui n’avait pas le droit de toucher au courrier destiné à son mari, en fut interloquée. Elle ne put que bredouiller : « En aurez-vous pour longtemps ? »
Il répliqua :
« Je ne sais. Cela dépendra des développements de la chose. Des inspecteurs sont venus me voir hier, comme je vous l’avais dit sans trop insister puisqu’il n’y avait encore rien d’officiel à ce propos. Si vous lisez de temps à autre les journaux – bien que je juge pour ma part cette lecture peu édifiante du fait que la presse fait trop de racolage et se donne en spectacle en jetant en pâture à une populace avide et peu éduquée des personnes qu’il faudrait présumer innocentes avant de les condamner – si donc, vous parcourez en dilettante les pages les moins recommandables de ces journaux – à moins que vous ne préfériez les réclames – vous avez dû constater, ma chère, que les échotiers en mal de copie à cause de l’été ont rapporté l’enlèvement d’une pauvresse en plein Belleville voilà je crois trois ou quatre jours…vous savez, lorsque l’orage a tonné si fort que Victorin s’est cadenassé dans sa chambre, refusant pour une fois de se rendre à L’Arsenal ou à Sainte-Geneviève comme il en a quotidiennement l’habitude. Et cette fillette aurait été précédée par trente autres avant elle…
- Certes, oui, murmura Marthe, laconique, n’osant contredire son tout-puissant mari.
- Ah, quelle réjouissance ! pouffa brusquement Pauline sans qu’elle eût été sollicitée. Je suis venue réconforter mon pauvre frérot qui tremblait comme une feuille.
- Excusez-vous, Pauline, de cette interruption. Vous n’avez pas droit à la parole ! » lui jeta sa mère avec sévérité.
Si peu amène que fût Marthe Allard à son encontre, la fluette fillette fit amende honorable. Elle se leva et effectua une courbette en guise de soumission à l’autorité parentale. En son for intérieur, Pauline plaignait sincèrement son frère dont elle saisissait vaguement que quelque chose d’anormal perturbait sa personnalité. Elle ne pouvait appréhender que le jeune homme souffrait d’une inversion refoulée. Victorin, qui savait son père spécialiste des pathologies mentales sexuelles bien qu’il n’y comprît pas tout, loin de là, n’éprouvait aucune attirance pour les jeunes filles. Par contre, il s’était senti bizarre au Louvre lorsqu’il en avait parcouru la statuaire, s’attardant longuement aux corps nus des éphèbes et héros hellénistiques et romains à moins qu’ils fussent Renaissance. En peinture, il appréciait qu’on représentât le martyre de Saint-Sébastien dont la nudité percée de flèches l’obsédait. Son membre tendait à se dresser devant ces chairs mâles exposées et il se fustigeait le soir après cela. En ce cas, qu’eût-il compris à l’enquête de son père, à cette affaire antinomique, opposée à ses goûts inavouables, à ces anandrynes pédérastes amatrices de gamines ?
L’instant du dessert arriva. Léonie apporta de la crème anglaise et une corbeille d’abricots et de prunes. Hégésippe Allard consomma un café, donna congé à tout le monde puis se retira au fumoir où il avait coutume de recevoir ses collègues qui lui rendaient des visites de courtoisie. L’éminent docteur savoura un excellent puros. Il pressentait que l’enquête serait délicate et qu’il fallait se méfier par-dessus tout du ministre de l’Intérieur lui-même car, il le devinait, sa passivité était complicité. Etait-il mouillé jusqu’au cou dans ce trafic de petites filles ? Allait-il exercer des pressions sur ceux qu’il avait sous tutelle ? Irait-il jusqu’à le sacquer lui-même, Hégésippe Allard, à compromettre la suite de sa carrière ? Cela puait par trop. Point lâche, l’aliéniste se résolut à aller de l’avant. Il ne lâcherait jamais la proie pour l’ombre, dût-il être le responsable indirect de la mise sous les verrous de hautes personnalités. Demain, il irait à la Préfecture…